1Bien que les salariées agricoles aient séculairement constitué une catégorie professionnelle numériquement importante, leurs conditions d’emploi, de travail et de rémunération n’ont pas donné lieu à des recherches spécifiques. Tout au plus apparaissent-elles fugacement dans des publications focalisées sur les agricultrices (Becouarn, 1975 ; Berlan, Painvin & Dentzer, 1980 ; Barthez, 1982 ; Bessière, 2006 ; Pelletier 2010) ou sur les hommes salariés agricoles (Prats, 1954 ; Pujol, 1969 ; Bourquelot, 1973 ; Hubscher & Farcy, 1996 ; Breton, 2000, Vasseur, 2004 ; Piegay, 2007). Difficile à cerner car inscrit dans la pluriactivité, la transversalité des statuts et l’emploi intermittent, le salariat agricole féminin se subdivise historiquement en trois catégories principales : les servantes de ferme, logées, nourries et intégrées tant à la communauté de vie qu’à l’exploitation agricole, les journalières agricoles, employées continûment ou par intermittence et rémunérées au temps ou à la tâche, et, enfin, les saisonnières embauchées essentiellement pour les récoltes (vendanges, cueillettes diverses, récoltes des pommes de terre ou des betteraves…).
2La contractualisation des conditions salariales est un processus complexe et disparate initié à la fin du xixe siècle. Au cours du temps, différentes philosophies d’inspiration libérale ou dirigiste ont présidé au cadre législatif des conventions collectives (Saglio, 1986, 1988 ; Caire, 1994 ; Oiry, 2005). Si cette contractualisation « irrigue » l’ensemble des branches industrielles entre 1919 et 1936, le secteur agricole n’est que très marginalement concerné. Des accords salariaux et quelques conventions sont conclus, notamment en 1936 dans les départements méridionaux, mais ces contrats collectifs, valables pour une seule année, sont rarement reconduits, excepté en Champagne viticole.
3Avec la loi du 11 février 1950, la convention collective opposable à l’ensemble des employeurs se généralise en agriculture mais, contrairement à l’industrie et au commerce, la convention collective agricole doit être élaborée et conclue sur une base départementale ou infra départementale et non nationale. Désormais identifiés par un numéro IDCC (Identifiant de convention collective), ces accords résultent de négociations serrées entre les partenaires sociaux, menées sous l’arbitrage de l’administration préfectorale. Afin de respecter les dispositions du droit du Travail, notamment l’égalité de traitement selon le genre, les conventions collectives sont modifiées ou entièrement refondues par le biais d’avenants rendus obligatoires par arrêtés ministériels. En 2017, la convention collective des exploitations agricoles de l’Hérault adoptée le 28 février 1952 enregistre son 183e avenant ; celle en vigueur en Indre-et-Loire depuis le 15 mars 1966, son 170e et, le 27 juin 2018 a été adopté l’avenant no 208 de la convention relative aux exploitations viticoles de Champagne du 2 juillet 1969. Dans d’autres départements, les partenaires sociaux optent périodiquement pour une refonte totale de ce contrat collectif ; la Loire-Atlantique en est ainsi à sa sixième convention collective agricole depuis 1951. À partir des insertions parues au Journal officiel de la République française (JORF), nous avons constitué un corpus de quelque 150 conventions collectives agricoles conclues entre 1951 et 2006 et applicables dans leur grande majorité aux exploitations situées dans un département. Depuis une quinzaine d’années, se dessine une tendance à la conclusion de conventions sur un espace plus large pouvant recouvrir l’ensemble d’une région.
4Le présent article vise à faire passer au filtre des rapports de genre les classifications des emplois agricoles et leur rémunération de 1950 à nos jours. Dans une première partie, centrée sur la genèse de ce long et laborieux processus de mise en œuvre des conventions collectives, nous examinerons comment les emplois agricoles, considérés comme « traditionnellement féminins », ont été intégrés dans les nomenclatures en nous focalisant sur le passage de grilles hiérarchiques genrées à une grille unique. La seconde partie, d’ordre plus qualitatif, vise à apprécier le relatif amoindrissement de la partition genrée des emplois, notamment l’émergence de quelques conventions collectives moins discriminantes. Enfin, en nous concentrant sur l’évolution constatée ces quinze dernières années, nous analyserons, dans une troisième partie, le renouvellement des discriminations selon le genre dont pâtissent encore les ouvrières agricoles.
5Le recensement général de la population de 1954 comptabilise 165 140 salariées agricoles dont près de la moitié a moins de 30 ans (Febvay, 1956, p. 715). Mais ce nombre est inférieur à la réalité, dans la mesure où, par crainte de se voir retirer le bénéfice de l’allocation de salaire unique attribuée depuis 1946 aux ménages dotés d’une seule source de revenu, de nombreuses épouses d’ouvriers agricoles périodiquement employées sur l’exploitation se déclarent sans profession. Parallèlement, à l’instar de la domesticité urbaine, le statut de servante de ferme nourrie et logée tend à s’effacer. Alors même que le salariat féminin progresse en France de 38 % entre 1954 et 1968, les salariées agricoles ne sont plus que 61 000 à cette date. Généralement attribuée aux seuls gains de productivité générés par le processus de mécanisation, cette très forte contraction de l’emploi féminin agricole est également indissociable des conditions d’emploi, de travail et de rémunération.
- 1 JORF du 10 octobre 1950.
6En énonçant en son article 4 que le salaire minimum s’applique « aux travailleurs de l’un et l’autre sexe1 », le décret du 9 octobre 1950 relatif à l’application aux professions agricoles du salaire minimum interprofessionnel garanti (SMIG) consacre une conception novatrice des rapports économiques de genre et contrarie le fonctionnement ancestral du marché du travail. Les employeurs peuvent soit préserver la primauté du salaire masculin en accordant à tous les hommes un salaire supérieur, soit rémunérer au SMIG les hommes les moins qualifiés et les ouvrières, et par là même, remettre en cause une pratique profondément ancrée au cœur du rapport salarial. Dans les faits, durant les années 1950, le salaire brut des servantes de ferme progresse davantage que celui des journaliers agricoles sans toutefois que leur rémunération n’approche celle de ces derniers (Marche, 1958, p. 41). De plus, le différentiel en termes de durée d’emploi pèse fortement sur les revenus respectifs de l’ouvrier et de l’ouvrière agricole. D’ailleurs, l’INSEE différencie clairement emploi permanent (200 heures ou plus par mois) et emploi temporaire, lui-même subdivisé en emploi saisonnier (binage des betteraves, vendanges, cueillette des fruits et légumes…) et emploi occasionnel, lequel « n’offre aucun caractère spécifique et peut être exercé à toute période de l’année » (Pujol, 1969, p. 62). En 1968, les femmes sont quatre fois plus nombreuses à occuper un emploi agricole permanent à temps partiel qu’à temps complet. Conséquence directe, alors que le salaire horaire des ouvriers agricoles non qualifiés excède de 26,7 % celui de l’ouvrière non qualifiée, l’écart de rémunération mensuelle atteint 49,2 % (Pujol, 1969, p. 106).
7La plupart des conventions collectives agricoles conclues durant les années 1950-1960 dissocient les sorts respectifs des salariés et des salariées en établissant des grilles d’emploi genrées parfaitement étanches. La disparité de hiérarchie salariale selon le genre est alors maximale : seule la grille « hommes » intègre des emplois qualifiés (labeurs, tractoristes et cavistes, maîtres-valets, contremaîtres…), nettement mieux rémunérés que le simple journalier, tandis que la grille « femme » comprend un seul tarif « femmes » rémunéré au coefficient de base. La discrimination est tout aussi explicite lorsqu’un article précise que les salariées, permanentes ou non, sont placées hors classification hiérarchique et sont rémunérées au salaire minimum légal.
8La première injonction d’égalité professionnelle opposable aux employeurs français est l’article 119 du traité de Rome instituant la Communauté économique européenne le 25 mars 1957 :
L’égalité de rémunération, sans distinction fondée sur le sexe, implique que la rémunération accordée pour un même travail payé à la tâche soit établie sur la base d’une même unité de mesure et que la rémunération accordée pour un travail payé au temps soit la même pour un même poste de travail.
- 2 JORF, 19 décembre 1961, p. 11642-11643.
9Dans un premier temps, cette clause du traité international semble ignorée tant des partenaires sociaux négociant les conventions collectives agricoles que des services préfectoraux et ministériels en charge d’en vérifier la légalité et d’en prononcer l’extension à l’ensemble de la profession. Il faut attendre décembre 1961 pour que l’État refuse l’extension de certaines clauses de six conventions collectives agricoles en invoquant le non-respect de cet article 119 du traité de Rome. Sont nommément « épinglées » les conventions de la zone viticole et de la zone céréalière de l’Aude, des exploitations viticoles et d’horticulture maraîchère de l’Hérault, des exploitations agricoles du Rhône, des exploitations horticoles de Loire-Atlantique ainsi que deux conventions afférentes aux exploitations forestières (Haut-Rhin et Vendée)2. Mais plusieurs autres conventions collectives comportant des clauses discriminatoires ne sont pas remises en cause. Les résistances des partenaires sociaux à l’instauration d’une égalité professionnelle seront fortes et durables.
- 3 JORF, 8 octobre 1964, p. 9051 et 16 octobre 1964, p. 9295.
10Sommées de se conformer à ces prescriptions légales, les commissions paritaires départementales n’adoptent pas une ligne unique. Certaines s’inscrivent dans une vision apparemment égalitariste. Ainsi, en Seine-et-Oise, la convention collective relative aux exploitations de polyculture et d’élevage, conclue le 6 décembre 1963, et celle conclue quelques mois plus tard pour les établissements horticoles et pépinières affirment que : « Tout emploi peut être occupé dans les mêmes conditions par un homme ou par une femme. À égalité de travail, le personnel féminin reçoit la même rémunération que le personnel masculin de la même catégorie professionnelle » et la grille de qualification concerne les « travailleurs de l’un et de l’autre sexe »3. Or, dans la convention « polyculture et élevage », « le salarié assurant les travaux de ménage et de la basse-cour, de la laiterie et pouvant traire » (coefficient 115), l’aide-vacher à temps partiel (coefficient 110) ou « le vacher salarié, toutes mains, emploi mixte tenu par un travailleur s’occupant de l’entretien et de la traite d’une petite vacherie et employé à d’autres travaux » (coefficient 125) sont présentés comme des « emplois généralement tenus par du personnel féminin », annotation absente dans la convention relative aux pépinières. Comment interpréter ce décalage entre deux conventions collectives concernant les agriculteurs d’un même département et étendues le même jour si ce n’est par la présence d’un personnel nettement plus féminin dans les pépinières. La référence aux emplois féminins apparaît indispensable seulement là où les femmes ne constituent pas l’essentiel du personnel d’exécution.
- 4 Avenant no 16 en date du 29 mai 1963, JORF, 14 février 1964, p. 1583.
- 5 Avenant no 16 en date du 12 décembre 1962, JORF, 10 septembre 1963, p. 8220.
11D’autres commissions départementales procèdent à un « toilettage » des catégories d’emploi en épurant les scories de langage désormais irrecevables mais, sur le fond, ségrégation professionnelle et disparités des qualifications selon le genre perdurent. Dans l’Aude et l’Hérault, où la classification des emplois agricoles commençait par la catégorie « Femmes » rémunérée au coefficient 100, les intitulés retenus sont respectivement le « salaire afférent au coefficient 100 [qui] vise la rémunération des travaux effectués coutumièrement par la main-d’œuvre féminine4 » et le « personnel occupé exclusivement aux travaux élémentaires de la viticulture, tels que ramassage des sarments, ébourgeonnage, attachage et couverture des greffes, etc.5. ». Cette dernière formulation, en vigueur jusqu’en 1972, est une périphrase désignant les ouvrières agricoles, puisque tous les travaux cités leur sont dévolus. Dans les deux cas, quelles que soient leur compétence et leur ancienneté, toutes les ouvrières continueront à être rémunérées au SMIG agricole (communément dénommé salaire minimum agricole garanti ou SMAG) puis au SMIC. Les employeurs y gagnent la possibilité de rémunérer à ce même taux leurs salariés hommes jugés peu performants.
- 6 Convention collective de travail concernant les exploitations agricoles de l’Allier du 24 juin 196 (...)
- 7 Convention collective du 14 avril 1969 concernant les exploitations de polyculture et d’élevage de (...)
- 8 Avenant no 3 en date du 13 février 1959, JORF, 17 août 1960, p. 7671.
12La terminologie traduit la discrimination genrée. Dans plusieurs départements, tel l’Allier, les emplois situés au bas de la hiérarchie sont mentionnés au masculin et au féminin, « ouvrier ou ouvrière… », alors que le genre grammatical masculin est systématique pour expliciter les emplois qualifiés6. Dans les Vosges, l’emploi du féminin se limite à « l’ouvrière agricole employée à divers travaux extérieurs et intérieurs à la ferme ». Dès lors, le recours au masculin pour définir tous les autres emplois, notamment ceux d’ouvrier agricole spécialisé et d’ouvrier titulaire du brevet d’apprentissage agricole (BAA), de vachers, porchers et bergers, signifie implicitement qu’ils sont attribués à des hommes7. En Côte-d’Or, la classification hiérarchique des emplois est modifiée en 1959 par l’adjonction d’une catégorie intitulée « Vigneronne (ou vigneron) débutant ». Fait exceptionnel, la vigneronne précède le vigneron, corroborant par là même la définition : « Ouvrier ou ouvrière effectuant des travaux légers de la viticulture : démontage, taille, rassemblage des sarments, ébourgeonnage, accolage, rognage et attachage des branches8 » ; ce descriptif reprend les tâches viticoles réalisées par des journalières.
- 9 JORF, 5 novembre 1963, p. 9814.
- 10 JORF, 26 mars 1965, p. 2384-2390.
13Si la grille hiérarchique unique comprend souvent une catégorie « Emplois essentiellement féminins », la discrimination est parfois plus subtile pour ne pas dire hypocrite. Dans la convention collective des exploitations maraîchères de Loire-Atlantique, le déploiement de la force physique masculine est privilégié dans la grille unique, puisque les agents d’exécution sont subdivisés en « Travailleurs légers » (travailleurs exécutant des tâches qui ne requièrent pas une dépense appréciable de force physique) » et « Travailleurs de force (travailleurs exécutant des tâches qui requièrent une dépense appréciable de force physique) »9, les coefficients des premiers s’échelonnant de 104 à 120, ceux des seconds de 121 à 150. Ainsi, le manœuvre de force gagne davantage que l’ouvrier de 2e échelon, chargé d’accomplir des travaux spécialisés. En Seine-Maritime (polyculture et élevage), la catégorie « Manœuvre, coefficient 100 » comprend deux sous-catégories asymétriques : « une personne n’ayant aucune connaissance particulière, ayant un rôle de simple exécutant » et « une femme ne trayant pas, effectuant divers travaux de la maison ou d’exploitation, pouvant éventuellement s’occuper de l’entretien du potager ». La même partition est retenue pour la catégorie « Manœuvre qualifié, coefficient 115 »10 Enfin, nous verrons que la formulation contractuellement retenue et officialisée par la publication de l’arrêté d’extension au JORF n’est pas forcément celle adoptée sur le terrain.
14Dans la mesure où la représentation syndicale est au cœur de la négociation des conventions collectives, l’examen de l’intégration des revendications des ouvrières agricoles, qu’elles soient servantes de ferme, journalières ou saisonnières, par le principal syndicat, la Fédération nationale des travailleurs de l’agriculture (FNTA) affiliée à la Confédération générale du travail (CGT), s’impose.
- 11 Confédération générale du travail, XXVIe congrès national de Paris, 8 au 12 avril 1946. Compte rend (...)
- 12 FNTA, Xe congrès national fédéral ordinaire, Bourges, 28 février-2 mars 1947, compte rendu sténogra (...)
- 13 XIe congrès national de la FNTA, Bordeaux, 12 au 14 novembre 1948, compte rendu sténographique, p. (...)
15Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, la FNTA ouvre (modestement) ses instances et ses lieux d’échange à quelques militantes. Ce frémissement féminin s’inscrit dans l’évolution générale de la CGT. Devant le 26e congrès confédéral en avril 1946, Marie Bluet-Couette (1898-1974) dénonce des idées reçues sur le travail féminin (infériorité du rendement, salaire de complément…), soutient que « les femmes ont des revendications particulières qu’il convient de défendre sur un plan particulier11 » et appelle à l’instauration d’une réelle formation professionnelle des jeunes filles. À l’issue de ce congrès, Marie Bluet-Couette accède au bureau confédéral de la CGT avec mandat d’y développer le syndicalisme féminin. Les militantes de la FNTA s’appuient sur cette ligne doctrinale pour « bousculer » quelque peu les responsables fédéraux et le comité de rédaction de l’organe fédéral hebdomadaire, Le Paysan (Escudier, 2016b, p. 386-400). Lors de chaque congrès fédéral, devant une assemblée presque exclusivement masculine, parfois goguenarde, l’une d’entre elles dénonce les discriminations subies par les salariées agricoles du fait de leur statut professionnel mais aussi des attitudes masculines. En 1947, dans un rapport très documenté, Madeleine Guigliardi stigmatise la pénibilité du travail, la médiocrité des salaires, l’absence de formation professionnelle, l’habitat insalubre et inconfortable, le refus de partage des tâches ménagères, les préjugés des syndicalistes hommes. Elle souligne la capacité des femmes à effectuer correctement des travaux qui leur sont encore refusés12. L’année suivante, Catherine Rousse soutient que les compétences des ouvrières agricoles ne sont pas reconnues à leur juste valeur en se référant à l’ouvrière maraîchère préparant les plants de poireaux, à l’ouvrière horticole repiquant des fleurs minuscules et aux cueilleuses de jasmin de la Côte d’Azur ou de violettes en Toulousain. Certes, elle reste au milieu du gué en mettant les aptitudes des ouvrières sur le compte des qualités féminines innées et non sur des compétences acquises : « Tout le monde sait que les femmes sont plus vives, pour ces travaux, que les hommes13 ». Le secrétaire général de la FNTA lui-même s’approprie la thématique féminine : « Les femmes ont un grand rôle à jouer, d’abord pour se défendre, elles et leurs camarades de travail, ensuite pour aider leurs compagnons et surtout pour faire appliquer les lois sociales » (Carroué, 1947, p. 3). En 1947, Catherine Rousse intègre le secrétariat fédéral de la FNTA et le Conseil économique, ancêtre de l’actuel Conseil économique, social et environnemental, tandis que Madeleine Guigliardi est déléguée au IIe congrès de la Fédération syndicale mondiale en juillet 1949 (Escudier, 2016b, p. 386-400). Mais cette relative émancipation syndicale fait long feu.
16Confrontée au refus de créer des sections syndicales féminines, Marie Bluet-Couette se démet de son mandat confédéral en novembre 1949 (Olmi, 2005, p. 20-22). Dans le climat de crispation inhérent à la guerre froide, les militant·e·s s’impliquent dans les actions de propagande contre l’arme atomique, cheval de bataille du PCF largement relayé par la CGT. Les revendications féminines sont mises sous l’éteignoir ; plus aucune militante de la Fédération de l’agriculture n’intervient à la tribune d’un congrès confédéral. En l’espace de cinq ans, la régression en matière d’émancipation des ouvrières agricoles est considérable. Ironie de l’histoire et de la terminologie, le XIVe congrès de la FNTA organisé en 1954 est dénommé « Congrès de la Parité ». À l’heure où la présence féminine dans les instances fédérales se réduit comme peau de chagrin, cette appellation ne réfère nullement aux rapports de genre mais à la revendication récurrente d’alignement des salaires agricoles sur ceux de l’industrie.
- 14 Section fédérale des ouvriers agricoles des Pyrénées-Orientales CGT, Convention collective agricole (...)
- 15 JORF, 8 mars 1963, p. 2319.
17Les négociations visant à conclure des conventions collectives agricoles s’ouvrent donc dans un contexte syndical peu favorable aux ouvrières agricoles. Pour preuve, à la suite de la signature de la convention collective des exploitations viticoles, maraîchères, horticoles et pépinières des Pyrénées-Orientales le 21 mai 1962, le syndicat des ouvriers agricoles CGT publie une brochure censée reproduire cette convention14, mais ses rédacteurs prennent des libertés avec la terminologie retenue dans le document contractuel. La confrontation des deux versions de catégories d’emploi révèle plusieurs distorsions majeures. Le « manœuvre sans connaissance professionnelle n’apportant que sa force physique et travaillant sans avoir à faire preuve d’initiative15 », rémunéré au coefficient 100, devient dans la brochure syndicale une « ouvrière permanente » et l’« ouvrier spécialisé ayant la connaissance professionnelle certaine des travaux courants de sa catégorie », rémunéré au coefficient 125, est qualifié d’« ouvrier permanent ». Ce faisant, les responsables syndicaux restaurent une stricte partition genrée, absente dans la formulation officielle. Si un tel raccourci a le mérite de la franchise, tant l’écart salarial femmes/hommes est alors intériorisé dans la profession, cette « dérive » situe l’ampleur des réticences masculines, y compris chez les représentants syndicaux, à intégrer les salariées agricoles dans une grille hiérarchique unique.
18Les principales avancées dont ont bénéficié les ouvrières agricoles durant la seconde moitié du xxe siècle relèvent de décisions législatives s’imposant aux partenaires sociaux négociant les dispositions des conventions collectives. Le décret du 24 décembre 1954 intègre les ouvrières agricoles dans l’électorat et l’éligibilité des Chambres d’Agriculture, ouvrières que la loi du 3 janvier 1924 avait écartées, contrairement à leurs homologues masculins. Sont désormais électeurs « sans distinction de sexe », les salarié·e·s agricoles exerçant la profession agricole depuis au moins deux ans. On rappellera l’importance, pour les ouvrières agricoles, de la loi du 2 janvier 1970 abolissant le SMAG et créant le SMIC, dont le montant est revalorisé au minimum à hauteur de la moitié de la hausse du pouvoir d’achat du salaire ouvrier moyen. Enfin, la loi du 27 décembre 1974 ramène la durée hebdomadaire légale du temps de travail de 48 heures à 40 heures, alignant ainsi le secteur agricole sur le cadre juridique accordé le 21 juin 1936 aux salarié·e·s du commerce et de l’industrie. Cette intégration tardive des salarié·e·s agricoles dans le droit commun souffre de substantielles restrictions, et aucune clause de convention collective ne vient tempérer la mise en œuvre de ces dérogations légales. Un régime des heures supplémentaires plus souple lisse la durée de travail sur l’année ; les exploitants peuvent faire effectuer à leurs salarié·e·s un maximum de 50 heures par semaine sur une durée annuelle maximale de douze semaines consécutives et peuvent être autorisés, pendant une période limitée, à dépasser ce plafond jusqu’à 60 heures par semaine.
19Par-delà les modalités de présentation des conventions collectives, nous tâcherons ici d’apprécier le degré de prise en compte des compétences féminines. Parce qu’elle incarne jusqu’aux années 1960 l’archétype de la salariée agricole dans la plupart des régions françaises, le traitement réservé à la servante de ferme impose un examen particulier, avant d’élargir la réflexion à l’ensemble des emplois afin de mettre en évidence les conventions collectives les moins discriminantes envers les ouvrières agricoles en général.
- 16 Convention collective du 28 mars 1959 concernant les exploitations de polyculture, de viticulture e (...)
- 17 Id.
20Le statut social et le rapport à l’employeur du domestique homme et de la servante de ferme sont radicalement différents même si l’un et l’autre sont nourri·e.·s et logé·e·s. Le premier est affecté aux seuls travaux de l’exploitation et redevable envers son employeur d’un nombre d’heures déterminé ; la seconde, à l’instar de la bonne à tout faire en milieu urbain, doit à son employeur et aux membres de la maisonnée une disponibilité temporelle totale dans le cadre de l’exploitation ou de l’habitation. Cette porosité entre sphère domestique et sphère professionnelle est clairement exprimée dans les conventions collectives. Dès lors, la servante de ferme se doit d’être compétente dans des domaines très divers, même lorsque ce travail est réputé non qualifié (Rose, 2004). Pour autant, ces compétences ne se traduisent pas en termes de coefficient hiérarchique. Certains intitulés révèlent en filigrane les garde-fous posés lors de la rédaction des grilles hiérarchiques afin de limiter le nombre d’ouvrières agricoles accédant aux fonctions qualifiées et, par voie de conséquence, mieux rémunérées que les hommes non qualifiés. En Vendée, les compétences exigées de la simple servante de ferme, rémunérée au coefficient 110, ne sont pas minces, puisque cette dernière doit avoir « des connaissances pour effectuer, sans directives préalables, les travaux féminins domestiques ou agricoles courants de l’exploitation tels que soins aux volailles et à quelques vaches16 ». La barre est placée encore plus haut pour accéder au rang de servante de ferme qualifiée, laquelle doit « faire preuve de qualités et d’une habileté professionnelle qui ne peuvent être acquises que par une formation technique complète et une pratique étendue et susceptible de procéder sans directives préalables à la majeure partie des travaux féminins qualifiés, domestiques ou agricoles tels que confection des repas, traite, opérations de laiterie17 ». Combien de servantes de ferme peuvent arguer, en 1964, de la formation technique requise pour atteindre ce graal professionnel affublé du coefficient 135 ?
- 18 JORF, 29 octobre 1953, p. 9720-9721.
- 19 Convention collective du 21 février 1962 concernant les exploitations de polyculture, de viticultur (...)
- 20 Convention collective du 8 février 1968, étendue le 5 août 1969.
21L’accession de la servante de ferme à une reconnaissance de qualification n’évolue guère dans le temps. La première convention collective agricole de Loire-Inférieure, celle conclue le 13 novembre 1951, mentionne deux emplois strictement réservés à des femmes. La servante de ferme qualifiée, « capable d’assurer tous les travaux domestiques courants tant intérieurs qu’extérieurs et trayant » et la basse-courière, « ouvrière qui soigne la basse-cour et quelques vaches et aide aux travaux de ménage ». En dépit de l’étendue des compétences requises, ces salariées sont toutes affectées au coefficient basique 10018. Dans la nouvelle convention entérinée dix ans plus tard dans ce même département, devenu entre-temps Loire-Atlantique, les « emplois essentiellement féminins » regroupent toujours les emplois de servante de ferme et de basse-courière, et l’emploi de servante est subdivisé en servante non qualifiée et servante qualifiée, laquelle accède modestement au coefficient 11319. En dépit de la réévaluation de 113 à 120 du coefficient de la servante qualifiée, la ségrégation occupationnelle perdure dans la troisième convention collective agricole de ce département, conclue en 1968, puisque la nomenclature distingue les « emplois susceptibles d’être occupés par un travailleur de l’un ou l’autre sexe » des « emplois essentiellement féminins »20.
- 21 Convention collective du 20 août 1952 concernant les exploitations agricoles du Rhône, JORF, 28 o (...)
- 22 Convention collective du 3 juillet 1970 concernant les exploitations de polyculture et d’élevage du (...)
- 23 JORF, 7 octobre 1977, p. 6458.
22Les disparités territoriales de reconnaissance des compétences des salariées agricoles transparaissent avec force lorsqu’on examine la traite des vaches ou brebis, une des rares compétences « féminines » prises en compte dans de nombreuses conventions collectives agricoles. Dans celle du Rhône, actée dès 1952, la « servante de ferme ne sachant pas traire et employée par intermittence aux travaux des champs » est affectée au coefficient 100, alors que sa collègue « trayant, s’occupant de l’étable et de la laiterie »21 émarge au coefficient 115. Dès lors, la plupart des conventions postérieures opéreront une distinction semblable avec un bonus accordé à la servante de ferme trayant mais, dans la plupart des cas (Doubs, Tarn, Haute-Saône, Territoire de Belfort, Meuse…), ce bonus n’excède pas dix ou quinze points de coefficient22. La rédaction retenue dans certaines conventions laisserait même à penser que les femmes participent à la traite sous la responsabilité d’un homme. Ainsi de la convention conclue en 1976 dans le Pas-de-Calais, où « l’ouvrière occupée à divers travaux d’exploitation pouvant aider à la traite des vaches » est au coefficient 115, alors que sa consœur ne trayant pas est au 110. En revanche, le coefficient 120 est attribué à « l’ouvrier aidant à la traite des vaches » et le coefficient 125 à « l’ouvrier trayant habituellement les vaches »23.
- 24 JORF, 13 septembre 1959, p. 8956-8957.
- 25 JORF, 7 novembre 1963, p. 9936.
- 26 JORF, 24 août 1968, p. 8164.
- 27 Convention collective du 28 septembre 1967 concernant les exploitations de polyculture et d’élevage (...)
- 28 JORF, 30 juillet 1954, p. 7255 et du 7 décembre 1956, p. 11703.
23Quelques départements se distinguent par des conventions moins discriminantes, voire progressistes. En quelques cas, la dissociation des emplois masculins et féminins n’est pas discriminatoire. La terminologie traduit alors l’ouverture des emplois qualifiés à des femmes. Dans le Loir-et-Cher, dès l’origine de la convention collective en 1959, les salariées agricoles se voient proposer, au moins théoriquement, des possibilités de promotion sociale, puisque des emplois féminins figurent dans quatre des cinq catégories, à savoir la servante et la journalière non qualifiées (100), la vachère et la bergère débutantes (110), la servante qualifiée, la vachère et la bergère qualifiées (125) et la servante très qualifiée (135). Même si « le vacher ou berger professionnel qualifié » et « l’homme à toutes mains très qualifié, suppléant occasionnellement le chef d’exploitation »24 n’ont plus d’équivalents féminins, une telle grille hiérarchique reste exceptionnelle pour des emplois féminins. Dans l’Orne, en 1963, la grille unique se déroule des coefficients 100 à 135 sur un mode mixte d’« ouvrier ou ouvrière agricole sans qualification » (100) à « ouvrier ou ouvrière agricole toutes mains hautement qualifié »25 ; et, en Corrèze, la mention « ouvrier ou ouvrière » se poursuit jusqu’à la 5e catégorie (hautement qualifiés26). Dans la Meuse, la « servante de ferme trayant, effectuant les travaux de la ferme et procédant à la traite mécanique ou à la main27 » est au coefficient 130. En viticulture, dans le cadre des conventions collectives des départements de l’Hérault et du Gard, respectivement conclues en 1952 et 1956, le travail de l’épouse du maître-valet, en charge de la restauration des hommes célibataires, jusqu’alors rémunéré de façon discrétionnaire, est enfin réglementé. Jusqu’à huit ouvriers nourris journellement, cette ouvrière percevra, par ouvrier nourri, une heure de salaire de l’ouvrier classé au coefficient 125 et, au-delà de huit ouvriers nourris, l’employeur sera tenu de lui fournir une aide28. Reconnaissance certes toute relative, puisque la rétribution de cette salariée demeure bien en deçà de celle de son époux en charge des chevaux de trait.
- 29 JORF, 11 décembre 1954, p. 11605-11606.
24Dans la convention collective du Gers, conclue et étendue dès 1954, la classification des emplois est exempte de toute référence explicite à la main-d’œuvre féminine et tous les libellés sont rédigés au masculin. Surtout, en l’absence de toute évaluation objective du rendement, certains employeurs peuvent s’appuyer sur l’article 29 (« À égalité de qualification professionnelle et de rendement, les femmes doivent recevoir le même salaire que les hommes29 ») pour payer leurs ouvrières agricoles au rabais.
25En dernière analyse, en dépit de toutes les discriminations selon le genre incluses dans les grilles salariales, l’accession des salariées agricoles à une grille unique, indépendante du genre, n’est pas négligeable. Ainsi, le statut d’ouvrier non permanent, dont le salaire est significativement plus élevé, leur est applicable.
- 30 Article 23 de l’arrêté préfectoral du 15 avril 1948 (A. D. Aude 79 W 27).
- 31 JORF, 28 octobre 1953, p. 9684.
- 32 JORF, 30 juillet 1954, p. 7254.
- 33 JORF, 8 septembre 1963, p. 8794.
26À partir des années 1960, la reconnaissance de qualification est parfois subordonnée à la possession d’un diplôme (BAA, Certificat d’aptitude professionnelle agricole). Or, excepté dans les zones laitières de l’Ouest et du Nord-Ouest, les jeunes rurales sont alors totalement tenues à l’écart de toute formation professionnelle agricole. L’enseignement agricole ménager vers lequel elles sont orientées prodigue des cours de puériculture, d’alimentation et d’hygiène, mais nulle formation aux techniques agricoles (Escudier, 2014b et 2014c). Dès lors, seuls les salariés masculins permanents peuvent, le cas échéant, faire activer cette clause du diplôme professionnel. Ce sont, paradoxalement, les ouvrières saisonnières dépourvues de toute qualification qui tirent le mieux leur épingle du jeu. En l’espèce, les conventions collectives ne font qu’entériner une position de force de ces salariées employées massivement durant une courte période pour des opérations de cueillette, cruciales quelle que soit la production végétale. En viticulture, le salaire journalier des vendangeuses embauchées comme « coupeurs » excède de 30 à 50 % celui des ouvrières permanentes hors vendange ; les conventions collectives mentionnant cet emploi saisonnier (Aude30, Rhône31, Hérault32, Bouches-du-Rhône33) lui attribuent les coefficients 130 à 150, niveaux de rémunération tout à fait exceptionnels pour une tâche considérée comme essentiellement féminine.
- 34 JORF, 28 octobre 1953, p. 9677.
- 35 Ibid., p. 9676.
27Là où prévaut le payement à forfait, essentiellement dans les régions à forte composante viticole, les questions de genre sont totalement « gommées » dans la définition des tâches et des normes de production, mais le caractère genré des tâches établit une hiérarchie salariale défavorable aux femmes. En Bourgogne, la prédominance du payement à la tâche n’entrave en rien la différenciation genrée des rémunérations. La convention collective conclue le 27 juin 1952 en Côte-d’Or distingue trois formules donnant lieu à des modes de rémunération spécifiques34. La première formule, « dite de la Côte de Nuits, travail essentiellement féminin », comprenant l’enlèvement des fils de fer, la taille, l’assemblage des sarments, l’ébourgeonnage, le rognage et l’attachage des branches, donne lieu au payement du salaire féminin dont les modalités sont ainsi précisées : « Compte tenu de la différence de rendement entre le travail masculin et féminin, les ouvrières de la viticulture classées au coefficient 125 et 140 reçoivent un salaire égal à 85 % du salaire des hommes classés aux mêmes coefficients35 ». Dans la convention collective agricole du département de la Charente, conclue le 7 mai 1966 et étendue le 7 décembre 1972, chacune des seize tâches viticoles fait l’objet d’une norme en temps très précise soit aux 1 000 mètres soit aux 1 000 pieds de vigne. La référence à la qualification intrinsèque n’est pas absente puisque chaque tâche est affectée d’un coefficient spécifique. Bien que ce type de conventions collectives ne renseigne en rien sur la partition genrée du travail, l’exécution de ces tâches est indifféremment confiée à des hommes ou à des femmes. En l’espèce, la taille de la vigne, tâche encore strictement masculine dans ce département, bénéficie du coefficient 125 alors que tirage des bois, palissage et rognage, tâches habituellement réalisées par des femmes, stagnent au coefficient 112.
28Le paysage syndical ne facilite pas l’établissement d’un rapport de force favorable aux ouvrières agricoles. Si la maxime « À travail égal, salaire égal » est systématiquement réaffirmée à chaque congrès de la FNTA depuis sa création en 1920, elle n’est guère suivie d’effets. La partition genrée des tâches n’est pas contestée et l’emploi agricole féminin est vécu comme un pis-aller que l’augmentation du salaire de « l’homme gagne-pain » doit tendre à faire disparaître. Les organes de presse confédéraux font peu de cas des centaines de milliers de femmes salariées permanentes ou saisonnières des exploitations agricoles. Durant les années 1970, aucun des dossiers thématiques mensuels et reportages d’Antoinette, le magazine féminin de la CGT, n’aborde la condition des ouvrières agricoles (George, 2011, p. 98-100). Certes, les salariées agricoles syndiquées à la CGT sont désormais une poignée, mais cet « oubli » renvoie à un clivage plus culturel qu’organique entre des rédactrices d’Antoinette issues des fédérations des PTT ou des Employés et des ouvrières agricoles isolées et mal informées. Les négociations avec le patronat en pâtissent. Même dans un secteur où la CGT est solidement implantée comme celui des caves champenoises, le rapport de force syndical peine à réduire significativement la discrimination genrée. Dans les années 1960, une « habilleuse d’expédition complète et expérimentée ayant au moins un an de pratique » classée en catégorie IV perçoit le même salaire que « tout membre du personnel effectuant un travail simple à l’aide d’un engin mécanique dont il a la responsabilité même partielle » classé en catégorie III de la grille « Hommes ». La grille unique femmes/hommes est enfin adoptée en novembre 1970, à l’issue d’interminables négociations : dès lors, l’habilleuse d’expédition, en charge de coller les étiquettes et de confectionner les emballages, est classée au même niveau que les ouvriers qualifiés en charge du soutirage (transvasement des moûts en barrique) ou du dégorgeage (retrait du dépôt dans les bouteilles après décantation) (Liszek, 1995, p. 145).
- 36 JORF, 1er septembre 1974, p. 9135-9136.
- 37 JORF, 17 décembre 1974, p. 12651-12652.
- 38 JORF, 19 juillet 1979, p. 1898.
29Dans ce contexte de marginalisation économique et syndicale, seule une reconnaissance institutionnelle, en l’occurrence la loi du 22 décembre 1972, fait office de contrepoint. La formulation de l’article 2 de cette loi – « les catégories et critères de classification et de promotion professionnelles ainsi que toutes les autres bases de calcul de la rémunération, notamment les modes d’évaluation des emplois, doivent être communs aux travailleurs des deux sexes » – paraissait a priori suffisamment explicite pour ne pas souffrir d’exception. Pourtant, bien des pratiques discriminatoires subsisteront au sein des entreprises agricoles. L’administration elle-même manifestera quelque retard à propos du salaire différé ou droit de créance dont disposent, lors d’une succession, les enfants ayant travaillé sans rémunération sur l’exploitation familiale. Un arrêté annuel du ministre de l’Agriculture fixe, pour chaque département, le montant de ce salaire différé pour deux catégories de salarié·e·s : l’ouvrier agricole et la servante de ferme. Si l’écart s’amoindrit au fil des décennies, en 1974, le salaire retenu pour les servantes de ferme demeure inférieur à celui des ouvriers agricoles de 8,7 % (Hérault) à 15 % (Marne)36. Vigilant·e·s, les membres du cabinet de la toute nouvelle Secrétaire d’État chargée de la Condition féminine, Françoise Giroud, dénoncent cette réglementation en contradiction flagrante avec la loi. Il en résulte, fait exceptionnel, l’abrogation de l’arrêté ministériel du 20 août 1974 et l’établissement d’un nouvel arrêté fixant le niveau du salaire différé sans distinction de genre37. Les femmes sollicitant le bénéfice du salaire différé ne seront donc plus défavorisées par rapport à des descendants masculins. Toutefois, les arrêtés du ministre de l’Agriculture fixant ce salaire différé n’abandonneront qu’en 1979 l’appellation désuète et stigmatisante de « servante de ferme38 ».
30À partir des années 1990-2000, si la partition genrée des emplois reste la règle en agriculture comme en bien des métiers, les interdits sont moins affirmés, les discriminations moins nettes que par le passé. L’accès d’une fraction des jeunes filles à un enseignement professionnalisant les dote enfin des compétences techniques. Pour autant, la plupart des ouvrières agricoles continuent à exercer un emploi intermittent et faiblement rémunéré.
31Toute approche du salariat agricole contemporain implique de différencier le statut d’emploi de la durée d’emploi annuel. Or, les catégories retenues tant par l’INSEE que par la Mutualité sociale agricole (MSA) tendent à amalgamer des situations d’emploi disparates. Sont ainsi regroupés sous le vocable « contrats à durée déterminée » (CDD) les emplois purement saisonniers, les emplois intermittents proposés tout au long de l’année et les contrats dits « OMI », permettant l’embauche de salarié·e·s agricoles immigré·e·s jusqu’à huit mois par an, contrats primitivement établis sous l’égide de l’Office des migrations internationales et désormais gérés par l’Agence nationale de l’accueil des étrangers et des migrations (ANAEM) (Mésini, 2008). Enfin, un même individu est compté autant de fois qu’au cours de l’année en question elle ou il a conclu un contrat de travail avec un ou plusieurs employeurs.
- 39 Ne sont pas prises en compte les salariées de la coopération agricole, des organismes professionnel (...)
32En retrait constant depuis les années 1950, le nombre de salariées agricoles permanentes tend à augmenter légèrement depuis 1988. Le Recensement Général de l’Agriculture de 2000 en dénombre 34 700 (Rattin, 2002), celui de 2010, 39 665 (Laisney & Lerbourg, 2012). Cependant l’intermittence séculaire de l’emploi des ouvrières agricoles perdure, voire s’accentue. En 1980, alors que les femmes représentent 13,9 % des salarié·e·s agricoles permanent·e·s, elles totalisent 35 % des Unités de travail agricole (Pharo et al., 1981, p. 39). Outre la difficulté à cerner le degré de permanence de l’emploi des ouvrières agricoles, ce dénombrement ignore les emplois saisonniers, les contrats dits OMI et… le travail dissimulé. Le rapprochement avec les statistiques publiées par la Mutualité sociale agricole est édifiant. Pour l’année 2016, la MSA comptabilise 371 806 femmes salariées dans la production agricole39, c’est-à-dire ayant eu au moins un contrat de travail au cours de l’année, quelle qu’en soit la durée (MSA, 2018, p. 33). Si ce gouffre statistique, de l’ordre de un à dix, est, pour partie, inhérent à l’hétérogénéité de la mesure (le nombre d’individus dans un cas, le nombre de contrats dans l’autre), il exprime d’autant plus l’hégémonie des contrats à durée déterminée (plus de 83 % des contrats recensés) et de l’emploi intermittent de ces salariées. Le nombre de jours de travail annuel est nettement inférieur pour les femmes que pour les hommes, tant pour les salarié·e·s. permanent·e·s que pour les salarié·e·s. occasionnel·les. Pour les femmes travaillant dans la production agricole, seulement un contrat sur dix est à durée indéterminée (CDI) avec toutefois de grandes disparités selon les secteurs de production (tableau no 1).
Tableau 1. Répartition des contrats de travail auprès de femmes selon les secteurs de la production agricole en 2016
Secteurs de la production agricole
|
Nombre de contrats auprès de femmes
(1)
|
% de l’ensemble des contrats
(2)
|
Dont CDI femmes à temps plein
(3)
|
Part des CDI à temps plein
(3)/(1)
|
Cultures spécialisées et champignonnières
|
117 629
|
40,7 %
|
14 742
|
12,5 %
|
Élevage spécialisé
|
22 960
|
37,9 %
|
6 229
|
27,1 %
|
Conchyliculture et marais salants
|
6 750
|
40,4 %
|
900
|
13, 3 %
|
Polyculture/Élevage
|
61 781
|
31,2 %
|
6 515
|
10,5 %
|
Viticulture
|
137 123
|
36,2 %
|
10 025
|
7,3 %
|
Sylviculture et exploitation de bois
|
1 861
|
8,6 %
|
706
|
37,9 %
|
Entreprises de travaux agricoles
|
18 410
|
22,6 %
|
1 304
|
7,1 %
|
Garde-chasse, garde-pêche
|
395
|
25,0 %
|
173
|
43,8 %
|
Organismes de remplacement
|
4 897
|
41,5 %
|
90
|
1,8 %
|
Total production agricole
|
371 806
|
35,1 %
|
40 684
|
10,9 %
|
Source : Escudier J.-L., d’après MSA (2018)
33En 2016, les femmes occupent 53,1 % des emplois agricoles à temps partiel et seulement 25,7 % des emplois à temps complet (cf. tableau no 2). Alors que le pourcentage d’hommes employés à temps partiel (en CDD ou CDI) dans l’ensemble de la production agricole est de 18,6 %, celui des femmes atteint 40,7 %. La part des femmes en CDI à temps partiel atteint même 52,3 % en polyculture/élevage.
Tableau°2. Structure de l’emploi salarié en production agricole selon le genre et le contrat de travail en 2016
|
Femmes
(1)
|
Hommes
(2)
|
Ensemble femmes et hommes (3)
|
Part des femmes
(1)/(3)
|
Nombre de CDI
|
62 897
|
136 906
|
199 803
|
31,5 %
|
Dont à temps plein
|
40 684
|
117 311
|
157 995
|
25,7 %
|
Dont à temps partiel
|
22 213
|
19 595
|
41 808
|
53,1 %
|
Nombre de CDD
|
308 909
|
550 747
|
859 656
|
35,9 %
|
Dont à temps plein
|
292 230
|
527 140
|
819 370
|
35,7 %
|
Dont à temps partiel
|
16 679
|
23 607
|
40 286
|
41,4 %
|
Source : Escudier J.-L., d’après MSA (2018)
- 40 FNSEA-GPE, 2009, Observatoire de l’Emploi de la Fédération nationale des syndicats d’exploitants ag (...)
34L’intermittence de l’emploi féminin se combine avec une rémunération horaire légèrement inférieure à celle des hommes : en 2007, les femmes représentaient 39,9 % des salarié·e·s agricoles mais seulement 33 % des heures travaillées et 32 % de la masse salariale. Cependant les disparités vont croissant avec l’âge. La très faible distorsion entre heures travaillées et masse salariale pour les 26 à 35 ans est à rapprocher du déficit de qualification : le SMIC, dont le taux est rigoureusement identique quel que soit le genre, fonctionne comme un filet de sécurité pour les jeunes femmes comme pour les jeunes hommes non qualifiés40. En revanche, la moindre ancienneté dans l’emploi féminin tend à accroître le différentiel femmes/hommes pour les femmes plus âgées : ce différentiel est de trois points pour les individus âgés de 41 à 50 ans, de quatre points pour les individus de 51 à 55 ans, en l’occurrence les tranches d’âge où la part des femmes dans le salariat agricole est maximale.
35Cet emploi à temps partiel est-il synonyme de précarité ? La réponse est nuancée dans la mesure où, pour 35,3 % de ces salariées agricoles, le temps partiel s’effectue dans le cadre d’un CDI. Mais l’intermittence de l’emploi est la norme pour les salariées peu qualifiées dont elle minore fortement le revenu annuel. En effet, si la différenciation entre temps partiel contraint et temps partiel choisi est délicate, elle est surtout genrée (Gadrey, Jany-Catrice & Pernod-Lemattre, 2004). En agriculture, la plupart des femmes peu qualifiées vivent leur emploi intermittent comme un pis-aller, voire comme une fatalité inhérente au rythme des saisons (Berlan, Painvin & Dentzer, 1980 ; Berlan, 1993). Ce mode de gestion de la partie la plus fragile de la main-d’œuvre féminine agricole s’appuie sur l’octroi d’allocations non contributives (Escudier, 2017). Le revenu de solidarité active (RSA) pérennise un sous-emploi subventionné dont les femmes sont les premières bénéficiaires (ou victimes) parce qu’elles occupent la grande majorité des emplois à temps partiel (Gadrey, 2009). Les ouvrières agricoles intermittentes s’inscrivent parfaitement dans ce schéma et, ce faisant, participent de la flexibilité de la main-d’œuvre réclamée par les employeurs agricoles.
36Dans tous les départements, les classifications des emplois ont profondément évolué. La tendance générale est à l’explicitation des attentes patronales au travers de quatre critères : type d’activité, responsabilité, autonomie et compétences. Les ouvrières agricoles n’ont pas profité de la primauté des critères de compétences individuelles sur ceux relevant de la qualification des postes car, dans le même temps, l’obtention de diplômes délivrés par les établissements d’enseignement agricole (CAPA, BTA…) ou de diplômes-maison (tels les certificats de taille de la vigne et d’agroéquipement viticole décernés par la Corporation des vignerons de Champagne) devenait incontournable pour prétendre progresser dans la grille des emplois. Pas ou peu diplômées, souvent en situation de famille monoparentale, les ouvrières agricoles sont particulièrement vulnérables face à cette emprise patronale sur la classification actuelle des emplois. Dès 1979, Alain Desrosières et Laurent Thévenot pointaient les risques inhérents à une telle orientation :
Classer les emplois, voire produire la définition des postes de travail en oubliant les personnes qui les occupent, c’est s’interdire de comprendre les conditions sociales de définition de ces emplois qui, pour une part, tiennent aux attributs de leur titulaire (sexe, âge, diplôme, origine sociale…). (Desrosières & Thévenot, 1979, p. 52).
37Avec l’accord national conclu le 23 décembre 1981 entre organisations syndicales des salarié·e·s agricoles et organisations patronales, la profession s’est dotée d’un cadre contractuel relatif à la durée du travail41. Mais cet accord, périodiquement révisé, se borne, pour l’essentiel, à expliciter les évolutions des dispositions législatives et réglementaires et offre très peu d’avantages contractuels aux salarié·e·s42. Pour ne pas être défavorable aux salarié·e·s, le travail à la tâche, toujours pratiqué en viticulture, arboriculture, horticulture et maraîchage, filières où l’emploi féminin salarié est significatif, doit résulter d’un rapport de force permanent imposant des normes de production raisonnables. Or, la démographie professionnelle et la crise du militantisme se conjuguant, la chute des effectifs de la FNTA précipite en 1980 la fusion avec la Fédération de l’alimentation pour créer la Fédération nationale agroalimentaire et forestière (FNAF). Cet affaiblissement de la représentation syndicale ne laisse de place qu’à l’indignation, tel ce délégué de la Gironde qualifiant en 2014, lors du 10e congrès de la FNAF-CGT, de « pratique moyenâgeuse » le travail à prix-fait prévalant dans les vignobles bordelais et charentais car contrevenant aux prescriptions de temps de travail des lois du 13 juin 1998 et 19 janvier 200043.
- 44 Avenant no 126 du 13 juin 2006 à la convention collective des exploitations agricoles de la Haute-G (...)
38Conformément à la loi du 9 mai 2001, syndicats d’employeurs et syndicats de salarié·e·s agricoles signent, le 29 octobre 2009, un accord collectif national sur « l’égalité professionnelle et salariale en agriculture ». Plusieurs voies doivent être explorées afin de favoriser l’accès des salariées à la formation professionnelle, facteur majeur dans les discriminations professionnelles à leur égard. Il revient aux instances socioprofessionnelles de superviser la mise en œuvre des engagements patronaux, aux employeurs d’en faciliter l’accès à toutes les salariées et, enfin, aux salariées elles-mêmes de s’approprier les potentialités de cet accord collectif en formulant des demandes en matière de rémunération, de formation et d’aménagement de l’emploi du temps. En dépit de cette louable profession de foi, le poids du passé demeure. En viticulture, la généralisation de la vendange mécanique reproduit une partition séculaire : aux hommes la machine à vendanger et le charroi, aux femmes la vendange manuelle. La discrimination est officiellement abolie ; les différences de rémunération, légitimées par la partition genrée des tâches, demeurent. S’il ne fait plus partie du « domaine réservé » du genre masculin, le maniement des engins mécaniques n’est toujours pas banalisé. L’inexistence de statistiques consolidées sur la réparation genrée des salarié·e·s agricoles selon leur classification hiérarchique est regrettable, on peut toutefois dire que si les salariées occupant un emploi permanent parviennent au niveau 2 (ou B) d’emploi qualifié, elles atteignent rarement le niveau 3 (ou C), celui d’emploi hautement qualifié, notamment car elles ne maîtrisent pas les appareils mécaniques. Quand une convention collective en donne le détail, la différence de qualification est frappante : depuis 2006, en Haute-Garonne, les vendangeurs coupeurs sont affectés à l’échelon 2 du niveau 1 (emplois d’exécutants, coefficient 115) alors que le conducteur de machine à vendanger culmine à l’échelon 2 du niveau 4 (emplois hautement qualifiés, coefficient 220)44.
- 45 Avenant no 60 du 4 juillet 2017 à la convention collective des exploitations agricoles du Finistère
- 46 Avenant no 24 en date du 21 mars 2017 à la convention collective du 1er avril 2003.
- 47 Avenant no 139 en date du 13 janvier 2017 à la convention collective du 1er janvier 1977.
- 48 Avenant no 78 en date du 11 janvier 2018 à la convention collective du 12 décembre 1983.
39Par-delà ces évolutions, les salarié·e·s agricoles dans leur ensemble sont confronté·e·s à un tassement très prononcé de la hiérarchie des rémunérations. D’une manière générale, l’écart de rémunération nette entre l’ouvrier exécutant et l’ouvrier hautement qualifié du 1er échelon s’est réduit à tel point que la hiérarchie salariale est désormais quasi inexistante. Dans la convention collective des exploitations et entreprises agricoles de Côte-d’Or, Nièvre et Yonne, l’écart de rémunération nette entre l’emploi d’exécutant et l’emploi hautement qualifié du 1er échelon, situé cinq rangs au-dessus, est, en 2014, de seulement 17,1 %. En 2017, l’écart de rémunération entre ces mêmes catégories plafonne à 13,3 % dans les exploitations agricoles du Finistère45, à 12,7 % en Charente et Charente-Maritime, à 12,2 % dans le Gard46. Dans la zone viticole du département de l’Aude, cet écart se réduit sans cesse pour n’être plus que 11,1 % en 2017. Soixante ans auparavant, à l’origine de cette convention collective, les « femmes » étaient rémunérées au coefficient 100 et le « mécanicien tractoriste qualifié », au coefficient 150, percevait un salaire horaire de 50 % supérieur. L’écart salarial entre ouvrier exécutant et ouvrier hautement qualifié du 1er échelon est parfois encore plus ténu, comme dans les exploitations agricoles de Saône-et-Loire47 (8,4 %) ou dans les exploitations horticoles de Côte d’Armor48 (7,3 %). L’ouvrier exécutant étant partout et toujours payé au SMIC, l’ouvrier hautement qualifié perçoit 111 à 117 % du SMIC dans la plupart des départements mentionnés et la haute qualification agricole se traduit, chez les horticulteurs de Côte d’Armor, par un très modeste « bonus » de 7,3 % sur le Smicard. Seule la Champagne viticole fait exception avec un salaire de l’ouvrier très qualifié du 1er échelon supérieur de 32,9 % à celui de l’ouvrier exécutant du 1er échelon.
40Cet « écrasement » de la hiérarchie salariale relève de causes multiples. L’instauration du SMIC en 1970, son indexation sur l’indice des prix à la consommation et sa réévaluation annuelle en fonction de la hausse du salaire moyen contribuèrent à augmenter le pouvoir d’achat du salaire-plancher et à majorer les coûts de production. En retour, face à une population salariée aujourd’hui inorganisée et faiblement revendicative, les employeurs agricoles s’efforcent de limiter leur coût de main-d’œuvre en contractant l’échelle des salaires. Toutefois, ce tassement sévère de la hiérarchie salariale doit également être examiné au prisme des rapports de genre. Tant que la totalité des ouvrières était cantonnée dans une unique catégorie-plancher, les emplois dits masculins se répartissaient du manœuvre au contremaître hautement qualifié. Des fonctions autrefois considérées comme qualifiées sont banalisées et, par là même, moins rémunérées. La possession du permis de conduire « véhicule léger », la conduite d’un tracteur pour labourer, épandre un pesticide ou assurer le charroi n’expriment plus une qualification mais font partie des prérequis exigés d’un salarié agricole permanent. Cet écrasement de la hiérarchie des rémunérations se répercute sur les emplois saisonniers. Désormais, saisonniers et saisonnières ne bénéficient plus d’une position relativement favorable. Le taux de salaire horaire brut retenu en 2017 pour les vendanges manuelles en Languedoc est le SMIC pour le coupeur (coefficient 135), 1,5 % au-dessus pour le videur de seaux (coefficient 140) et 106,5 % du SMIC pour le porteur et assimilés (coefficient 150)49. En maraîchage/horticulture et en arboriculture également, les employeurs ne vivent plus le SMIC comme un salaire minimum mais comme une norme de rémunération des saisonnier·e·s (Berlan, 1993).
41En dépit de la généralisation des conventions collectives agricoles, l’affectation de la grande majorité des ouvrières agricoles au coefficient hiérarchique de base perpétue la non-reconnaissance de leurs compétences. Le retard social du secteur agricole s’est doublé d’un retard en termes de parité des genres. Dès 1945-1946, les grilles de classification établies dans le cadre des arrêtés Parodi-Croizat explicitent la variété et la qualification des tâches exécutées par les ouvrières de l’industrie (Machu, 2013). À l’opposé, en agriculture, les femmes se voient refuser toute qualification et sont, jusqu’aux années 1970, confinées au coefficient de base. Par la suite, l’évolution sera partielle et inaboutie. Les salariées agricoles éprouvent plus de difficultés que leurs homologues masculins à voir leurs compétences se traduire en profil de carrière. Comme dans l’industrie et les services, les femmes les moins qualifiées subissent encore les stigmates du rôle subalterne séculairement assigné à l’emploi féminin. L’importance de leur emploi intermittent en agriculture pèse sur leur capacité à infléchir significativement cette tendance lourde.
42Dans l’état actuel de nos investigations, nous ne sommes pas à même d’apprécier dans quelle mesure les différentes modifications du droit du travail introduisant des cas de primauté de l’accord d’entreprise sur l’accord de branche (lois du 4 mai 2004 et du 8 août 2016, ordonnance du 22 mai 2017) ont impacté les rapports de genre en agriculture. La question essentielle qui se pose aujourd’hui n’est peut-être pas tant celle de l’évolution des conventions collectives que celle du déficit de publicité autour de leur existence, de leur contenu et des moyens dont disposent les salarié·e·s pour en faire appliquer l’ensemble des clauses. L’intermittence de l’emploi féminin en agriculture, l’atomisation des lieux de travail, le peu de contact entre salariées intervenant sur un même territoire et la faiblesse du maillage syndical se conjuguant, le rapport de subordination inhérent à la condition salariale se transforme en une barrière infranchissable pour nombre d’ouvrières agricoles.