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L’opium du peuple

Pierre-Olivier Dittmar et Yann Philippe Tastevin & Annabel Vallard
p. 6-11

Texte intégral

« La religion est la théorie générale de ce monde, sa logique sous forme populaire, son enthousiasme, sa sanction morale, sa consolation et sa justification universelles. Elle est la réalisation imaginaire de l’être humain, parce que l’être humain est privé de réalité vraie. Lutter contre la religion, c’est donc indirectement lutter contre ce monde-là, dont la religion est l’arôme spirituel. La détresse religieuse est pour une part l’expression de la détresse réelle, et pour une autre part la protestation contre la détresse réelle. La religion est le soupir de la créature opprimée, l’âme d’un monde sans cœur, comme elle est l’esprit de conditions sociales d’où l’esprit est exclu. Elle est l’opium du peuple. L’abolition de la religion en tant que bonheur illusoire du peuple est donc l’exigence de son bonheur réel : exiger qu’il renonce aux illusions sur sa situation, c’est donc exiger qu’il renonce à une situation qui a besoin d’illusions. »
Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel, Karl Marx (2018 [1843])

Image d’ouverture

Image d’ouverture

« “Juin 1998. Ça a été pour moi la plus grande des joies, je la donne à toi, MADONE DU DIVIN AMOUR, parce qu’aujourd’hui, la joie la plus grande, tu me l’a donnée toi, pour avoir aidé Maman et Jacopo”. Carla Tozzi, Championne d’Italie du 100 mètres haies ».

Photographie : Pierre-Olivier Dittmar.

1Un paysan extrait de sa besace tout un lot de lettres des habitants de son village et les glisse consciencieusement une à une à travers les interstices de la balustrade de bois entourant le cénotaphe d’al-Shâfi‘î, tout en récitant quelques versets de la sourate Yâsîn (Coran XXXVI). Quand il n’est pas directement déposé sur sa tombe, le courrier est acheminé par la poste des quatre coins de l’Égypte. Nombreux sont les postiers qui s’obligent à le porter jusqu’au cœur de la nécropole, même si les enveloppes sont insuffisamment ou pas du tout affranchies ou si l’adresse du mausolée situé au sud de la citadelle du Caire n’est pas correctement libellée. Ils portent ainsi les espoirs et les vœux de celles et ceux qui doutent et désespèrent. Le courrier met en scène un défilé hétéroclite, une foule de naufragés du système déliquescent de protection sociale, qui tentent de s’agripper au radeau salutaire de la sainteté. Les désirs se formulent et se déclinent sur fond de crise économique : « Retrouver un mari, un logement, un emploi ou un objet égaré, protéger les récoltes, aider quelqu’un écrasé sous le poids d’une dette dont il ne peut s’acquitter, dénouer l’aiguillette d’un mari, favoriser une naissance, encourager quelqu’un à bâtir son projet, débaratter une vache qui ne donne plus de lait sans raison, restituer un héritage spolié, se débarrasser d’un voisin trop encombrant, ramener l’amant volage auprès d’une délaissée, etc. » (Adly 2007.)

Comment ces lettres parviennent-elles au saint mort il y a plus d’un millénaire ? Analyser les techniques votives, ce n’est pas s’intéresser à une supposée croyance dans les effets magiques transcendantaux, des images ou des mots, mais plutôt rendre compte de mille liens horizontaux, de l’ensemble des solidarités créés par ces objets, depuis l’expression d’un désir jusqu’à la personne qui en fait un texte sur un bout de papier, depuis la besace du paysan au tombeau du saint auprès duquel on s’agenouille.

1. Carte postale

1. Carte postale

La tradition veut que les lustres du Mausolée de Sidi Abderhaman dans la casbah d’Alger, aient été offert par la reine Victoria, en remerciement de son souhait d’avoir un enfant. Carte postale, vers 1910.

DR

Revenons à al-Shâfi‘î, le charisme et l’étroite intimité dont il jouit avec Dieu font de lui un saint-à-tout-faire, dont la cote est jaugée à l’aune des nudhûr qu’il perçoit, un terme qui désigne à la fois le vœu et l’ex-voto offert. Ces dons peuvent être en espèces: argent, bijoux ; en nature : sucreries, cierges, citrons, boîtes d’allumettes, animaux sacrifiés, tapis, nattes, produits d’entretien ; ou en prestation de service: nettoyage du mausolée, surveillance et maintien de l’ordre, nourrir ou désaltérer les visiteurs, etc. C’est ainsi que l’on s’adresse à un saint mort depuis près de douze siècles, pour résoudre « à la suite d’un vœu » des litiges terrestres, pour la plupart juridiquement recevables. L’ex-voto n’est pas qu’un don, c’est un don public accompagné d’une promesse, d’un vœu, d’un désir. Pourquoi est-il plus efficace d’accompagner la formulation de ce désir par un don matériel, se demandent les directeurs scientifiques de ce numéro. Les agencements matériels les plus variés se combinent comme autant d’emprises visibles et collectives des souffrances et des désirs individuels, instaurant des liens entre les vivants et les morts, entre les vivants et l’environnement, entre les vivants eux-mêmes. Les temporalités en jeu interrogent. Le caractère périssable ou recyclable des matériaux employés est ici fondamental : la vie de ces objets est liée à une souffrance ou à un désir que l’on veut penser comme temporaire. Ces fragments de corps sont faits pour disparaître, ils « vivent et meurent » (Charuty 1992). La permanence du dispositif al-Shâfi‘ (la dépouille et le dépôt) ne tient-elle pas à la volatilité matérielle des actions rituelles ou de suppliques écrites au dos d’une ordonnance vouée à expirer aussitôt déposée ? En effet, ces lettres ne sont censées être lues et traitées que par leur seul et unique destinataire, c’est-à-dire le saint. Elles sont donc systématiquement ramassées et incinérées dans la cour du mausolée sous la surveillance d’un préposé. Ces lettres ne peuvent être ni conservées, ni constituer un déchet. D’ailleurs, tout papier chargé d’écriture arabe gisant par terre doit être ramassé et mis à l’écart, de peur que le nom de Dieu, qui pourrait s’y trouver, ne soit foulé aux pieds. Farouchement hostiles à ces pratiques de dévotion populaire, les responsables du mausolée cherchent en brûlant ces lettres à dissuader les fidèles de poursuivre ces ferveurs considérées comme une idolâtrie de bas étage (Lebon 2006). Mais la destruction volontaire et systématique du courrier de l’imam al-Shâfi‘î constitue, malheureusement, une perte de données précieuses. Un matériel inestimable que le sociologue égyptien, Sayyid ‘Uways (1913-1989), collectait déjà entre 1952 et 1958, constituant le premier jalon d’un corpus permettant de comprendre l’origine et les intentions des solliciteurs actuels d’al-Shâfi‘î, mais aussi de prendre la mesure du phénomène et de son évolution. La variété des pratiques et des positionnements en contexte islamique dit bien comment la question votive déborde celle de l’image, et impose de penser à un niveau de généralité supérieur les liens entre intentionnalité et matérialité (Uways 2006).

Marxiste, matérialiste ? Techniques&Culture, sans l’éviter, aura finalement peu approché dans son histoire le fait religieux. Alors pourquoi s’en saisir ici et maintenant ? Que dire aujourd’hui de la fameuse formule narcologique que Marx n’a pas inventée ? De cette métaphore très fréquente à l’époque pour parler de la religion ? Ou plutôt, que faire avec cet opium du peuple ? Est-il possible de penser aussi les plaisirs et les désirs que suscite cette drogue bien particulière ? Comment penser à nouveau frais, les manifestations matérielles et les significations sociales de cet antidouleur ? Et documenter, dans le temps et dans l’espace, l’hétérogénéité des affects, des suppliques, des pratiques de consolation face à un monde qui rend malheureux ? Comment rendre compte de la vitalité et de la plasticité du phénomène votif à l’échelle de la planète, quand le vœu lui-même se fait fugace et que la divinité s’efface ? Si ce que les gens font importe plus que ce qu’ils ont en tête quand ils le font, que font-ils précisément avec des pièces fichées dans l’écorce d’un arbre… ? Le présent numéro se fonde sur une définition propre à rendre possible une démarche d’anthropologie comparative et historique des pratiques votives. En s’ouvrant à des pratiques contemporaines et profanes d’objets votifs, les contributions mettent en scène et en perspective des enjeux sociaux, collectifs, communautaires, restés souterrains dans les pratiques plus anciennes, et témoignent dans le même temps de l’importance chaque jour renouvelée que prennent les pratiques collectives de don dans les sociétés capitalistes actuelles.

2. Ex-voto à Notre-Dame des Victoires

2. Ex-voto à Notre-Dame des Victoires

Photographie : Aline Debert

22015-2018 : 8 numéros, 3 ans, 129 articles, 153 auteurs, 5 continents, 11 traductions inédites, plus d’un millier de photographies, de nombreuses bandes dessinées, 751 exemplaires vendus en librairie, des consultations en ligne qui ont doublé et un carnet en ligne sur Hypothèses : la crise de l’édition scientifique n’a pas empêché Techniques&Culture d’expérimenter des formes inattendues de complicités intellectuelles, d’ouvrir cette aventure collective vers de nouvelles amitiés, et des lecteurs que l’on espère toujours plus curieux. Mais à l’heure où Pierre-Olivier passe le flambeau, le bilan chiffré, ne saurait, seul, refléter le territoire arpenté.

Les techniques de conservation ou « Le temps des aliments » au cœur de nos façons de manger et de consommer. Les « essais de Bricologie » à l’œuvre dans les domaines de l’art et du design. Les vertiges cosmiques et océaniques provoqués par les amoncellements de déchets, l’intimité du deuil, la fragilité d’individus ayant perdu leur enfant, leur outil de travail et qui chacun à leur façon essayent de « Réparer le monde ». Les conflits et les hybridations entre low-tech et high-tech se distinguant par les directions inattendues qu’elles donnent à l’innovation « Wildtech ». La technique abordée aussi par le biais des effets sensibles des « mondes infimes », où la dimension narrative autant que descriptive constitue un enjeu premier, préalable à toute approche analytique. On a longtemps – et à tort – reproché à l’anthropologie des techniques de ne s’intéresser qu’aux techniques « traditionnelles », de ne susciter que des « musées des différents types de fourches » déconnectés des enjeux contemporains. Contre ce préjugé, les techniques se sont imposées comme un moyen privilégié d’interroger les pratiques les plus récentes de la contemporanéité sans passer par des dualismes bêtifiants, pour témoigner aussi des cultures résistantes qui pensent les techniques face à l’usure du monde. L’aventure éditoriale prend ici la forme d’une enquête collective qui assume l’envers de phénomènes massifs (du capitalisme mondialisé, de l’urgence environnementale, de la dépossession des moyens de production) en explorant en quoi les artistes, les déchets, les techniques « pauvres », les dépôts votifs peuvent nous aider à penser ce qui nous arrive.

3. American Museum of Natural History

3. American Museum of Natural History

Photographie : CC BY-SA 2.0 / Kevin Hale

Dossier en ligne « Anthropologie de la vie et nouvelles technologies »

3Techniques&Culture est aussi une revue en ligne qui accompagne l’émergence de nouveaux objets scientifiques au-delà des numéros thématiques. Le dossier ouvrant cette perspective examine comment le développement de biotechnologies – de la biologie au bio art, en passant par la génomique, la robotique ou le biomimétisme – participe à la construction de formes de socialité et d’institutions inédites. Prenant acte de la transformation des pratiques et des lieux de légitimation des discours, Morgan Meyer et Perig Pitrou ont assemblé les textes en suivant un parti pris original. Livres de journalistes, rapports des pouvoirs publics, ouvrages académiques, catalogues d’exposition ne sont pas examinés à travers la forme classique du compte rendu ou d’une revue de littérature, mais sont traités ici comme des textes écrits par des auteurs déjà réflexifs, acteurs d’une certaine forme d’enquête (artistique, journalistique, politique ou académique). À travers la mise en commun et la mise en contraste de ces textes, le but visé est de dresser un état des lieux des nouvelles pratiques, configurations, frontières et controverses qui émergent au croisement des nouvelles (bio)technologies et du vivant.

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Bibliographie

Adly, E. « À la polyclinique de l’imam al-Shâfi‘î », Égypte/Monde arabe, Troisième série, (4). [En ligne] : journals.openedition.org/ema/1767 ; DOI : 10.4000/ema.1767.

Lebon, A. 2006 « Le saint, le cheikh et la femme adultère », Égypte/Monde arabe, Troisième série (3). [En ligne] : journals.openedition.org/ema/1722 ; DOI : 10.4000/ema.1722.

Marx, K. 2018 [1843] Contribution à la critique de La philosophie du droit de Hegel. Paris : Éditions sociales.

‘Uways, S. 2006 L’histoire que je porte sur le dos: mémoires. Marseille : Éditions Parenthèses / MMSH (Parcours méditerranéens, « Savoirs et savants »).

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Table des illustrations

Titre Image d’ouverture
Légende « “Juin 1998. Ça a été pour moi la plus grande des joies, je la donne à toi, MADONE DU DIVIN AMOUR, parce qu’aujourd’hui, la joie la plus grande, tu me l’a donnée toi, pour avoir aidé Maman et Jacopo”. Carla Tozzi, Championne d’Italie du 100 mètres haies ».
Crédits Photographie : Pierre-Olivier Dittmar.
URL http://journals.openedition.org/tc/docannexe/image/9372/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 137k
Titre 1. Carte postale
Légende La tradition veut que les lustres du Mausolée de Sidi Abderhaman dans la casbah d’Alger, aient été offert par la reine Victoria, en remerciement de son souhait d’avoir un enfant. Carte postale, vers 1910.
Crédits DR
URL http://journals.openedition.org/tc/docannexe/image/9372/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 134k
Titre 2. Ex-voto à Notre-Dame des Victoires
Crédits Photographie : Aline Debert
URL http://journals.openedition.org/tc/docannexe/image/9372/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 55k
Titre 3. American Museum of Natural History
Crédits Photographie : CC BY-SA 2.0 / Kevin Hale
URL http://journals.openedition.org/tc/docannexe/image/9372/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 63k
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Pour citer cet article

Référence papier

Pierre-Olivier Dittmar et Yann Philippe Tastevin & Annabel Vallard, « L’opium du peuple »Techniques & Culture, 70 | 2018, 6-11.

Référence électronique

Pierre-Olivier Dittmar et Yann Philippe Tastevin & Annabel Vallard, « L’opium du peuple »Techniques & Culture [En ligne], 70 | 2018, mis en ligne le 06 décembre 2018, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/tc/9372 ; DOI : https://doi.org/10.4000/tc.9372

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Auteurs

Pierre-Olivier Dittmar

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