Navigation – Plan du site

AccueilNuméros1Trans'ArtsEugene von Bruenchenhein : une ob...

Texte intégral

1L’exposition « American Beauty » des photographies d’Eugene von Bruenchenhein, à la galerie Christian Berst, qui a eu lieu du 18 octobre au 23 novembre 2013, nous plonge dans le Midwest du début des années 40, une société qui peut paraître conventionnelle et étouffante. Pourtant, c’est une image troublante de liberté que nous offre ce couple un peu fou, Eugene, autoproclamé « Freelance Artist, Poet and Sculptor, Inovator [sic], Arrow maker and Plant man, Bone artifacts constructor, Photographer and Architect, Philosopher», et Eveline, rebaptisée Marie, sa muse. En dehors de quelques autoportraits du photographe, leur production se concentre en effet sur la très belle Marie, dont les portraits offrent un scénario ritualisé mêlant innocence et érotisme. Retour sur les mécanismes d’une obsession.

Le sapin et la télé

2Discrètement, parmi les nus et les mises en scènes exotiques, se trouvent deux très sages portraits de Marie, assise près du sapin de Noël décoré, ou près du poste de télévision que l’on devine flambant neuf. Symboles d’une société de consommation de biens et d’images, ces photographies portent en elles les compulsions potentielles des von Bruenchenhein. La télévision, c’est la montée de l’image de la femme glamour, au corps standardisé par les modèles hollywoodiens et relayé par le petit écran dans une succession rapide de modèles et d’identités interchangeables, que Marie endosse tour à tour : femme-enfant, avec socquettes ou poupées ; femme des îles, en paréo ou drapée dans un imprimé panthère ; femme comme-il-faut, en tailleur strict et pose rigide ; femme-fleur, avec des fleurs artificielles dans les cheveux ou posées sur les seins, posant dans un décor en chintz fleuri.

3Le sapin révèle quant à lui la prédilection de von Bruenchenhein pour le kitsch des décorations de Noël, qui transforment Marie en des personnages toujours plus oniriques, reine des neiges ou fée dénudée-enguirlandée, associant avec grâce nudité et accessoire inattendu, voire légèrement vulgaire.

Fig # 1 : Eugene Von Bruenchenhein, Sans titre (Marie), 1945 - Tirage argentique - 17,8x17,7cm - courtesy galerie Christian Berst.jpg

Voir et toucher

4Si les images produites par l’industrie pornographique sont sans grand intérêt, c’est que le désir qu’elles nous montrent est visuellement fabriqué. Ici, un désir et un plaisir réels et mutuels traversent l’ensemble de la série, plongeant le spectateur au cœur de l’intimité de ce couple. On imagine aisément le rituel de ces séances de pose, dans toute leur dimension tactile. Marie est dénudée, coiffée, maquillée, éclairée. Il ne faut pas qu’elle bouge, comme en atteste son sourire occasionnellement un peu crispé pendant qu’Eugene dispose en équilibre sur ses cheveux la couronne de papier doré qui chatouille, crée sur son buste les arabesques de longs colliers de perles qui caressent, descend un peu plus le bas de soie pour que la cuisse apparaisse dans l’entrebâillement de la robe. Dans l’expression soit radieuse, soit troublée et troublante du modèle, on devine que la mise en scène n’est peut-être qu’un prétexte à de tels effleurements.

5La colorisation des portraits est en soi une autre forme de caresse. Von Bruenchenhein utilisait-il pour ces derniers, comme pour ses peintures, des pinceaux dont les poils étaient des cheveux de Marie ? En tout état de cause, l’idée de rehausser à la main la peau, les lèvres, les cheveux de la femme aimée, est une déclinaison du plaisir démiurgique du photographe.

Fig # 2 : Eugene Von Bruenchenhein, Sans titre (Marie), 1945 - Tirage argentique coloris+®, 23,4x21,6cm - courtesy galerie Christian Berst.jpg

« Naked » et « nude »

  • 1 John Berger, Ways of Seeing, Penguin, Harmondsworth, 1972 ; Kenneth Clark, The Nude, a Study in Ide (...)

6Ce cliché de « femme aimée » serait-il le concept-clé de l’exposition ? On pense à la distinction que John Berger a ajoutée à la différence classique, en anglais, entre « nude », le corps rendu parfait par l’art, et « naked », le corps dans sa pitoyable (« pitiful ») réalité, telle que l’a définie Kenneth Clark1. Selon Berger, il existe une autre catégorie de « naked » qui désigne le nu de la femme aimée et désirée, quasiment impossible à rendre dans la stase de la peinture ou de la photographie, dans la mesure où sa représentation fige le mouvement qui est au cœur de l’amour charnel.

7Eugene von Bruenchenhein dépasse cette difficulté de deux manières. En ne cessant de tourner autour de son modèle unique et de l’approcher de très près, quasiment peau contre peau, il met en mouvement son désir exacerbé. Le mouvement naît par ailleurs de la sérialité de son œuvre. Chaque séance de pose semble en appeler une autre, et l’accumulation d’images révèle le fétichisme du photographe, qui donne à son œuvre sa charge érotique.

8Passionné par la photographie, passionnément épris de son épouse, von Bruenchenhein a fait de ses obsessions une œuvre photographique qui a tout pour nous obséder.

Haut de page

Notes

1 John Berger, Ways of Seeing, Penguin, Harmondsworth, 1972 ; Kenneth Clark, The Nude, a Study in Ideal Form, Princeton University Press, 1956.

Haut de page

Table des illustrations

Légende Fig # 1 : Eugene Von Bruenchenhein, Sans titre (Marie), 1945 - Tirage argentique - 17,8x17,7cm - courtesy galerie Christian Berst.jpg
URL http://journals.openedition.org/transatlantica/docannexe/image/6436/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 3,5M
Légende Fig # 2 : Eugene Von Bruenchenhein, Sans titre (Marie), 1945 - Tirage argentique coloris+®, 23,4x21,6cm - courtesy galerie Christian Berst.jpg
URL http://journals.openedition.org/transatlantica/docannexe/image/6436/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 5,9M
Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Juliette Mélia, « Eugene von Bruenchenhein : une obsession photographique
« American Beauty », Galerie Christian Berst, du 18 octobre au 23 novembre 2013
 »
Transatlantica [En ligne], 1 | 2013, mis en ligne le 10 février 2014, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/transatlantica/6436 ; DOI : https://doi.org/10.4000/transatlantica.6436

Haut de page

Auteur

Juliette Mélia

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Search OpenEdition Search

You will be redirected to OpenEdition Search