1Le spectral, le fantôme, le revenant, la hantise autant de traces et autres manifestations paranormales qui visitent ou habitent à leur tour la littérature anglophone, plus qu'aucune autre. Peut-être parce que l'Écosse, de toute éternité ou presque, a été le pays des fantômes, parce que Shakespeare a écrit Hamlet avant que Molière ne crée la statue du Commandeur, que Tristram Shandy nous parle avant même d'être né pendant près de quatre livres, que le roman gothique avec ses armoires, tiroirs et autres couloirs du secret constitue l'une des premières mises en espace préfreudiennes du refoulé et que le fantôme de la Cathy des Hauts de Hurlevents hante encore la lande. Peut-être aussi parce que Poe a écrit « The Raven » et que Melville a fait jaillir le plus gigantesque fantôme, fût-il marin, de toute l'histoire de la littérature, tandis que Dickinson se projetait de l'autre côté d'un miroir en forme de cercueil dans une quête quasi orphique de l'expérience et de la voix des morts. et que JamesécrivaitLe Tour d'Ecrou dont Britten a fait culminer l'abstraction. Autant dire que l'imaginaire de l'angliciste est peuplé de ces créatures qui continuellement font retour.
2Au spectral s'attachent, en forme d'oxymore, à la fois un aspect ludique – le spectral, c'est ce qui n'existe pas vraiment, ce qui relève du spectacle, de la vue (spectre vient du verbe latin, « specio », qui signifie « regarder »), du simulacre (« spectrum ») –, et un aspect morbide qui nous rappelle sans cesse, pour le dire avec Blanchot que « l'œuvre attire celui qui s'y consacre vers le point où elle est à l'épreuve de son impossibilité » et que, du vécu, l'œuvre ne peut être que la trace : « les souvenirs sont nécessaires mais pour être oubliés, pour que dans cet oubli, dans le silence d'une profonde métamorphose, naisse à la fin un mot, le premier mot d'un vers. » (Blanchot 105). Le spectre, c'est aussi ce qui, dans les mots de Freud, dans « Le Petit Hans », « est demeuré incompris [et] fait retour comme une âme en peine, il n'a de repos jusqu'à ce que soient trouvées résolution et délivrance » (Freud 180), c'est ce qui reste, ce qui rémane, la mémoire, la cendre (« Il y a là cendre », écrit Derrida dans Feu la cendre), les ombres (c'est le titre d'une œuvre de Christian Boltanski) d'un monde qui a compris, pour le dire avec Georges Steiner, « qu'un homme peut le soir lire Goethe ou Rilke, jouer de passages de Bach ou de Schubert, et le lendemain matin vaquer à son travail quotidien, à Auschwitz. » (Steiner13). Le spectral, c'est donc le vide, le deuil, l'absence qui s'offrent au regard, comme devenus lisibles. C'est à cette lisibilité-là ou à cette visibilité-là que les études de ce volume s'intéressent.
3Le travail sur la voix qu'a mené le Centre de Recherches Texte et Critique du Texte (Poétiques de la voix, Paris : PUPS, 2005) a bien mis en évidence que tout texte littéraire fait « entendre des voix ». La voix, cette présence-absence, cette mascarade de présence que l'on a pu saisir lorsqu'il s'est agi, par exemple, de la ventriloquie, a porté sur le devant de la scène le concept dérridéen de « différance », de distance entre ce qu'on nommera avec Agamben l'avoir lieu du texte et son énoncé (Agamben 1998, 152). C'est dans le prolongement de cette recherche que s'inscrit le concept de spectralité. De l'archéologie du texte à la psychanalyse, de la génétique à la stylistique, de l'esthétique à la musique, les articles de ce volume tentent tous de cerner, dans le domaine de la littérature anglophone ou des arts plastiques, les différentes modalités de la hantise.