1L’intérêt récent pour l'étude des processus de patrimonialisation de la nature a été axé sur les espaces naturels ou ruraux, en mettant souvent l'accent sur la déclaration d'espaces protégés (Beltrán et al., 2008; Carbonell, 2010). D'autre part, l'étude des processus de patrimonialisation dans le domaine urbain s’est intéressée quasi exclusivement au patrimoine culturel lié à l'héritage historique. Néanmoins, dans la ville se trouve une nature résiduelle dont les parcs urbains représentent l’expression principale, comprenant parfois des éléments naturels comme les talwegs des rivières et des ruisseaux. L’objectif de la présente étude consiste à montrer que les espaces verts et les espaces publics urbains possèdent un grand potentiel de patrimonialisation (Froment, 2003 ; Gardiol, 2009 ; Simard et al., 2009). Nous considérons ainsi que la création de parcs urbains implique la patrimonialisation de l'espace, étant donné qu'elle signifie une mise en valeur reconnue et revendiquée par les citoyens qui intègrent le parc dans leur identité et assument le besoin de le préserver.
2Tout au long de l’histoire du développement urbain de Madrid, ce qui attire notre attention c’est le mépris séculaire des cours d'eau, qui ont été envahis, soumis à des processus artificiels et enterrés. La capitale, transformée de nos jours en vaste zone urbaine, s'est développée en tournant le dos à ses rivières et ses ruisseaux, en occupant aussi bien leurs rives, leurs lits et leurs talwegs, sans apprécier leur beauté ou leurs potentialités; en somme, en méprisant leur signification dans la vie quotidienne de ses habitants.
3Les quelques voix isolées d’intellectuels, de professionnels et de riverains qui se sont élevées successivement contre l’enterrement des ruisseaux du Prado, de la Castellana, du Abroñigal et de Valdebebas, contre la canalisation du Manzanares ou la récente transformation de ses rives, recréées comme plateformes de promenade au dessus des voies rapides souterraines, n’ont jamais été écoutées. Lors de l’élargissement de la ville, les intérêts spéculatifs étroitement liés à l'immobilier et au trafic ont systématiquement prévalu.
4L’observation de la carte actuelle de Madrid permet de se remémorer son relief et son réseau hydrographique (figure 1). Le système de collines et de dépressions topographiques formé par l’incision d’un large réseau fluvial -malgré son faible débit - a laissé sa trace sur la structure urbaine. Les grandes rues bâties sur les anciens lits déterminent la forme de la ville : le Prado et l’ « amande centrale », à travers l’actuelle calle-30 sur l’ancien Abroñigal et le Manzanares. Parallèlement, les routes, organisées selon un axe est-ouest, se superposent au tracé de nombreux ruisseaux transversaux qui modèlent l'espace environnant. Les parcs aménagés sur d’anciens talwegs complètent le registre de la transformation urbaine. En somme, ce sont en quelque sorte certains fragments de cette nature méprisée - mise en valeur moyennant sa transformation en parc urbain - qui ont été conservés presque toujours dans les zones les plus populaires de la ville.
5L’objectif général de cette étude consiste à montrer l’importance de ces lieux dans l’ensemble urbain et, parallèlement, leur processus de patrimonialisation lié à la régénération urbaine menée par les premières mairies de la démocratie après la mort de Franco, ainsi que la mobilisation de quartier derrière ce processus ou en avant-garde de celui-ci. Les deux aspects jouent un rôle essentiel de nos jours quand des revendications de riverains similaires aspirent dans de nombreuses villes espagnoles à la protection, face à l'immobilier, de terrains déboisés, d'interstices urbains ou de simples terrains vagues - tous ces petits bouts de terre noyés au milieu du goudron.
Figure 1. Transformation des cours d'eau dans la ville de Madrid.
Source: Cartographie digitale de Madrid (2006), Comunidad de Madrid et Travaux Topographiques de la Province de Madrid, 1872-1875, Centre National d'Information Géographique. Élaboration des auteurs.
6Gómez Mendoza (2003 et 2006) a analysé la tradition et la culture de la nature dans le Madrid historique, avec ses jardins potagers, ses promenades et ses bosquets, dépendant tous d’une eau jamais abondante, pour aboutir à un bilan affligeant, marqué par les erreurs et les grandes occasions perdues.
7Dans ce sens, il vaut la peine d'insister sur la réduction physique des grandes propriétés de la couronne qui, entourant la ville, maintiennent malgré tout encore aujourd’hui les paysages naturels les plus remarquables. Le Prado conserve encore le secteur du Manzanares qui possède encore une très bonne qualité environnementale, tandis que la Casa de Campo conserve les rives de ruisseaux, comme le Meaques et l'Antequerina, en relativement en bon état. La promotion immobilière sur d’autres propriétés comme La Moncloa et La Florida a détruit des espaces de grande valeur et, surtout, a contribué à dénaturer le territoire où se situe la ville de Madrid. L’histoire du transfert d’espaces de loisirs de la couronne au peuple de Madrid, le Retiro en 1868 et la Casa de Campo en 1936, les deux dans des circonstances politiques particulièrement difficiles, relève, de même que la reconquête postérieure de fragments mineurs de sol transformés en parcs, de sentiments de justice sociale et de victoire de classe qui ont perduré pendant des décennies dans la mémoire collective et ont joué un rôle fondamental dans leur patrimonialisation.
8La construction du Paseo del Prado et du Paseo de la Castellana, actuelles artères majeures et représentatives de la ville, ont aussi signifié, au XIXe siècle et vers la moitié du XXe, la disparition de larges talwegs, transformés à l’époque en dépotoirs, plutôt que la valorisation des rives fluviales par récupération du débit d'eau détourné par les puits et les canaux d’approvisionnement de la ville. Cependant, la portée de ces interventions n’est pas comparable à la grande occasion perdue par la canalisation du Manzanares, inaugurée en 1926, qui, comme l'indique Gómez Mendoza en citant son contemporain Winthuysen, « a privé Madrid de la beauté du cours d'eau, même modeste » (Gómez Mendoza, 2003:130). Ce même auteur avait déjà dénoncé le fait qu’une solution pour ses rives infectées et ses problèmes d’hygiène publique aurait pu consister en la création d’un « parc fluvial, avec moins de béton et plus de nature ».
9Non seulement ce ne fut pas la solution retenue, mais la mairie allait même encourager la construction d’infrastructures sur ses berges, notamment des marchés, qui dégradèrent encore davantage les restes de nature encore préservés. Le débat concernant l'avenir de la rivière ressurgit après la Guerre civile, en 1943. L’État a tranché définitivement la question en créant un organisme spécifique chargé de définir le nouveau tracé de la rivière et de planifier l'urbanisation de ses berges dans le secteur oriental de la ville. Le seul emplacement sauvé du désastre a été le parc de l'Arganzuela, ouvert en 1968 sur les anciens terrains communaux (Azurmendi, 1979 : 598). Un an après démarraient les travaux de la M-30, périphérique qui a occupé les deux rives avec des voies de circulation en laissant le Manzanares isolé et inaccessible.
10Cette même voie, dans sa section orientale, a été conçue pour occuper le cours du ruisseau Abroñigal, canalisé à la même l’époque. Peu de professionnels se sont manifestés pendant ces années-là pour s’y opposer. César Cort, architecte et urbaniste ayant participé au concours international de 1929 en présentant un des avant-projets pour le premier Plan général de Madrid, fut l’un d’entre eux. Il souligna que le contexte d’après-guerre se prêtait particulièrement à l’expropriation de grandes zones grâce aux prix très bas des terrains et préconisait notamment de préserver de l’urbanisation les territoires abritant des lits de ruisseaux : « utiliser les talwegs pour des voies importantes moyennant les constructions massives au lieu de bâtir des parcs et des lieux de loisirs est une des plus graves erreurs commises à Madrid où portant elles abondent. Les parcs naturels des Manzanares et de l’Abroñigal, ont été considérés comme de « bonnes affaires » pour la construction à grande échelle (Cort, 1974).
11L’avancée destructrice allait continuer contre l'ensemble des rivières et des ruisseaux. Le Jarama, en bordure Est de la commune madrilène n'a pas échappé non plus au massacre. La réduction de son débit et sa régulation par le biais de barrages et de canalisations placés en amont, modifièrent profondément sa physionomie, y compris dans la zone méridionale pourtant transformée en parc régional depuis 1994. La dernière intervention, liée à l'élargissement de l'aéroport, réalisée au début des années 2000, a entrainé la modification de son cours à hauteur de Barajas. Le nouveau cours, plus droit, remplace un méandre occupé par la zone de sécurité d’une des pistes de l’aéroport. Les travaux de compensation prévus pour l’amélioration des conditions dans le nouveau cours d’eau et ses alentours n’ont pas été exécutés avec la rigueur nécessaire. Une des principales rivières madrilènes a été ainsi davantage dégradée et l'importance de l'interconnexion fluviale entre les espaces protégés du Parc régional du haut bassin du Manzanares et de celui du sud-est a été négligée. Comme divers spécialistes l’ont pertinemment dénoncé,
« par rapport à d'autres villes espagnoles, qui récupèrent leur espace en s'ouvrant à la mer, Madrid tourne le dos à ses rivières et méprise leurs maigres restes, les pousse contre les falaises et recouvre leurs terrains fertiles après les avoir creusés de gravières. Madrid renie ses paysages et ses histoires recueillies par Sánchez Ferlosio ou le Duc de Rivas et oublie, à nouveau, les Plages du Jarama » (Ortega et al., 2005).
12La trajectoire contemporaine des multiples ruisseaux ayant parcouru le territoire occupé aujourd’hui par la ville a été encore plus désolante. Malgré leur maintien pendant des décennies dans les zones les plus populaires, sous forme d’égouts et de décharges en plein air, ils se sont en bonne partie transformés en collecteurs d'eaux usées après canalisation et enterrement. En banlieue, les ruisseaux de Madrid sont considérés, soit comme des égouts, soit comme des dépotoirs ou des zones de jeux, mais toujours comme des espaces marginaux, occupés tardivement. Ils représentent donc une opportunité de créer des parcs urbains qui permettraient leur intégration comme nature en ville.
13Dans la commune madrilène se trouvent près de soixante parcs urbains dépassant les 4 hectares, c'est-à-dire, avec une surface suffisante pour assurer la multifonctionnalité requise pour un parc. En général, ils combinent des pelouses et des bosquets, des sentiers de promenade et des équipements minimaux pour garantir la satisfaction des usagers. Il s’agit d’une nature urbanisée qui, comme l’a décrit Capel (2002 : 325), est celle qui a initialement été intégrée dans les villes afin d'améliorer les conditions hygiéniques et morales de leurs habitants. Un tiers, soit 21 parcs, en excluant la Casa de Campo, le Prado et le Retiro qui, en qualité d'anciennes propriétés royales méritent une autre approche, se trouvent - partiellement au moins - sur des dépressions topographiques de ruisseaux. Malgré ce chiffre réduit, il faut signaler à titre comparatif que presque deux tiers de la surface cumulée par les parcs urbains proviennent de ces talwegs.
Tableau 1. Conversion des ruisseaux en parcs urbains. Typologie.
Dénomination du parc
|
Date d’ouverture
|
surface
(ha.)
|
Ruisseaux
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Parcs sur propriétés communales (dehesas) ou royales
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Parque del Oeste
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1901
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61,4
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Arroyo de San Bernardino
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Parque de la Arganzuela
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1969
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13,7
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Río Manzanares
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Dehesa de la Villa
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1970
|
56,6
|
Vaguadas/ Canalillo
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Dehesa Boyal de Villaverde
|
1973
|
10,2
|
Arroyo Butarque/ Arroyo de Malvecino
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Total
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4
|
141,9
|
|
Parcs de quartier créés pendant la période franquiste
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El Calero
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1961
|
6,7
|
Arroyo del Calero
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Sancho Dávila (élargissement de Fuente del Berro)
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1968
|
5,3
|
Arroyo Abroñigal
|
Breogán/Avenidas
|
1969
|
6,7
|
Arroyo Abroñigal
|
El Paraiso
|
1969
|
11,4
|
Arroyo de Rejas
|
San Isidro
|
1970
|
32,2
|
Arroyo de Caño Roto
|
Aluche
|
1973
|
14,2
|
Arroyo de Luche
|
Total
|
6
|
76,5
|
|
Parcs liés à l’urbanisme réparateur des premières municipalités démocratiques
|
La Vaguada
|
1979
|
5,3
|
Arroyo de la Veguilla
|
Roma
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1980
|
11,5
|
Arroyo Abroñigal
|
Pradolongo
|
1983
|
50,0
|
Arroyo de Prado Longo
|
Los Pinos
|
1986
|
5,9
|
Arroyo de los Pinos
|
Enrique Tierno Galván
|
1987
|
13,7
|
Arroyo Abroñigal
|
Cerro Almodovar
|
1988
|
18,1
|
Arroyo de Caño Roto
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Juan Carlos I
|
1990
|
211,0
|
Arroyo de la Almendrera ou de los Banquillos.
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Agustín Rodríguez Sahagún / Huerta del Obispo
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1992
|
13,8
|
Arroyo de los Barrancos
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Total
|
8
|
329,3
|
|
Parcs en construction
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Parque Lineal del Manzanares
|
2003 (1ère phase)
|
500,0
|
Río Manzanares
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La Gavia
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2009 (1ère phase)
|
39,0
|
Arroyo de la Gavia
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Valdebebas
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En cours
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470,0
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Arroyos de Valdebebas, del Prado, de los Cenagales et de los Povos.
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Total
|
3
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1.009,0
|
|
TOTAL
|
21
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1.556,7
|
|
Source : Inventaire mis à jour de parcs urbains du Projet de Recherche financé par la Communauté Autonome de Madrid pendant l'année 2001 concernant les « Parcs urbains de la Comunidad de Madrid », dirigé par M. Rafael Mas Hernández.
14Dix de ces parcs peuvent être considérés comme le fruit d’opportunités et de décisions isolées en vue de fournir des espaces verts à la population. Parmi eux, trois ont été construits sur des terrains communaux, un, le Parque del Oeste, a été cédé à la Mairie par les monarques, et six correspondent à la période franquiste, vraiment piètre, en espaces verts de qualité. Huit ont été réalisés pendant les premières années des municipalités démocratiques, en réponse aux revendications des habitants ou, dans une moindre mesure, à l’initiative de la commune.
15Cet inventaire peut être complété par trois parcs supplémentaires, en cours de réalisation. Ils correspondent à une nouvelle phase de création de parcs marquée par des valeurs plus mercantilistes, en contradiction avec celles des premières réalisations.
Figure 2. Typologie des parcs urbains bâtis sur dépressions topographiques d'anciennes rivières et ruisseaux.
16Nous présentons ci-après une brève description de certains parcs urbains construits sur des propriétés communales ou royales et au cours de l’étape franquiste : il s’agit de cas exemplaires de patrimonialisation de la nature résiduelle où le processus s'avère plus clair.
17Concernant le premier groupe, seules quelques précisions apparaissent nécessaires. Les domaines des deux dehesas communales qui sont actuellement devenues des parcs urbains ont perdu une bonne partie de leur physionomie naturelle. Dans le cas de la Dehesa de la Villa, le débat continue et de nombreux acteurs locaux - riverains et autres collectifs comme celui d’« Écologistes en Action » - rejettent encore le processus d’artificialisation de ce milieu naturel et la transformation de son paysage (EP, 2001). Il est envisagé, en dernier recours, de réclamer le classement de la Dehesa comme Bien d’intérêt culturel, pour obtenir sa protection définitive (Asociación, 2011) et l’aboutissement de sa patrimonialisation.
18Le Parque de l’Arganzuela correspond aussi à des terrains d’une ancienne dehesa communale, situé sur la rive gauche du Manzanares, traditionnellement utilisé pour les kermesses et les fêtes patronales de Saint Isidore. Les huit premiers hectares du parc, comme cela a déjà été signalé, sont ceux que la Mairie a réussi à protéger de l'urbanisation opérée à partir de la canalisation du Manzanares en 1943.
19Cependant, lors de la création du Parque del Oeste, sur les terrains moins précieux de La Florida, par où coulait le ruisseau de San Bernardino, déjà transformé à l'époque en vraie décharge, ce n’est pas l’intérêt pour ce lieu cédé par la couronne en 1899 qui a prévalu, mais le désir de créer le premier parc public de la ville. Les chroniqueurs ont vite constaté l’éloignement des classes populaires (Remón Menéndez, 1994) de ce parc localisé dans un quartier aisé, sous la pression d’un règlement intérieur très strict. Ces classes populaires choisissant d'autres zones plus accessibles et munies de marchands de boissons et d'aliments. La même situation se répète de nos jours, avec de graves conflits d'usage entre des riverains de classe aisée qui souvent utilisent les promenades et voient le parc comme un reflet de leur statut social et les grands rassemblements de jeunes les week-ends, la nuit, et d’immigrants le jour (Barbosa, 2007 : 62). La valeur symbolique du premier parc victorien contredit sa patrimonialisation par ces groupes, basée sur une sorte d'auto-ségrégation difficilement compatible.
20Le cas est différent pour la grande majorité des parcs, créés pendant les périodes franquiste et démocratique. Ils se sont intégrés au modèle de croissance accélérée madrilène tout au long de la période de développement à outrance, quand la ville accueille, après la guerre civile, les plus grands contingents de population expulsée des zones rurales. La ville se répand comme une tache d’huile en laissant de nombreux interstices qui seront progressivement et très lentement remplis. Là où se sont développés l'auto-construction et les bidonvilles, qui en 1974 abritaient presque 200 000 personnes, les talwegs sont utilisés comme de véritables décharges. Dans les zones de promotions privées ou publiques, destinées à des groupes sociaux à bas - ou même moyen - pouvoir d’achat, ils restent à l’abandon en raison de coûts de construction trop élevés et, surtout, de l'absence d’un réel plan d’urbanisme. Il était alors permis de construire de vastes ensembles de logements isolés sans réel plan d’urbanisation, sans infrastructures ni équipements associés.
21Les 6 parcs exécutés sur des dépressions topographiques pendant la période franquiste, qui n'a apporté à la ville de Madrid pendant quarante ans de dictature que 21 parcs d'à peine 350 hectares au total, présentent pour la plupart une origine semblable. Il s’agit d’actions isolées sur des talwegs non urbanisés dans des zones de classe moyenne ou populaire, densément peuplées et combinant des projets urbanistiques privés et publics. Un cas singulier, car précoce, est le Parque del Calero, situé aux alentours de la route d’Aragon. Dans ce cas, la transformation de l’ancien ruisseau du Calero en parc urbain a répondu à la combinaison du désir d'améliorer les entrées de la ville et de l’occasion fournie par la présence de terrains vides. Dans le Plan d’Aménagement urbain approuvé en 1946 figurait déjà cette volonté d’améliorer l’image de la capitale moyennant des interventions aussi bien au niveau du Manzanares, avec la conception d'une façade « impériale » d'accès à l'enceinte principale, qu'au niveau des deux rives du ruisseau Abroñigal, où s’élevaient de larges bidonvilles.
22En 1946, est approuvé le Projet d'Urbanisation des Zones adjacentes à la Route d'Aragon : dès le début du XXe siècle, s'y étaient développés de nombreux noyaux d'auto-construction reliés par des chemins à la route principale et parsemés d’auberges et de maisons d'hôtes construites pour les voyageurs arrivant à la capitale. Il s’agissait d’améliorer les accès, de baptiser une partie des rues et de munir certains de ces quartiers de pavage et d’égout. Il s’agissait aussi de préparer le terrain aux premiers promoteurs privés qui commençaient à intervenir à Madrid. Parallèlement, l’utilisation urbaine du talweg parcouru par le ruisseau du Calero, où l'on voulait placer un collecteur, était dénoncée. On proposa alors la création d’un parc urbain : « le fond de ce talweg étant libre de bâtiments et étant donné le coût de la construction sur son lit à cause des nombreux remblaiements nécessaires [...] il est proposé de transformer cette surface en une zone d'espace vert » (Comisaría, 1946). Le Parque del Calero, est alors construit quelques années après. Il s’agit de l’unique espace ouvert abritant des arbres, des zones de promenade et de repos dans un secteur particulièrement peuplé de la capitale. Il est entouré au nord par des bidonvilles et au sud par le quartier de La Concepción, créé en 1953, et agrandi six ans plus tard. Les densités y dépassent respectivement 1 000 et 2 000 habitants par hectare. Son promoteur, le fameux José Banús, a utilisé précisément comme excuse la proximité du parc afin d'éviter de réserver des zones libres. Le Parque del Calero s’est ainsi transformé en minuscule enceinte de nature dans un ensemble urbanisé et, par conséquent, en une zone très fréquentée et appréciée. Narvión (1979 : 968) raconte comment, dans le secteur oriental, conservé comme talweg jusqu'à la construction d'une salle omnisports en 1970, « les dimanches matin on jouait des matchs de foot sur un bas-fond et donc, des rues adjacentes, les badauds pouvaient assister au spectacle confortablement assis ». C’est grâce à cette dynamique quotidienne que l’endroit est apprécié par le voisinage et réussit à se transformer en un des parcs les plus estimés de Madrid, représentant le principal patrimoine du quartier.
23Le Parque de Aluche, officiellement dénommé Alcalde Carlos Arias Navarro, nom du maire franquiste de Madrid entre 1965 et 1973, se situe sur un lieu similaire. La dépression topographique parcourue par le ruisseau de Luche a été aussi tenue à l’écart du développement urbain. La trajectoire du parc, son entretien et sa conservation ont été très irréguliers. La surface initialement projetée a été réduite à deux reprises, la dernière comme conséquence de la prolongation d'une voie à l'extrême sud-ouest. Ces derniers temps, les plaintes des riverains se sont axées sur l'abandon du cours d’eau par les pouvoirs publics, dont l’indifférence explique qu'il soit sec au début de l'été. L’Association de riverains d'Aluche exige « la récupération de nos symboles et de nos signes identitaires qui se trouvent abandonnés, démontrant un mépris du quartier et de ses habitants » (AVA, 2007). Sans aucun doute, il s’agit d’une patrimonialisation de la nature. Il faut souligner que l’aménagement hydraulique qui traverse le parc refait le même parcours que l’ancien ruisseau de Luche qui prête son nom à tout le quartier.
Figure 3. Localisation du Parque de Aluche
Source: Photographie aérienne (Comunidad de Madrid). Nomecalles, Catalogue Officiel et Répertoire des rues. (http://www.madrid.org/nomecalles/Inicio.icm)
24La création de parcs urbains à Madrid n’est liée à la planification urbaine qu’à partir des années 1980. Dans ce cadre, le premier Plan général de la municipalité démocratique madrilène, comprend comme élément essentiel de l'urbanisme réparateur, la construction de parcs, répondant non seulement à des critères de requalification et d'articulation de la périphérie, mais réagissant aussi directement aux demandes des riverains formulées à travers le dialogue avec les associations ou recueillies par de nouveaux représentants politiques issus précisément des rangs de ces groupes (Ayuntamiento, 1982).
25Les 8 parcs recensés sur l’inventaire représentent, en surface, presque 40% des 21 créés pendant les quinze premières années de municipalités démocratiques à Madrid. Avec une surface supérieure à 300 hectares, ils représentent un vrai tournant dans la politique communale. Nous abordons notamment deux d’entre eux, La Vaguada et Pradolongo, qui constituent des symboles des succès de la lutte citadine et de la patrimonialisation de la rare nature urbaine dans leur quartier respectif.
26Le Parque de La Vaguada est situé au nord de la ville, dans une zone urbanisée de forte densité, subissant, au début des années 1970, un grand manque d’équipements. José Banús avait construit sur cet espace son premier projet immobilier conformément aux lois de protection publique, le quartier du Pillar, destiné aux classes moyennes.
Figure 4. Mobilisations de quartier à La Vaguada.
Source: Journal ABC et photographies de l'exposition permanente Barcelona-Madrid, 40 años de acción Vecinal (la Vaguada es nuestra, http://www.memoriavecinal.org)
27Les bâtiments à cinq étages sans ascenseur, avec des appartements de moins de 60 m2, ont été construits à partir de 1960 et, autour d'eux se sont développés d'autres quartiers, aussi sous l’initiative privée, jusqu’à former une zone résidentielle très peuplée (Sánchez, 1977). La clé des mobilisations est liée, à la fin de 1960, à un projet voulant élever un grand centre commercial sur les seuls terrains vacants - en forte pente - où autrefois coulait le ruisseau de la Veguilla. En 1974 est créée la plateforme de riverains « La Vaguada es Nuestra » [La Vaguada est à nous], à partir de laquelle est articulé un puissant mouvement en vue de la création, d'un parc à cet emplacement, ainsi que la revendication de solutions pour combler une grande pénurie d’équipements dans la zone (Carmona et Rodríguez, 2007 : 366). Les manifestations et les négociations avec l’administration ont réussi à ajourner le projet de centre commercial jusqu'à l’arrivée de la première municipalité démocratique qui a appliqué une solution « salomonique » contrainte par les engagements communaux précédents (Agrupación, 1977) : en 1981, après avoir entamé les travaux du futur premier grand centre commercial de Madrid, ont commencé ceux du petit parc et d'un centre civique dans le secteur occidental (Comienzan, 1981).
28L’origine du Parque de Pradolongo démarre aussi grâce à la mobilisation des habitants menée pendant la période franquiste avec des objectifs plus ambitieux. Dès le début des années 1940, au sud de la ville, des immigrants en provenance des terres de Castille et de Murcie ont bâti leurs baraques sur la zone connue sous le nom de Mesa ou Meseta de Orcasitas, encadrée par le ruisseau de Pradolongo et un de ses affluents. Vers le milieu des années cinquante, conformément au Plan d'Urgence sociale, se sont ajoutés à ses marges quatre ensembles de plus de 4 000 logements de promotion publique de médiocre qualité, accueillant une population d’autres zones marginales (López de Lucio, 1999 :343). Dans ce contexte, les riverains s'organisent dès 1970 afin d'exiger de l'eau, d'abord, puis un égout, sur le plateau du bidonville, et postérieurement, leur participation au réaménagement du quartier. La première association, celle de la Meseta de Orcasitas, où se trouvaient les baraques, est créée en 1971 et après une dure lutte elle a réussi en 1976 à faire approuver un Plan Partiel s’inspirant de leurs besoins ainsi qu’un relogement progressif au même endroit (Asociación, 1986). Son exécution s’est prolongée, avec la transition démocratique, dans le Plan de Réaménagement des Quartiers, étroitement lié aussi au mouvement des riverains et qui a eu un impact sur plus de 30 quartiers dans l'ensemble de Madrid à partir de 1979.
29Sur la Meseta, une ancienne aspiration des riverains consistait à l’établissement d’un parc, possible grâce à la libération du foncier découlant des expropriations dans la zone du bidonville. Sa construction a été intégrée au projet de 1979. Un an avant, la presse se faisait l’écho du processus : « on peut dorénavant affirmer que l'on se trouve face à une nouvelle action parmi les plus importantes du mouvement citadin, étant donné qu'elle établit les bases et le précédent de la cogestion dans un domaine inédit, celui des parcs et des jardins ». En plus des associations, l'ensemble du voisinage a participé à sa conception à travers une enquête : elle a signalé que le public « voulait des zones pour se promener, écouter de la musique, assister à des spectacles, lire tranquillement ou pour que les enfants puissent jouer », les réponses demandaient aussi majoritairement « une rivière avec des cascades ». Initialement cette aspiration semblait possible étant donné qu’en 1978 le cours du ruisseau Pradolongo était conservé et avait parfois de l’eau (Heras, 1978).
30Au début, il a donc été envisagé la récupération du ruisseau ainsi que la réalisation d’un étang. Il a néanmoins fallu attendre presque vingt ans pour leur réalisation à cause de la présence de certaines installations privées. En outre, pendant la durée des travaux de réaménagement du bidonville, le site a été utilisé comme décharge, modifiant ainsi définitivement sa physionomie. Cependant, les revendications des riverains pour avoir un parc ont continué tout au long de cette période, se transformant en symbole pour toute la zone. En 1983, le maire Tierno Galván a inauguré une première tranche d’à peine 11 hectares (EFE, 1983) et en 1997, après une réduction de 90 à 70 hectares, a eu lieu officiellement l'inauguration définitive. Dix ans après, en 2007, presque deux hectares se sont ajoutés grâce à la transformation d'une décharge située sur une des rives (J.S.G., 2007).
31La conception définitive du parc a été le résultat des cessions progressives des propriétaires riverains : de grandes zones étaient individualisées avec de larges prairies pas toujours bien conservées, des zones de jardins avec une végétation autochtone et un large secteur de bosquet avec des pins. Le ruisseau est devenu un collecteur et sur son parcours ont été créés une promenade transversale au parc, un petit canal et un grand lac central en guise de témoins de la nature apprivoisée.
Figure 5. Dessin du Parque Pradolongo. À gauche, conception proposée par les riverains, à droite, création définitive.
Source: Gauche, Barbosa, 2006: 37 et droite, Élaboration des auteurs.
32Pendant les derniers temps, le sentiment d’appartenance que les anciens habitants ont développé vis-à-vis du parc a entrainé le rejet d'autres collectifs qui, cependant, représentent maintenant un pourcentage important des nouveaux habitants du quartier. Comme pour le Parque del Oeste, Pradolongo est devenu aussi, les week-ends, un lieu de rencontres massives d'immigrants, essentiellement équatoriens et colombiens. Une femme remarquablement revendicative, lors d'un sondage il y a quelques années, signalait : « Ceci est à nous. C’est le résultat de l’effort des riverains d’Orcasitas. On nous a pris d’assaut. Ils sont en train de nous le détruire. Les Latino-Américains doivent s’adapter à nous » (Abad et al., 2002).
33Les confrontations entre immigrants et riverains pour la jouissance du parc, une tentative ratée de clôture et cinq assassinats récents, exigent des mesures sociales et économiques, mais aussi politiques (Barbosa, 2006). Dans ce sens, le parc pourrait se transformer en une ressource et une opportunité pour un projet collectif, comme espace de conquête, de coexistence et de nature, avec toutes ses connotations morales. Un aspect clé pour ce faire serait la récupération du mouvement de voisinage engagé maintenant dans la gestion du parc, en suivant le modèle des vingt années de lutte citadine pour le Parque de Miraflores de Sevilla (Caraballo et Carmona, 2004).
34Face à ces acquis concrets, le reste des parcs de la période découle de la combinaison d'aspirations de riverains et des programmes des partis de gauche au sein de la municipalité. Le résultat est la patrimonialisation des anciens ruisseaux en vue d'intégrer les parcs urbains, même si leur conception a parfois abouti à une nature très artificielle, comme à Valdebebas et au Parc de Juan Carlos I (Canosa, 1995), aujourd'hui transformés en appâts touristiques et en symboles globaux de la ville, comme le décrit Di Méo (2008: 14).
35Enfin, il faut signaler que le design des trois nouveaux parcs urbains de Madrid sur des terrains avec cours d'eau et, surtout, la dynamique dans laquelle s'insère leur réalisation, revalorisent les interventions des premières années de la démocratie madrilène. À partir de 1996, avec le changement de couleur politique au sein de la municipalité et de la Communauté de Madrid, mais surtout avec tout le nouveau cycle économique de croissance entamé par le pays, les stratégies urbaines sont devenues plus agressives. La conception finale du réaménagement de ces trois coins de nature leur confère une moindre valeur même lorsqu’il s’est fait avec le soutien des habitants ou dans leur indifférence. Au Parque La Gavia et au Parque Valdebebas, la reconnaissance des lieux d’origine s'est limitée aux noms, faisant allusion aux ruisseaux maintenant enterrés sous des aménagements sophistiqués.
36À Valdebebas se déroulent actuellement les dernières phases de travaux après une requalification du foncier entourée d'une grande polémique qui a réduit le projet original de 1 000 à 470 hectares et a permis d'inclure un des plus grands projets urbanistiques de Madrid. La conception du parc intègre de multiples zones thématiques (labyrinthe, arboretum, miradors) et la re-création d’écosystèmes de toute la péninsule sur un terrain dessinant la cime d’un arbre. Le tracé du ruisseau Prado a été reconstitué et forme la limite orientale du parc. Il est parsemé d’îles artificielles qui pourront être visitées et est relié par le biais de passerelles à un autre parc privé et à une nouvelle zone de logements (Junta, 2010).
37À La Gavia, située au PAU Ensanche de Vallecas, l'architecte coréen Toyo Ito a conçu un système de traitement anaérobique des eaux qui ferait couler un filet d’eau tout le long des terrains clôturés aboutissant au ruisseau de la Gavia canalisé et transformé en étang (Gazapo de Aguilera, 2007). Face à l’ampleur et au coût de la proposition, la première phase, la seule entamée, a déjà presque été totalement abandonnée. La crise actuelle a définitivement condamné ce parc dans un quartier inachevé dont les riverains, habitant dans des résidences dotées d’installations privées dans les cours intérieures, n’éprouvent aucun intérêt à son utilisation.
38Enfin, l’histoire du conflictuel Parque Lineal del Manzanares, au sud-est de la ville, confirme le nouveau contexte obligeant les politiques publiques à donner la priorité à l’impact médiatique au détriment du bon sens et de la cohérence. Il est situé dans une zone très populaire qui manque d’équipements et d'espaces verts. Elle intègre le tracé de nombreuses infrastructures d'épuration, électriques, routières et ferroviaires. La réalisation du parc a toujours été une priorité des associations de riverains, mais la complexité et les coûts onéreux de l'intervention ont ralenti les opérations. Les visions les plus naturalistes concernant son avenir ont été marginalisées et la mairie a choisi, dans une première phase, une opération restreinte lui garantissant surtout une certaine publicité (Sánchez, 2003). Le projet, réalisé sur presque 100 hectares, est conçu par l'architecte Ricardo Boffil sans volonté de préservation du paysage naturel originel. À l’intérieur ont été bâtis des éléments remarquables comme le complexe omnisports Caja Mágica de l’architecte Dominique Perrault et la sculpture monumentale de Manolo Valdés La Dama del Manzanares. Mais la réalisation de la partie la plus naturelle du parc a été arrêtée et remise en cause par des difficultés de toute sorte (GIPL, 2010).
39Comme bilan final de tout ce parcours, il y a lieu de signaler que le processus de patrimonialisation des espaces naturels marginaux marqués par la présence d'anciens ruisseaux est issu dans très peu de cas de la volonté de sauvegarder la mémoire des talwegs pourtant éléments significatifs du territoire madrilène. Leur permanence se limite presque exclusivement aux zones les plus populaires de la ville souvent grâce à l'intervention de riverains motivée par la valeur sensible de ces espaces dans leur vie quotidienne. C’est alors que, moyennant leur conversion en parc urbain, peut avoir lieu l’appropriation consciente de ces lieux.
40Cependant, si dans certains cas la patrimonialisation est obtenue par la création des parcs urbains, dans d’autres, les citoyens ont été préalablement conscients de la valeur de ces fragments de nature dans la ville. Par conséquent, le processus de patrimonialisation a été différent, même si le résultat a finalement été l'intégration de cette nature résiduelle dans l'identité culturelle des habitants de Madrid. La bataille que les associations et les riverains ont entamée en vue de sa défense et de sa conservation est un signal clair de son appartenance au patrimoine urbain. Dans les parcs les plus récents, le processus est en cours.