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Loïc RIGNOL, Les Hiéroglyphes de la Nature. Le socialisme scientifique en France dans le premier XIXe siècle

Dijon, Les presses du réel, 2014, 1152 p. ISBN : 978-2-84066-622-6. 42 euros.
Julien Vincent
p. 213-215
Référence(s) :

Loïc RIGNOL, Les Hiéroglyphes de la Nature. Le socialisme scientifique en France dans le premier XIXe siècle, Dijon, Les presses du réel, 2014, 1152 p. ISBN : 978-2-84066-622-6. 42 euros.

Texte intégral

1Ce livre de plus de 1 000 pages, dont 750 de texte, est une contribution à l’histoire intellectuelle du socialisme français de la première moitié du XIXe siècle. Issu d’une thèse, son projet est fort ambitieux. Il s’agit de retrouver l’épistémologie qui sous-tendait la pensée des socialistes – ce que l’auteur appelle le « socialisme scientifique ». La réflexion s’organise en trois ensembles.

2Dans la première partie, sur « l’ordre du temps », le socialisme est décrit comme une doctrine eschatologique et comme un millénarisme : c’est parce qu’ils se situent dans une temporalité religieuse – celle de la fin des temps et de la venue prochaine d’un règne de félicité – que les socialistes récusent le temps de la politique parlementaire qui promet des améliorations prochaines, ainsi que celui de l’économie politique qui annonce un enrichissement en échange de réformes fiscales, juridiques et morales. La deuxième partie propose une « archéologie de la science sociale » des saint-simoniens et des fouriéristes. Celle-ci, selon Rignol, doit être vue comme un bio-socialisme, au sens où elle part de considérations soit cosmologiques, soit biologiques, pour en déduire un ordre social. La troisième partie, enfin, s’efforce de situer les socialistes dans la science de l’homme de leur époque, en particulier l’anthropologie, la phrénologie et la science de l’histoire, des sujets sur lesquels l’auteur a déjà publié des articles importants dans les Cahiers Charles Fourier et dans la Revue d’histoire du dix-neuvième siècle.

3Ce découpage a une dimension d’arbitraire : nombreux sont les échos d’une partie à l’autre, et bien des sections pourraient apparaître indifféremment dans chacune des trois parties sans qu’on s’en offusque. Mais la cohérence de l’ensemble est incontestable. Le livre est tout entier construit autour d’une idée centrale : alors que la science sociale des libéraux porte sur la société telle qu’elle est, celle des socialistes décrit la société telle qu’elle doit être et telle qu’elle doit advenir au terme d’une conversion intellectuelle et morale. Elle part pour cela de considérations sur la « nature humaine » qu’elle va chercher dans les différentes sciences de son époque, en particulier dans les sciences physiques, naturelles et médicales. Si l’on peut décrire les saint-simoniens et les fouriéristes comme des « utopistes », il convient de les voir aussi comme les partisans d’une forme possible de la méthode déductive en science sociale. À partir de ce propos général, Rignol offre plusieurs analyses très neuves (notamment dans la troisième partie) et exhume de nombreux auteurs et ouvrages peu connus.

4Car la grande force du livre, outre sa thèse originale soutenue par un style enlevé et un sens indéniable de la formule, est son érudition. Elle en fait une contribution majeure à cette œuvre collective et interdisciplinaire qu’est la connaissance de la pensée socialiste française du XIXe siècle. Il faut ici saluer les Presses du réel qui, en publiant ce pavé, affirment leur attachement à ce programme au mépris des frilosités commerciales.

5Le livre n’est pas pensé ni écrit comme une contribution à cette autre œuvre collective et interdisciplinaire qu’est l’histoire vue comme une discipline liée aux autres sciences sociales. Si Rignol a du talent pour faire revivre les écrits et les conversations des socialistes, et à nous faire entendre leur voix, il ne s’intéresse guère à la conversation des historien-ne-s. Il ne cherche pas à dialoguer avec les spécialistes de la période et en discute peu les idées – ou même les travaux – y compris lorsque leurs conclusions pourraient renforcer la sienne. Son approche archéologique le conduit à rapprocher des discours produits dans des contextes parfois très différents, sur des supports variés, et devant des publics divers, sans que cela fasse l’objet d’aucune discussion méthodologique. Comme contribution à l’histoire des sciences, il se situe dans une tradition d’histoire des idées qui tourne résolument le dos à l’étude des pratiques et des sciences en action, à l’étude du public ou des institutions savantes, même lorsque les apports de cette historiographie ont déjà été intégrés et ont renouvelé l’étude des sciences auxquelles il s’intéresse – tel est le cas, par exemple, du chapitre par ailleurs neuf sur la phrénologie socialiste, qui ignore allègrement l’historiographie sur le sujet, quelle que soit la langue de publication considérée (pensons aux travaux de Roger Cooter, Ian Inkster, Marc Renneville ou John van Wyhe). Si les sources mobilisées sont très riches et nombreuses – elles contiennent les écrits publiés de Fourier et de l’école sociétaire, de Saint-Simon et des saint-simoniens, mais aussi des néo-babouvistes, des communistes icariens et de divers inclassables, ainsi que quelques manuscrits du fonds de l’Arsenal – elles ne font l’objet d’aucune discussion approfondie permettant d’en faire des « documents » singuliers, plutôt que des textes se répondant harmonieusement les uns aux autres au sein d’une gigantesque symphonie épistémologique socialiste. En n’expliquant pas comment il a délimité son corpus, Rignol ne permet pas non plus de comprendre l’absence de tel ou tel auteur qu’on attendait peut-être – ce fut pour moi le cas de Jean Reynaud, dont les écrits ont pourtant été une contribution majeure à l’épistémologie socialiste.

6Ce livre, s’il pourra agacer par son refus de s’inscrire dans tout débat historiographique, n’en est pas moins un ouvrage foisonnant d’idées stimulantes : une référence indispensable pour quiconque s’intéresse aux socialistes ou à la pensée scientifique du premier XIXe siècle.

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Pour citer cet article

Référence papier

Julien Vincent, « Loïc RIGNOL, Les Hiéroglyphes de la Nature. Le socialisme scientifique en France dans le premier XIXe siècle »Revue d'histoire du XIXe siècle, 51 | 2015, 213-215.

Référence électronique

Julien Vincent, « Loïc RIGNOL, Les Hiéroglyphes de la Nature. Le socialisme scientifique en France dans le premier XIXe siècle »Revue d'histoire du XIXe siècle [En ligne], 51 | 2015, mis en ligne le 20 décembre 2015, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/rh19/4954 ; DOI : https://doi.org/10.4000/rh19.4954

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Auteur

Julien Vincent

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