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À propos de livres

Guilcher Jean-Michel, Danse traditionnelle et anciens milieux ruraux français. Tradition. Histoire. Société

Paris, L’Harmattan, Ethnomusicologie et anthropologie de l’espace français, 2009, 216 p.
Éric Limet
p. 164-167

Texte intégral

  • 1  Il doit être entendu que, lorsque je parle des recherches de Guilcher, il s’agit de celles faites (...)
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1Depuis plus d’un demi-siècle, Jean-Michel et Hélène Guilcher se consacrent à l’étude de la danse traditionnelle en France, associant enquêtes de terrain et dépouillement des sources écrites1. J. M. Guilcher a publié plusieurs importantes monographies consacrées à différents aspects de ce travail2. Cela faisait longtemps que ses lecteurs (parmi lesquels Claude Levi-Strauss) lui demandaient instamment de couronner ces publications par un ouvrage de synthèse. Il a longtemps hésité à le faire. Ce qui l’a finalement convaincu, c’est que jamais plus, après lui, les chercheurs ne retrouveraient la chance « de s’entretenir longuement avec des habitants des campagnes ayant eu vingt ans avant la fin du XIXe siècle, témoins d’une culture paysanne près de s’éteindre »3.

2Ce livre n’est pas un traité magistral sur la danse traditionnelle, sur la tradition populaire ou sur les sociétés rurales traditionnelles. Mais c’est un ouvrage d’une grande densité : 170 pages constituant le corps de l’ouvrage, 11 “articles annexes”, 40 pages de notes, 3 index (auteurs et ouvrages cités, index thématique, index géographique) ! Il intéressera, au-delà du public spécialisé, un cercle bien plus large de sociologues, d’anthropologues, d’historiens, et plus largement encore, tout lecteur soucieux de s’informer avec rigueur sur l’histoire et la diversité des sociétés humaines.

3Le premier enseignement que chacun pourra en tirer concerne les exigences sévères du travail scientifique. Guilcher nous rappelle sans cesse de « ne pas conclure trop vite », de ne pas généraliser indûment. Il nous met en garde contre toute vue simpliste, toute « affirmation pure et simple qui empêche d’y aller voir » (note 45, p. 240). Sur maint sujet, « nous en savons trop peu pour nourrir beaucoup de certitudes » (p.31). Il faut « interroger des sources nombreuses et très diverses », les mettre simultanément à contribution, « éprouver et recouper les unes par les autres, après avoir soumis chacune d’elles à l’examen critique qui permettra d’apprécier sa validité et sa portée » (p.33-34). Histoire et ethnographie doivent s’épauler (ibid.). Mais, en sens inverse, il ne faut jamais perdre de vue que toute société, même apparemment la plus stable, a une histoire (note 6, p. 236).

4Dans une longue introduction, Guilcher regroupe les enseignements qui peuvent être tirés de l’ensemble de ses recherches concernant leur objet principal : le processus de la tradition populaire, autrement dit de l’élaboration folklorique. On a cru longtemps que contes, chansons ou danses folkloriques venaient tout élaborés d’une origine lointaine, remontaient à des rites préhistoriques, ou encore que la tradition populaire fonctionnait comme une mémoire, imparfaite sans doute, mais efficace. Il a fallu attendre le milieu du XXe siècle pour que des auteurs tels que Coirault, Bartók, Van Gennep, Brailoiu, s’intéressent, surtout en matière de chanson, au phénomène central de la variation, que Guilcher a étudié dans son domaine, celui de la danse. Pour résumer ces pages, je citerai simplement cette définition de la poésie traditionnelle (Paul Benichou), qui peut s’appliquer, mutatis mutandis, à la musique, à la danse, au conte traditionnels : « La poésie populaire est celle qui, peu importe à partir de quelle forme originelle, s’est transmise oralement, en se façonnant par la variante, dans un milieu vaste où l’inculture est la condition dominante » (p.12, c’est moi qui souligne).

5De cette introduction, je retiendrai notamment les pages qui concernent les sources, ou si l’on veut, les causes de la variation. À propos des chansons, Coirault avait mis en évidence le fonctionnement imparfait de la mémoire et « l’invention mnémonique » destinée à y suppléer. Mais, en matière de danse, le défaut de la mémoire est rarement en cause. « La grande majorité de nos danses paysannes ont été d’une structure si simple, d’une pratique si commune et d’une exécution si fréquente que le problème de les mémoriser ne se posait même pas […] L’homme n’avait que faire de se souvenir, il lui suffisait de s’abandonner à lui-même » (p.18). Alors, ces variations, si communes, au résultat si souvent heureux au plan esthétique, sont-elles le résultat d’une volonté consciente ? Rarement. Dès lors, « ôté le choix délibéré, le souvenir, l’emprunt au-dehors […], il reste un inexpliqué, qui pourrait bien être l’essentiel : une spontanéité créatrice, un surgissement, non calculé, tout dans l’inspiration du moment. Un jaillissement de l’imprévu » ou, selon l’expression de Bartok (à ne pas prendre toutefois dans un sens finaliste), un « instinct de variation » (pp. 20 et 21).

6L’autre apport essentiel de cet ouvrage (et d’ailleurs de tous les travaux de Guilcher) réside dans l’étude du rapport entre, d’une part, le milieu humain et son histoire, et d’autre part la danse, moyen d’expression universel (p.31). Un premier chapitre “Campagnes d’hier”, est consacré aux sociétés paysannes traditionnelles, qui se sont maintenues dans une relative stabilité tout le temps de l’Ancien Régime, et ont rapidement évolué ensuite. La section intitulée “Un monde rural d’autrefois”, est sans doute la plus riche d’enseignements pour le lecteur non spécialiste. Se fondant tant sur les notations laissées à diverses époques par des observateurs de la vie des campagnes, que sur ses propres enquêtes de terrain, Guilcher trace « une espèce de portrait-robot » (pp. 46, sqq.) des diverses sociétés rurales dans la France préindustrielle : groupes humains de tailles réduites, « sociétés d’interconnaissance à dominance paysanne », se caractérisant par le primat de la collectivité, entraînant des contraintes souvent assorties de sanctions, mais aussi une grande solidarité, une culture homogène, dominée par la tradition, un langage où les signes complètent le langage verbal, ou y suppléent.

7Les pages substantielles sur ces divers caractères des sociétés traditionnelles (pp. 49-50), me paraissent devoir intéresser les juristes, les politiques, et… tout citoyen soucieux du bon fonctionnement de la cité !

8Quelles ont été, dans ces sociétés, les danses les plus répandues ? Elles appartiennent à un type : le branle, qui se caractérise par une disposition (cercle ou chaîne) « capable d’accueillir, mettre en ordre et rendre solidaires un nombre quelconque de participants » (p.35) et par la prédominance d’un pas répétitif, « geste expressif caractéristique de chaque collectivité. En le dessinant comme il a appris de son milieu à le faire, le danseur éprouve et rend visible son appartenance à un groupe particulier » (p.36). Le succès durable du type “branle” « tient toujours et partout au pouvoir qu’a le branle de réunir, de souder et d’unifier […]. Ceux que la chaîne assemble et soude, elle les engage, esprits et corps, dans la répétition uniforme, indéfiniment poursuivie, d’un même petit cycle moteur. Ce pas composé de structure définie, les danseurs l’ont reçu de la tradition de leur groupe en même temps qu’ils en recevaient leur langue maternelle. Il fait partie d’eux » (p.60).

9Mais ce monde traditionnel a radicalement changé à partir de la fin du XVIIIe siècle et durant tout le XIXe. Ce bouleversement fait l’objet du chapitre “Vers des temps nouveaux”. « Propriété du sol, techniques de production et formes du travail, rapport des sociétés locales avec le monde extérieur, vie de relation à l’intérieur de chacune d’elles, tout devient autre. La culture commune, avec le psychisme qui y était lié, acquiert des traits entièrement nouveaux. Une transformation d’une ampleur et d’une généralité inconnue remet en cause les savoirs qu’on devait à la tradition » (p.65). En matière de danse, un élément essentiel de cette métamorphose est l’arrivée dans les campagnes d’un modèle entièrement différent du type branle, celui des contredanses ou danses sociales à figures (pp. 85, sqq.).

10Au terme de son travail, Guilcher ne s’estime pas en droit de formuler de véritables conclusions. Son dernier chapitre, “Variation et tendance”, se borne modestement à tirer « quelques réflexions d’ordre général ». Mais les pages que l’auteur consacre à ce concept de tendance (pp. 167 à 177) ouvrent quelques horizons nouveaux. « La variation n’explique pas tout. Le problème est de savoir pourquoi et comment certaines variantes individuelles […] deviennent sociales, pourquoi certaines se transmettent alors que d’autres s’éteignent […] ». La sélection de fait des variantes conduit « à reconnaître, surplombant la variation et orientant confusément le devenir qu’elle alimente, l’empire continu d’une ou plusieurs tendances. Certaines de portée générale. D’autres propres à certains territoires » (p.168). Et Guilcher ébauche dans ses conclusions l’étude de la principale de ces tendances, celle qui en quelque sorte sous-tend toutes les autres, à savoir le déclin de l’expression collective et concomitante, l’affirmation croissante de l’individu et du couple.

  • 1  La tradition populaire de danse en Basse-Bretagne, Paris/La Haye, Mouton, 1963, 1ère édition, p.57 (...)

11À propos de cette notion de tendance, peut-être faut-il évoquer un rapprochement que Guilcher avait esquissé dès son premier et important ouvrage1, où il écrivait : « Si l’on devait […] comparer à quelque autre élaboration cette lente métamorphose qui produit les danses folkloriques nouvelles, c’est de l’évolution biologique, plus que de la composition savante, qu’on serait tenté de la rapprocher. Expression de la vie, la danse a quelque chose du vivant elle-même, et sa genèse dans le milieu folklorique fait, par plus d’un côté, penser à celle des espèces ». Pour ma part, je retiendrai aussi un autre rapprochement, avec ce que, suite à Durkheim, on appelle en sociologie la fonction d’une institution ou d’un quelconque fait social.

12Voilà donc pour le corps de l’ouvrage. Les 11 “articles annexes”, qui suivent, offrent quelques exemples concrets de l’interaction entre milieu social et expression par la danse.

  • 1  Tradition et histoire dans la culture populaire. Rencontres autour de l’œuvre de Jean-Michel Guilc (...)

13Il me faut conclure. Il y a 20 ans, lors d’un colloque consacré aux travaux de Guilcher, Claude Levi-Strauss lui adressait un message disant en substance : « [Vos] ouvrages m’ont toujours captivé, car, en plus de la rigueur monographique, une méthode et des perspectives théoriques s’en dégagent : méthode fondée sur une pratique méticuleuse du terrain, mais qui s’applique à saisir les phénomènes étudiés dans leurs relations mutuelles et dans leur relation avec l’histoire et le milieu […]. Par votre vie pleinement vouée à la recherche […] vous nous administrez à tous une leçon de morale scientifique en même temps que vous démontrez – mais n’est-ce pas là le but ultime de la recherche ethnographique ? – que l’étude approfondie d’une catégorie limitée des phénomènes peut, à condition de la pousser jusqu’à son terme, permettre de découvrir ou de retrouver des vérités générales »1.

14Ces mots, inspirés par les ouvrages précédents de Guilcher, ne trouvent-ils pas avec ce livre-ci une éclatante confirmation ?

152  Faute de place, je ne les citerai pas tous. Mentionnons en tout cas : La tradition populaire de danse en Basse-Bretagne, paru en 1963, plusieurs fois réédité (dernière édition Spézet, Coop-Breizh, 2007) ; La tradition de danse en Béarn et Pays Basque français, Paris, Maison des sciences de l’homme, 1984 ; La contredanse et les renouvellements de la danse française, Paris/La Haye, Mouton, 1969, dernière édition Bruxelles, éd. Complexe 2003 ; Rondes, branles, caroles. Le chant dans la danse, Centre de recherche bretonne et celtique et Atelier de la danse populaire, Brest, 2003.

163  Danse traditionnelle et anciens milieux ruraux français, p.7. Dans la suite du texte, les références à l’ouvrage ici analysé apparaîtront dans le corps du texte par une simple mention de page.

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Notes

1  Il doit être entendu que, lorsque je parle des recherches de Guilcher, il s’agit de celles faites conjointement par les deux époux Guilcher, même s’il est revenu à Jean-Michel Guilcher seul, pour l’essentiel, de les consigner par écrit.

1  La tradition populaire de danse en Basse-Bretagne, Paris/La Haye, Mouton, 1963, 1ère édition, p.570.

1  Tradition et histoire dans la culture populaire. Rencontres autour de l’œuvre de Jean-Michel Guilcher, Grenoble, Centre alpin et rhodanien d’ethnologie, 1990, p.11(5).

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Pour citer cet article

Référence papier

Éric Limet, « Guilcher Jean-Michel, Danse traditionnelle et anciens milieux ruraux français. Tradition. Histoire. Société »Recherches sociologiques et anthropologiques, 40-2 | 2009, 164-167.

Référence électronique

Éric Limet, « Guilcher Jean-Michel, Danse traditionnelle et anciens milieux ruraux français. Tradition. Histoire. Société »Recherches sociologiques et anthropologiques [En ligne], 40-2 | 2009, mis en ligne le 15 octobre 2010, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/rsa/173 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rsa.173

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Auteur

Éric Limet

Docteur en droit

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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