Christian Barone, L’homme au-dessus des cieux. Anthropologie et Christologie en Pierre de Bérulle, préface de Mgr Luc Crepy, traduction de Marie-Ange Maire Vigueur
Christian Barone, L’homme au-dessus des cieux. Anthropologie et Christologie en Pierre de Bérulle, préface de Mgr Luc Crepy, traduction de Marie-Ange Maire Vigueur, Paris, Les Éditions du Cerf (« Patrimoines »), 2018, 370 p., 23 cm, 32 €, ISBN 978‑2-204‑12858‑2.
Texte intégral
1Depuis les pages lumineuses de Bremond, Pierre de Bérulle n’a jamais cessé de représenter un barycentre, parfois inaperçu, des recherches sur la spiritualité française de la première modernité. Au cours du dernier siècle, les chercheurs s’y sont penchés à plusieurs reprises et à partir de points d’accroche variés et parfois discordants. On a ainsi appris à mieux connaître le Bérulle théologien (Rosaire Bellemare, Paul Cochois, Jean Orcibal), l’auteur spirituel et fondateur de l’Oratoire (Michel Dupuy, Fernand Guillén Preckler), le cardinal et acteur majeur d’une reforme (et d’une diplomatie) ecclésiale conduite à l’échelle européenne (Michel Houssaye, Leszek Kołakowski, Yves Krumenacker, Stéphane-Marie Morgain), l’humaniste controversiste (Jean Dagens), et le compagnon de route, voire l’inspirateur secret des philosophes les moins disponibles à se mêler des questions théologiques (Étienne Gilson, Henri Gouhier). Ce prisme bariolé d’interprétations multiples trouve sa raison d’être dans la situation singulière de l’œuvre de Bérulle, qui dans ses pages conjugue la plus haute technicité théologique, les exigences stylistiques imposées par le désir de proposer une spiritualité nouvelle à un lectorat dont le goût était déjà assez formé par une littérature de piété extrêmement riche, et les instances circonstancielles liées à des enjeux de pouvoir et à des contextes politiques fort complexes. Mais il y a plus. Car cette complexité déjà avérée de la pensée de Bérulle a révélé des articulations ultérieures et insoupçonnées grâce à l’édition de ses œuvres complètes dirigées par le regretté Michel Dupuy. Cela a permis en effet de (re)découvrir de nombreux textes de jeunesse difficilement accessibles auparavant, de mesurer le travail préparatoire qui précède les grands chefs-d’œuvre bérulliens et d’apprécier la valeur spéculative et non pas seulement documentaire de la vaste correspondance du fondateur de l’Oratoire français.
2Il convenait de rappeler brièvement l’état de l’art des études bérulliennes pour introduire l’ouvrage de Christian Barone, issu d’une thèse soutenue à Rome en 2015. Il se situe en effet en aval de cette longue série d’enquêtes critiques et des travaux d’édition consacrés à Bérulle et en tire le meilleur profit, en abordant des dossiers parmi les plus connus concernant l’oratorien avec une pleine conscience critique, et pourtant sans crainte de les renouveler profondément. Non seulement l’objet central de l’étude est des plus classiques (la théologie du Verbe incarné dans son articulation de christologie et anthropologie), mais Ch. Barone n’hésite pas à se pencher sur les questions si souvent discutées des sources dionysiennes de Bérulle (chap. I-II), de sa doctrine de l’excellence de l’« état de prêtrise » et des « vœux de servitude » (chap. III), de l’influence de l’humanisme et de la mystique rhéno-flamande sur les premiers écrits du cardinal (chap. IV), ou de ses vues sur la grâce (chap. V), ou des significations des notions d’« état » et d’« adhérence » (chap. VI). D’où, en conclusion de l’enquête, l’esquisse d’une « synthèse de l’anthropologie christocentrique de Pierre Bérulle » (chap. VII).
3L’auteur pointe très clairement dans son introduction les deux résultats originaux auxquels son enquête prétend. D’une part, montrer que « l’évolution de la christologie bérullienne eut lieu bien avant la rencontre avec le Carmel », en débutant « dès la jeunesse de l’auteur, quand l’engagement controversiste le poussa à réfléchir sur les questions les plus débattues entre catholiques et luthériens » (p. 22). D’autre part, souligner « le rôle qu’attribue Bérulle à l’œuvre de l’Esprit Saint et l’importance qu’il accorde à cette œuvre dans sa conception de l’homme » (p. 23). Les deux hypothèses sont bien évidemment articulées et argumentées au cours de l’ouvrage, mais finalement de façon plutôt marginale, et en laissant le lecteur sur sa faim. Et cela notamment en ce qui concerne la question si essentielle et difficile de la pneumatologie de Bérulle, dont Ch. Barone, en s’appuyant sur un passage resté manuscrit des Grandeurs, pointe une évolution « christologique » fort intéressante (p. 290‑296). On nous permettra dès lors d’affirmer que l’intérêt et l’originalité profonde du volume recensé sont ailleurs et résident notamment dans la qualité de son retour sur des thèmes bien connus des études bérulliennes. La reprise de débats critiques classiques unie à une lecture minutieuse de la totalité du corpus du cardinal permet en effet à Ch. Barone de ressaisir à nouveaux frais maintes questions capitales, en les éclaircissant d’une lumière nouvelle. Bornons-nous à trois exemples.
4En revenant sur la « dignité “ontologique” de l’état sacerdotal », Ch. Barone souligne à juste titre que la qualité de « surange » reconnue par Bérulle au prêtre trouve sa justification dans la distinction de différents ordres de grâces. De sorte que « pour Bérulle, dire que l’être du prêtre est “être de grâce extraordinaire”, c’est-à-dire que l’être du prêtre reçoit un supplément d’être par rapport aux autres hommes, c’est préparer l’affirmation que le sacerdoce a, dans la hiérarchie de médiations, un rôle prééminent » (p. 84). Or, cette attention aux soubassements proprement théologiques des thèses spirituelles de Bérulle à propos de l’éminente dignité du sacerdoce permet à Ch. Barone, et ce sera notre deuxième exemple, de proposer aussi une lecture remarquablement nuancée de l’« état » de la Vierge Marie et de la « qualité unique » de son être. Ce qui revient à s’interroger sur le statut de la causalité de Marie dans sa maternité divine, et, au fil d’une confrontation serrée avec Suárez, de préciser sa « conjonction à l’ordre de l’union hypostatique ». Est-ce donc un Bérulle qui subtilise en théologien scolastique ? Loin de là, car c’est la théologie de l’« état » de la Vierge qui rend possible et justifie, même dans ses formules outrancières, la dévotion de « servitude » à Marie, et à son « chœur » que prône Bérulle dès les premiers temps de l’Oratoire (p. 94‑114). L’étude de Ch. Barone a enfin le mérite de revenir à plusieurs reprises sur l’approche bérullienne de la Trinité, en soulignant en particulier l’articulation complexe de ses thèses, de dérivation scotiste, sur l’économie de l’Incarnation et la vie intra-divine, d’où la polysémie de la notion de « divin état » qui renvoie en même temps au domaine de la « vie suprême et immuable » des Trois Personnes et à leur action commune ad extra polarisée par le Fils.
5Par la qualité de son information historique, la précision de ses analyses doctrinales et l’ampleur des sujets abordés, l’étude de Ch. Barone constitue une excellente introduction à la pensée de Bérulle, qui, de surcroît, suggère déjà la tâche à laquelle, nous semble-t-il, devront s’adonner les études bérulliennes dans les années qui viennent. Le temps des reconstitutions de la doctrine (sinon du système), ou de la spiritualité de Bérulle a déjà donné ses fruits, avec d’excellentes synthèses thématiques qui montrent la cohérence et les variations des positions théoriques du cardinal. Il est donc sans doute temps de lire de près les textes du fondateur de l’Oratoire, et de le lire dans leurs détails avec toute l’attention critique qu’ils méritent et exigent. En suivant des indications de Ch. Barone, on pourra par exemple s’interroger sur certains détournements de l’Écriture que Bérulle opère à des fins théoriques. « Et si le Père donne son Fils au monde, il le donne comme unique à notre humanité et à son Église qui est une comme il est un », lit-on dans un opuscule : détournement remarquable de Jn 17, 21, par amalgame de l’unicité, « unus », et de l’unité, « unum » : « ut omnes unum sint, sicut tu Pater in me, et ego in te » (p. 50). Ou encore, on remarquera le recours, pour définir les prérogatives de l’état de prêtrise, à la notion d’« instrument conjoint », un outil technique de la théologie thomiste de l’Incarnation et des sacrements, dont l’usage à propos de la fonction sacerdotale n’a pourtant rien d’anodin : est-ce un hasard si aucun des textes de Bérulle cité par Ch. Barone dans les pages consacrées à la question ne mentionne explicitement le concept ? (p. 87‑94). La complexité de Bérulle ne cesse donc pas de nous interroger et c’est un des mérites de cette belle étude que de nous rappeler l’heureuse difficulté des textes du cardinal.
Pour citer cet article
Référence papier
Alberto Frigo, « Christian Barone, L’homme au-dessus des cieux. Anthropologie et Christologie en Pierre de Bérulle, préface de Mgr Luc Crepy, traduction de Marie-Ange Maire Vigueur », Revue de l’histoire des religions, 3 | 2021, 579-581.
Référence électronique
Alberto Frigo, « Christian Barone, L’homme au-dessus des cieux. Anthropologie et Christologie en Pierre de Bérulle, préface de Mgr Luc Crepy, traduction de Marie-Ange Maire Vigueur », Revue de l’histoire des religions [En ligne], 3 | 2021, mis en ligne le 01 septembre 2021, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/rhr/11404 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rhr.11404
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