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Les ultras dans le Var : une faction sous l'Empire, un parti sous la Restauration

p. 69-82

Texte intégral

1Sous l'Empire, dans le département du Var qui comprenait alors l'arrondissement de Grasse, les partisans des Bourbons forment une faction structurée par un groupe d'anciens officiers de l'armée de Condé. Leur tactique est de noyauter l'administration préfectorale et municipale. Durant les Cent-Jours, un petit nombre d'entre eux seront activistes, les autres, attentistes. Sous la Restauration, les premiers, avec à leur tête Jean-Antoine de Paul de Chateaudouble, placent le département sous l'emprise des ultras. Avec les réserves qu'exige l'usage moderne de ce mot, on peut dire qu'ils s'organisent en parti, dans la mesure où ils regroupent leurs partisans dans des cercles chargés d'influencer l'opinion et où ils contrôlent l'administration et les élections, grâce à l'appui d'un ministère de l'Intérieur qui leur est acquis.

Le ralliement apparent des royalistes sous l'Empire

2En 1808, les maires du département du Var doivent être renouvelés. Les critiques préfectorales, formulées en 1807, envers ceux qu'il faut changer sont si nombreuses et si outrées qu'elles paraissent suspectes. 76 maires sur 148 sont remplacés, dont 34 dans l'arrondissement de Draguignan. Parmi ceux des nouveaux maires qu'on peut identifier, 34 sont royalistes, dont 16 nobles. Jusqu'au renouvellement suivant, en 1813, 19 autres seront installés, dont 9 nobles. En 1813, 25 familles nobles, au moins, soit environ une sur cinq, ont accepté d'occuper cette fonction1.

3Les nobles n'étaient pas très nombreux dans le Var. Maurice Agulhon a recensé 235 familles avant la Révolution, dont une douzaine appartenant à la noblesse de cour, 118 à la noblesse d'épée, 33 à la noblesse de robe2. Restent 79 d'origine incertaine, le plus souvent à la suite de l'achat d'une charge anoblissante. Parmi celles dont on connaît la résidence, une moitié vit à Toulon, une autre dans les villes et bourgs du centre et du nord du département. Dans 15 communes, la famille noble titulaire de la seigneurie du lieu y habite. C'est le cas pour le seigneur de Chateaudouble, Elzéar Baudrier, qui n'a pas émigré. Après 1800, on ne retrouve plus que 118 familles nobles dans le Var. L'affaire toulonnaise a bouleversé la noblesse locale. Dans l'ensemble, les nobles varois ont été appauvris par la Révolution mais, en 1800, 42 de leurs familles, sur les 118 répertoriées, comptent parmi les 600 plus imposées du département. Tous ces nobles ne seront pas ultras, alors que des bourgeois le seront. Cela va de soi, mais encore plus dans le Var où nobles et bourgeois s'allient facilement. « Tous les grands notables du Var sont liés par un réseau familial qui les enserre dans un même filet », constate l'auteur des notices des Grands notables du Premier empire3.

4L'occupation des mairies varoises par des nobles et des royalistes doit beaucoup au préfet nommé en avril 1806, Pierre Melchior d'Azémar, un ancien officier noble, âgé de 66 ans et qui fut dans l'armée de Condé4. Ses agissements sont facilités par les employés de ses bureaux, nobles et/ou royalistes. La noblesse de l'arrondissement de Draguignan a tout de suite compris quel enjeu représentait la préfecture et ses intrigues l'ont fixée là en avril 1797. En 1800, dès son retour d'émigration, François-Auguste de Jouffrey (1751-1837), co-seigneur de Taradeau, un officier qui fut un des trois commissaires désignés pour délimiter le département en 1789, obtient un emploi de chef de bureau à la préfecture5. En 1807, il deviendra conseiller de la préfecture. Avant lui, était déjà en place Barthélémy-Joseph Anglès (1767-1842), un avocat de Fréjus, chef de bureau à l'administration centrale du département depuis 1796. C'est un bourgeois, cousin de Sieyès mais, avec sa femme, il a épousé les idées royalistes du clan de sa belle-famille, les Cavalier. En 1800, avec l'appui de Sieyès, il devient conseiller de préfecture, tandis que son beau-frère, l'archiprêtre de Draguignan, vicaire général, qui fut prêtre réfractaire, tient un salon où sont reçus les anciens émigrés. La famille Anglès et ses alliés auront une influence décisive au chef-lieu jusqu'à la fin du XIXe siècle. En 1811, le troisième conseiller de préfecture est remplacé par un autre officier émigré, ancien co-seigneur de Comps-Favas, Charles-Louis Brun-Favas (1772-1845). Honoré Muraire, le nouveau sénateur, désigné en 1811, l'a recommandé. Il est, avec Sieyès, l'autre personnage le plus influent dans le Var. C'est un avocat, un bourgeois, ancien co-seigneur de Favas, qui s'est marié en 1784 avec une veuve de famille noble. Premier consul de Draguignan en 1785, il est partie prenante de la Révolution à ses débuts mais se place à droite quand il est élu à la Législative. Emprisonné sous la Terreur, il revient aux premiers rangs de la vie politique sous le Directoire et préside le Conseil des Anciens en 1797. Cette place le sert pour faire de sa ville natale le chef-lieu du Var6. Ses capacités de juriste le font distinguer par Napoléon qui le nomme Premier président de la cour de cassation en 1804, comte en 1808, sénateur en 1811.

5Les trois conseillers de préfecture, anciens émigrés pour deux d'entre eux ou favorable à ceux-ci pour le troisième, resteront en place jusqu'en 1830. Cette stabilité les rend plus efficaces que les préfets successifs, d'autant qu'ils ont peuplé leurs bureaux de leurs amis, principalement celui des communes qui fait et défait les maires. On y trouve Jean-Baptiste Tollon (1739-?) qui fut lieutenant criminel de la sénéchaussée de Draguignan, émigra en 1793 et administra le département après Thermidor, en 1794-19577. Est là aussi Louis-François Gérard (1769-1829), un notable de Cotignac, administrateur du district de Barjols durant l'année 1795. Il quittera la préfecture en 1818 et deviendra, en 1826, régisseur des biens du duc de Bourbon dans le département8. Enfin, depuis 1808, le maire de Draguignan est Désiré Reboul-Taradeau (1777-1833), fils d'un co-seigneur deTaradeau, neveu d'un subdélégué de l'intendant à Draguignan qui émigra en 1793.

6Depuis 1800, les royalistes dracénois contrôlent la présidence du conseil général confiée d'abord à Etienne de Berlier-Tourtour (1743-1827), issu d'une famille consulaire apparentée à la noblesse et qui fit une carrière d'officier. Vient ensuite Joseph de Brun-Favas (1735-1811), l'oncle du conseiller de préfecture, officier lui aussi. A sa mort, la présidence échoit à Sextius de Perier-Lagarde (1748-1830), un propriétaire qui, en 1815, malgré ses 67 ans, sera du corps des volontaires royaux lancé à la poursuite de Napoléon débarquant de l'île d'Elbe. Il restera à la tête du conseil général du Var jusqu'à sa mort en 1830.

7Le contrôle de la préfecture est un enjeu. En 1806, Toulon réclame son retour. Les Dracénois se mobilisent. Le préfet d'Azémar écrit au ministre. L'argumentaire, utilisé jusqu'en 1974 pour maintenir la préfecture à Draguignan, est déjà le sien9. Le jeune maire Reboul-Taradeau fait intervenir les protections parisiennes, celle de Muraire mais aussi celles de Jacques-Athanase Lombard-Taradeau (1750-1821) et d'Hippolyte Giraud d'Agay (1770-1846)10. Le premier fut lieutenant-général de la sénéchaussée de Draguignan. Elu député du Tiers en 1789, il ne revint pas de Paris. Entré au ministère de la Police en 1796, il y fit une carrière lucrative, sous l'Empire, à l'ombre de Fouché qui dirige la police de 1795 à 1815. En 1798, il fait partie de la commission de radiation des émigrés. Sous l'Empire, c'est un habitué du salon de Muraire. Le père de Louis-François Gérard, l'employé de la préfecture du Var, est son cousin. Hippolyte Giraud d'Agay, l'autre protecteur parisien sollicité par le maire de Draguignan, servit, avec deux de ses frères, dans l'armée de Condé. En 1801, radié de la liste des émigrés, il rentre à Draguignan. Muraire le recommande pour un emploi à Marseille. A partir de 1806, il est fonctionnaire au ministère de l'Intérieur. Une autre influence parisienne utile est celle du comte Lacuée de Cessac, ministre de l'administration de la Guerre de 1810 à 1813, marié à une cousine de la marquise de Villeneuve-Bargemon (1751-1847), principale famille noble du département. La comtesse de Cessac qui perd ses deux fils dans les guerres de l'Empire, s'emploie à caser ceux de sa cousine11. En 1805, Joseph devient le secrétaire de son mari, et, de 1807 à 1810, c'est Alban. Le comte de Cessac fut aussi un camarade de régiment de Joseph de Brun-Favas dont le neveu, François Ailhaud de Méouilles, sera son chef de cabinet.

8L'arrondissement de Toulon est l'objet de l'acharnement du préfet d'Azémar. La revendication de la préfecture, la force qu'y ont les opinions libérales le désignent pour une reconquête en règle12. Louis Courtès, le maire de Toulon, qui a des sympathies républicaines, est accusé de malversations et révoqué sans avoir le droit de se défendre. A Hyères, la coterie royaliste locale lance une campagne d'opinion à propos de l'entretien de la vallée du Gapeau, contre le maire Jean Léon Nicolas, un officier qui servit la République. Elle porte l'affaire devant le préfet qui demande au maire de démissionner. Celui-ci refuse et dénonce la coterie dans un épais mémoire13. Il sera révoqué en 1811. Au Beausset, le maire républicain, François Revest, se bat contre le grand propriétaire, Seran-La Tour, un ancien émigré, qui veut faire payer l'usage des fours. Le préfet prend parti pour ce dernier, qui sera qualifié de « royaliste pur » en 1816. Le maire est révoqué. Le préfet d'Azémar est si ouvertement favorable aux anciens émigrés que son ministre s'en inquiète et qu'il doit se justifier dans une lettre du 30 octobre 180714. En conclusion, il demande en ces termes confirmation de ses nominations de maires : « C'est avec l'examen le plus scrupuleux que je les ai choisis parmi leurs concitoyens comme étant ceux qui étaient le mieux en état de me seconder dans l'administration, en faisant disparaître ce funeste esprit de parti qui se fait encore sentir lorsque le chef de l'administration appartient à celui qui n'avait pas la vertu pour principe. » D'Azémar sera remplacé en 1811. Son dossier porte la mention « Motif inconnu » 15.

Un personnage central : Jean-Antoine de Paul de Chateaudouble

9Un des maires nommés par le préfet d'Azémar est celui de Chateaudouble, commune proche de Draguignan. Celui-ci, Jean-Antoine de Paul (1774-1846) est à la tête de la faction royaliste sous l'Empire comme le prouvent ses promotions en 1814 et 1815 ainsi que son action pendant les Cent-Jours. Il sera aussi à la tête du parti ultra durant la Restauration, du moins sous la forme réaliste que lui imprime Villèle.

10Le père de Jean-Antoine de Paul est un officier supérieur non noble, fils du premier consul de Castellane, qui a pour épouse Marie-Marquerite Baudrier, sœur du seigneur de Chateaudouble. Envoyé à l'âge de sept ans à l'école des orphelins militaires, Jean-Antoine en sort pour s'engager dans l'armée des princes puis dans celle de Condé. A dix ans de pension succèdent dix ans d'errance à l'étranger dans une troupe d'environ 4 000 hommes. En 1802, il rentre à Castellane, se marie en 1805 et, en 1808, hérite de son oncle Baudrier, comptant ainsi parmi les trente plus imposés du Var. Il ajoute à son nom celui de l'ancienne seigneurie de Chateaudouble et réside dans son château de Rebouillon, près de Draguignan.

11En 1810, Ferdinand Bertier de Sauvigny, petit-fils de l'intendant de Paris massacré le 22 juillet 1789, aide de camp du prince de Condé, organise une société secrète, les Chevaliers de la Foi. Les affidés doivent témoigner des vertus chrétiennes et préparer le rétablissement de la royauté légitime. Ils forment une « bannière » par département. Christophe et Alban de Villeneuve-Bargemon en font partie. En 1815, il y aura une bannière des députés et une bannière des pairs. On sait que Chateaudouble fait partie de la première en 182416.

12La faction royaliste locale attise le mécontentement des populations contre le régime qui les accable par la conscription et les taxes perçues sur les boissons : les droits réunis. On remarque que les royalistes sont nombreux dans l'administration des contributions indirectes. Ferdinand de Villeneuve-Bargemon (1777-1835), par exemple, est inspecteur de la régie des droits réunis à Grasse de 1805 à 1814. François-Auguste de Jouffrey, notre conseiller de préfecture, est percepteur des droits réunis à La Cadière en 1806 où son fils le remplace. Jean-Antoine de Paul sera lui-même receveur des contributions indirectes à Castellane à son retour d'émigration. En mars 1814, des émeutes éclatent contre les droits réunis à Pignans, à La Roquebrussanne17. Les royalistes répandent le bruit que les Bourbons supprimeront ces taxes à leur retour. Lorsque Louis XVIII s'empresse de les confirmer et que des émeutes éclatent à nouveau, en juin et juillet 1814, les royalistes varois considèrent ces manifestations avec indulgence, prennent la défense des mutins, « quand ils ne sont pas à leur tête », ou bien envoient des vœux respectueux pour l'abolition des droits réunis. « Les royalistes seraient-ils contre le roi? », se demande dans sa thèse Maurice Agulhon. Ils semblent surtout avoir été des apprentis sorciers.

13En août 1814, un nouveau préfet, le marquis de Bouthilier, est nommé dans le Var. Il a le même âge que Chateaudouble, issu comme lui de l'armée de Condé où il avait le grade de major général de l'Infanterie, troisième dans la hiérarchie après le prince et son fils le duc de Bourbon18. Il nomme peu de nouveaux maires car, dans le département, la restauration politico-administrative a déjà eu lieu. Chateaudouble reçoit la croix de Saint-Louis et séjourne à Paris car il sollicite une sous-préfecture. Les trois conseillers de préfecture sont décorés de la Légion d'honneur. Reboul-Taradeau, le maire de Draguignan, nommé en 1808 par d'Azémar, avait été écarté par le préfet suivant. La place avait été cependant gardée pour les royalistes en la confiant à Etienne de Berlier-Tourtour. En novembre 1814, âgé de 71ans, celui-ci pense qu'il peut la céder, sans souci, au fils de Jouffrey, Charles-Auguste (1775-1832) qui fut dans l'armée de Condé.

14Mais, le 1er mars 1815, Napoléon débarque à Antibes. Chateaudouble, alors âgé de 41 ans, veut prendre contre lui la tête des gardes nationales. Celles-ci refusent de marcher. Le 25 mars, le duc d'Angoulême qui fut, lui aussi, dans l'armée de Condé, est chargé de diriger la résistance contre l'usurpateur dans le Midi. Il nomme Chateaudouble sous-préfet provisoire de Toulon. Le 19 avril, arrive Jean-François Defermon, le préfet envoyé par le nouveau pouvoir impérial. Chateaudouble refuse de prêter serment comme maire. Seulement quatre autres maires nobles l'imitent. A la préfecture, nos trois conseillers ne font pas de difficulté pour jurer fidélité à l'empereur. En mai, Napoléon demande que l'on procède à des élections municipales dans les communes de moins de 5 000 habitants, selon les modalités prévues en décembre 1789 pour les premières élections municipales. Dans le Var, 25 maires seulement ne sont pas réélus et dans 17 communes seulement le scrutin traduit une résistance à la reconquête royaliste menée sous l'Empire. Seule une minorité de « royalistes purs » se manifeste donc. Les autres font le dos rond et attendent des jours meilleurs. Mais malheur à ceux qui auront témoigné leur joie pendant les Cent-Jours19.

15Après Waterloo, le marquis de Rivière, un des trois fondateurs des Chevaliers de la Foi, commissaire du roi à Marseille, gère l'interrègne. Il nomme préfet provisoire du Var le maire ultra de Brignoles, en place depuis 1813, Jean-Baptiste Garnier (1761-1841). A la tête des nouvelles gardes nationales, dont le comte d'Artois veut se servir comme d'une milice contre-révolutionnaire, il met le marquis de Colbert, émigré rentré en 1814 qui se fie à Chateaudouble pour constituer celles de l'arrondissement de Draguignan. Celui-ci se hâte de réunir une centaire de jeunes ultras venus principalement de Lorgues et, le 15 juillet, chasse le préfet Defermon. Lorsque, fin juillet, il retrouve son poste de sous-préfet provisoire de l'arrondissement de Toulon. Il demande aux « principaux habitants » d'Hyères, c'est-à-dire à ses amis, de dresser une liste de personnes qui seront placées sous surveillance dans d'autres communes. Dix-huit adversaires politiques sont ainsi désignés dont l'ancien maire, Jean Léon Nicolas. De même au Beausset, une liste de vingt noms est dressée, sur laquelle figure l'ancien maire François Revest dont les maisons sont saccagées20. D'autres, se sentant menacés, se réfugient dans les bois « où on leur fait de temps à autre la chasse comme aux loups ». A Toulon, Chateaudouble, « factieux de première force », a formé une garde nationale, instrument de terreur. A sa tête, un dirigeant de la section anticonventionnelle de 1793, arrête tous ceux qui montrèrent de la sympathie pour la révolution ou l'Empire. Les Toulonnais fuien21.

16Le sous-préfet titulaire de l'arrondissement de Toulon, Silvestre d'Aubert de la Tourette, reprend son poste le 1er septembre 1815. On s'interroge sur un tel délai. Quoi qu'il en soit, son légalisme, sa modération ne satisfont pas Chateaudouble, élu à la Chambre introuvable le 22 août et qui, recommandé par le marquis de Rivière, est nommé sous-préfet de Toulon en novembre 1815. Il le restera jusqu'en 1818, le temps de placer ses hommes dans cet arrondissement qui a échappé aux royalistes sous l'Empire. En septembre 1821, Chateaudouble devient sous-directeur de la Caisse d'amortissement. Il réside désormais à Paris mais reste le chef du parti ultra dans le Var où il est constamment réélu député.

Le parti ultra ou les chemins de traverse de l'extrémisme

17Après la terreur de juillet-août, la répression légale sévit pendant l'automne et l'hiver 1815-1816. Dans l'arrondissement de Draguignan, quarante-sept habitants comparaissent devant la cour d'assisses, cinquante-deux devant la cour prévôtale, d'autres devant des tribunaux correctionnels. L'ordonnance du 27 décembre 1815 organise la garde nationale. Les nobles délaissent les mairies pour prendre son commandement. L'ordonnance du 13 janvier 1816 anticipe le renouvellement des mairies prévu pour 1818. Cette décision est voulue par les ultras pour profiter de la conjoncture et faire passer leurs candidats. Soixante-et-une communes changent de maire en 1816. En effet, nobles et notables royalistes refusent désormais d'exercer eux-mêmes cette fonction et placent leurs hommes. Les nominations se feront selon des critères politiques et sur recommandation. Une lettre, un mot à Louis-François Gérard, toujours en poste au bureau des communes, et le maire est changé, un ami, un parent est pourvu. Dans l'arrondissement de Toulon, c'est Chateaudouble qui décide.

18Au lendemain de la révolution de 1830, le banquier Cagniard, ancien receveur général du Var, dont la maison de campagne, près de Toulon, fut dévastée par les gardes nationales ultras en 1815, candidat de l'opposition libérale sous la Restauration, s'adresse en ces termes à Joseph-Barthélémy Anglès qui a été nommé préfet provisoire : « Toulon, vous le savez mieux qu'un autre, est depuis 1815 gouverné par une faction qui a successivement rempli de ses créatures toutes les places les plus élevées comme les moindres. Le chef de cette faction avait soumis à son influence toutes les administrations : sous-préfecture, ministère public, mairie, police. Tout avait passé sous le joug. Ce chef a fait et défait à son gré des préfets, des sous-préfets, magistrats, administrateurs, il a fallu se ranger sous sa bannière et servir ou perdre en un instant le fruit d'anciens services. » 22

19L'emploi du mot « bannière » n'est pas innocent, évidemment. L'ironie est qu'en 1820, Anglès a été nommé secrétaire général de la préfecture par recommandation des Cavalier et des Siméon auprès de Chateaudouble. Les faits confirment la lettre de Cagniard. Le préfet Joseph Siméon qui appartient à une grande famille varoise, dont le père, député en 1816, sera bientôt ministre, est déplacé sans explication en 1818. Il a eu la naïveté de signaler l'existence de « deux ou trois coteries dracénoises fondant leur opinion sur La Quotidienne [...] et [qui] plaignent le roi de partager les lumières de son siècle [...] Il est fâcheux de voir à leur tête des fonctionnaires et des employés du gouvernement. » 23Ricard, sous-préfet de Draguignan pendant les Cent-Jours, issu d'une famille varoise bien-pensante, se voit refuser toute place sous la Restauration. En juillet 1816, Chateaudouble a fait nommer maire de Toulon, le baron François de Drée, contre-amiral honoraire, qui a 73 ans et dont la nièce a épousé le fils du conseiller de préfecture Jouffrey. Après quelques maires que le ministère devenu libéral a imposés, Chateaudouble, en 1822, lorsque Villèle est arrivé au pouvoir, fait à nouveau nommer le maire de son choix, un autre contre-amiral honoraire, le vicomte Jean-Baptiste Charrier-Moissard. Accompagné du marquis de Bouthillier et de Guillaume-Antoine Baron, un député du Var proche de lui, il s'est rendu chez le nouveau ministre de l'Intérieur, Jacques Corbière, fidèle ami de Villèle, pour imposer son préféré. Corbière hésite et veut l'avis des autres députés du Var, voire celui du préfet. Chateaudouble lui adresse cette lettre menaçante. « Mercredi dernier, Monseigneur, Mr Baron et moi-même, eûmes l'honneur de vous observer que la mairie de Toulon est dans la plus parfaite anarchie et qu'il est urgent de nommer le maire. Vous nous répondites que M. le préfet devant arriver, vous vouliez l'attendre pour faire cette nomination. Nul doute qu'il s'y opposera. S'il réussit, que penseront de leur ministère et de leurs députés les royalistes de Toulon [...]? Ils auront sans doute de la peine à concevoir que le ministre qui a si courageusement et si éloquemment combattu ce système dangereux [celui du libéral Decazes], puisse balancer entre l'opinion exprimée par celui qui depuis huit ans n'a cessé de marcher sous sa bannière et celle des hommes qui par leurs actes ont prouvé qu'ils ont été les partisans de ce système. Ces fidèles Toulonnais croiront sans doute plutôt que leur mandataire a mal secondé leurs vœux; il perdra leur confiance et par conséquent l'influence qu'il a toujours exercée dans le sens du système adopté par le ministère actuel. » 24Le chantage est clair. Allusion est faite encore à la « bannière » et donc aux Chevaliers de la Foi.

20Le ministre Villèle est, lui aussi, Chevalier de la Foi, quoique circonspect. Arrivé à l'important ministère des Finances en décembre 1821, il devait y rester jusqu'en janvier 1828, disposant d'une majorité docile, surtout après les élections de 1824; majorité dont sont écartés les « pointus » au bénéfice des « ventrus », majorité fondée sur la corruption et qui vote au signe convenu comme veut son chef25. Chateaudouble est le seul député élu sans interruption de 1815 à 1830. Entre 1815 et 1824 sont écartés un libéral, Fabry, et un ultra irréductible, Aurran. A partir de 1824, dans la Chambre élue pour sept ans, restent trois ultras mais d'accord pour soutenir Villèle : Chateaudouble, Aguillon et Baron. Alexandre Aguillon (1765-1845) est membre de la bannière de la Chambre des députés. Ce riche bourgeois toulonnais, propriétaire et armateur, émigra avec sa famille en 1793. A Livourne, en 1801, il a reçu dans sa loge maçonnique Guillaume-Antoine Baron (1774-1840). Descendant d'une famille d'artisans de Claviers, celui-ci semble tout devoir à son beau-frère, le juriste Pastoret, député du Var aux Cinq-Cents, fructidorisé puis couvert d'honneurs sous l'Empire et la Restauration : sénateur en 1809, pair en 1814, marquis en 1817, membre du conseil privé en 1826. Baron profite de cette gloire. En 1806, il est nommé directeur du Mont de Piété de Paris et, en août 1815, directeur général de cette institution. En 1817, il est fait baron. Il a gardé beaucoup de liens dans le Var avec des familles attachées à l'ancien régime, qui font partie de la cinquantaine d'« électeurs influents » que pointe le préfet parmi les six cents que compte le département. A la Chambre, Baron est très effacé. En 1825, Casimir Périer l'attaque sur la gestion douteuse du mont de Piété. L'accusé se défend à peine.

21En 1826, c'est au fonctionnement de la Caisse d'amortissement que Casimir Périer s'en prend26. Depuis 1823, Chateaudouble est le rapporteur de la Commission de comptabilité de la Chambre des députés. A ce titre, il répond à l'interpellateur, se cantonnant aux chiffres, laissant à Villèle les explications politiques. On sait que la loi d'indemnisation des émigrés dont les biens avaient été vendus sous la Révolution avait été votée le 15 mars 1825. Des trente millions de francs de rente à 3% à leur distribuer, plus de la moitié provenait des rachats opérés en Bourse par la Caisse d'amortissement 27. Quel fut le rôle de Chateaudouble dans cette affaire? On observe qu'il ne rapporte plus pour la Commission de comptabilité en 1827 et que Casimir Périer entre à la Commission de surveillance de la Caisse cette année-là.

22Le préfet d'Anderic se montre très sévère envers Chateaudouble et Baron, le 19 septembre 1827, lorsque Villèle, en difficulté à la Chambre, lui demande des prévisions en vue des élections. « Quant à M. de Chateaudouble, écrit-il, il est généralement connu pour un homme faux, peu délicat et point du tout loyal. Ses partisans même conviennent qu'au grand collège, il n'aurait pas deux suffrages [...] Il existe chez lui un je ne sais quoi qui le fait ranger dans ce dernier rapport [la considération] bien au-dessous de son collègue, M. Baron. » 28Le préfet demande que le gouvernement ne nomme pas ces deux hommes président de collège électoral, nomination qui équivaut à une candidature officielle. Il demande aussi des subsides car, selon lui, ces députés ne pourront être réélus qu'en payant les suffrages. Le préfet doit être un ultra qui conteste Villèle alors que les deux députés en question doivent être de ces « ventrus » qui suivent encore le ministre des Finances. Contrairement à son avis, Chateaudouble et Baron sont nommés président de collège électoral. Ils semblent vouloir se débarrasser d'Aguillon qui soutiendrait Polignac. Ils sont en tout cas réélus, Aguillon aussi, signe d'une opposition de droite qui monte. Le préfet est immédiatement déplacé.

23Après 1830, la Cour des comptes s'intéresse au Mont de Piété qui a brassé énormément d'argent sous la Restauration. Il s'avère que Baron en a usé à sa guise, disposant seul du coffre à partir de 1823, trafiquant les écritures. Il démissionne le 9 novembre 1830 et doit rembourser 364 000 francs dont 245 000 resteront impayés. L'historien du Mont de Piété s'étonne de l'indulgence des magistrats de la Cour des Comptes. « Tout se passe, estime-t-il, comme si Baron avait agi quinze ans durant, ­ les quinze ans de la Restauration ­, pour le compte secret d'une puissance très supérieure et que certaines craintes ou fidélités aient incité à ménager, après que la chute de celle-ci eut entraîné la sienne. » 29

24Jean-Antoine de Paul de Chateaudouble, lui, reste à la tête de la Caisse d'amortissement jusqu'à sa mort, en 1846. Nous n'avons aucun renseignement sur la fin de sa carrière dans l'établissement financier et guère plus sur la dernière partie de sa vie. C'est à Draguignan, en 1828, qu'il marie sa fille unique avec le fils d'Etienne de Berlier-Tourtour. Le couple aura quatre enfants. La première des filles épousera Charles de Ribbe (1827-1899), historien de la société provençale d'Ancien régime, disciple de Le Play, la seconde un sous-préfet, descendant de Lombard-Taradeau, la troisième un magistrat aixois dont le grand-père, comme le sien, avait été un émigré. Le fils fera une carrière d'officier et conservera le château.

25A côté des royalistes, il y a, dans le Var, sous l'Empire, des nostalgiques de la République. A côté des ultras, il y a, sous la Restauration, des libéraux. Les uns et les autres ne se constitueront pas en faction. Les royalistes eurent pour eux la solidarité existant entre les soldats de l'armée de Condé, organisés en sociétés secrètes, mais aussi des complicités parisiennes, autant dire celles du pouvoir impérial, ce qui renvoie à la nature aventurière de celui-ci.

26Qu'ils soient une faction sous l'Empire ou une sorte de parti sous la Restauration, l'enjeu reste le même pour les royalistes varois, à savoir le contrôle de la préfecture et, à partir de là, celui du département où Toulon, la grande ville, devra, elle, être soumise au contrôle de la Marine. La « Royale » et les grands propriétaires fonciers ont intérêts liés. Ce contrôle qui ne se dément pas, en ce sens, durant tout le XIXe siècle, a peut-être maintenu le Var à l'écart de la modernisation.

27Il est, enfin, piquant d'opposer deux générations à travers les deux personnalités de Chateaudouble et de Charles de Ribbe, tous deux attachés à un état social qui les avantage, l'un le défendant avec réalisme et violence, l'autre le reconstruisant idéalement avec bénignité.

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Notes

1 GEORGE Jocelyne, Les Maires dans le Département du Var de 1800 à 1940, thèse d'Etat, Université de Paris I, 1987, dactylographiée. Tome I, chap. 1, 3e partie : 1808-1815, la bataille pour les mairies, p. 138 et suiv.
2 AGULHON Maurice, La Vie sociale en Provence intérieure au lendemain de la Révolution, Société des Études robespierristes, 1970, pp. 75 et suiv.; p. 257 et suiv.
3 D'AGAY Frédéric, Grands Notables du Premier Empire. Var, éditions du CNRS, 1988, p. 12.
4 AN F1 b1; BITTARD Des PORTES René, Histoire de l'Armée de Condé, Le Dentu, 1896.
5 Les éléments de la biographie des personnages cités sont issus essentiellement de l'ouvrage Grands Notables du Premier Empire, op. cit., qui regroupe toutes les sources en la matière. Il faut signaler parmi celles-ci SALVARELLI Joseph, Les Administrateurs du Département du Var (1790-1897), Draguignan, 1897, et HONORE Louis, L'Emigration dans le Var. 1789-1823, Bull. de la Société d'études scientifiques et archéologiques de la ville de Draguignan (BSESAD), 1922-1923.
6 Mise au point sur ce sujet in GEORGE Jocelyne Les maires..., op. cit., Tome II, p. 496.
7 Les Maires..., Tome I, p. 139-140.
8 Ibid., p. 140.
9 AN F1 cIII Var11. 18 février 1806.
10 Grands notables...
11 Biographie universelle, Michaud, 1845-1865.
12 Les Maires..., Tome I, chap. 1.
13 AN F1 bII Var18.
14 AN F1 bII Var25.
15 AD 1M 1-2.
16 BERTIER de SAUVIGNY Guillaume, Le Comte Ferdinand de Bertier et l'Enigme de la Congrégation, Paris, 1948, pp. 356 et suiv. Les Grands notables...ne signalent pas cette affiliation ni pour Chateaudouble ni pour les Villeneuve-Bargemon.
17 AGULHON Maurice, La Vie sociale..., op. cit., p. 435 et suiv.
18 BITTARD des PORTES René, Histoire de l'Armée de Condé, op. cit. Le nom de Paul ne figure pas dans la liste des officiers démobilisés en 1802 qui se trouve à la fin de ce livre.
19 Les Maires... Tome I, chap. 1, 3e partie : L'appel au peuple, pp. 153 et suiv. ALLEAUME Charles, Les Cent Jours dans le Var, BSESAD, 1938. Du même, La Terreur blanche dans le Var, BSESAD, 1944.
20 Les Maires...,Tome I, Chap. 2, Le despotisme en petit, 1re partie : Un département sous influence, p. 171 et suiv.
21 AN F7 9237. Lettres d'un commissaire de police au ministre de l'Intérieur, 18-8-1815, 21-9-1815.
22 AD 4M9.
23 AN F1 cIII Var 7. 16-3-1818.
24 AN F1 bII Var 25. 7-12-1822.
25 Mémoires de Villèle, Tome I, p. 197. FOURCASSIE Jean, Villèle, Arthème Fayard, 1954, 2e partie, chap. 2.
26 Archives parlementaires, Tome 47, Séance du 12 mai 1826.
27 FOURCASSIE Jean, Villèle, op. cit., 3e partie, chap. 1.
28 AN F1 cIII Var 4. Important dossier sur ces élections.
29 DESCHOOT Eric, Histoire du Mont-de-Piété, Le Cherche-Midi, 1993, p.102, Récit détaillé de la malversation.
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Pour citer cet article

Référence papier

« Les ultras dans le Var : une faction sous l'Empire, un parti sous la Restauration »Rives nord-méditerranéennes, 1 | 1998, 69-82.

Référence électronique

« Les ultras dans le Var : une faction sous l'Empire, un parti sous la Restauration »Rives nord-méditerranéennes [En ligne], 1 | 1998, mis en ligne le 22 juillet 2005, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/rivesnm/145 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rives.145

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