Brexit à l’irlandaise : vers la remilitarisation de la frontière ?
Résumé
Le Brexit va-t-il conduire au rétablissement d’une frontière entre les deux Irlande ? Pareil à une boîte de Pandore, le Brexit a fait surgir une foule de questions liées aux risques politiques et économiques qui en découlent. Les contestations et les controverses se sont manifestées en Ecosse et en Irlande du Nord quant à légitimité du processus de sortie qui intègre les régions périphériques malgré leurs votes contraires. Sans trop anticiper l’issue des négociations, et malgré les paroles qui se veulent rassurantes de la Première ministre britannique, Theresa May, le retour d’une frontière entre les deux Irlande semble inévitable. L’une des raisons majeures qui ont poussé une majorité d’Anglais et de Gallois à se prononcer pour le Brexit n’est-elle pas la reprise du contrôle des frontières au nom d’une souveraineté nationale retrouvée ? Pour reprendre les mots de Theresa May si Brexit veut dire Brexit, il lui faudra prendre les dispositions nécessaires pour se prémunir de l’afflux des migrants en provenance des pays d’Europe de l’Est. Quand bien même cette frontière serait la plus discrète possible, elle risque de cristalliser le ressentiment à l’égard des nouvelles entraves au processus de réconciliation et de libéralisation des échanges entre les deux entités politiques de l’île d’Irlande.
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- 1 Lors des élections générales de 2015, ce taux avait atteint 66,1%.
1Le 23 juin 2016 51,9 % des Britanniques se prononçaient en faveur du Brexit, contre 48,1 % partisans du maintien du Royaume-Uni dans l’Union Européenne. En nombre de voix 17 410 742 Britanniques ont voté en faveur d’une sortie de l’UE, et 16 141 241 contre. Avec un taux de participation de 72,2 %1, cette décision pouvait sembler claire et sans appel. Toutefois la carte des régions révélait des disparités flagrantes. Si en Angleterre, le "Leave" remportait 53,4 % des suffrages et au pays de Galles, 52,5 %, il en allait tout autrement de l’Ecosse avec 62 % de votants contre le Brexit, et de l’Irlande du Nord où 55,8 % se sont déclarés partisans du Remain.
Une application contestée
- 2 Parmi les parties représentées dans le dossier figurait Raymond McCord, un militant des droits des (...)
2Au nom de la souveraineté de la Province en matière de révision constitutionnelle, un recours2 déposé auprès de la Haute Cour de justice d’Irlande du Nord a été rejeté le 28 octobre 2016. Ce recours en manquement, qui réclamait le vote du Parlement régional, était appuyé par une coalition de militants et d’hommes politiques Nord-irlandais. Il se fondait sur l’incompatibilité du Brexit avec l’accord de paix signé en 1998, dit « Accord du Vendredi saint ». Les plaignants faisaient en effet valoir que la Province avait voté majoritairement contre le Brexit et que la sortie programmée de l’Union Européenne violait les accords de paix. Ils estimaient que la décision du Brexit devrait être soumise à l’approbation du Parlement de Stormont, tout comme à celle du Parlement écossais de Holyrood.
3Malgré leurs arguments, la Haute Cour de Justice d’Irlande du Nord jugeait, en octobre 2016, que rien n’obligeait la Première ministre britannique, Theresa May, à obtenir l’aval des assemblées locales pour pouvoir entamer la procédure de rupture avec l’Union Européenne.
- 3 En revanche, la Cour suprême britannique a statué que le gouvernement de Theresa May devrait obteni (...)
- 4 L’arrêt de la Cour suprême britannique rendu le mardi 24 janvier 2017 exigeait en outre que le gouv (...)
4Suite à un appel auprès de la Cour Suprême britannique3, la décision de la Haute Cour était confirmée. La plus haute instance rejetait la demande des plaignants. L’arrêt de la Cour Suprême, rendu à huit voix contre trois, le 23 janvier 20174, stipulait que ni le Parlement d’Édimbourg, ni celui de Stormont, ni encore l’Assemblée Galloise n’avaient à être consultés sur l’engagement par le Premier ministre britannique de la procédure de sortie de l’Union Européenne. Ses magistrats estimaient que les lois de décentralisation (qui ont transféré certains pouvoirs aux assemblées régionales) « ont été votées en présumant que le Royaume-Uni soit un membre de l’UE, mais n’exigent pas que le Royaume-Uni en reste membre ». Cette décision créait la consternation et l’indignation chez les Ecossais et les Nord-irlandais. Elle a été perçue comme un affront et une atteinte à la souveraineté de l’Ecosse, où l’idée d’organiser un nouveau référendum sur l’autodétermination a refait surface. Elle a, par ailleurs, relancé le débat sur la réunification de l’Irlande.
Un referendum sur le statut de l’Irlande du Nord ?
5Lors du référendum sur le Brexit, le maintien dans l’Union Européenne a été fortement défendu par les partis nationalistes, Sinn Féin et Parti social-démocrate et travailliste (SDLP), par ailleurs partisans de la réunification de l’Irlande. Le camp unioniste était, quant à lui, divisé avec, d’une part, le Parti unioniste démocratique (Democratic Unionist Party), premier parti représenté au Parlement, favorable au Brexit et, d’autre part, le Parti unioniste d’Ulster (Ulster Unionist Party), partisan du maintien dans l’Union Européenne. La victoire du Remain en Irlande du Nord a fait ressurgir l’idée de la réunification de l’Irlande.
6Dès le lendemain du referendum Gerry Adams s’exprimait à ce sujet au nom du Sinn Féin. Dans la mesure où la République d’Irlande ne manifestait aucune intention de vouloir quitter l’Union Européenne, le Brexit, à ses yeux, offrait une occasion unique d’aller vers une Irlande unifiée qui permettrait à la Province de conserver son appartenance européenne. Le Sinn Féin appelait donc à l’organisation d’un référendum sur l’unité irlandaise.
- 5 The Journal, 8 July 2016, Enda Kenny raises possibility of border poll as part of Brexit negotiatio (...)
- 6 L’article 1.1 dispose que le peuple nord-irlandais a le droit à l’auto-détermination et l’article 1 (...)
7En juillet 2016 Enda Kenny, Premier ministre irlandais, comparait le sort de l’Irlande du Nord à celui de la RDA (ex Allemagne de l’Est) réunie à la RFA après la chute du mur de Berlin5. Selon ses propos6, la rupture obligée de l’Irlande du Nord avec l’Union Européenne va à l’encontre de l’Accord du Vendredi saint. Lors d’un congrès à Dublin sur le processus d’une Irlande Unie, il ajoutait qu’en cas de retrait de l’Union Européenne, la sauvegarde des droits fondamentaux garantis par l’accord de 1998 serait également compromise. Le chef du gouvernement irlandais, Enda Kenny, s’est ainsi prononcé en faveur d’une consultation populaire sur la réunification des deux Irlande.
8Les deux responsables politiques se fondent sur les questions constitutionnelles de la Déclaration de soutien qui figure dans l’Accord du Vendredi saint. En effet, à la signature de cet accord, le 10 avril 1998, les gouvernements britannique et irlandais ont déclaré « reconnaitre la légitimité du choix librement consenti par la majorité des Nord-irlandais concernant leur statut, qu’ils préfèrent continuer à soutenir l’Union avec la Grande-Bretagne ou bien une Irlande souveraine et unie » [article 1.(i)]. Dans l’alinéa suivant (1.ii), il est stipulé que c’est au peuple de l’île d’Irlande et à lui seul « par un commun accord entre les deux parties et sans obstacle extérieur » d’exercer son droit à l’auto-détermination sur la base du « consentement librement et conjointement accordé au nord et au Sud » pour parvenir à « une Irlande unie, si tel est son souhait ». Le Premier ministre irlandais maintenait qu’en vertu de ces engagements « s’il y a une preuve claire que la majorité du peuple veuille quitter le Royaume-Uni et rejoindre la République, cela doit être pris en compte dans les discussions ».
9Le droit à l’autodétermination sujet à l’aval d’une majorité de citoyens Nord-irlandais est donc formellement reconnu par l’Accord et s’ils s’expriment en ce sens, leur volonté doit être obligatoirement traduite dans la législation des deux Parlements respectifs (article 1.4)..
10Ces prises de position vont sans doute peser sur l’évolution des négociations entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne et le Premier ministre irlandais entend bien que le sort de l’Irlande soit traité en priorité.
11Pour le leader nationaliste Gerry Adams, qui s’exprimait le 21 janvier 2017, les dangers d’un hard Brexit, extrêmement dommageables pour l’Irlande, n’avaient jamais été aussi manifestes.
12Si la tenue d’un referendum, aux conséquences dramatiques, est très improbable dans les circonstances actuelles, les résultats des dernières élections au Parlement de Stormont, en mars 2017, ont témoigné d’une évolution décisive du paysage politique.
Les élections en Irlande du Nord
- 7 La Première ministre, Arlene Foster, était gravement mise en cause dans un programme d’aides financ (...)
13En janvier 2017, une crise politique au sein de l’exécutif nord-irlandais opposait Arlene Foster, Première ministre et chef de file du Parti unioniste Démocrate (DUP), et Martin McGuinness, Vice Premier ministre issu du Sinn Fein nationaliste. Outre un grave scandale politico-financier dit du cash for ash7, leurs désaccords profonds portaient sur plusieurs dossiers comme le soutien financier à la langue gaélique, la question du mariage homosexuel et le Brexit. Dix mois seulement après le scrutin du 5 mai 2016, des élections anticipées au Parlement de Stormont étaient organisées, le 2 mars 2017. Dans un contexte post-Brexit très tendu, la campagne a vu les clivages entre les deux camps et, au sein même de chacun d’eux, se durcir quant aux perspectives d’avenir de la Province. De nouvelles modalités avaient réduit le nombre de députés de 108 à 90 et redécoupé le territoire en cinq circonscriptions au lieu de six. Une participation en hausse de 10 % par rapport à 2016 témoignait d’une forte mobilisation des électeurs.
14Avec 28 élus sur 90 le Parti Démocratique Unioniste n’obtenait pas la majorité absolue et était talonné par le Sinn Fein qui remportait 27 sièges, une situation inédite dans l’histoire de la Province. Le score relativement médiocre du parti unioniste majoritaire fut ressenti comme un choc terrible par le camp unioniste où on a assisté à un effritement des voix, en particulier dans les circonscriptions de Mid-Ulster, South Down et East Londonderry. Parallèlement le vote nationaliste se renforçait de près de 4 %.
15Même si les nationalistes partisans d’une Irlande unie sont loin de parvenir à gagner l’adhésion d’une moitié de l’électorat, il est indéniable que la perspective du Brexit ait pu modifier les approches concernant les enjeux politiques et économiques. Au sein du camp unioniste, la crainte de la perte des fonds européens s’est fait sentir au point d’inciter nombre de fermiers à voter pour le Remain.
Une lourde perte financière
16Après des décennies de conflit armé, d’instabilité politique et de retournements sans précédent, une certaine normalité semblait s’être installée en Irlande du Nord, dont l’économie de la Province a largement bénéficié. Les Nord-Irlandais se sont habitués à un mode de vie plus serein et plus confortable depuis les accords de paix.
17La nouvelle stabilité de la Province a permis au cours des deux dernières décennies la mise en place d’un certain nombre d’initiatives transfrontalières et transcommunautaires, encouragées et financées par l’Union Européenne et visant à ériger des relations durables entre les deux populations. Une attention toute particulière s’était portée sur les catégories les plus vulnérables, comme les enfants ou les membres des minorités qui ont particulièrement souffert des conséquences de la partition. Les problèmes spécifiques associés aux zones frontières de l’Irlande et plus particulièrement les régions limitrophes du comté de Monaghan, en République, et du comté de Tyrone en Irlande du Nord ont ainsi donné lieu à des projets innovants dans le domaine de l’éducation et de la coopération transfrontalière. De nouveaux liens rapprochant les irréductibles de part et d’autre de la frontière se sont tissés. Des habitants de villages proches qui ne s’étaient jamais rencontrés ont appris à entretenir des relations de bon voisinage.
18Ravagé par un conflit aux conséquences dévastatrices dont peu de citoyens furent épargnés, l’Ulster a entamé un processus long et difficile sur la voie de la reconstruction, de la réconciliation et du redressement économique dont l’Union européenne s’est portée garante. Depuis 1995, l’Irlande du Nord a reçu 1,3 milliard d’euros de l’Union Européenne par le biais des programmes PEACE et INTERREG. L’Union a ainsi financé trois programmes dont l’objectif était de rapprocher les populations catholiques et protestantes par le biais de projets éducatifs, ainsi que de promouvoir une stabilité économique et sociale. Grâce à PEACE I (1995-1999), PEACE II (2000-2006) et PEACE III (2007-2013), pas moins de 1,3 milliard d’euros ont été transférés au bénéfice de la Province ainsi que des zones frontalières de la République. Le 14 janvier 2016 l’Union Européenne lançait un 4ème plan, PEACE IV (2014-2020) d’un montant de 424 millions de livres destiné à former à de nouvelles compétences les jeunes Nord-irlandais de moins de vingt-quatre ans, après le retour des émeutes de 2013.
19L’Irlande du Nord sera la première à en ressentir les effets négatifs de la sortie de l’Union Européenne. Si la poursuite du programme PEACE IV ne semble pas contestée, l’arrêt des versements devrait se produire après 2020. Il est difficile d’envisager que le Trésor britannique puisse alors compenser la perte des subsides européens.
Deux économies menacées
20Les relations entre le Royaume-Uni et l’Irlande se sont apaisées et considérablement renforcées avec les avancées du processus de paix, qui s’est appuyé sur une appartenance commune à l’Union Européenne.
21Bien avant même l’entrée conjointe du Royaume-Uni et de l’Irlande dans la Communauté Européenne en 1973, une zone commune de circulation (common travel area) avait été mise en place entre l’Irlande et le Royaume-Uni en 1923, suite à l’accord anglo-irlandais qui accorda l’indépendance à 26 des 32 comtés d’Irlande, six comtés d’Ulster restant britanniques. Avec l’arrivée des Troubles la circulation devint extrêmement difficile pendant plus de 30 ans. Après le cessez-le-feu de l’IRA, puis l’Accord du Vendredi saint, elle s’est rétablie peu à peu avant de se développer considérablement. Les citoyens britanniques peuvent se rendre aisément en République d’Irlande sans être contrôlés et le commerce entre les deux États a pris un essor remarquable.
22Bien que l’Irlande ait diversifié ses partenaires commerciaux depuis son adhésion à l’Union Européenne, le Royaume-Uni reste son principal partenaire dans de nombreux domaines, dont l’agriculture. Plus d’un tiers de ses exportations vont vers le Royaume-Uni et tout particulièrement ses produits agricoles : 52 % du bœuf irlandais, 60 % de ses fromages et 84 % de ses volailles sont exportés vers l’île voisine. Près de 200 000 emplois dépendent des échanges avec le Royaume-Uni, troisième investisseur en Irlande derrière les États-Unis et l’Allemagne. Le Royaume-Uni demeure de loin le principal fournisseur de l’Irlande avec 27 % de part de marché.
23L’Irlande du Nord, quant à elle, a pour premier partenaire économique l’Union Européenne, qui représente plus de 60 % de ses exportations, dont 61 % vers la seule République voisine.
- 8 Irish Times, 4 July 2016, Danny McCoy, Brexit – Ireland must compete and collaborate with the UK.
24L’Irlande et le Royaume-Uni ont formé de facto un seul marché intérieur, les entreprises des deux pays étant très interdépendantes. Malgré le fait que les deux régions d’Irlande utilisent des devises différentes, dans les commerces situés en zone frontière les deux monnaies, la livre et l’euro, sont très souvent acceptées. Suite à la victoire du Brexit du 23 juin 2016 les rapports entre les deux Irlande vont être inévitablement modifiés dans la mesure où l’Irlande du Nord, actuellement partie intégrante du Royaume-Uni, ne figurera plus dans l’Union Européenne. Selon le Président du patronat irlandais Danny McCoy8, quand bien même la priorité du gouvernement irlandais serait d’obtenir un accord commercial qui soit le plus favorable possible entre le Royaume-Uni et l’Union Européenne, l’approche britannique des négociations, qui s’annoncent âpres et longues, risque fort de nuire à la relation du Royaume-Uni avec l’Irlande, condamnée à jouer le rôle d’arbitre entre les deux parties.
Heurs et malheurs des zones frontières
- 9 Harvey, B. & al., The Emerald Curtain, The Social Impact of the Irish Border, Triskele Community Tr (...)
25En 1994 la Commission Européenne a identifié les problèmes que connaissent les zones frontières en Europe. Il s’agissait en l’occurrence de la périphéralisation au sein des économies nationales, de l’éloignement par rapport aux centres administratifs, de la gestion fragmentée des systèmes écologiques, ainsi que de l’enclavement des communautés, socialement et culturellement délaissées par les gouvernements nationaux. Le concept de ‘périphéralité’ associé à ces zones géographiques peut permettre de comprendre la marginalisation des régions d’Irlande de part et d’autre de la frontière. Les deux capitales et pôles de pouvoir et de décision que sont d’une part Londres et dans une moindre mesure Belfast, et, d’autre part, Dublin ont suivi des parcours économiques très différents. La frontière aurait eu pour effet de générer une évolution des deux économies dos à dos sans perspective commune et les deux régions limitrophes ont dérivé en quelque sorte l’une par rapport à l’autre. Les zones frontière en Irlande se sont enfermées dans des circuits de faible productivité, de faible efficacité et de faible activité entrepreneuriale9.
26En conséquence, les indices de pauvreté tels que le niveau élevé de chômage et particulièrement celui des jeunes, le niveau de qualification et d’instruction particulièrement bas, la pénurie de compétences et le haut niveau de dépendance caractérisent ces zones frontières. A cela se sont ajoutés d’autres problèmes tels que la place prépondérante de l’agriculture, une infrastructure routière et ferroviaire très insuffisante et la dépendance vis-à-vis des subventions européennes.
27La fin des contrôles a profondément transformé les zones frontières et permis le développement progressif des échanges entre l’Irlande du Nord et la République. Cette coopération transfrontalière, qui semblait avoir inversé de façon pérenne toutes les pratiques qui avaient eu cours pendant les trente ans d’affrontement, a inauguré une prospérité économique sans précédent et a permis une baisse importante du chômage.
‘Borderscaping’
28Au cours des années de ce conflit qu’on a appelé les Troubles, les 500 kilomètres (ou 310 miles) de frontière entre les deux Irlande ont constitué la zone la plus militarisée d’Europe à l’ouest du Rideau de fer. Au début des années 1970 un nombre écrasant de tours de guet, de postes de contrôle solidement armés et de barbelés ont été installés le long de sa partie nord. La présence de ces installations, ainsi que le grésillement constant des hélicoptères, ont instauré un climat de tension, de malaise et de crainte parmi les habitants des zones frontière. La plupart des routes entre les comtés limitrophes ont été fermées. Au cours des décennies de conflit les deux populations et communautés, au nord et au Sud, ont cédé peu à peu au processus d’aliénation et de rejet de ceux qui étaient extérieurs au groupe.
29Le nombre de métaphores de référence à la frontière se sont multipliées telles que le Rideau d’émeraude, le mur, la barrière et aussi le couloir de la frontière (border corridor).
- 10 Ibid. p. 146.
30D’après les auteurs de The Emerald Curtain10 un certain nombre d’événements ont renforcé la perception extrêmement négative et clivante de la frontière tels que la guerre économique entre le Royaume-Uni et l’Irlande dans les années 1930, la campagne de fermeture des routes la traversant dans les années 1950, le retour du conflit dans les années 1970, la rupture avec la livre sterling, la persistance et l’aggravation du conflit dans les années 1980 et, en 2000, l’entrée de l’Irlande dans la zone euro sans la Grande-Bretagne.
31Depuis l’Accord du Vendredi saint, la frontière était devenue discrète au point d’être quasi indécelable. La seule indication manifeste que les habitants ne vivent plus sous la même bannière, c’est bien la limite de vitesse qui est indiquée en kilomètres au Sud et en miles au Nord. Même s’il reste encore quelques vestiges en béton de l’époque des Troubles, la plupart des anciennes guérites ont été démantelées.
32Grâce à la liberté de circuler sans entraves la frontière a perdu beaucoup de son sens dans les esprits. Mais, si invisible qu’elle soit devenue, elle conserve une place importante dans la mémoire de ceux qui ont connu les heures les plus noires du conflit nord-irlandais, comme espace contesté associé à la violence et au sectarisme.
- 11 Strüver, A., Stories of the ‘Boring Border’: The Dutch-German Borderscape in People’s Minds, Münste (...)
33Ce que Anke Strüver11 a désigné sous le terme de borderscraping est la représentation mentale que chacun de ses habitants se construit de la frontière comme partie non seulement intégrante mais essentielle de son identité.
34Pour les protestants du Nord la frontière a été perçue comme la ligne de démarcation entre le Nord, industrialisé, et le Sud, qui, jusque dans les années 1990, était en retard de développement et représentait une forme de protection contre le sous-développement. Pour les habitants du Sud la frontière avait une dimension ambivalente, à la fois une barrière contre un espace de domination étrangère et un lieu de danger, et de violence.
35Le Brexit, qui signifie la sortie programmée du Royaume-Uni de l’Union Européenne, après le déclenchement de l’article 50 du traité de Lisbonne, a fait ressurgir le spectre du retour effectif de la frontière entre les deux Irlande. Hormis Gibraltar, ce serait la seule frontière terrestre de l’Union Européenne avec le Royaume-Uni.
36L’une des raisons majeures qui ont poussé une majorité d’Anglais et de Gallois à se prononcer pour le Brexit a été la reprise du contrôle des frontières au nom d’une souveraineté nationale retrouvée. Huit jours avant le référendum, lors de la séance de questions au Premier ministre, David Cameron, avait observé en réponse à une question posée par le député de Belfast Sud Alasdair McDonnell :
- 12 The Irish Times, 15 June 2016, David Cameron issues warning over Brexit border controls.
« En cas de sortie de l’UE, […] soit nous devrons imposer un contrôle à la frontière entre la République d’Irlande et l’Irlande du Nord, – et je le regretterais énormément – soit nous devrons contrôler les habitants de Belfast et des autres villes du Nord à chaque fois qu’ils voudront rejoindre le reste du Royaume-Uni12 ».
- 13 RTE, 17 January 2017, Taoiseach says common travel area will be preserved.
37Beaucoup craignent que la réapparition des contrôles entre le Nord et le Sud de l’Irlande ne ravive les cicatrices du passé et que les tensions intercommunautaires ne reviennent en force. Une frontière matérialisée par la présence de postes de contrôle constituerait, à coup sûr, une cible privilégiée pour les paramilitaires républicains, partisans de la réunification de l’Irlande. Dans un entretien à RTE le Premier ministre irlandais réaffirmait le 17 janvier dernier 201713 que la zone de circulation commune (common travel area) entre l’Irlande et la Grande-Bretagne était quelque chose que « nous voulons préserver et que nous préserverons ».Theresa May, quant à elle, a tenté de rassurer l’électorat nord-irlandais en réaffirmant qu’il n’y aurait pas de frontière dure et certains, au Nord comme au Sud, se veulent plus confiants en insistant sur le fait que personne n’a rien à gagner d’un retour effectif de la frontière, retour qui serait un véritable casus belli.
Conclusion
38La frontière entre les deux Irlande, souvent appelée le « rideau d’émeraude » était censée assurer la sécurité des populations limitrophes. Elle est devenue source et symbole d’insécurité, génératrice de discorde, d’apartheid, et d’entrave à la liberté de circulation et d’échanges commerciaux. Elle a exacerbé les différences entre les communautés religieuses de part et d’autre de son tracé.
39En une vingtaine d’années, si cette frontière a quasiment disparu du paysage, c’est largement grâce à l’Union européenne qui a beaucoup contribué à l’effacement progressif du dernier conflit d’Europe occidentale. Le grand mouvement d’ouverture des zones frontière d’Irlande, qui paraissait inexorable, risque toutefois d’être interrompu par la sortie du Royaume-Uni de l’Union Européenne.
40 Près de deux ans après le vote de l’électorat britannique en faveur du brexit, cette question des plus sensibles, qui conditionne l’accord définitif de sortie, n’a pas encore été tranchée, tant les divergences sont grandes entre Britanniques et Européens, ainsi qu’au sein même de l’exécutif, sur les moyens d’éviter les contrôles à la frontière. La proposition de Michel Barnier visant à instaurer « un alignement complet » entre l’Irlande du Nord et la République, a été aussitôt rejetée par le gouvernement de Theresa May, hostile à toute forme de menace à l’encontre de l’intégrité constitutionnelle du Royaume-Uni. L’idée de partenariat douanier, option proposée par May, qui permettrait au Royaume-Uni de rester dans une forme d’union douanière avec l’Union européenne en collectant à ses frontières les taxes douanières pour lui-même et pour l’Union Européenne en fonction de la destination des marchandises, est jugée trop difficile à mettre en œuvre par Bruxelles. En outre elle divise profondément le gouvernement tout comme le Parlement britanniques. Quant à l’option de facilitation maximale selon laquelle les nouvelles technologies, grâce à des contrôles biométriques, suffiraient à se prémunir contre le retour d’une frontière physique, elle est jugée très peu crédible par les négociateurs européens. Le risque d’un blocage persistant n’est pas à écarter avec la menace d’un hard brexit qui, pour les habitants des zones frontières, signifierait une perte de liberté, davantage de contraintes administratives, une baisse de leur pouvoir d’achat et la hantise d’une nouvelle flambée de violence.
Notes
1 Lors des élections générales de 2015, ce taux avait atteint 66,1%.
2 Parmi les parties représentées dans le dossier figurait Raymond McCord, un militant des droits des victimes des Troubles.
3 En revanche, la Cour suprême britannique a statué que le gouvernement de Theresa May devrait obtenir l'aval du Parlement pour entamer la procédure de divorce avec l'Union européenne.
4 L’arrêt de la Cour suprême britannique rendu le mardi 24 janvier 2017 exigeait en outre que le gouvernement sollicite un vote des parlementaires l’autorisant à invoquer l’article 50 du traité de Lisbonne, point de départ d’une période de deux ans pour parvenir au Brexit. Le 29 mars 2017, la Première ministre, Theresa May, lançait la procédure de rupture institutionnelle avec l’Union Européenne.
5 The Journal, 8 July 2016, Enda Kenny raises possibility of border poll as part of Brexit negotiations. Selon le Premier ministre, l’Irlande du Nord intégrerait l’Union Européenne « de la même façon que l’Allemagne de l’Est, après la chute du mur a pu être absorbée par l’Allemagne de l’Ouest et n’a pas eu à passer par un long et tortueux processus d’adhésion ».
6 L’article 1.1 dispose que le peuple nord-irlandais a le droit à l’auto-détermination et l’article 1.4 que ce choix s’imposera d’office aux dirigeants irlandais et britanniques.
7 La Première ministre, Arlene Foster, était gravement mise en cause dans un programme d’aides financières à la mise en place d’un système de chauffage à l’énergie renouvelable. Destiné aux fermiers et aux patrons de petites entreprises, ce programme avait été avait mis en place en 2012 alors qu’elle était ministre de l’Entreprise, du Commerce et du Développement. Dans la mesure où les aides étaient accordées ad libitum et sans contrôle d’envergure le programme aurait donné lieu à de graves abus et il aurait pu coûter 400 millions de livres à l’État s’il s’était poursuivi jusqu’à 2036. Le terme de “cash for ash” en référence aux bénéficiaires implique plus on brûle d’énergie plus on reçoit d’argent.
8 Irish Times, 4 July 2016, Danny McCoy, Brexit – Ireland must compete and collaborate with the UK.
9 Harvey, B. & al., The Emerald Curtain, The Social Impact of the Irish Border, Triskele Community Training & Development, 2005, p. 111.
10 Ibid. p. 146.
11 Strüver, A., Stories of the ‘Boring Border’: The Dutch-German Borderscape in People’s Minds, Münster: LIT-Verlag, 2007, p. 85.
12 The Irish Times, 15 June 2016, David Cameron issues warning over Brexit border controls.
13 RTE, 17 January 2017, Taoiseach says common travel area will be preserved.
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Référence papier
Marie-Claire Considère-Charon, « Brexit à l’irlandaise : vers la remilitarisation de la frontière ? », Observatoire de la société britannique, 22 | 2018, 219-230.
Référence électronique
Marie-Claire Considère-Charon, « Brexit à l’irlandaise : vers la remilitarisation de la frontière ? », Observatoire de la société britannique [En ligne], 22 | 2018, mis en ligne le 01 mai 2019, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/osb/2721 ; DOI : https://doi.org/10.4000/osb.2721
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