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Deuxième partie
Lectures

Heyberger Bernard, Les Chrétiens au Proche-Orient. De la compassion à la compréhension, Paris, Payot, 2013, 160 p.

Fatiha Kaoues

Texte intégral

1Un grand nombre d’ouvrages consacrés aux chrétiens d’Orient ont paru ces dernières années. La plupart s’accorde à regretter leur sort déplorable, voire leur disparition prochaine. Citons entre autres Vie et mort des chrétiens d’Orient : des origines à nos jours (Jean-Pierre Valognes, Fayard, 1994) et Chrétiens d’Orient, et s’ils disparaissaient ? (Antoine Sfeir, Bayard Jeunesse, 2001). La perspective sombre dans laquelle ces ouvrages s’inscrivent, que leurs titres illustrent éloquemment, semble caractériser le regard majoritaire des observateurs occidentaux sur les chrétiens du monde arabo-musulman.

2À cet égard, l’ouvrage de Bernard Heyberger intitulé Les Chrétiens au Proche-Orient. De la compassion à la compréhension se singularise notablement. Son auteur assume d’emblée un positionnement en rupture avec cette posture victimaire majoritaire. Un tel réductionnisme s’expliquerait selon lui du fait de présuppositions d’Occidentaux dont le regard porté sur les chrétiens d’Orient ne serait pas autre chose qu’une « projection » d’eux-mêmes (p 8). Ce constat est partagé par d’autres spécialistes du Moyen-Orient comme Georges Corm pour qui l’Occident construit une représentation narcissique, érigeant ainsi une frontière symbolique et imaginaire entre lui-même et l’Orient arabe (Orient-Occident, la fracture imaginaire, La Découverte, 2002). B. Heyberger et G. Corm se rejoignent ainsi dans cette observation stimulante selon laquelle le discours des Occidentaux sur les chrétiens orientaux serait tout entier refaçonné par des représentations autocentrées qui ressortiraient à leur propre histoire et culture. Parlant des chrétiens d’Orient et notamment du monde arabe, c’est de lui-même que l’Occident discourrait, révélant en creux ses rapports complexes, souvent belliqueux, à tout le moins contrariés, avec l’islam. Découlant de ce fait, la solidarité exprimée par les Occidentaux à l'égard des chrétiens d'Orient serait, selon B. Heyberger, « proportionnelle à la détestation (que leur) inspire l'islam et les musulmans » (p. 9).

3En préambule, l’historien se refuse à nier la réalité des discriminations dont les chrétiens ont pu faire et continuent encore de faire l'objet. Il ambitionne cependant de dépasser ce regard victimisant. Un tel préalable nous semble indispensable pour que ces chrétiens puissent passer du statut de personnages agis à celui de sujets agissants et pleinement acteurs de leur histoire. Le livre est divisé en cinq sections. La première aborde la « délicate question du nombre ». Dans la seconde, l’historien s’attache à évaluer l'ampleur de la division et de la dispersion des chrétiens. La troisième étudie le rapport des chrétiens à l'État et à la nation. Dans une quatrième partie, B. Heyberger analyse les thématiques des millets et de la citoyenneté. Enfin, une dernière section entend mettre en lumière le « partage du sacré, la compétition confessionnelle et les nouvelles religiosités » à l’œuvre.

4S'attachant à démêler la question si controversée des chiffres, l’auteur expose d'emblée les conditions précaires d'un tel recueil. En effet, l’importance du fait communautaire ou confessionnel dans nombre de pays de la région confère à ce débat sur les chiffres une forte charge polémique. Tout se passe comme si le poids social et politique d’une communauté était inféré de son importance numérique. Comme le rappelle B. Heyberger, cela est le cas au Liban, un pays organisé politiquement sur une base de quotas confessionnels. Comme le démontre l’historien, la guerre des chiffres est bel et bien à l’œuvre, tant la question minoritaire est politiquement sensible dans la région.

5L’historien remarque que le xxe siècle a été marqué par un recul massif de la présence des chrétiens dans la région. Parmi les causes multifactorielles de leur affaiblissement, il met en évidence des évolutions démographiques, dont le taux de mortalité en recul chez les musulmans, longtemps plus affectés que les chrétiens. Par ailleurs, les transformations politiques qui ont refaçonné la carte du Moyen-Orient, sous l’influence de l’Occident au début du xxe siècle ont eu des conséquences sur la proportion des chrétiens. Du génocide arménien aux famines consécutives à la Première Guerre mondiale jusqu’aux vagues de migrations continues, la région a connu des drames humains majeurs. Du fait de leur masse critique, cet affaiblissement numérique des chrétiens a d’importantes conséquences sur leur poids politique et social dans les sociétés du Proche-Orient. Plus récemment, les guerres qui ensanglantent l’Irak et la Syrie entraînent de vastes déplacements de populations (p 31).

6Judicieusement, B. Heyberger met en évidence un autre facteur qui ressortit à des considérations plus subjectives et qui, peut-être, toucherait les chrétiens avec plus d’acuité. Il s’agit du sentiment d’aliénation et de découragement qui résulte de conditions sociales, économiques et politiques difficiles et qui obscurcit l’horizon des possibles (p 33). Ce sentiment d’insécurité existentielle justifierait en bonne part l’importance du fait diasporique qui a des conséquences majeures sur l’organisation sociale et proprement religieuse des chrétiens dans leurs pays d’origine.

7Les Églises orientales fonctionnent en réseau mondialisé, mais elles sont aussi caractérisées par une extrême fragmentation. Si les relations entre ces Églises ont été marquées au sceau d’incessantes querelles théologiques, le xxe siècle a vu cependant l’émergence d’initiatives de dialogue émanant d’Églises orientales (p 59). Cependant, le chemin vers la concorde s’avère long et fastidieux tant les querelles intestines demeurent ancrées au sein de l’univers chrétien moyen-oriental. Il n’existe ainsi aucune loi unifiée régissant le statut personnel de tous les chrétiens en Égypte en dépit de nombreux efforts consentis à cet effet (p 62).

8Comme l’observe B. Heyberger, la crise de légitimité que traversent les pouvoirs nationalistes arabes et la montée concomitante de l’islamisme depuis quelques décennies ont redonné vigueur au vieux débat sur les communautés minoritaires, les millets de la période ottomane (p. 104-105). En Occident, ce débat emprunte une perspective volontiers dramatisante, comme le révèlent les thématiques de l’islamisation de l’Europe, ou de la dhimmitude. Selon l’auteur, ce néologisme, construit à partir du terme dhimmî (les protégés) popularisé par l’écrivaine israélienne Bat Ye’or, aurait été inventé par l’ancien dirigeant politique libanais Béchir Gemayel (p. 105). On notera que cette interprétation est défendue par Bat Ye’or elle-même qui ne communique aucune source probante à l’appui de cette assertion qui mériterait d’être vérifiée. Quoi qu’il en soit, ainsi que le remarque l’historien avec justesse, cette construction linguistique est fort prisée de nos jours dans les milieux d’extrême droite et/ou islamophobes dans le but de réifier les musulmans et l’islam et de prétendre figer des catégories situées précisément dans l’histoire du Moyen-Orient. Réfutant le mythe d’un statut éternel des dhimmî (p 115), l’historien rappelle que l’islam ne dispose d’aucun véritable statut juridique de l’incroyant (p 109) lequel était pleinement intégré dans la société majoritaire (p. 114). Comme le remarque B. Heyberger, les réformes ottomanes ont certes accordé des droits aux minorités. Cependant, cet ordre juridique communautarisé contredit l’expression d’une citoyenneté surplombant les catégories d’appartenance immédiate.

9La revendication d’un droit civil sécularisé est de fait portée par certains pans des sociétés civiles du Proche-Orient, en particulier au Liban, mais demeure à ce jour insatisfaite. En particulier, la tentative d’introduire le mariage civil, objet de nombreuses campagnes, est demeurée vaine à ce jour (p. 122). Ce thème abordé succinctement par Bernard Heyberger est certes toujours objet de vifs débats. Pour les adversaires du confessionnalisme, ce système consacre l’hégémonie d’identités archaïques parce que primordiales, voire négatrices des droits fondamentaux de l’homme. Le Libanais Ahmad Beydoun (La dégénérescence du Liban ou la reforme orpheline, Actes Sud, 2009) est l’un des plus célèbres détracteurs de ce système. Cet intellectuel, ardent partisan de la laïcité, considère que le confessionnalisme entrave le développement d’une citoyenneté réelle, au fondement de la démocratie. Mais ce combat est-il porté par des intellectuels « progressistes » minoritaires ou est-il soutenu aussi par une partie non négligeable de la population ? C’est là une question qui mériterait d’être posée.

10Bien qu’objet de tant de crispations, la religion offre parfois la possibilité d’un rapprochement interreligieux autour de lieux partagés. Bernard Heyberger cite à cet égard le Mont Carmel dont la disposition « stratégique » au carrefour de territoires peuplés de chrétiens, juifs et musulmans a pu servir de lieu de pèlerinage commun (p. 132). Plutôt que d’emprunts d’une religion à l’autre, il considère que ces pratiques partagées seraient de fait constitutives de « façons traditionnelles de prier en Orient » (p. 134). De plus, ainsi que l’explique B. Heyberger, le sanctuaire partagé est aussi un lieu de compétition, voire le prétexte à l’affirmation d’une spécificité ou pour consacrer l’infériorité politique ou sociale d’un groupe (p. 135). La thématique du partage communautaire, dont l’historien souligne bien le caractère complexe et ambigu a été fort bien analysée par Aïda Kanafani-Zahar au Liban.

11De nos jours, la faiblesse des autorités religieuses autorise le déploiement de nouvelles formes d’agir religieux. Centrées sur l’individu, ces pratiques nouvelles connaissent un essor rapide. La diffusion d’Internet et des méthodes de plus en plus sophistiquées de communication, ajoutées au phénomène mondial de l’individualisme religieux expliquent en bonne part le succès du pentecôtisme qui se développe à rebours des autorités instituées, et cohabite avec des formes populaires de religiosité. (p 144).

12En conclusion, B. Heyberger met en évidence un étonnant renversement historique : l’extrême diversité de peuples et de confessions qui caractérise le Moyen Orient a longtemps été stigmatisée en Occident. Elle était considérée non comme le reflet d’une riche diversité mais un affligeant paysage social marqué par la confusion et le désordre. Depuis, l’Occident s’est réconcilié avec le pluralisme, dans le même temps que le monde musulman tentait de s’homogénéiser. L’acceptation de leur diversité intrinsèque est aux yeux de l’historien un défi majeur pour les sociétés du Proche-Orient. Un processus semé d’embûches dont on ne voit guère la mise en œuvre à date actuelle.

13S’appuyant sur de nombreux exemples, l’auteur s’est attaché à mettre en évidence la grande complexité du fait chrétien au Proche-Orient. Cependant, on peut craindre que l’extrême densité de l’ouvrage et le très grand nombre d’exemples puisés dans l’histoire longue puissent avoir pour effet d’égarer le lecteur non spécialiste. Ce dernier peut être quelque peu déconcerté par ce foisonnement de rappels historiques qui le font passer sans cesse d’une époque à une autre. De fait, la diversité des références et des thèmes traités l’emporte sur l’approfondissement analytique. Enfin, l’historien a pensé les sections qui composent son livre comme autant de courts essais qui peuvent être lus séparément. S’il les avait plus classiquement organisées en chapitres dûment numérotés se succédant dans un ordre logique, l’ouvrage eût sans doute gagné en cohérence.

14Pour ces chrétiens d’Orient, l’historien manifeste à l’évidence une forte empathie, mais son propos n’est jamais entaché de complaisance. Il ne cherche nullement à taire ou à minimiser leurs errances ou contradictions. De fait, l’ouvrage de Bernard Heyberger constitue un outil fort utile pour une compréhension intelligente et dépassionnée des chrétiens du Proche-Orient et des enjeux de leur présence en terres musulmanes.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Fatiha Kaoues, « Heyberger Bernard, Les Chrétiens au Proche-Orient. De la compassion à la compréhension, Paris, Payot, 2013, 160 p. »Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée [En ligne], 136 | 2014, mis en ligne le 24 janvier 2014, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/remmm/8436 ; DOI : https://doi.org/10.4000/remmm.8436

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