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2. Réflexivités

De l'événement historique au concept d'événement discursif : Mai 68 dans l'œuvre de Jacques Guilhaumou

Sandra Nossik

Résumés

Événement historique, parcours intellectuel et cheminements intimes se mêlent dans Cartographier la nostalgie. L’utopie concrète de mai 68, essai autobiographique de Jacques Guilhaumou. Cet article éclaire la trame de cet ouvrage de l'historien du discours, en montrant comment ce récit de soi est à la fois une genèse et une application directe des concepts développés par ailleurs par Guilhaumou tout au long de son œuvre, tel que celui d'événement discursif, de formation discursive ou bien de réflexivité du langage.

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Texte intégral

1À propos de Cartographier la nostalgie, L’utopie concrète de mai 68, de Jacques Guilhaumou (Presses Universitaires de Franche-Comté, 2013)

2Événement historique, parcours intellectuel et cheminements intimes se mêlent dans Cartographier la nostalgie. L’utopie concrète de mai 68, essai autobiographique de Jacques Guilhaumou. L’événement de mai 68 y est dépeint dans toute son actualité, en même temps qu’il éclaire l’œuvre postérieure de l’historien du discours. Plus qu’un récit autobiographique, ce texte à la forme inhabituelle est une mise en pratique courageuse d’une démarche scientifique prônée et mobilisée par ailleurs dans ses travaux : l’approche de l’événement historique par le discours de ses protagonistes non légitimes, par la parole polyphonique et joyeuse de « l’autre scène historique » (Rancière 1992 : 53), celle des acteurs et actrices oublié-e-s qui avaient été emporté-e-s soudain dans ces journées de rupture sociale.

3L’essai est construit autour de réminiscences d’images et de sons, de « souvenirs très marquants, d’autres fugaces » (p. 12), qui sont mis en regard dans le livre avec les illustrations du jeune artiste Thomas Stehlin, elles-mêmes inspirées par les photographies les plus célèbres de l’événement. Ces images fixées et transmises à la postérité guident le parcours mémoriel de l’auteur, qui assume ainsi la part d’incertitude que peuvent revêtir les souvenirs, « point[s] d’indistinction entre le réel et l’imaginaire » (p. 38). La passerelle menant à l’Université de Nanterre, les inscriptions sur les murs de son couloir principal, ou bien les voix entremêlées des assemblées générales sont ainsi des points d’accroche permettant à Guilhaumou de « déployer une histoire personnelle de mai 68 » (p. 17) : d’abord tout jeune étudiant en histoire à Nanterre, « héritier au sens de Bourdieu » errant avec curiosité aux marges de l’événement (p. 28), le narrateur devient au fil des pages protagoniste plus assuré de la révolution en cours, qui laissera une trace permanente dans son parcours scientifique ultérieur. De lectures en manifestations, dans la « grande fête surréaliste » de la grève de Nanterre, de la cour de la Sorbonne et des rues du quartier latin, jusqu’aux manifestations unitaires menées par les syndicats et « ramenant à des normes connues » (p. 79), Guilhaumou dessine ainsi progressivement une « cartographie cognitive » et réflexive de son expérience de mai 68 (p. 18).

4Ce récit est aussi celui de la formation intellectuelle de l’historien du discours, et de l’élaboration des concepts qui marquent ses travaux : les souvenirs de l’étudiant de première année sont étroitement liés dans l’écriture à la pensée de l’intellectuel d’aujourd’hui, dont certaines lectures fondatrices ont pris sens dans l’immanence de l’événement de mai 68, pour imprégner sa production ultérieure dans son entier. Les détours du récit biographique par des commentaires de lectures anciennes ou plus récentes, d’Althusser ou de Pêcheux, de Deleuze ou de Jameson, aident ainsi à penser l’événement vécu, et éclairent le cheminement scientifique qui le suivra. Si bien qu’à la lumière de mai 68, l’œuvre de Guilhaumou s’illumine par sa cohérence : de l’étude de la langue politique de la Révolution française (1989, 1998a) à celle des récits de vie de dits « exclus » engagés dans des mobilisations sociales (1998b), c’est toujours la portée émancipatoire de l’événement, le sujet collectif de l’histoire et sa capacité d’action qui sont objets d’attention. Dans l’expérience de mai 68 s’enracine également la recherche toujours présente chez Guilhaumou d’une position scientifique qui ne soit pas surplombante, mais qui permette « une approche conjointe entre le jugement analytique du chercheur et le jugement de l’acteur » (2013 : en ligne). Des notions telles que celles d’événement discursif, de formation discursive hétérogène, ou l’idée de refus du métalangage, transversales à ses travaux, acquièrent ainsi une portée supplémentaire dans cette narration réflexive.

5Mai 68 est avant tout pour Guilhaumou l’expérience de l’événement, de l’« immanence », de ce « quelque chose qui existe » et « quelqu’un qui parle là où on ne l’attend pas » (p. 41-42) : cette expérience fondatrice se retrouve au fil de son œuvre, dans son « interrogation permanente sur l’ontologie » de l’événement (p. 47), dans l’étude de ces moments politiques et discursifs pendant lesquels s’exerce « la démocratie directe grâce à la mobilisation générale », « dans la chaîne continue des révolutions françaises depuis 1789 » (p. 44). Mai 68 surgit ainsi dans la biographie du narrateur comme une explosion de « joie d’exister », de « joie spontanée de tous les instants, d’un être-là omniprésent, bref d’un très fort sentiment d’exister par l’expérience du présent » (p. 96) : l’écriture nous fait revivre l’émerveillement quotidien qu’est la mobilisation collective surgissant « dans un temps du présent impromptu contre le temps de la succession bien réglée » (Cusset 2008 : 105).

6Mai 68 est aussi l’un des premiers événements médiatiques, c’est-à-dire dont la mise en mots journalistique, par le canal de la radio, accompagna voire influença les actions en cours : Guilhaumou commente ce « complot médiatique » originel de la « nuit des barricades » (p. 73), qui selon Barthes annonça « une nouvelle dimension de l’histoire, liée désormais immédiatement à son discours » (1968 : 108).

7L’expérience de la révolte sociale est aussi la découverte de son langage propre, qui deviendra l’objet d’étude principal de Guilhaumou (1989, 1998b). Son attention constante au discours des protagonistes de l’événement historique, sa volonté de se démarquer de « la généralisation historienne, la typification sociologique, la montée en généralité politiste » (p. 27) au profit du « langage des membres de la société étudiée » (1998a : 264) prend en effet tout son sens à la lumière d’un graffiti sur un mur nanterrois, qui proclamait la « fin du métalangage ». La « fin du métalangage », ou du moins la volonté de se distancer des postures en surplomb et d’étudier « les ressources interprétatives propres » aux paroles des spectateurs-acteurs de l’Histoire (ibid.), est bien la démarche qui caractérise l’œuvre de Guilhaumou, et justifie « l’analyse du discours interprétative » et le « tournant herméneutique » dont il se revendique (2004, 2007). Cette approche de l’Histoire par les discours sociaux et la confiance en leur dimension réflexive (1998a : 264), s’enracinent donc dans l’événement de mai 68, perçu sur le moment comme une première « contestation frontale du savoir académique » et de son métalangage généralisant (p. 27).

8La narration autobiographique permet également à Guilhaumou d’étayer le concept de formation discursive, dont il avait déjà retracé le trajet théorique par ailleurs (2004). Concept-clé de la théorie du discours française des années 1970, d’abord conçue chez Pêcheux comme un cadre discursif et idéologique prédéterminé par ses conditions de production, la formation discursive est conceptuellement trop figée pour être vraiment opératoire, jusqu’à être repensée dans les années 1980 comme une instance énonciative intrinsèquement hétérogène. Les derniers textes de Pêcheux (1983), cités par Guilhaumou, permettent ainsi de penser la division et l’émancipation potentielle du sujet parlant, son glissement d’une place énonciative à une autre au sein d’une formation discursive plus incertaine. Mai 68 se fait dans ce récit une illustration parfaite de la formation discursive conçue comme hétérogène : il s’agit en effet d’un événement polyphonique, voire cacophonique, une « explosion de paroles singulières », un « essaim de désirs concurrents », qui pourtant sont « compatibles » et « coexistent dans l’événement même » (p. 11, 57, 65). L’agrégation de ces discours divergents et pourtant solidaires constitue ainsi « un tout plein de significations nouvelles », un « agencement collectif d’énonciation » révolutionnaire, une formation discursive qui se matérialise et se spatialise tel un « tout en mouvement » pendant les manifestations (p. 49, 57, 69). Autour de ce concept, événement historique, parcours personnel et réflexion théorique se mêlent donc pour apporter un éclairage nouveau aux travaux de Guilhaumou.

9Parallèlement à la cartographie du parcours théorique de l’auteur, se dessine finement une cartographie plus intime, toujours étroitement imbriquée à l’événement historique : mai 68 est en effet aussi une révolution contre l’Autorité, qui « atteignit et frappa l’essence paternaliste même du pouvoir social » (Morin 1968 : 74). Crise de l’autorité politique, qui selon Morin « se dessécha sur pied » face à « la poussée fiévreuse » de la mobilisation (ibid.), crise épistémologique, « le caractère illégitime de toute autorité » étant mis au jour « jusque dans les savoir disciplinaires » (p. 39), et enfin, dans le récit autobiographique, crise familiale, qui relèguera la figure du père à une « figure du passé », « marginalisée » par l’événement (p. 107). Dans l’écriture dense de Guilhaumou et son récit habile, l’intrication entre sphères intime, politique et théorique prend ainsi tout son sens.

10Mais plus qu’un éclairage théorique et biographique de l’œuvre de l’auteur, cet essai se pose avant tout contre la réécriture officielle et édulcorée de l’événement, et réaffirme avec urgence le pouvoir émancipateur et l’actualité permanente de mai 68. Loin des « porte-paroles officiels de 68 qui ont monopolisé l’attention des médias » (p. 11), de ses « acteurs en pré-retraite », « ex-gauchistes devenus chefs de file de la Restauration » (Cusset 2008 : 25 et 55), il s’agit ici de redonner voix aux acteurs-spectateurs de l’Histoire, dont le silence s’explique aussi peut-être par une « culpabilité » générationnelle, celle de « l’échec des espoirs dans l’après mai 68, voire leur inversion dans la prédominance des intérêts individuels » (p. 128-129).

11Ce récit de soi se fait donc lieu de résistance au récit médiatique de l’événement, et l’écriture de Guilhaumou nous communique avec bonheur le « toujours déjà-là de mai 68 » (p. 104), son héritage permanent, soit le pouvoir de l’insoumission, la dynamique insurrectionnelle, « la démocratie directe et l’élan utopique » qui dans la lignée « des révolutions françaises », s’actualisent avec force et potentialités nouvelles lors de chaque mouvement social (p. 103 et 126). C’est d’ailleurs la mobilisation universitaire de 2008-2009 contre la loi « relative aux libertés et responsabilités des universités » qui a déclenché l’écriture de cet essai, que Guilhaumou adresse explicitement « en hommage à l’Université ». Pour une génération telle que la mienne, pour laquelle mai 68 apparaît à la fois comme un mythe fondateur et une imposture consternante au regard de ses acteurs aujourd’hui décevants, ou du moins pour moi, le récit de Guilhaumou re-sémantise l’événement dans toute sa complexité, et en réactualise la force et la résonance.

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Bibliographie

BARTHES R., (1968), « L’écriture de l’événement », Communications, 12, 108-112.

CUSSET F., (2008), Contre-discours de mai, Ce qu’embaumeurs et fossoyeurs de 68 ne disent pas à ses héritiers, Paris, Actes Sud.

GUILHAUMOU J., (1989), La langue politique et la Révolution française, Paris, Méridiens Klincksieck.

GUILHAUMOU J., (1998a), L’avènement des porte-parole de la République (1789-1792). Essai de synthèse sur les langages de la Révolution française, Villeneuve-d’Ascq, Presses Universitaires du Septentrion.

GUILHAUMOU J., (1998b), La parole des sans, Les mouvements actuels à l’épreuve de la Révolution française, Paris, ENS Editions.

GUILHAUMOU J., (2004), « Où va l’analyse de discours ? Autour de la notion de formation discursive », Texto [en ligne] :

www.revue-texto.net/Inedits/Guilhaumou_AD.html

GUILHAUMOU J., (2007), « L’analyse de discours du côté de l’histoire, Une démarche interprétative », Langage et société, 121/122, 177-187.

GUILHAUMOU J., (2013), « L’engagement d’un historien du discours : trajet et perspectives », Argumentation et Analyse du Discours, 11, [en ligne], http://aad.revues.org/1599

Morin E., (1968), « Une révolution sans visage », in Morin E., Lefort C. & Coudray J.-M., Mai 1968 : la Brèche. Premières réflexions sur les événements, Paris, Fayard, p. 63-88.

PECHEUX M., (1983), « Le discours : structure ou événement ? », in Maldidier D. (ed), 1990, L'inquiétude du discours. Textes de Michel Pêcheux, Paris, Cendres, 303-323.

RANCIERE J., (1992), Les mots de l’histoire, Essai de poétique du savoir, Paris, Seuil.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Sandra Nossik, « De l'événement historique au concept d'événement discursif : Mai 68 dans l'œuvre de Jacques Guilhaumou »Semen [En ligne], 37 | 2014, mis en ligne le 23 avril 2015, consulté le 30 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/semen/10214 ; DOI : https://doi.org/10.4000/semen.10214

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