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Notes de recherche

Les classes sociales dans la communication publique

Les campagnes télévisuelles de prévention des accidents de la circulation (1999-2005)
Social Classes in the public Communication
Matthieu Grossetête
p. 269-290

Résumés

Alors que les campagnes de « sécurité routière » sont ouvertement plus réalistes depuis le tournant des spots « chocs » en 1999, les accidents et les accidentés visibles dans les spots sont paradoxalement les plus rares statistiquement. Les composantes masculines, jeunes, célibataires et rurales des classes populaires, dont les chances objectives de mourir sur la route sont les plus grandes, n’apparaissent pas dans les films de prévention. À l’inverse, les membres des catégories sociales les plus élevés y figurent largement alors que leur probabilité de mourir au volant est la plus faible. L’accueil que réservent les conducteurs aux campagnes est lui aussi sélectif. Ces derniers appréhendent les dangers de la route en fonction de leur rapport pratique à la conduite, lequel diffère sensiblement selon leurs caractéristiques tant sociales que culturelles.

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Texte intégral

1Les campagnes d’informations sanitaires que l’État diffuse sur les écrans de télévision ont vocation à transformer le comportement des individus pour les inciter à ne pas fumer (Berlivet, 2004), modérer leur consommation d’alcool, se nourrir de façon équilibrée (Memmi, 2011) ou encore respecter le code de la route (Grossetête, 2008a). Pour parvenir à leurs fins, elles ne cessent, depuis l’apparition en 1999 du premier spot « choc » de « sécurité routière » (Brunet, 2007), de recourir au registre de la peur. Ce dernier consiste généralement à exposer les conséquences dramatiques sur le corps d’une conduite préjudiciable pour la santé. En agissant sur le niveau d’autocontrainte des individus, les messages de prévention ou de sensibilisation participeraient du processus de « civilisation des mœurs » (Elias, 1973), car ils auraient, selon les communicateurs, un effet conatif, c’est-à-dire une influence qui leur est propre sur les pratiques sociales.

  • 1  On compte 19 conducteurs de moins de 15 ans tués en 2007. Compte tenu du peu d’enfants morts en po (...)

2Alors que les journalistes, le personnel politico-administratif et leurs concepteurs semblent d’abord préoccupés par le niveau de violence mis en scène dans les campagnes ou par la mesure de leur influence supposée sur les comportements, l’objectif (à la place de « enjeu ») est ici de questionner le réalisme affiché par cette communication préventive. À cet égard, les spots de « sécurité routière » constituent un objet de recherche pertinent. En effet, les chances objectives de mourir ou se blesser gravement dans un accident corporel de la circulation ne sont pas équivalentes selon la position occupée dans l’espace social (Grossetête, 2010). En France métropolitaine, 3239 conducteurs ont trouvé la mort en 2007 et 22,1 % d’entre eux étaient ouvriers alors qu’ils ne représentaient, cette même année, que 13,28 % dans la population métropolitaine de 15 ans ou plus selon l’insee. La catégorie sociale la plus épargnée est celle des Cadres et professions intellectuelles supérieures (cpis) qui représentait 2,9 % des conducteurs tués en 2007 et 8,4 % dans la population de référence1. Il semble donc rationnel de mesurer la place faite aux catégories sociales concernées par la mortalité routière au sein des campagnes de prévention, a fortiori lorsqu’elles apparaissent comme plausibles en exposant des accidents de la circulation. L’intention n’est pas de statuer sur ce que l’identification aux messages pourrait faire aux conducteurs, mais de mettre en évidence les « versions de la réalité » qui, dans les campagnes de prévention, « ont un plus grand pouvoir que d’autres de définir et de décrire cette réalité » (Gusfield, 2009 : 14). Quels liens entretiennent les spots de « sécurité routière » avec les accidents et les accidentés les plus communs ?

3Si les campagnes de « sécurité routière » sont documentées tant du point de vue de la production – sous l’angle historique (Picard, 2009) ou socio-organisationnel (Brunet, 2007) – que de la « réception » – au prisme des sciences de l’information et de la communication (Berthelot-Guiet, Ollivier-Yaniv, 2001) ou de la psychosociologie (Chabrol, Diligeart, 2004) –, aucune enquête ne confronte « le poids des dispositifs » de communication aux « dispositions » (Darras, 2003) sociales des individus. En conséquence, cet article tente d’analyser les trois stades du processus communicationnel (production, circulation et interprétation des messages) : les logiques de production et de circulation des campagnes télévisuelles, leur contenu puis l’influence des dispositions sociales des individus sur l’espace des représentations possibles des dangers de la route. Il s’appuie sur l’examen statistique de l’ensemble des Bulletins d’analyse des accidents corporels de la circulation (baacc) dressés en 2007, sur l’exploitation secondaire d’un questionnaire destiné aux conducteurs souhaitant récupérer des points sur leur permis de conduire, sur l’analyse de contenu des spots diffusés à la télévision entre 1999 et 2005 ainsi que sur des entretiens avec des communicateurs et des usagers de la route.

L’emprise des logiques publicitaires sur la production des campagnes

4La division du travail de production des campagnes différencie les services spécialisés de l’État des entreprises privées de communication. La Direction de la sécurité et de la circulation routière (dscr), l’Observatoire national interministériel de sécurité routière (onisr) et le Service d’information du gouvernement (sig) sont en charge de fixer la stratégie globale de prévention tandis que les grands groupes de communication, en contrat avec l’administration (une agence, un institut de sondage et une centrale d’achat), ont vocation à réaliser, évaluer et placer les films dans l’espace publicitaire. En raison de la gravité particulière du sujet et parce que l’action publique de communication est sommée de démontrer son efficacité, l’interprétation des spots est étudiée avant leur réalisation (sur présentation de photographies) dans le cadre d’entretiens collectifs rémunérés (les pré-tests) puis quelques temps après leur diffusion, par questionnaires téléphoniques (les post-tests). Au-delà de ces procédures d’évaluation, les campagnes de prévention des accidents de la circulation sont rapportées (par leurs concepteurs, le personnel politique et administratif ou les journalistes) au nombre de tués de la route, ce qui, en retour, renforce la croyance en l’effet propre de la communication (mais aussi de certaines mesures bien concrètes comme l’implantation des radars automatiques), surtout lorsque la mortalité diminue de plus de moitié, comme ce fut le cas en France entre 2002 et 2010. Cette opportunité de bons chiffres renforce l’influence des routines professionnelles des communicateurs sur la représentation des destinataires visés par l’État. En effet, les prestataires de l’administration deviennent quasiment les seuls interprètes des « cibles » qu’ils considèrent comme pertinentes, depuis leurs univers professionnels, pour prévenir les accidents de la circulation. Par conséquent, ils appliquent les théories du marketing issues de leurs formations universitaires (écoles supérieure de commerce ou de communication, iep) à la production des campagnes de « sécurité routière », ainsi qu’à celles consacrées à d’autres problèmes sociaux comme le changement climatique (Comby, 2008 : 188), pour adresser les spots en principe à tous, c’est-à-dire, dans la terminologie propre au milieu des communicateurs, au « grand public ». L’individu générique, isolé de son environnement social, est le destinataire volontairement privilégié par les producteurs, comme l’indique une salariée de l’agence de communication en contrat avec l’administration.

« Ce n’est pas la dscr qui nous demande de faire ça, c’est une conviction qu’on a depuis trois ans et demi qu’on travaille avec eux, c’est qu’il faut s’adresser à M. et Mme tout le monde, des gens qui ne sont pas des fous du volant. De toute façon, les fous du volant, on ne les convaincra pas d’avoir une conduite apaisée, ils sont tarés, ils resteront tarés, il y a des gens, il ne faut même pas chercher à les convaincre, ni à les toucher par la communication. Nous on s’adresse à toute cette frange de la population qui est un petit peu dans la transgression, mais à peine […]. On s’adresse à M. et Mme tout le monde. Ce sont ces gens là qu’on veut toucher avec ce type de discours. […] Pour la télévision, ce sont des campagnes grand public » (Entretien avec une salariée de l’agence de communication, février 2005).

5La logique des professionnels de la communication étant de s’adresser au plus grand nombre, les populations supposées difficiles à atteindre sont négligées. Les communicateurs ne pourraient pas définir les destinataires des campagnes à partir de caractéristiques sociales autres que biologiques (le sexe et l’âge) dans la mesure où ils ne bénéficient pas de données plus fines et crédibles que les chiffres officiels, lesquels ne mentionnent pas les catégories sociales sur-exposées à la mortalité routière. Dans l’incapacité d’adresser ouvertement les spots aux populations concernées, ils doivent se contenter des données officielles, toutefois produites selon une éthique en affinité avec la leur lorsqu’ils orientent les messages vers le « grand public ». Mais derrière le discours de dénégation des différences sociales en vigueur dans leur pratique professionnelle, ils peuvent partager la certitude inverse, au moins à titre personnel :

Le rapport au risque est-il le même en fonction de la catégorie sociale ?

« La catégorie socioprofessionnelle joue énormément, les plus défavorisés, ce sont ceux qui prennent le plus de risques parce qu’ils n’ont pas forcément les moyens d’avoir une bagnole à eux, ils empruntent des bagnoles qu’ils ne maîtrisent pas trop. Parfois, il y a des vols de bagnole, des trafics de bagnole, ils les bricolent, voilà, ils n’ont pas les moyens d’avoir une voiture payée par papa confortable, révisée régulièrement, imparable techniquement. Et puis ils sont dans un rapport à l’État d’opposition à la loi, à tout ce qui est rigide, réglementaire et qui incarne l’ordre et la répression, c’est un truc qu’ils rejettent ».

Adaptez-vous les messages à ces populations ?

« Nous, non, on n’a pas adapté, quand on parle aux jeunes, on s’adresse à l’ensemble des jeunes et l’on essaye de trouver le plus petit dénominateur commun. Parce que déjà l’administration n’a pas les moyens au niveau des budgets de communication d’aller chercher chaque sous-cible et de lui parler avec un langage bien spécifique. En plus de ça, on a un vrai problème, c’est que, à moins qu’il y ait une super-étude qui soit conduite, on ne peut pas identifier quels sont les jeunes. C’est très difficile de savoir exactement combien il y a de jeunes qui sont dans telle catégorie par rapport au risque routier. Donc il faut parler à tout le monde et l’on trouve le message qui s’adresse universellement à tous les jeunes. […] On s’adresse à des publics, c'est-à-dire à des gens que l’on peut mettre dans des cases en termes d’âge, de sexe, de catégorie d’usager de la route […].Parce que les autres on ne peut pas savoir où ils sont, qui ils sont, ni comment on les touche » (Entretien avec une salariée de l’agence de communication, février 2005).

6Faute de moyens pour mieux connaître socialement les accidentés, les communicateurs décident à distance, dès le stade de l’anticipation des « réceptions », du sort réservé aux « plus défavorisés » dans la communication de l’État par le simple fait de ne pas en faire des cibles prioritaires, ni même secondaires. En apparence, les campagnes s’adressent à tous les groupes sociaux car elles ne peuvent servir des intérêts catégoriels ou particuliers (Ollivier-Yanniv, 2000 : 198). Toutefois, durant leur élaboration, elles sont exposées à l’arbitraire du recrutement des enquêtés participants aux pré-tests, donc aux intérêts spécifiques des individus les plus disposés à prêter de l’intérêt à ce genre de protocole mais aussi aux sondages d’opinion et plus généralement à « la politique » (Champagne, 1990 : 115). De plus, l’incitation financière peut encourager la bonne volonté sociologique ou des réponses de complaisance. Enfin, ces tests attirent parfois des réguliers semi-professionnels du focus group, à tel point qu’un fichier est tenu par l’institut de sondage pour ne pas recruter les mêmes enquêtés à plusieurs reprises. Par ailleurs, après leur diffusion, les spots de prévention sont évalués sur la seule base de la mémorisation du message, à la manière des méthodes qui ont cours pour mesurer « l'efficacité » de la publicité commerciale :

Encadré 1 : Les scores d’impact selon l’ifop.

Questions posées :
Vous personnellement, vous souvenez vous avoir vu ou entendu récemment (c’est-à-dire au cours des quatre dernières semaines) une campagne d’information de la Sécurité routière ?
Ou avez-vous entendu cette campagne d’information de la Sécurité routière ?
Vous souvenez vous avoir vu ou entendu cette campagne d’information de la Sécurité routière ?
Dites-moi tout ce dont vous vous souvenez à propos de cette campagne télévisé/radio d’information ? Que voyait-on ? Que disait-on ?
Vous souvenez vous avoir vu cette campagne d’information à la télévision/à la radio ?

Impact :
Souvenir global : Ensemble des individus se souvenant avoir vu/entendu une campagne d’information de la Sécurité routière.
Score de reconnaissance : Pourcentage de personnes qui reconnaissent avoir vu/entendu la campagne testée sur présentation du photoboard après écoute des spots radio.

Mémorisation :
Score spécifique : Pourcentage de personnes qui citent au moins un élément précis et distinctif de la campagne, c’est-à-dire que l’on peut attribuer à la campagne testée.
Score vague : Pourcentage de personnes qui citent au moins un élément vague de la campagne, c’est-à-dire que l’on peut attribuer à la campagne testée mais de manière non distinctive.
Score faux : Pourcentage de personnes qui citent au moins un élément faux de la campagne, c’est-à-dire que l’on peut attribuer sans conteste à une autre campagne (ifop, 2005).

7Parce qu'elle assiste les souvenirs, la méthode « vu/lu » facilite les réponses de complaisance, donc conforte les communicateurs dans leurs habitudes professionnelles. Ces outils, issus du marketing commercial, permettent, à la limite, d'évaluer la pertinence de la programmation des spots dans l'espace publicitaire. Mais les capacités de diffusion de l’État ne peuvent rivaliser avec celles des principaux annonceurs privés, au premier rang desquels les constructeurs automobiles (Brunet, 2004 : 54) dont les publicités concurrencent ou relativisent bien souvent les messages de prévention. Les coûts d’acquisition prohibitifs des espaces publicitaires limitent la probabilité d’exposition des populations concernées aux campagnes. Plus l’audience du programme d’hébergement du spot est importante, plus le temps de passage sera coûteux. L’exemple des rencontres de football est significatif. Bien que l’on puisse anticiper avec certitude une forte présence d’hommes issus des classes populaires devant ce type de programme, les films de prévention passent rarement durant la mi-temps des matchs en raison des coûts de diffusion, comme l’explique une salariée de la centrale d’achat d’espace publicitaire des campagnes ministérielles françaises :

  • 2  Entretien avec une salariée de la centrale d’achat d’espace publicitaire de l’administration (10/0 (...)

« Par exemple, un match de foot ça peut être 150 000 euros les 30 secondes. Moi j’achète un peu de matchs de foot ça dépend des affiches. C’est très cher donc j’ai aussi ma problématique de rentabilité. […] Un 13 h sur tf1 ça va faire 35 000 euros les 30 secondes et sur France 2 un 12 h 55 ça va faire 8 000 euros, ça n’a rien à voir mais j’aurai beaucoup plus d’audience sur tf1 que sur France 2. […] Par contre, quand on fait du Paris Première, bien évidemment on va plus toucher les csp+. […] Si la dscr souhaite que je touche un peu plus certaines populations, je le ferai, mais ils ne m’ont jamais spécifié quoi que ce soit. Ils ne m’ont jamais donné les statistiques d’accidentologie, ça jamais »2.

Encadré 2 : Un marché de communication prestigieux.

L’accueil que réserve le microcosme des agences de communication aux campagnes de prévention des accidents de la route constitue un enjeu de premier ordre. Réputé fortement rémunérateur en profit également symbolique, ce marché de communication est prestigieux, donc stratégique, pour le positionnement de l’agence elle-même dans son environnement économique. L’entreprise privée titulaire du marché de la « sécurité routière » a ainsi remporté trois distinctions internes à l’univers de la communication en 2006 et en 2007 grâce aux campagnes qu’elle a produit pour la dscr. L’obtention de ces distinctions constitue bel et bien une modalité de consécration interne de l’excellence publicitaire. Leur dénomination, emprunte du vocabulaire managérial, est, à cet égard, sans équivoque. L’agence a été distinguée en 2006 et en 2007 dans les catégories « Intérêt général » par le « Top com d’or corporate et business » pour un spot consacré au port de la ceinture à l’arrière puis pour un autre évoquant le risque de sur-accident et dont la diffusion a été rapidement stoppée en raison d’images trop violentes. Elle a également remporté le grand prix « Stratégie » pour la campagne « 90 km/h » en 2007.

8Les communicateurs sont prioritairement préoccupés par l’audience des campagnes qui est perçue par ce microcosme de plus en plus influent sur la communication de l’État comme une légitimité quasi totale, car proche du principe « démocratique » de la majorité (Champagne, 2003 : 138). Se construit ainsi une représentation des destinataires de la communication préventive socialement conforme aux contraintes de l’administration et de ses prestataires privés, car simple à mettre en chiffres et à interpréter lors d’évaluations condamnées à plaider la performativité du message ou le bon emploi de l’argent public.

Une communication socialement orientée

  • 3  Compte tenu de l’importante offre de transports collectifs à Paris, il est fort probable qu’une la (...)
  • 4  Expressions recueillies lors d’entretiens avec des salariés de l’agence de communication, de l’ins (...)

9La manière dont les cibles des campagnes de prévention sont définies renseigne sans doute moins sur le problème des accidents de la route que sur les communicateurs et les producteurs d’explications eux-mêmes. Les classifications qu’ils utilisent durant la production des spots témoignent, en effet, de leur rapport d’indifférence aux milieux populaires, mais aussi universitaires (Georgakakis, 1995 : 174). Les populations visées sont référencées au concept, en libre circulation dans les formations en marketing, de socio-style (Georgakakis, 1992 : 163) qui substitue à la classification socioprofessionnelle des typologies psychologisantes supposant des individus dépouillés de leurs attributs de classe : « les jeunes », « les hédonistes », « les déstabilisés », « ceux qui contrôlent » ou encore les « mal dans leur peau », pour reprendre la terminologie à prétention savante d’une enquête du Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie (Crédoc, 2000 : 83) faisant autorité dans l’entre-soi des communicateurs. Ces taxinomies « desociologisées » (Neveu, 1990 : 137) ne semblent valoir que pour appréhender la conduite des classes supérieures. Elles conduisent les communicateurs – notamment ceux des agences parisiennes – à diriger les spots vers les catégories d’usagers auxquelles, bien souvent, ils appartiennent eux-mêmes, c’est-à-dire « les scooters costards », « les voitures bureaux » ou ceux s’adonnant à « l’alcool mondain ». Ils tendent à projeter leur vision géographiquement donc socialement située du problème dans ces classifications indigènes qui sont investies d’une violence symbolique car mandatées par l’État. L’accident modal est, à leurs yeux, celui qui survient à Paris et dans son agglomération proche, là où ils travaillent et où l’inégalité sociale devant la mortalité routière est la moins spontanément visible en France. À titre d’exemple, 61 % des tués en 2004 occupaient une voiture de tourisme (onisr, 2006 : 11). Pour autant, à Paris, il n’est pas rare que certaines années quasiment aucun automobiliste ne meure sur les routes3, comme ce fut notamment le cas en 2007 : un seul tué sur les 37 recensés dans la capitale (Préfecture de Police, 2008 : 13). Les salariés de l’agence de communication et ceux de l’institut de sondage sont liés par des visions proches du monde social, donc du problème tel qu’il doit être représenté dans les spots. Comme le montrent leurs trajectoires et celles de leurs prédécesseurs, le haut de la hiérarchie des fonctions de communication est, dans le public comme le privé, fréquemment occupé par les membres des fractions supérieures de la classe moyenne qui semblent attirées, comme l’indiquait déjà Pierre Bourdieu (1979 : 415) pour les années 70, par « les professions de présentation et de représentation (représentants de commerce et publicitaires, spécialistes des relations publiques, de la mode et de la décoration, etc.) et dans toutes les institutions vouées à la vente de biens et de services symboliques ». Les communicateurs accordent du crédit aux arguments d’allure sociologique lorsque ceux-ci les aide à cerner le comportement routier de ces catégories aisées, lesquelles sont bien connues donc l’objet d’une prévention relativement ajustée. À l’inverse, la conduite des classes populaires – plus lointaines socialement et spatialement – reste mal définie, donc privée de représentation dans les campagnes. Tributaires de logiques sociales dont ils sont symboliquement exclus, les conducteurs les plus en danger sont désignés par des expressions floues et imprécises, du type le « cow-boy », « le fou du volant », « le taré », « le biker en Harley Davidson » ou encore « l’alcool, c’est pas pareil chez les ouvriers »4.

« Ce qu’on appelle des cow-boys ce sont les mecs qui roulent à 200 km/h sur le périphérique, on s’en fiche qu’il soit csp+ (Catégorie socioprofessionnelle supérieure) ou moins, ce n’est pas ce qui le caractérise en premier […]. On avait une catégorie, c’était le scooter costard, oui, là on était sur des csp+ […]. L’alcool mondain c’est pareil c’est connu pour être csp+. Maintenant sur les scooters dans Paris ou à Marseille, là, la dimension csp+ elle est dominante parce que ce sont des gens qui ont une voiture par ailleurs, qui veulent aller vite d’un point à un autre pour travailler davantage. Là, la dimension csp va être déterminante dans le rapport à l’outil moto, alors que le cow-boy, non, c’est pas un critère déterminant. Donc moi ce qui va m’importer quand je fais un groupe cow-boy, c’est pas tellement que le mec soit csp+ ou non. C’est qu’est ce qui fait qu’il est dans cette recherche, dans ce rapport au risque et comment est-ce que l’on peut arriver à désamorcer cette expression de quelque chose, d’un mal être, d’un malaise, de se prouver quelque chose à soi-même » (Entretien avec une salariée du département d’évaluation des campagnes de l’Institut de sondage, février 2005).

  • 5  Les images insérées dans le texte proviennent, pour les quatre premières campagnes, de la thèse de (...)
  • 6  La seconde campagne filmée par R. Depardon et diffusée en 2000 n’a pas été analysé car elle ne rep (...)
  • 7  L’accident nocturne se prête, sans doute, difficilement aux contraintes techniques liées à la mise (...)

10Dans la mesure où les messages sont évalués sur la base d'indicateurs propres au milieu des publicitaires (notoriété, mémorisation, attribution, agrément), ces derniers ont intérêt en retour à des films violents et culpabilisants mais pas nécessairement efficaces pour refléter « les accidents les plus typiques » (Darras, 2006a : 56). En effet, les accidents et les accidentés visibles dans les spots5 sur la période 1999-2005 sont paradoxalement les plus exceptionnels. Lors de sa diffusion en 1999, la campagne de Raymond Depardon6 marque une rupture dans la communication publique en exhibant pour la première fois des images réelles d'accidents, qui plus est en rase campagne là où environ trois décès routiers sur quatre ont lieu (onisr, 2006 : 20). Néanmoins, elle peine à représenter les plus fréquents qui frappent les jeunes adultes de moins de 25 ans la nuit7 dans 55,9 % des cas, voire 66,2 % lorsqu'un seul véhicule est impliqué (onisr, 2006 : 151).

La route fleurie, 1999.

  • 8  On rejoint ici les résultats auxquels aboutit D. Memmi (2011) lorsqu’elle ne recense qu’une minori (...)

11En retour, la diffusion de cette première campagne « choc » contribue à élargir l’espace du montrable dans les spots. Ainsi le film suivant, qui fut gracieusement prêté par le gouvernement anglais et diffusé en France en 2001, montre-t-il « ce qui était complètement impensable auparavant : le sang » (Brunet, 2007 : 310). Mais l’apparition de l’hémoglobine dans les campagnes ne les rend pas plus crédibles. Alors que le « populaire » est remarquablement absent8 de la mie en scène, l’accidenté porte un costume cravate traduisant explicitement son appartenance aux catégories sociales les moins exposées à la mortalité routière.

Spot anglais diffusé en France sur le port de la ceinture de sécurité à l’arrière, 2001.

  • 9  Depuis 1970, les hommes représentent environ 75 % des tués (onisr, 2006 : 117). D’après un échanti (...)

12Les deux autres spots diffusés en 2001 affichent les mêmes difficultés à resituer une image vraisemblable des accidentés. Ainsi donnent-ils à voir des accidents impliquant des familles malgré le caractère solitaire de la mortalité routière (Grossetête, 2010 : 56) qui, de surcroît, semble toucher plus fréquemment les hommes en situation de célibat9 (Grossetête, 2008a : 104).

Spot sur les distances de sécurité, 2001.

13Les principaux protagonistes des campagnes appartiennent paradoxalement aux catégories sociales qui présentent la plus faible probabilité de mourir au volant, comme le rappelle le titre donné à l’un de ces films, intitulé La maison de campagne. En effet, on peut raisonnablement penser que peu d’ouvriers sont propriétaires d’une résidence secondaire.

La maison de campagne, 2001.

14De manière similaire, le premier spot diffusé en 2003 présente l’accident d’un couple, comme en atteste la présence d’un siège pour bébé à l’arrière de leur véhicule. Pour quelques secondes d’inattention, ils entrent en collision avec une autre automobile aux abords d’un carrefour, donc en ville alors que 84 % des tués en voiture le sont en rase campagne (onisr, 2006 : 66).

5 secondes, 2003.

15La tendance des films de prévention à dépeindre des individus trop intégrés socialement pour mourir sur la route vaut également pour ceux qui ne font pas appel aux « discours chocs », comme le montre la deuxième campagne diffusée en 2003. Cette dernière renoue avec la figure du père, lequel joue son destin et celui de sa famille non pas au volant mais sur un plateau de télévision en actionnant une roue comportant différents scenarii d’accidents.

16Le spot suivant, réalisé par Nils Tavernier et diffusé en 2004, déroge toutefois au manque de réalisme ambiant dans les campagnes en montrant, sur la base d’images d’archives à l’instar de Raymond Depardon en 1999, l’intervention des secours sur un accident mortel (de jour cependant) en rase campagne et non en ville ou en zone résidentielle comme c’est classiquement le cas.

La vie après l’accident, 2004.

  • 10  Comme l’indique cette fonctionnaire de la sous-direction de l’action interministérielle et de la c (...)
  • 11  Les passagers représentaient 17,7 % des tués de la route, les conducteurs 70,1 % et les piétons 12 (...)
  • 12  Source  : Insee, rp2007 exploitation complémentaire.

17Durant l’année 2005, deux spots ont été diffusées. Le premier aborde le thème de la ceinture de sécurité à l’arrière, dont le port ne serait, selon les communicateurs, pas systématique chez les trentenaires et plus, car non obligatoire avant 1990. Le film met donc en scène un accident impliquant deux couples âgés d’une trentaine d’années10. Ils semblent visiblement heureux et insouciants jusqu’à ce que l’un des passagers, installé à l’arrière de l’automobile, percute violement le pare brise suite à un choc frontal. En 2007, les 30 ans et plus, qui sont visés par cette campagne, ne représentaient que 34 % des 138 passagers de véhicules légers tués sans avoir utilisé la ceinture de sécurité et 54,8 % de ceux qui étaient dans le cas contraire11. De plus, la mortalité routière concerne en premier lieu les conducteurs et en particulier les jeunes ruraux de moins de 30 ans issus des familles ouvrières pour lesquels la question du port de la ceinture de sécurité à l’arrière se pose rarement puisqu’ils se tuent seuls dans la majorité des cas. Parmi les 1241 conducteurs âgés de 15 à 29 ans qui ont trouvé la mort sur la route en 2007, 28,5 % d’entre eux étaient ouvriers. Un conducteur tué sur deux (49,4 %) avait moins de 30 ans chez les ouvriers alors que cette classe d’âge ne représentait que 28,5 % de leurs effectifs d’après les données de l’insee issues du recensement de la population métropolitaine de 15 ans ou plus en 200712.

Spot sur la ceinture de sécurité à l’arrière, 2005.

18Intitulée Nudité, la seconde campagne diffusée en 2005 porte sur la vulnérabilité des conducteurs de deux roues. Celle-ci est métaphoriquement représentée dans le film par un conducteur de scooter intégralement dévêtu, donc apparemment sans protection (ni statut professionnel), jusqu’à la scène finale lorsqu’il gare son véhicule devant de son lieu de travail et retrouve un costume trois pièces de cadre supérieur.

  • 13  C’est-à-dire selon une salariée de l’agence de communication (02/05) : « Les cadres urbains, 40 ba (...)
  • 14  Ont été comptabilisés comme motards les conducteurs de deux roues dont la cylindrée est supérieure (...)

19Pendant que l’État communique vers les « scooters costards »13 (pour reprendre la terminologie des communicateurs à l’origine de cette campagne) qui regroupaient moins de 2 % des conducteurs tués en 2007 (59 morts en scooter de 50 cm3 et plus, dont 7 cadres supérieurs), aucune campagne n’est destinée aux 708 motards14 ou aux 187 cyclomotoristes décédés cette même année sur les routes et parmi lesquels les ouvriers sont surreprésentés. Ces derniers rassemblaient 29,9 % des cyclomotoristes et 24,3 % des motards morts en 2007 alors qu’ils représentaient 13,28 % dans la population métropolitaine de 15 ans ou plus cette même année. Parmi les 3239 conducteurs tués en 2007, 21,8 % d’entre eux étaient des motards et 5,7 % des cyclomotoristes. En somme, les spots de prévention, fussent-ils plus violents, rendent méconnaissable les causes sociales d’accidents et participent d’une même lecture peu probable de la mortalité routière.

Le poids des dispositions sociales

  • 15  Ces données sont issues de l’examen statistique de l’ensemble des questionnaires d’inscription aux (...)
  • 16  Bien que l’activité des prétoires reflète aussi celle des forces de l’ordre, ces tendances sont co (...)

20Lorsqu’ils testent les campagnes de prévention, les communicateurs s’attachent moins à saisir des schèmes, c’est-à-dire des « prédispositions cognitives » (Joignant, 2004 : 162) durables et transposables, que les réactions spontanées, « à chaud », aux messages de prévention. Le point de vue des individus à l’égard du problème des accidents de la circulation dépasse, pourtant, le seul moment de la rencontre (Le Grignou, 2003 : 213 ; Boullier, 2004 : 61) avec un spot de « sécurité routière ». Avant de substituer l’outillage méthodologique des publicitaires à la démarche sociologique, on peut donc chercher, sinon la « réception » du moins les représentations qui lui préexistent, ailleurs que dans le discours produit quasi spontanément après le visionnage d’un film de prévention : dans le rapport pratique des individus à la conduite. Si la position occupée par les conducteurs dans l’espace social rend compte de leur probabilité de mourir sur la route, elle influence aussi grandement leur représentation des facteurs d’accidents, donc, in fine, des campagnes. À cet égard, les questionnaires d’inscription aux stages de sensibilisation à la « sécurité routière » fournissent un matériau empirique pertinent dans la mesure où ils contiennent de nombreuses données pour analyser l’articulation entre les dispositions sociales des conducteurs et leurs prises de positions sur le sujet. En effet, la répartition des infractions selon la pcs des conducteurs permet, à un premier niveau, d’identifier les interlocuteurs pertinents de deux des principaux thèmes de prévention des accidents routiers (mais aussi des reportages produits par les journalistes et des discours politiques ou associatifs) : l’alcool et la vitesse. Les infractions ou délits qui conduisent à suivre un stage de sensibilisation à la « sécurité routière » indiquent que 60 % des cadres sont amenés à les fréquenter après avoir dépassé les vitesses autorisées, pour 18 % des ouvriers15. De leur côté, 29 % des ouvriers y participent après avoir été interpellés pour une conduite en état d’alcoolémie contre 2 % des cadres16. Si l’on se risque provisoirement à admettre l’effet propre de la communication sur les comportements, les messages de prévention ont alors vraisemblablement peu de chance de toucher l’ensemble des conducteurs, comme le souhaitent leurs concepteurs, dans la mesure où tous ne sont pas également concernés par les risques liés à l’alcool et à la vitesse. En effet, la manière dont les dangers de la route sont classés ou hiérarchisés semble façonnée par les habitudes de conduite des conducteurs, c’est-à-dire par les dispositions qu’ils doivent à leur position sociale.

Tableau 1 : Ce qui est perçu comme le plus dangereux au volant selon la pcs du conducteur ( %).

Vitesse

Alcool

Les autres usagers

Total

Effectifs

CPIS, Chefs d'entreprise,
Professions intermédiaires

6,2

52,5

41,4

100

162

Ouvriers, Employés

17,6

39,8

42,6

100

108

 %

10,7

47,4

41,9

100

270

Source : Tableau composé d’après les questionnaires d’inscription aux stages de sensibilisation à la sécurité routière organisés par l’Automobile club du Midi entre 2002 et 2005.

  • 17  Le traitement du problème dans les journaux télévisés contribue à masquer les déterminants collect (...)
  • 18  L’effet d’imposition de problématique est atténué par le caractère non politique de la question, à (...)

21Vraisemblablement confortés par la forme du débat public17 (Grossetête, 2008b : 48), un peu plus de 40 % des conducteurs, sans distinction de classe, tendent à dénoncer immédiatement les autres usagers parmi les principaux dangers de la route. En revanche, pour les autres conducteurs, la représentation du risque routier varie selon leur catégorie socioprofessionnelle puisque les ouvriers et les employés ont presque trois fois plus tendance à dénoncer la vitesse que les cadres qui incriminent plus fréquemment l’alcool18. Toutefois, les groupes sociaux sont inégalement disposés à minimiser la dangerosité de leur rapport à la conduite. Pendant que seulement 6,2 % des cpis sont dans l’autodénigrement en dénonçant la vitesse, les classes populaires ont une propension nettement plus forte à s’incriminer en accusant l’alcool, qu’ils sont 42,6 % à considérer comme le principal danger sur la route. Parce qu’ils n’ont pas les mêmes rapports ordinaires à la conduite ni à l’espace routier (Grossetête, 2010 : 53), les conducteurs se divisent aussi sur le terrain des représentations symboliques du problème. C’est l’effet mis en évidence par la théorie du People choice (Berelson, Gaudet, Lazarsfeld, 1944 ; Katz, Lazarsfeld, 1955), de renforcement des prédispositions (Champagne, 1971 : 406) et d’appropriation sélective des messages. L’interprétation des enjeux (liés à la « sécurité routière ») varie en fonction de ceux à qui ils bénéficient car elle accompagne une infinité de « réassurances identitaires » (Darras, 2006b : 467), de classements et d’autoclassements reposant sur l’accusation des pratiques ou des individus les plus opposés à soi. Ces représentations sociocentrées tendent à neutraliser, nier ou mettre à distance le « risque ».

  • 19  Ces extraits qui sont issus de trois focus group et d’un entretien individuel n’ont qu’une visée e (...)

Encadré 3 : Quand le danger, c’est « l’autre ».19

« Tout semble indiquer que la représentation des dangers de la route engage de nombreuses dispositions sociales qui règlent bien au-delà du rapport à la conduite d’un véhicule, la relation aux autres. Si les individus tendent à classer les risques en fonction de leurs expériences pratiques, ils peuvent aussi mobiliser certains éléments de socialisation qui ne sont pas en lien avec la conduite, notamment « les composantes (identitaires) positives de l’habitus : hommes vs femmes, homme viril vs « femmelette », jeunes vs vieux, urbains (« scooters-cravates ») vs ruraux (« tunneurs »), blancs vs minorités visibles, riches (4x4) vs pauvres (106 Peugeot), motards vs automobilistes, « gros rouleurs » (« qui assurent ») vs occasionnels (« rampants »), etc. » (Brunet, Darras, Grossetête, 2008 : 297). Lorsque l’on demande aux conducteurs ce qu’il y a de plus dangereux sur la route, certaines réponses sont ouvertement misogynes (« femme au volant mort au tournant ! »), voire racistes (« les jeunes immigrés ») dans les questionnaires à l’attention des conducteurs participant aux stages de sensibilisation à la sécurité routière ou même parfois durant les entretiens collectifs. Par exemple, cet ancien cadre commercial de 72 ans, électeur du Front National, se protége du message culpabilisateur en déclarant avec ironie « qu’une conduite à risque, c’est Saint Jean de Vedas »19, le petit village de la banlieue montpelliéraine où il vit et où il y aurait, selon lui, une forte proportion de populations issues de l’immigration. À l’opposé, cet étudiant marocain de 21 ans en deuxième année à l’iep de Toulouse, qui n’a jamais bu d’alcool dans sa vie tout en précisant que « c’est interdit au Maroc », envisage, sans surprise, la conduite en état d’ivresse comme ce qu’il y a de plus dangereux au volant. Un autre étudiant de l’iep de Toulouse qui a perdu deux points sur son permis probatoire après s’être fait flasher à 151 km/h sur l’autoroute, considère symétriquement que « les conducteurs trop lents » sont la principale cause d’accident et qu’il conviendrait de « libérer les vitesses sur autoroute ». De manière similaire, chez ce maçon de 58 ans, qui ne boit pas d’alcool et considère la législation trop laxiste en matière de stupéfiants, ce sont les jeunes et « les fumeurs de moquette » (pour reprendre son expression) qui sont les plus dangereux sur la route. En revanche, pour ce promoteur immobilier fortuné de 59 ans qui roule dans un 4X4 haut de gamme, le risque c’est le manque de « savoir-vivre » au volant dont il s’estime propriétaire, comme le montre sa définition du chauffard diamétralement opposée à sa conduite déclarée : « un mec agressif », « le type qui klaxonne », « celui qui fait des appels de phare ».

22Dans la mesure où elles régressent vers le « système de classement » (Bourdieu, 1979 : 190) le plus favorable, ces représentations du danger, tout en s’ignorant sans doute comme telles (car gouvernées par des principes non objectivés publiquement), sont aussi des lectures politiques, notamment des lectures de classe. L’incrimination de la vitesse dénonce la conduite des cadres, alors que l’accusation de l’alcool stigmatise symétriquement celle des ouvriers et des employés (sans doute plus souvent interpellés pour ce délit). Ce qui est refoulé, impensé ou laissé à l’état implicite dans les routines de pensée dominantes sur le sujet (saisies à travers les campagnes de prévention et les reportages diffusés dans les journaux télévisés) refait surface lorsque l’on agrége les représentations individuelles du risque, telles qu’elles peuvent être saisies par questionnaires. L’enjeu n’étant pas politiquement codé (ou clivé) au sens partisan du terme, les catégories consacrées par et pour la représentation politique, du type « gauche/droite », à l’inverse de l’expérience pratique des individus, discriminent peu ou pas les « imputations de responsabilité » (Iyengar, 1996) en matière d’accidents de la circulation. Bien que le problème ne soit pas publiquement présenté comme capable d’opposer politiquement les conducteurs ou leurs représentants, les individus interprètent d’eux-mêmes l’enjeu en fonction de leurs intérêts et appartenances à des communautés réelles ou supposées : à des collectifs d’énonciation du « nous » reposant sur la dénonciation des « autres » pour reprendre l’opposition établie par Richard Hoggart (1957 : 117) rappelant que « la plupart des groupes sociaux doivent l’essentiel de leur cohésion à leur pouvoir d’exclusion ». Si l’examen qualitatif de ce schème d’imputation croisée des responsabilités reste à faire dans le cadre d’entretiens (notamment collectifs) en lien avec les campagnes sur les accidents de la circulation, ces quelques données mettent toutefois en relief le poids des dispositions sociales des individus sur leurs représentations des dangers de la route ainsi que les pistes d’une prévention mieux ajustée à ceux qui encourent le plus de risques.

Conclusion

23Parce que les risques d’incriminer des populations déjà stigmatisées, de remettre en cause les savoirs faire publicitaires ou de montrer l’enjeu sous un jour politique sont trop grands, les composantes masculines, jeunes, célibataires et rurales des classes populaires, dont les chances objectives de mourir sur la route sont les plus grandes, n’apparaissent pas dans les spots de prévention des accidents de la circulation. À l’inverse, les membres des catégories sociales les plus élevés (les cadres urbains âgés de 30 à 40 ans et vivant en couple) y figurent largement alors qu’ils sont sous exposés à la mortalité routière. Comme l’observe Christian Baudelot (2010 : 50), les inégalités sociales sont « dans l’immense majorité des cas cumulatives ». Ainsi les campagnes contribuent-elles, parmi de multiples facteurs (la plus grande sévérité des peines prévues pour les délits routiers, les radars automatiques, etc.), à ce que les catégories sociales dont l’espérance de vie est déjà la plus longue soient les premières à profiter de la réduction continue du nombre de tués enregistrés en France depuis 2002 ; par rapport à la période 1998-2001, la mortalité des conducteurs appartenant à la catégorie des cpis a diminué de 50 % entre 2002 et 2005 dans la région Midi-Pyrénées alors que celle des ouvriers a décrû de 27,4 %. Le processus de « civilisation des mœurs » et l’ethos de prévoyance qui lui est lié se répartissent différentiellement dans l’espace social, bénéficiant d’abord aux catégories les plus dotées puis aux ménages modestes, à l’instar des règles de puériculture au 19éme siècle, comme l’a établi Luc Boltanski (1969 : 14) : « Dans une société hiérarchisée, la diffusion des savoirs et des règles se fait toujours de haut en bas mais jamais à l’opposé, de bas en haut de l’échelle sociale, et ne s’opère qu’au prix de réinterprétations en fonction de l’ethos et des savoirs propres à chaque classe ». Dans la mesure où ils « accidentalisent » la mortalité routière en ne tenant pas compte des facteurs collectifs qui contribuent à la déterminer, les films de prévention ne sont pas neutres socialement.

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Notes

1  On compte 19 conducteurs de moins de 15 ans tués en 2007. Compte tenu du peu d’enfants morts en position de conducteur, les taux sociaux de mortalité routière ont été rapportés à la population métropolitaine de 15 ans ou plus recensée en 2007 et non à la population totale (qui tend à accentuer la surmortalité routière des ouvriers). Quelle que soit la population de référence retenue les ouvriers sont sur représentés et les cpis sous représentés parmi les conducteurs tués. Les répartitions valent, de plus, a fortiori dans la mesure où le nombre de propriétaires de véhicules motorisés au sein de chaque catégorie sociale est systématiquement inférieur aux effectifs de chacune d’entre elles. Sources : Insee, rp1999 et rp2007 exploitations complémentaires.

2  Entretien avec une salariée de la centrale d’achat d’espace publicitaire de l’administration (10/05).

3  Compte tenu de l’importante offre de transports collectifs à Paris, il est fort probable qu’une large proportion de titulaires du permis de conduire n’utilise pas de véhicule motorisé.

4  Expressions recueillies lors d’entretiens avec des salariés de l’agence de communication, de l’institut de sondage et des responsables administratifs de la dscr.

5  Les images insérées dans le texte proviennent, pour les quatre premières campagnes, de la thèse de S. Brunet (Brunet, 2007) et de captures d’écran réalisées à l’Inathèque de France pour les suivantes. Seul le contenu iconique des spots est pris pour objet d’étude, dans la mesure où les slogans dénoncent systématiquement la faute personnelle du conducteur, les accidents corporels de la circulation résultant du point de vue de l’État et ses services du seul autocontrôle des individus. Les slogans qui accompagnent les campagnes sont, à cet égard, significatifs du processus de responsabilisation individuelle des conducteurs : « Tous responsables », « Changeons », « Qu’êtes-vous prêt à risquer pour un verre ? », « Celui qui conduit, c’est celui qui ne boit pas », etc.

6  La seconde campagne filmée par R. Depardon et diffusée en 2000 n’a pas été analysé car elle ne représente pas des situations de conduites, mais des témoignages de célébrités et d’inconnus.

7  L’accident nocturne se prête, sans doute, difficilement aux contraintes techniques liées à la mise en scène des spots.

8  On rejoint ici les résultats auxquels aboutit D. Memmi (2011) lorsqu’elle ne recense qu’une minorité de « figures socialement modestes (agriculteurs, infirmière, mécanicien, etc.) » parmi les 106 spots de prévention des accidents de la route diffusés en France entre 1970 et 2004.

9  Depuis 1970, les hommes représentent environ 75 % des tués (onisr, 2006 : 117). D’après un échantillon de 104 procès-verbaux d’accidents mortels dressés par les forces de l’ordre entre 2003 et 2004 dans le département de la Haute-Garonne (sur un total de 168 décès routiers durant cette période), 65 % des ouvriers et des employés tués étaient célibataires, divorcés ou veufs. Il en était de même pour 80 % de l’ensemble des prévenus déférés à raison d’une conduite en état d’alcoolémie en 2005 au Tribunal de grande instance (tgi) de Toulouse (n =500). Parmi les prévenus déférés pour homicide routier involontaire entre 2003 et 2006 (n =112), sept sur 10 étaient célibataires. Tout indique que le niveau de dangers routiers consentis diminue, de manière pourtant prévisible, avec la mise en couple ou l’accès à la paternité, c’est-à-dire quelqu’un à perdre en cas d’accident.

10  Comme l’indique cette fonctionnaire de la sous-direction de l’action interministérielle et de la communication de la dscr en charge des campagnes nationales (02/05) : « L’objectif, ce n’était pas de montrer des adultes trop adultes ni des enfants pour ne pas aussi focaliser sur la notion de parent, ni montrer des jeunes trop jeunes donc trop irresponsables entre guillemets. Donc le choix de deux couples, la trentaine nous a semblé pertinent puisque justement représentatif d’une population assez large. »

11  Les passagers représentaient 17,7 % des tués de la route, les conducteurs 70,1 % et les piétons 12,2 %. Parmi les 677 passagers de véhicules légers morts en 2007, 61,4 % avaient utilisé leur ceinture de sécurité alors que 20,4 % ne l’avaient pas attaché. Le port de la ceinture de sécurité n’est pas déterminé pour 18,2 % d’entre eux. La pcs des passagers n’est pas mentionnée dans les données qui ont été mises à notre disposition par l’onisr.

12  Source  : Insee, rp2007 exploitation complémentaire.

13  C’est-à-dire selon une salariée de l’agence de communication (02/05) : « Les cadres urbains, 40 ballets, qui ont pris un scooter parce qu’ils en ont marre des embouteillages ».

14  Ont été comptabilisés comme motards les conducteurs de deux roues dont la cylindrée est supérieure à 50 cm3 et comme cyclomotoristes ceux dont la cylindrée est inférieure à 50 cm3.

15  Ces données sont issues de l’examen statistique de l’ensemble des questionnaires d’inscription aux stages de sensibilisation à la « sécurité routière » organisés par l’Automobile club du Midi à Toulouse entre 2002 et 2005 (n =559).

16  Bien que l’activité des prétoires reflète aussi celle des forces de l’ordre, ces tendances sont confirmées par l’insertion socioprofessionnelle des conducteurs déférés à raison d’une conduite en état d’alcoolémie au tgi de Toulouse en 2005 : 28,4 % d’entre eux étaient ouvriers et 23,4 % employés alors que ces deux catégories représentaient respectivement 10,3 % et 16,25 % dans la population de 15 ans et plus du département au recensement de 2007 (Source : Insee, RP2007 exploitation complémentaire). Le taux de récidive est de 24,6 % pour les ouvriers et de 27,4 % pour les employés. À l’opposé, les cadres regroupaient 1,2 % et les chefs d’entreprise 1 % des conducteurs déférés pour conduite en état d’alcoolémie. Le sur-déferrement et le taux de récidive des classes populaires montrent que les conducteurs issus de ces catégories ne sont pas seulement dans une consommation festive occasionnelle, comme l’entérinent les campagnes de communication publique consacrées à la prévention de l’alcool au volant, mais bien dans une forme d’addiction réactive à des fragilités sociales, ce qui n’empêche pas la fête pour autant, bien au contraire. La communication consacrée à la prévention de l’alcool au volant, via la promotion du « conducteur désigné », est significative de ce postulat d’une consommation jouissive et insouciante qui, par opposition au contrôle de soi que s’imposerait le conducteur sobre et moral, aurait pu être évité. Cette pratique promue par l’État n’est d’aucune utilité pour les usagers solitaires.

17  Le traitement du problème dans les journaux télévisés contribue à masquer les déterminants collectifs de la mortalité routière. Bien que certains accidents de la route fassent régulièrement la « Une », les plus communs sont singulièrement absents. Si les images spectaculaires d’un carambolage ou d’une collision sur autoroute constituent dans la culture professionnelle des journalistes de télévision de « bonnes images », celles d’un jeune ouvrier qui se tue seul contre un platane en rase campagne ont peu de chances d’être retenues en conférence de rédaction. L’accident mortel le plus typique n’est pratiquement jamais appréhendé par les chaînes nationales de télévision, notamment parce que leurs journalistes sont implantés à Paris ou localement concentrés dans les grandes villes. Sur la force et la forme de la médiatisation de la « sécurité routière » dans les journaux télévisés du soir (voir Grossetête, 2008b).

18  L’effet d’imposition de problématique est atténué par le caractère non politique de la question, à la fois ouverte et touchant à l’expérience pratique : pour vous qu’est ce qui est le plus dangereux au volant ? À ce stade, un espace des prises de position existantes sur les responsabilités dans les accidents de la route peut être esquissé : s’opposent le cadrage « conducto-centré », dénonçant le conducteur, « véhiculo-centré » rendant le véhicule responsable, « infrastructuro-centré » stigmatisant l’équipement routier et le cadrage multi-factoriel embrassant les trois pôles précédents. On comprend mieux la contribution dans le temps (parmi d’autres facteurs) du discours d’individualisation des accidents sur la manière dont les agents sociaux se représentent le problème à la lecture des résultats d’une enquête, que cite J.-C. Chesnais (1981 : 288), réalisée en France en 1972 et publiée dans le Bulletin de la société de thanatologie. Elle montre que « 61 % des personnes interrogées adoptent une attitude fataliste, en évoquant le destin ou la malchance », pour expliquer les décès routiers. Le degré d’acceptation des accidents de la circulation semble diminuer à mesure qu’ils sont imputés aux seuls agissements des individus, comme en atteste la disparition progressive des lectures « fatalistes » de la mortalité routière. L’effet dit « puissant  » des discours médiatiques, en l’occurrence individualisants, redouble ici, donc ailleurs, des catégories d’entendement préexistantes principalement forgées par le milieu social d’appartenance, la famille, la religion et surtout l’école dont l’un des effets est aussi de produire de « l’individualisme » (Baudelot, Chatard, Gobille, Leclercq, Satchkova, 2005 : 57).

19  Ces extraits qui sont issus de trois focus group et d’un entretien individuel n’ont qu’une visée exploratoire. Ils ont été réalisés en 2007, à l’exception de celui-ci qui a été effectué en 2006 par C. Favelin dans le cadre d’un mémoire de dernière année à l’iep de Toulouse.

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Table des illustrations

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URL http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/docannexe/image/2733/img-1.jpg
Fichier image/jpeg, 392k
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URL http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/docannexe/image/2733/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 96k
Légende Spot sur les distances de sécurité, 2001.
URL http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/docannexe/image/2733/img-3.jpg
Fichier image/jpeg, 104k
Légende La maison de campagne, 2001.
URL http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/docannexe/image/2733/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 80k
Légende 5 secondes, 2003.
URL http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/docannexe/image/2733/img-5.jpg
Fichier image/jpeg, 344k
Légende La roue, 2003.
URL http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/docannexe/image/2733/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 244k
Légende La vie après l’accident, 2004.
URL http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/docannexe/image/2733/img-7.jpg
Fichier image/jpeg, 528k
Légende Spot sur la ceinture de sécurité à l’arrière, 2005.
URL http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/docannexe/image/2733/img-8.jpg
Fichier image/jpeg, 268k
Légende Nudité, 2005.
URL http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/docannexe/image/2733/img-9.jpg
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Pour citer cet article

Référence papier

Matthieu Grossetête, « Les classes sociales dans la communication publique »Questions de communication, 19 | 2011, 269-290.

Référence électronique

Matthieu Grossetête, « Les classes sociales dans la communication publique »Questions de communication [En ligne], 19 | 2011, mis en ligne le 01 juillet 2013, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/questionsdecommunication/2733 ; DOI : https://doi.org/10.4000/questionsdecommunication.2733

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Auteur

Matthieu Grossetête

Centre européen de sociologie et de science politique, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, matgro@hotmail.com

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-ND-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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