Coup d’œil dans le rétroviseur

Zu guter Letzt
Édition
2019/13
DOI:
https://doi.org/10.4414/bms.2019.17589
Bull Med Suisses. 2019;100(13):490

Affiliations
Dr méd., MAE, CAS MedLaw, spécialiste en chirurgie orthopédique à Zurich, chargé de cours en éthique médicale à l’Université de Zurich

Publié le 26.03.2019

La situation du médecin – des deux sexes – ne semble pas vraiment aller en s’améliorant. Nous ne voulons toutefois pas fonder ce constat sur les chiffres de l’OFSP, mais en jetant un coup d’œil dans le rétroviseur plutôt que de regarder dans le miroir comme d’habitude. Beaucoup de choses ne datent pas d’hier.
Hérodote écrivait déjà à propos de la médecine de l’Egypte antique: «Chaque médecin ne soigne qu’une maladie et non plusieurs. Tout est plein de médecins.» Asclépios (Esculape), mi-divin par son père Apollon, mi-humain par sa mère Coronis, a par la suite marché sur ses traces. Orphelin de mère, il fut confié aux soins du centaure Chiron. Celui-ci, maître dans l’art de guérir, pouvait soigner beaucoup de choses, à l’exception de sa propre plaie, éternellement ouverte. Au terme d’un parcours couronné de succès, Asclépios fut tué par Apollon pour avoir voulu ressusciter un mort. Le père de la médecine a donc aussi été le père de l’excès de confiance en soi.
Si les filles d’Asclépios se sont consacrées à la médecine conservatrice, ses deux fils sont devenus chirurgiens de guerre. L’Iliade soulève déjà la question des honoraires appropriés des médecins: «Mais le profit prévaut aussi sur la sagesse dans les bandes…» Le serment d’Hippocrate allait jusqu’à réglementer les salaires des professeurs: «Je pourvoirai le cas échéant aux besoins de mon maître de médecine.» La Bible n’a d’ailleurs pas tardé à fournir le motif, encore valable aujourd’hui et inégalé, de l’existence des médecins: «Celui qui pèche aux yeux de son Créateur, qu’il tombe au pouvoir du médecin» (livre de l’Ecclésiastique: 38,15).
A Rome, les médecins connurent une ascension tout à fait surprenante. Alors qu’au IIIe siècle av. J.-C., il s’agissait encore pour la plupart d’esclaves grecs (servi medici), le chirurgien Archagathos (le très bon) obtint la ­citoyenneté romaine dès 219 av. J.-C., ainsi qu’un logement d’Etat. Plus tard, on lui attribua le surnom de Carni­fex («le bourreau»), sans que les raisons soient précisément connues… Les événements s’enchaînèrent ensuite: sous César, tous les médecins grecs obtinrent la citoyenneté romaine, sous Vespasien, ils furent exonérés d’impôts et sous Hadrien, exemptés de service militaire. Le chirurgien Alkion se vit soudain confronté à une plainte en responsabilité de l’empereur Claude, la somme réclamée était de 10 millions de sesterces (l’équivalent de 22 millions de francs actuels en ­pouvoir d’achat). Il put s’acquitter sans problème de l’amende avec les recettes de quelques années. Un autre médecin se fit ériger à Rome une petite pyramide portant l’inscription «Vainqueur de tous les médecins».
L’apogée de cette ascension fascinante et irrémédiablement révolue survint 1500 ans plus tard, lorsque le médecin personnel de Louis XVI, du nom de Farron, fendit la fistule anale royale. Cette intervention ambulatoire dura à peine plus de 5 à 10 minutes, mais valut au ­médecin 100 000 louis d’or (une somme colossale), un château et un titre de noblesse. Les honoraires chirurgicaux les plus élevés jamais versés, pour autant qu’on le sache.
Depuis, notre situation de médecins connaît un déclin constant. Il n’y a pas si longtemps, être médecin était une source de fierté, un métier porteur de sens. On était «quelqu’un», son propre patron, pour beaucoup, la profession était même une vocation et on était libre. Il faut avouer qu’il y avait également beaucoup de narcissisme et de quête de pouvoir. Je n’ai jamais oublié le commentaire suivant d’un responsable de caisse-­maladie au sujet de la position du médecin: «C’est incompréhensible qu’il y ait aujourd’hui encore des gens sans chef au-dessus d’eux et qui peuvent faire ce qu’ils veulent.»
Et c’est précisément là le grand affront iatrogène: ­s’autoriser à ne pas avoir de chef au-dessus de soi. Il faut donc tenir les médecins en bride, les diriger, les ­administrer. Que le dernier ou la dernière éteigne la ­lumière…
Dr méd. Jürg Knessl
orthop.chirurg[at]knessl.ch