Navigation – Plan du site

AccueilNumérosVol. 59 - n° 1Comptes rendusEmmanuelle Marchal, Les embarras ...

Comptes rendus

Emmanuelle Marchal, Les embarras des recruteurs. Enquête sur le marché du travail

Éditions de l’EHESS, Paris, 2015, 272 p.
Carole Tuchszirer
Référence(s) :

Emmanuelle Marchal, Les embarras des recruteurs. Enquête sur le marché du travail, Éditions de l’EHESS, Paris, 2015, 272 p.

Texte intégral

1L’ouvrage d’Emmanuelle Marchal apporte un rééquilibrage salutaire dans les analyses du fonctionnement du marché du travail. Celles-ci s’intéressent le plus souvent à l’un des deux versants du marché du travail, celui des demandeurs d’emploi. Cette focale quasi-exclusivement mise sur les mécanismes de la recherche d’emploi, les modes d’accompagnement des chômeurs, leur « employabilité », laisse dans l’ombre l’autre segment du marché du travail, celui des employeurs et de leurs pratiques d’embauche.

2Réintroduire les recruteurs dans l’analyse des dynamiques d’emploi et du chômage permet de revenir aux sources de la fabrique du marché du travail. Car cet ouvrage montre à quel point l’embarras des recruteurs et leur volonté de sécuriser l’embauche, quelle que soit la voie empruntée, se payent en retour d’un risque élevé d’exclusion que les politiques d’emploi peinent à réduire, même si cette dernière dimension n’est pas traitée ici. Le cadre théorique mobilisé pour scruter ce halo du recrutement, qui va de la définition des compétences au choix final du candidat sans forcément emprunter une ligne droite, se réfère à la sociologie des marchés et, surtout, à l’économie des conventions. Cette approche conventionnaliste constitue l’armature analytique de ce livre et permet à l’autrice d’argumenter solidement le point de vue selon lequel « bien juger réclame du temps, de soupeser le pour et le contre, une capacité à composer avec des éléments plus ou moins disparates, à argumenter […] des questions qui peuvent être discutées en amont […] en s’accordant sur le cadre conventionnel qui permettra de définir ce qu’est un bon candidat ».

3Mais y parvenir est loin d’être un long fleuve tranquille, comme le suggère la lecture des trois parties de ce livre. La première partie s’ouvre sur la question de la définition des compétences et s’attache à pointer les limites de chacune des méthodes employées pour y parvenir. L’approche des psychotechniciens, qui a longtemps fait école dans la mesure scientifique des aptitudes, est critiquée en ce qu’elle repose sur un idéal de neutralité jugé inaccessible. Plus encore, elle tendrait à s’adosser à « une conception doublement fixiste des compétences », par les attributs prêtés à la fois aux personnes et aux postes de travail. Or, le recours à d’autres méthodes d’évaluation des compétences, telle la simulation des activités de travail, montre à quel point leur définition dépend des entreprises, des régions mais aussi du cadre conventionnel, au sens des conventions collectives du travail, dans lequel elle s’inscrit. L’appréciation des compétences passe également par l’évaluation d’autres ressources : le parcours scolaire, l’expérience de travail dans l’entreprise, le regard porté par des pairs sur un marché professionnel du travail. Mais aucune d’entre elles n’offre la garantie d’une évaluation sans faille des compétences requises.

4La deuxième partie de l’ouvrage s’attache à décrire les différentes façons de mettre en marché les compétences requises par les entreprises et celles présentées par les candidats. Ces opérations sont marquées du sceau de l’incertitude, tant le travail de codage nécessité par l’obligation de parler un langage commun pour les deux parties à l’échange s’avère délicat. Les nomenclatures d’emploi, les menus déroulants des sites emploi sur la toile, les mots-clefs constituent des repères de coordination permettant de faciliter les mises en relation entre les employeurs et les candidats. Mais cette « montée en généralité » des compétences, ce travail de « détachement » rendu nécessaire par le choix d’un langage accessible au plus grand nombre, génèrent de la déperdition d’informations sur ce qui fait la singularité d’une offre d’emploi ou d’une trajectoire professionnelle. Une vie de travail, une ouverture de postes dans une entreprise ne peuvent se dévoiler en quelques lignes ou se laisser enfermer dans quelques mots-clefs, fussent-ils bien choisis de part et d’autre. De plus, si le code Rome (Répertoire opérationnel des métiers et des emplois) et le recours au e‑recrutement permettent, par un travail de codification et de standardisation, de multiplier les opportunités d’appariement, ils portent aussi en germe le risque d’exclure certains candidats — ceux qui, peut-être, « ont du mal à s’exprimer dans la langue du marché ».

5Une fois passés ces écueils, le plus dur reste à faire pour le recruteur, invité à choisir le candidat le plus apte à l’emploi proposé au terme d’un processus qui en a déjà évincé plus d’un. C’est l’objet de la dernière partie de ce livre qui met au jour la diversité, peu discutée par les évaluateurs eux-mêmes, des logiques de valorisation des candidats. Ainsi, les opérationnels du métier ne valoriseront pas les candidats sur les mêmes critères que les services de ressources humaines (RH). Les premiers mettront en avant les qualités professionnelles des candidats en rapport avec la nature de l’activité de travail confiée, quand les seconds feront entrer dans l’évaluation des considérations plus larges sur le prix du travail ou la capacité des postulants à intégrer le marché interne de l’entreprise. Face à la pluralité des jugements de valeurs ou des jugements sur la valeur des candidats, E. Marchal invite les recruteurs à la prudence et à la délibération, telle que prônée par Aristote, « pour choisir la bonne alternative » et prendre le temps de se départir de ses propres a priori, seule façon « d’offrir un rempart à l’arbitraire ». C’est sur le registre juridique que se clôt cette enquête sur le marché du travail, pour en souligner les promesses mais aussi les limites. La volonté des évaluateurs d’objectiver les recrutements pour échapper à la dénonciation de pratiques discriminatoires revêt une face plus sombre : la sophistication croissante des procédures de recrutement pour respecter le droit conduit à un formalisme qui à son tour peut être source d’exclusion de certains publics (les jeunes, les seniors, les non diplômés).

6Recruter est un art difficile et ce livre, un anti-manuel RH comme on l’aura compris, invite à ne pas se soustraire à la complexité de l’exercice mais, bien au contraire, à la considérer comme centrale dans les processus de délibération et de choix. C’est à ce prix, celui du débat, des disputes et des controverses, que les recruteurs pourraient sortir de leur embarras face à la multitude des candidats, des techniques et des outils à leur disposition. C’est aussi par cette voie que l’on pourrait étendre le champ des possibles en réintroduisant la question de la diversité, qui ne se confond pas avec celle de la discrimination, dans les processus d’embauche.

Haut de page

Pour citer cet article

Référence électronique

Carole Tuchszirer, « Emmanuelle Marchal, Les embarras des recruteurs. Enquête sur le marché du travail »Sociologie du travail [En ligne], Vol. 59 - n° 1 | Janvier-Mars 2017, mis en ligne le 01 février 2017, consulté le 19 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/sdt/432 ; DOI : https://doi.org/10.4000/sdt.432

Haut de page

Auteur

Carole Tuchszirer

Centre d’Études de l’Emploi et du Travail, CNAM
29, promenade Michel Simon, 93166 Noisy-le-Grand Cedex, France
carole.tuchszirer[at]cee-recherche.fr

Articles du même auteur

Haut de page

Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

Haut de page
Rechercher dans OpenEdition Search

Vous allez être redirigé vers OpenEdition Search