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Quand l’écrivain reprend son texte : réécritures de Pierre Dhainaut dans l’anthologie Dans la lumière inachevée

Michèle Monte

Résumé

Cet article examine les modifications apportées par un poète à trois de ses textes lors de leur publication dans une anthologie. Il envisage la réécriture comme un évènement en ce sens qu’elle affecte le texte d’une série de changements dont il importe d’analyser l’impact, et, si possible, de restituer la cohérence. Il s’interroge aussi sur la façon dont l’évènement qui a présidé à l’écriture du poème est ressaisi des années plus tard et sur la part que prennent les caractéristiques stylistiques propres au texte initial dans l’opération de relecture et de réécriture.

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Texte intégral

La réécriture comme évènement

  • 1 On pourra lire à ce sujet le chapitre « Mythologie de l’évènement » de Jullien 2009.

1Je souhaite dans ce travail envisager comme évènement le travail de réécriture effectué par un écrivain lorsqu’il modifie pour une nouvelle édition une œuvre déjà publiée. Cette possibilité d’intervention sur un texte déjà publié n’est pas exceptionnelle, tout particulièrement en poésie, et quand elle se produit, elle ne modifie pas radicalement le texte mais le fait évoluer dans un sens qui peut susciter la curiosité de l’analyste. S’intéresser à ce geste, c’est donc prendre le mot « évènement » dans un sens qui en écarte d’emblée des sèmes – imprévisibilité, exceptionnalité et sursignification – qui lui sont ordinairement attachés. Observons cependant que les analystes de discours (voir Londei et al. 2013) ont bien montré comment cette représentation de l’évènement, déjà présente dans la tradition occidentale1, avait été accentuée par l’entrée de nos sociétés dans l’ère médiatique. Les médias, en effet, survalorisent ce qu’ils construisent comme exceptionnel tout en l’interprétant paradoxalement à travers le filtre d’une mémoire longue qui risque d’en déformer la nouveauté (Moirand 2007).

2Pour analyser la réécriture comme évènement, je me situerai à l’inverse dans la perspective ouverte par Jullien (2009 : 156) qui écrit à propos de la pensée chinoise :

L’évènement n’y est plus qu’un avènement continu, non plus de l’ordre de l’effraction mais de l’émergence ; au lieu de faire surgir un autre possible, il ne s’entend que comme la conséquence de maturations si subtiles qu’on n’a pas su, ordinairement, les suivre et les observer.

  • 2 Observons que le premier en était un, au sens où il faisait advenir quelque chose là où auparavant (...)
  • 3 Grésillon (2008 : 279) considère que « les phases éditoriales de réécriture, de réarrangement, de r (...)

3La possibilité de disposer de deux états du texte permet précisément, à partir de leurs différences, de faire des hypothèses sur le processus de maturation qui a conduit de l’un à l’autre. Ce n’est donc pas seulement le deuxième texte qui sera considéré comme un évènement2, mais tout aussi bien la série d’interventions de l’auteur sur le premier, dans la lignée de Grésillon (2008 : 20) qui utilise l’expression d’évènement scriptural pour parler du processus menant des avant-textes au texte publié. Je considèrerai pour ma part que le fait matériel qui consiste dans l’existence de deux textes à la fois proches et distincts ne devient un évènement porteur de sens que si le lecteur est en mesure d’interpréter les modifications qui s’offrent à lui, avec la part de subjectivité que cela implique. Je rejoins ainsi Quéré (2013 : 4) affirmant qu’il n’y a évènement que si quelque chose fait « saillie pour un observateur dans un environnement, qu’il devienne un objet d’attention et d’observation sous un aspect particulier, celui de son occurrence (« happening ») et de sa relation à d’autres occurrences ». N’ayant pas eu accès au geste de l’écriture lui-même – pas de manuscrits portant ratures, ajouts, substitutions – je ne me livrerai pas à proprement parler dans cet article à un travail de critique génétique. Cependant, comme les généticiens, j’observerai ce qui a été supprimé, ajouté, déplacé, modifié – on reconnait là les quatre opérations de la critique génétique3 – et je tenterai à partir de là de construire une interprétation qui tentera de relier des phénomènes locaux à une reconfiguration globale de l’œuvre, à ce qu’Herschberg-Pierrot (2005 : 65) appelle « une intentionnalité en action », mais sans nier la part attentionnelle de ce travail interprétatif. C’est ce travail interprétatif qui permet au lecteur d’investir d’une valeur d’évènement le geste de l’auteur sur son texte.

4Je poserai à titre d’hypothèse que la réécriture prend acte d’un écart tout en cherchant à le résorber. Mais de quel écart s’agit-il ? Le premier état est-il perçu rétrospectivement comme inadéquat à l’expérience qui lui a donné naissance ou bien est-ce l’intention – consciente ou non – de l’auteur qui a évolué et le pousse à ne pas se satisfaire de la première publication ? On peut douter que la réécriture procède réellement d’un retour par la mémoire à l’évènement fondateur et penser plutôt que l’écrivain va travailler à partir de ce qu’a produit en lui sa relecture. En tout état de cause, il est difficile d’avoir accès aux intentions sous-jacentes aux opérations de réécriture et il n’est pas sûr que des entretiens, certes utiles, les éclaireraient davantage, tant ce travail du style reste pour une large part non objectivé. Je me contenterai donc de me situer du côté du récepteur et je me demanderai si cette reconfiguration produit une rupture par rapport à l’état antérieur du texte ou si elle déplie et prolonge des potentialités qui étaient déjà en germe. Dans le premier cas, l’évènement scriptural – conçu comme un processus s’objectivant en un produit final – se situerait du côté de la capacité à faire du neuf avec de l’ancien, et, dans le deuxième, dans la capacité à percevoir la « pente » d’un texte, la direction vers lequel il tend sans y atteindre d’emblée.

Des textes profondément remaniés mais un rythme globalement maintenu

  • 4 Pierre Dhainaut, né en 1935, est l’auteur d’une cinquantaine de recueils parus entre 1974 et 2018. (...)
  • 5 Publié par Sud en 1989 et rédigé entre novembre 1984 et mars 1986. Je m’y réfèrerai sous LAM suivi (...)
  • 6 Je m’y réfèrerai sous DLI suivi du numéro de page.

5Je me propose d’étudier des poèmes de Pierre Dhainaut4 parus initialement dans Un livre d’air et de mémoire5 et repris dans l’anthologie de son œuvre publiée en 1996 au Mercure de France. Cette anthologie intitulée Dans la lumière inachevée6, est constituée de poèmes dotés d’un titre, regroupés en sections précédées chacune d’un texte en italiques. Dans LAM, ces poèmes n’ont pas de titre : ils sont simplement introduits par leurs premiers mots en italiques et entre parenthèses. Si DLI marque plus fortement l’identité de chaque poème en le dotant d’un titre, LAM, en revanche, donne mieux à voir la discontinuité inhérente à ces poèmes dans la mesure où la composition typographique laisse de grandes plages blanches dans la partie inférieure de chaque page toutes les fois que s’achève une des parties du poème. Dans l’anthologie, les fragments ne sont séparés que par un blanc plus grand que le blanc entre les strophes, ce qui donne aux poèmes une allure plus resserrée et invite à une lecture continue.

  • 7 La graphie des entêtes est respectée : premiers mots ou premiers vers détachés en haut à droite de (...)

6Les trois poèmes que j’ai choisi d’étudier figurent tous trois dans la section de DLI intitulée « Un premier mort, tous ceux qui l’ont suivi… » mais, contrairement à ce que ce titre pourrait laisser attendre, seul l’un d’eux (« Octobre après octobre ») évoque une mort, celle du père, les deux autres parlant plutôt du rapport du locuteur au paysage. Un tableau synoptique7 rendra compte des suppressions et réagencements que Dhainaut a opérés pour l’édition de DLI :

  • 8 Je désignerai dorénavant les six poèmes par leurs entêtes abrégées : Du vent, Si lent, Le secret, M (...)
  • 9 Lorsque je parle ici de « première version » pour celle parue dans LAM, c’est par commodité et sans (...)

7Derrière son apparente aridité, ce tableau me semble plein d’enseignements : en effet, on constate que chaque poème de LAM possède une identité rythmique qui lui est conférée à la fois par la taille et la disposition de ses sections, ainsi que par la longueur de leurs vers : Du vent parmi nous… se caractérise par une triple brièveté (des sections, des laisses à l’intérieur des sections, des vers eux-mêmes), alors que les deux autres ont des vers généralement plus amples, et des sections plus longues, mais se différencient l’un de l’autre par les laisses, brèves dans Le secret du rivage… plus amples dans Si lent, si maladroit… Or cette identité rythmique est conservée, et même accentuée dans DLI. On peut ainsi opposer un poème de notations concises, Introduction au Marquenterre, à deux poèmes plus discursifs, Pays du bord des lèvres et Octobre après octobre8. On peut ainsi faire l’hypothèse qu’avant de réécrire, le poète relit et se réimprègne du rythme de la première version9 qu’il ne souhaite pas modifier. Ceci est sensible dans les quatre extraits ci-dessous où la concision, d’une part, l’amplitude de la période, d’autre part, sont maintenues d’une version à l’autre :

8On constate également que le matériel lexical et le positionnement énonciatif du début des poèmes est assez peu modifié, comme on le voit ci-dessus avec Marquenterre. Octobre commence de même par « Si lent, si maladroit » et par une description du père, Pays par « Le secret du rivage, il s’ouvre. » et par une opposition entre le pays et le tu – « l’étendue te démasque » –, comme dans LAM. En revanche, les fins des poèmes sont assez souvent modifiées :

9- les trois dernières sections de Du vent ont presque entièrement disparu dans Marquenterre qui s’achève sur une interrogation qui figurait à peu près au milieu du poème et dont l’énoncé passe de la P4 (nous) à la P2 (tu).
- l’orientation argumentative de la dernière section d’Octobre change profondément par rapport à celle de Si lent, comme je le montrerai plus bas.
- la reprise en boucle du syntagme initial « le secret du rivage » est conservée à la fin de Pays mais les énoncés sont presque entièrement nouveaux.

10Je fais ainsi l’hypothèse que la réécriture respecte l’impulsion initiale du poème mais que, de proche en proche, les modifications apportées affectent l’orientation du poème et imposent un remaniement de sa fin. La réécriture possède sa propre dynamique et c’est en ce sens qu’elle peut produire du neuf avec de l’ancien, par des modifications qui font bouger le texte de proche en proche. Je me propose à présent de décrire ces modifications en les rattachant à quelques hypothèses interprétatives et en procédant poème par poème.

« Introduction au Marquenterre »

  • 10 Etymologiquement, il s’agit, d’après les dictionnaires, de la mer en terre mais on y entend aussi l (...)

11Le titre, nommant la région, nous oriente vers une double thématique, celle de la terre et celle de la trace, inscrite dans le nom propre Marquenterre10. Le passage de seize à douze sections s’est effectué par la suppression totale de la section 2, la suppression des sections 7 et 14 avec déplacement de certains de leurs vers, la fusion des sections 15 et 16. La section 2, nettement dysphorique, s’accordait mal avec la tonalité d’ensemble de la série, plutôt sereine. Les autres remaniements retardent l’apparition des questions, hormis celle de l’incipit, jusqu’à la fin du poème. Même si, désormais, il s’ouvre et se clôt sur trois questions, le poème est presque totalement assertif. Cette prédominance de l’assertion correspond à une tranquillité et une absence de jugement qui s’accentuent d’une version à l’autre : les énoncés nettement affectifs « nous sommes bien » et « par bonheur /notre hiver sera long » ont été supprimés. Les marques de la personne 4 (nous, notre, nos) ont également diminué, passant de quinze à cinq, et le tu, nouveau, reste limité à trois marques dont deux à la fin. La présence humaine se fait plus discrète : plus que l’affectivité, c’est une certaine sollicitude qui apparaît, née de l’attention à ce qui se passe, qu’il s’agisse de prier le matin de rester lui-même (seule injonction du texte) ou de « prendre l’air en charge » en éprouvant sa présence sensible sur nos épaules. Parallèlement, les personnifications qui caractérisaient la première version ont disparu :

les arbres sont d’accord => les oiseaux sont d’accord
le noroît indécis => bons chemins du noroît
les rosiers ont choisi /de s’ouvrir => supprimé
L’aube en automne / n’a pas de peine / à retrouver le souffle => Sans peine avec l’aube /nous retrouvons le souffle
la terre s’affine => supprimé
l’air s’appuie / sur nos épaules => nous prenons l’air en charge
le vent de l’estuaire / nous prend /jusqu’aux ombres => supprimé
l’air nous regarde, / il nous filtre => supprimé

  • 11 Le futur de l’évènement se propage ici sur le sujet animé : « de fort peu / nous serons [et non plu (...)

12Seul le matin se voit attribuer une place spécifique puisqu’il devient l’interlocuteur du poète : « dis au matin/ de rester lui-même,/ de rester éphémère. » Ce vœu s’accorde bien avec un autre ensemble de modifications, celles qui affectent la temporalité du poème : on observe en effet un recentrage sur le présent de l’énonciation par élimination des quatre passés composés et du conditionnel passé, et une légère augmentation des futurs et des phrases nominales. Il s’agit de capter un instant « éphémère », un instant initial, – comme l’indique la place privilégiée faite à l’aube, au matin –, ou encore à venir, que ce soit la tempête d’équinoxe11 ou l’imminence de la nuit. Le début du poème ou l’évocation des hirondelles sont très intéressants à cet égard :

Du vent parmi nous / qui s’inquiète ? / nous l’avons bravé => Pour le vent, qui s’inquiète ? / nous faisons face
Que les hirondelles fuient, / qu’elles arrivent, / le domaine augmente, / la lumière est aussi fraîche que le temps => Les hirondelles vont partir, / la lumière est aussi fraîche, / intense, qu’à leur retour.

13Le face à face avec le vent coïncide dans la deuxième version avec le moment de l’énonciation et l’évocation des hirondelles est centrée sur l’imminence de leur départ vu à partir du présent, comme l’indique le futur périphrastique, alors que, dans la première version, l’évocation prenait un tour gnomique en mettant sur le même plan départ et arrivée. L’ancrage déictique s’affirme aussi dans la laisse sur l’automne citée plus haut. Le passage au futur de la laisse évoquant la tempête ne va pas à l’encontre de cet ancrage puisqu’il s’agit dans ce cas d’indiquer une projection vers l’avenir à partir d’un présent revécu. La réécriture semble en ce cas, sans perdre pour autant tous les traits décontextualisants propres à l’énonciation poétique (voir Monte 2003), vouloir annuler le passage du temps et réinscrire dans l’actualité le moment qui a donné naissance au poème. Le poète abolit ainsi la distance qui le sépare de son lecteur.

14On constate globalement une homogénéisation des sections, due à la réduction des isotopies et à l’augmentation des mots anaphoriques : « leur retour », « s’y reflètent », « celle des mouettes ». On observe aussi une recherche du concret, comme l’indiquent les suppressions des énoncés à sujets abstraits « le domaine augmente » et « le vol plaît aux dunes,/ à l’herbe rase » et le remplacement de l’adjectif insaisissable, épithète de pays, par l’énoncé « on n’en fait pas le tour ». La métaphore de la « marée des mouettes » est retravaillée par la syntaxe qui redonne de l’autonomie au comparant par rapport au comparé :

15Toujours les arbres/ sur le chemin de ronde, // une marée de mouettes ruisselle à leur cime
=> Les derniers arbres, // la marée déferle/ jusqu’au chemin de ronde, // celle des mouettes/ criant sur leurs cimes.

16C’est le cotexte droit qui oblige à réinterpréter le mot « marée » comme métaphorique mais il a d’abord été perçu comme propre et l’isotopie marine qui traverse tout le poème s’en trouve renforcée ainsi que le lien avec la laisse précédente.

17Cette section – la treizième dans LAM mais l’avant-dernière dans DLI – est suivie immédiatement d’une ultime section qui se recentre sur la thématique du face-à-face de l’humain et du vent dans la zone frontière qu’est l’estuaire :

18Notre horizon,/ le vent de l’estuaire, // quelle nuit viendra le rompre ?// oseras-tu si tu regardes/ ne pas défier ni renoncer ?

19La suppression de la section 14, en éliminant le feu et le corbeau, oiseau de l’intérieur plus que du rivage, et la fusion des sections 15 et 16, très élaguées, resserrent l’univers thématique sur le vent, la mer, les terres limitrophes et le ciel. D’autre part, alors que dans LAM, c’étaient les éléments de la nature qui avaient l’initiative – « l’air nous regarde, il nous filtre » –, l’enjeu du poème est maintenant dans la réponse que le tu, figure du poète, donnera au paysage conçu comme une interpellation muette. Au final, le poème se recentre sur l’expérience que fait le nous, dans un présent toujours recommencé, d’un paysage réduit à quelques traits essentiels et sur l’implication que ce paysage suscite de la part du tu.

« Octobre après octobre »

  • 12 On observe simplement dans une des sections un léger affaiblissement de la déixis, sur lequel je re (...)

20Dans ce poème, hormis la section 6 supprimée, le volume général est à peu près maintenu et l’énonciation ou la cohésion textuelle demeurent à peu près inchangées12 mais le changement d’orientation argumentative est bien marqué, comme l’indique ce tableau synoptique reprenant les principales modifications :

21Les modifications, on s’en sera rendu compte à la lecture, affectent essentiellement les représentations sémantiques et concernent d’une part la relation père /fils, d’autre part la mort et le deuil. Les extraits 1, 3 et 6 de Dans la lumière inachevée, sans verser dans l’hagiographie, donnent du père une image plus positive grâce à une transformation des modalités phrastiques ou de la syntaxe : la vieillesse devient l’occasion de rendre sa valeur « au moindre geste », de vivre dans la familiarité des arbres, du soleil, des inconnus. La réécriture réévalue la dépossession en renoncement, tandis que les interrogations ou négations empreintes de doute deviennent des assertions. Dans les extraits 2 et 4, l’attitude des enfants est présentée en revanche de façon plus critique : il semble qu’avec le temps, le fils assume mieux de n’avoir pas été à la hauteur de la situation dans les dernières années de la vie de son père, d’être passé à côté des occasions de lui manifester son affection, et que, ce faisant, il décrive plus nettement ce que fut son attitude passée. Plus globalement, la diminution des interrogations est flagrante d’une version à l’autre, puisqu’elles passent de dix-neuf à seulement onze énoncés. Le locuteur de Dans la lumière inachevée asserte davantage à la fois ses propres manques et les forces cachées de son père telles qu’il les reconstruit. En revanche, les interrogations des dernières sections sont maintenues et même amplifiées comme on le voit dans l’extrait 11 où le groupe de vers qui clôt le poème est placé tout entier sous le signe de l’interrogation. C’est qu’elles montrent un questionnement face à la mort qui, tout en évoluant, ne se dément pas.

22Voyons de plus près comment se modifie la représentation qui est donnée de l’agonie et de la mort dans la deuxième moitié du poème. La section 6 supprimée s’achevait par trois vers insistant sur la séparation :

Déjà nous prenions congé, nos yeux dans les siens
ne se sont pas perpétués.
Il ne leur resta que des larmes.

  • 13 Section 6, l’interversion de la subordonnée en « quand » et de la principale place le syntagme « un (...)
  • 14 « les mains se frôlent, se tordent, se lâchent » (ex. 7), « creusement des rides, grattement des do (...)
  • 15 Le remplacement de « on meurt toujours avant une aube » par « silence d’avant l’aube » (extrait 12) (...)

23Outre qu’elle anticipait fâcheusement, du point de vue de la cohérence globale du poème, sur la période d’après la mort du père alors que son agonie n’avait pas encore été évoquée, cette section adoptait dans sa première laisse le point de vue du père, alors que la réécriture harmonise le point de vue en se réglant constamment sur le point de vue des survivants désignés par le nous. La deuxième version de l’agonie dans les sections 6 et 7 concourt également à cette systématisation du point de vue. Par ailleurs elle combine deux traits qui pourraient paraître opposés : plus de réalisme et plus de sérénité. Le corps souffrant est plus présent, grâce à un travail sur les coupes rythmiques13 et les parallélismes14, mais la communication entre le père et le fils est mieux marquée : on observe dans les extraits 7 et 8 l’insistance sur le pronom réciproque « se » qui montre l’union des mains, la répétition du nom « baiser » et le déplacement du syntagme « leur tendresse » auquel revient de clore la section qui s’achevait autrefois sur « l’effroi des yeux des morts ». Dans le même sens, est posée l’existence d’un geste qui « ne déçoit pas » alors qu’il était simplement souhaité dans la première version. Cette communion ébauchée dans la section 6 semble s’estomper dans la section 7 où disparaissent les trois marques personnelles – je, lui et moi – présentes dans la première version (extrait 9). Ce changement obéit en fait à un désir de généraliser le propos qui se manifestait dès Si lent dans le recours exclusif à des articles définis de notoriété pour parler des rides, des doigts, des mains ou du front : cette agonie est celle de tout homme, et le nous qui est maintenu à la fin peut référer à un groupe très large, incluant tous ceux qui font l’expérience de perdre un être proche. Cette lecture généralisante est également possible dans la dernière section. Le poème évolue ainsi (mais c’était déjà le cas dans Si lent) d’une énonciation singulière à une énonciation incluant le lecteur et où le présent perd la valeur de présent de narration qu’il recevait du contexte dans les sections antérieures pour devenir un présent de vérité générale. C’est ainsi que « l’aube » ne réfère plus forcément à l’aube de l’agonie15 mais aussi bien à toute aube où remonte à la mémoire le souvenir des morts. Le poème met ainsi en œuvre la dialectique entre le particulier et l’universel caractéristique de l’écriture lyrique : une telle évolution est sans doute permise par le passage du temps qui permet un détachement plus facile vis-à-vis du biographique.

  • 16 L’insertion du « mais » dans la deuxième partie de la section 8 montre elle aussi une orientation a (...)

24Mais alors que cet élargissement de l’ancrage énonciatif se borne à systématiser des traits déjà présents dans la version précédente, les modifications des extraits 9, 10 et 11 introduisent une transformation assez profonde de la représentation du lien avec le père mort qui met en place une atmosphère beaucoup plus apaisée. Ainsi, en (9), on observe que, dans Si lent, la question « quel message / en la sueur, en la salive ? » était suivie d’une réponse plutôt déceptive qui s’inscrivait dans une orientation argumentative globalement dysphorique. Octobre remplace ce couple question /réponse par une interrogation, opposée argumentativement par mais à la proposition précédente16, qui contient déjà en elle-même l’affirmation « que l’amour demeure, demeure inaccompli ». Dans ce beau vers oxymorique, se dit à la fois la permanence de l’amour et son incomplétude foncière, avec une transformation significative de « inachevé » en « inaccompli » : un amour inachevé laisse un goût de manque alors qu’un amour inaccompli appelle, me semble-t-il, une continuation. Cette continuation, la section 8 va l’évoquer en des termes beaucoup plus assurés que ne le faisait la section 9 de Si lent, comme le montre l’extrait 10 : par toute une série de transformations, parmi lesquelles le remplacement de « s’émousse » par « ne meurt pas », l’antéposition de toujours et le choix de terminer la laisse sur inaltérables qui qualifie les lieux et les moments passés, ces cinq vers distillent l’idée réconfortante d’une permanence du lien avec les morts et de la possibilité d’accéder à ce passé commun. Quant à l’extrait 11, dernière laisse du poème, outre le fait qu’il n’évoque plus la mort, il décharge le nous d’une lourde responsabilité en faisant de lui le récepteur et non pas la source de cette parole qui « ne démêle pas l’angoisse de l’amour » et cherche à « adoucir les vents ». Quand le locuteur de Si lent affirmait « nous voudrions parler, / nous n’aimons pas encore » et « de nous seuls / il dépend que nos paroles […] se mêlent au vent soudain », celui d’Octobre s’est libéré à la fois de l’angoisse de ne pas aimer assez et du souci de trouver des paroles accordées au monde. Ce sont les vents désormais qui deviennent acteurs et « prolongent » cette parole avec un présent indiquant qu’un tel évènement s’est déjà produit et a vocation à se répéter. On observe aussi en (9) comme en (11) une transformation des assertives en interrogatives partielles dont le contenu – posé en (9), présupposé en (11) – va dans le sens non pas d’une incertitude mais d’un espoir et d’une communication élargie à la sphère naturelle.

  • 17 On trouve au contraire dans Si lent des cellules de trois, sept ou neuf syllabes et une diversité b (...)
  • 18 Le dernier contient toutefois un hiatus à la césure qui l’éloigne de la métrique classique.

25Ces modifications que l’on peut qualifier de pathiques en ce qu’elles modifient l’atmosphère affective du poème, sont par ailleurs amplifiées par le travail sur le rythme. On observe en effet que, dans les deux dernières sections, le nombre des rejets a diminué et que s’est accru le nombre de cellules rythmiques paires de 4, 6 ou 8 syllabes associées dans des vers de 10 ou 14 syllabes17. L’appui des vers sur des mesures familières de la poésie classique contribue à l’impression de sérénité qui se dégage de cette fin, et à ce titre, l’alexandrin « Une voix ne meurt pas, qui fut notre présence », qui se signale aussi par une hyperbate très expressive, joue un rôle éminent. Mais on peut citer aussi les deux décasyllabes « où nous étions ensemble, inaltérables » et « Lorsqu’ils cessent d’errer ils la prolongent »18 en fin de laisses, et la structure binaire systématique des vers de la première partie de la section 7, binarité beaucoup moins perceptible dans la première version en raison de la plus grande variété des cellules rythmiques et de la fréquence des rejets brouillant les frontières de vers.

  • 19 Rappelons que le lierre reste toujours vert.

26De cette conquête de la sérénité, la réécriture qui a affecté la section 5 nous fournira un dernier exemple : en remplaçant « le jardin d’automne aux murs dorés, / qu’avait-il à y défendre, à deviner ? » par « le lierre mordoré dans le jardin d’automne, / de part en part le mur n’est plus que flammes. », Pierre Dhainaut condense plusieurs processus observés au long de cette partie. Il remplace une interrogation pleine d’incertitude par une assertion forte, il substitue aux structures rythmiques 8-4 et 7-4 les structures plus familières 6-6 et 4-6, et, au prix d’une reconfiguration baroque du lierre19, nous propose une vision flamboyante de la vieillesse dont ce jardin d’automne offre une représentation métonymique. Juste après le rappel de l’usure qui affecte le corps, juste avant que ne commence l’évocation de l’agonie, cette section, par le biais de ces témoins « infaillible[s] » que sont « l’oreille ou l’âme » opère une transfiguration momentanée du père en trace lumineuse et solaire.

« Pays du bord des lèvres »

27Les trois poèmes suivants de Dans la lumière inachevée proviennent aussi d’Un livre d’air et de mémoire mais les transformations sont telles qu’ils n’ont plus grand-chose à voir avec la première version, et que la comparaison perd son sens. Quoique de moindre ampleur, les transformations sont également très importantes dans « Pays du bord des lèvres », le dernier poème de la partie de l’anthologie « Un premier mort, tous ceux qui l’ont suivi », surtout à partir de sa section 4 :

  • 20 Ces maintiens s’accompagnent souvent de modifications plus ou moins importantes.

(Le secret du rivage…) LAM, p. 51-63

PAYS DU BORD DES LÈVRES (DLI, p. 125-129)

1 : 8 vers

1 : 6 vers maintenus20, 1 remplacé, 1 supprimé

2 : 12 vers

2 : 7 vers maintenus, 4 supprimés, 1 ajouté

3 : 9 vers

3 : 6 vers maintenus, 2 supprimés, 1 remplacé

8 : déplacée

4 : seuls 3 vers de l’ancienne section 8 sur 12 sont à peu près maintenus

4 : 12 vers

5 : 8 vers, les 2 sections sont fondues en une seule, et seuls 4 vers sont à peu près conservés.

5 : 7 vers

6 : supprimée

7 : supprimée

9 : 8 vers

6 : 5 vers, reprend de façon très condensée la section 10 en y intégrant deux syntagmes empruntés à la section 9

10 : 11 vers

11 : supprimée

12 : presque entièrement supprimée

7 : reprend « la joie » de la section 10, 2 syntagmes de la section 12, un syntagme de la section 13, le reste est nouveau.

13 : 2 vers

28Il faut noter toutefois que la structuration de chaque section en plusieurs laisses de un à quatre vers est maintenue, même si la condensation conduit à un accroissement sensible des monostiques et distiques.

29Le système énonciatif de la première version, sans être complètement bouleversé, est profondément modifié : l’alternance tu/nous reste la base du système personnel, mais le nous ne fait plus que des apparitions ponctuelles, passant de 23 à 4 occurrences, et les marques de deuxième personne diminuent de moitié, passant de 32 à 15 occurrences. L’effacement du nous conduit à un poème où l’humain se fait plus discret, au profit du paysage. Le tu est clairement la figure du poète comme en témoignent certains des prédicats qui lui sont associés (« tu n’as pas dit », « tu n’as pas, même ainsi, rempli ton rôle »), mais il est aussi un sujet d’expérience souvent mis en question : « l’étendue te démasque », « le souffle t’échappe ». On observe aussi que la seconde version a renforcé l’assertivité déjà très forte de la première : on est passé de sept interrogations à une seule. La tendance, déjà présente dans Le secret, consistant à privilégier les assertions fortes, s’accentue encore : des modalisateurs tels que « en fait » sont supprimés, les négations catégoriques – on avait déjà « Devant la mer personne n’est de trop » conservé à l’initiale de la section 3 – ont augmenté :

Tu as pris l’effort pour l’offrande => L’effort jamais ne se change en offrande.
Tes mots se font rares, / tu en as tant usé. => La voix se défigure, / Plus rien ne s’accroche à ses mots.
Ardente, une voix souffle sur le souffle. => Aucun reflux pour la voix qui écoute.
Rapace, indépassable, le rivage a-t-il changé ? => Rapace, espace. Rien n’a changé.

30L’insistance qui émanait de certaines répétitions – « tu ne t’en iras pas », « la terre dans la terre », « le sable attaquant le sable » – est conservée en dépit de la disparition de ces syntagmes et devient même une sorte de matrice pour les vers ajoutés ou réécrits où les redoublements se multiplient, parfois soulignés par des hyperbates :

La voix portant le jour vers son silence
sans déchirure, sans prendre fin. (Vers nouveaux)
L’extrémité. L’extrémité repousse. Absorbe. (Le premier syntagme nominal est rajouté)
Elle écoute le vent griffer. Grincer. (Vers nouveau)
Devant la mer sans recours, sans retraite. (Vers nouveau)

31Ces répétitions et réduplications peuvent être interprétées comme un autodialogisme de renforcement, qui ne vient pas spécifier l’énonciation antérieure (comme c’est le cas dans les exemples de Watine 2015 § 19) mais plutôt la confirmer et renforcer un éthos de résistance qui va se muer à la toute fin du texte en éthos d’acceptation. Les décasyllabes et alexandrins, parfois masqués par le passage à la ligne, sont nombreux dans ce poème, contribuant par la récurrence des cellules de 6 et 4 syllabes à la cohésion et à la force du texte. La section 6 nous offre un bon exemple de ce travail de l’écriture qui, à partir de quelques éléments sémantiques fournis par les anciennes sections 9 et 10, simplifie l’expression en multipliant les phrases minimales, souvent négatives, et en systématisant le rythme binaire :

L’alouette au-dessus des dunes, l’alouette ou l’étoile. (8/6)
Tes yeux ne cillent pas. Ils ne savent que fuir. (6/6)
Ils ne gardent que l’air, lumineux, insoumis. (6/6)
Ils ne s’irritent pas, ils n’entendent pas. Ailes serrées, (6/5/4)
tombées, la plage en est repue, la plage insatisfaite. (2/6/6)

32Presque toutes les cellules rythmiques de cette section sont composées de 6 syllabes, et si on lit ensemble le groupe en italiques de part et d’autre du blanc de fin de vers, la régularité métrique s’en trouve encore accentuée. Mais celle-ci va de pair, dans tout le poème, avec une violence de la répétition, des rejets – ici, celui de tombées – et une relance fréquente d’énoncés qu’on croyait terminés, ce qui annule l’effet potentiellement apaisant des cellules rythmiques traditionnelles pour ne garder que la valeur d’évidence dont elles sont porteuses.

  • 21 Dans Le secret, il n’était qu’une fois à l’initiale, et l’autre fois au sein d’une section (LAM, p. (...)

33Les injonctions jouent aussi un rôle important dans ce poème, et se manifestent principalement par des infinitifs qui constituent en quelque sorte le leitmotiv du texte. Là encore, la deuxième version systématise ce qui était déjà en germe dans la première, comme le montrent la place à l’initiale des sections 4 et 7 du groupe « venir jusqu’ici » repris de la première section21, et l’introduction d’un nouvel impératif dans la section 7 : « contente-toi de la respiration ». On glisse d’énoncés à la 2e personne et au futur à valeur prophétique – « Tu coïncideras », « Tu ne t’en iras pas » – vers des énoncés moins emphatiques mais plus ouverts, où l’infinitif s’adresse potentiellement au-delà du tu à tout lecteur. Cependant le locuteur anonyme, qui interpelle le tu en l’accusant d’insuffisance, manifeste beaucoup d’assurance dans ses assertions, souvent définitives, et dans ses injonctions impersonnelles. Il veut convaincre, et se convaincre, parvenir à découvrir ce secret qui se dérobe. La réécriture accentue cet éthos, comme nous l’avons vu à propos des répétitions.

34Les changements et les permanences dans la structure sémantique sont éclairants eux aussi. La construction circulaire qui part du syntagme « le secret du rivage » pour s’achever sur lui est maintenue et renforcée, puisque les deux derniers vers de la première version disloquaient le syntagme – « Nous rendons le secret au rivage / en confiance » – alors que la deuxième version le conserve tel quel en explicit.

35La condensation a resserré l’univers référentiel et imaginaire du poème en supprimant les sections 6 et 7 qui développaient une isotopie de la neige et une isotopie de l’arbre dont il ne reste plus trace. Ont disparu aussi, sauf dans la section 2, les références aux morts. Si tout le poème s’interroge sur le passage du temps, la ruine des corps, le poids de la parole poétique et la question de sa permanence et de sa circulation, il le fait à demi-mot, et en reliant cette thématique au paysage. Pays au bord des lèvres, comme l’annonce d’ailleurs son titre, se concentre sur deux isotopies référentielles principales, celle du rivage – digue, espace, houle, mouettes, vague, dunes, vent, plage, marée – et celle du corps – visage, souffle, voix, gorge, os, yeux, cœur, lèvres –. Plusieurs des transformations opérées ont précisément pour effet de mieux articuler ces deux isotopies, répondant en quelque sorte au programme énoncé dans la première section : « venir jusqu’ici, nous réconcilier ». Dans la section 2, qui s’interroge sur la capacité du poète à dire la douleur, le vieillissement, l’approche de la mort, s’intercalent deux vers nouveaux plus sereins qui associent la voix et le jour : « La voix portant le jour vers son silence / sans déchirure, sans prendre fin. » Dans la section 3, « une eau poignante » devient « cette eau poignante », et le déictique renforce les liens entre le paysage et celui qui le regarde. Le lien entre la voix et le paysage s’accentue dans la section 4 qui introduit une comparaison très intéressante :

En quoi serais-tu l’exception ? La voix se défigure.
Plus rien ne s’accroche à ses mots.
Une autre la soulève, comme une vague
renaissant de la vague, gagnant de proche en proche.

36La description de la vague qui constituait une laisse indépendante dans Le secret – « la vague émergeant de la vague,/ de proche en proche, s’ordonne, se régénère. » – est devenue le deuxième terme d’une comparaison avec la voix. L’ajout dans la laisse suivante du vers sur « la mer à marée basse [qui] nous déserte » permet en revanche de construire une opposition avec la voix qui, elle, ne connaît « aucun reflux ». Plus nette encore dans cette section est l’apparition d’un syntagme surprenant, « la voix qui écoute », inversant le rapport entre la voix et le paysage. C’est celui-ci, sous l’espèce du vent, qui parle, et c’est la voix qui l’écoute « griffer », « grincer ». Le retravail dans la section 5 des deux vers sur le visage du vent va aussi dans le même sens :

Au sommet de la dune avec le vent debout,/ derrière son visage, le visage infini.
=> Le vent, la flamme, au sommet de la flamme,/ nous sommes son visage, le visage infini.

37Cette section, issue des anciennes sections 4 et 5 du Secret, se concentre dans la nouvelle version sur le passage du souffle, « ce qui s’empare d’une gorge ». Beaucoup plus condensée, elle se bâtit sur un entrelacement des éléments (air, mer, vent, feu) et des humains : l’enjeu, semble-t-il, est que le poète laisse le monde passer à travers lui mais il n’y parvient pas, puisque la section se clôt par « tu obstrues le passage ». Cela ne sera possible qu’au terme du poème, à la fin de la septième section. Ce mouvement était déjà présent dans Le secret mais il est plus visible dans la nouvelle version, en raison de la condensation du texte et de l’évolution du rôle donné aux éléments naturels. Ceux-ci sont présentés comme plus indépendants de l’homme, qui n’exerce pas sur eux de mainmise, mais ils pénètrent davantage le corps humain, qu’ils viennent habiter de façon plus positive à mesure que le poème avance. La section 2 du Secret évoquait dans quatre vers « le corps qui se creuse, qui se boursoufle », le visage que le temps « plisse, écorche », que la terre « emplit » : ceci se réduit dans Pays à deux vers, certes forts, mais beaucoup plus condensés : « Tu n’as pas dit le corps ni le visage/ que la terre avilit, l’étau, l’irrépressible ». Dans la section 5, la gorge qui s’emplit d’air n’est plus dite ni « esclave », ni « stérile » (LAM, p. 54). Dans la section 6, les yeux ne guettent plus l’alouette, mais deviennent le réceptacle de l’air, eux qui, dans Le secret, « ne gard[ai]ent rien ». La section 7 qui ne reprend que quelques éléments des sections 10, 12 et 13 du Secret, invite l’homme à l’humilité :

Contente-toi de la respiration, d’être ce corps
ou cet espace, les voix toujours dociles.
Dilapidées. C’est cela, le silence. Tu le verras aussi.

38L’homme n’a plus à agir, ce n’est plus à lui de « rend[re]le secret au rivage ». Il doit se fondre dans l’espace et respecter l’autonomie du temps, du flux, des souffles, alors seulement peut surgir la joie, dont la mention a été déplacée à la toute fin du poème :

  • 22 J’indique par les italiques le seul syntagme repris dans cette dernière laisse.

Le temps toujours bruissant22, les souffles brûlent
comme ils se désaltèrent sur nos lèvres,
la joie les égalise, la joie infaillible,
le secret du rivage.

  • 23 Séparation visible d’emblée dans l’incipit : « Le secret du rivage, il s’ouvre / et nous demeurons  (...)

39Assimilée au mouvement inlassable de la mer et des souffles, la joie est devenue le « secret du rivage ». Le poème réalise donc la promesse contenue dans le premier vers – « Le secret du rivage, il s’ouvre à ceux qui s’ouvrent » – en créant par la parole une fusion progressive entre le paysage et les humains qui ont à en parler. Le mouvement qui allait d’un constat de séparation dans les sections 1 à 5 du Secret23 à une tentative de communication toujours menacée dans les sections 10 à 13 est devenu plus assuré grâce à toute une série de réécritures alliant suppressions, condensations, déplacements et modifications. Pays au bord des lèvres affirme une plus grande confiance dans la capacité des hommes à se mettre à l’écoute du paysage et à s’ouvrir à sa joie. Le resserrement drastique du poème en a accentué les lignes de force en conjoignant plus étroitement les deux thématiques entrecroisées du rivage et de la parole poétique et les modifications énonciatives, en effaçant les marques déictiques, ont accompagné ce passage d’un poème centré sur un face-à-face douloureux entre les humains et la nature à une acceptation par l’homme des leçons du paysage.

Conclusion

  • 24 Sur cette notion voir le numéro 20 de la revue en ligne Argumentation et analyse de discours et tou (...)

40Je m’efforcerai dans cette conclusion d’interpréter les transformations observées en fonction de la dimension argumentative24 des trois poèmes étudiés, mais aussi de revenir sur la notion d’évènement scriptural.

41Les trois réécritures présentent, on l’aura noté, des caractéristiques communes. La réécriture se fait toujours en condensant, et parfois même en taillant dans le vif, mais elle conserve en général l’architecture de l’ensemble : la séparation en sections et la disposition interne des sections sont maintenues. Les suppressions ou les permutations de sections vont dans le sens d’une plus grande cohérence et d’un meilleur enchaînement, soit que Pierre Dhainaut supprime, comme dans Marquenterre ou Octobre, une section qui cadrait mal avec l’ensemble, soit qu’il déplace une section, comme dans Pays, pour renforcer le mouvement d’ensemble du poème. La condensation tient peut-être aux conditions éditoriales spécifiques de l’anthologie, mais on peut aussi faire l’hypothèse que la distance qui sépare l’écriture de la première version de sa relecture permet à l’auteur de mieux saisir les lignes de force du poème en s’abstrayant des détails, et du coup d’accentuer celles-là en sacrifiant ceux-ci. Plusieurs autres traits des réécritures semblent confirmer cette hypothèse.

42Tout d’abord, les poèmes de l’anthologie présentent une plus grande unité pathique : généralement plus sereins que ceux d’Un livre d’air et de mémoire, ils n’évacuent pas les interrogations et les doutes, mais l’élagage des énoncés affectifs et la réorganisation des modalités phrastiques rendent plus apparente leur orientation argumentative générale. La trajectoire des poèmes, qu’elle soit quête d’apaisement ou de communion ou confrontation au paysage, s’en trouve mieux marquée.

43Les poèmes présentent aussi une plus grande sobriété référentielle, sensible dans la réduction du nombre des isotopies. Cela pourrait conduire à une simplification outrancière, mais tel n’est pas le cas en raison de l’implicitation de certains points de vue. Quoique plus homogènes, les poèmes sont aussi à certains égards plus énigmatiques, ils laissent en tout cas plus de place à la rêverie propre du lecteur, amené à reconstituer par lui-même des liens entre certains éléments du poème, liens plus suggérés que réellement assertés. Cette incertitude interprétative tient également à un effacement plus grand du locuteur, sensible notamment dans la réduction du nombre d’axiologiques et de modalisateurs, et dans l’extension du présent, qui glisse facilement de la narration à l’assertion universelle. Une certaine tension énonciative se maintient néanmoins grâce aux interrogations et à la présence de quelques tu et nous, moins nombreux que dans la première version.

44Il est également frappant de constater que, dans les deux poèmes où le paysage occupe une place essentielle, les relations actantielles entre les éléments naturels et l’homme sont modifiées dans le sens d’une moindre agentivité de l’homme sans que toutefois celle des éléments naturels s’accroisse : au contraire, leur altérité intrinsèque semble mieux affirmée par la suppression d’un certain nombre de personnifications. La réécriture travaille à accroître les liens entre l’homme et la nature en dépouillant l’homme de certaines de ses responsabilités et en lui confiant une tâche plus centrée sur l’écoute et l’attention. Si l’on ajoute que, dans Octobre, c’est la communication entre le père et le fils qui se trouve renforcée, moyennant d’ailleurs de profonds changements dans l’orientation argumentative de certaines sections, on peut conclure que le monde représenté dans les poèmes a gagné à la fois en sérénité et en porosité : l’air y circule plus librement et l’homme et la nature y sont plus accordés.

45Contrairement, peut-être, à ce qu’on aurait pu attendre, ces changements concernent les représentations sémantiques construites par les poèmes plus que leur rythme : les vers brefs et les phrases minimales de Marquenterre, les phrases martelées de Pays et celles, plus périodiques, d’Octobre n’ont fait qu’accentuer des traits déjà présents dans la première version. Plus généralement, les traits grammaticaux, prosodiques et référentiels qui ancrent ces poèmes dans une écriture de la modernité ne sont nullement modifiés.

46Peut-on imaginer ce qui se passe du point de vue de l’auteur lors de cette réécriture ? Le poète cherche à ressaisir une expérience sans doute déjà un peu oubliée en s’appuyant sur les traces matérielles que le poème lui offre : il se met à l’écoute de la dynamique du poème, de ses traits essentiels, qu’il perçoit mieux en ayant pris du recul, et qu’il va dégager de ce qui lui semble les obscurcir. Il se fait herméneute en acte en réécrivant le texte pour lui être plus fidèle. Mais sans doute, ce faisant, est-il influencé par ce qu’il est devenu et qui lui fait lire autrement son texte. La réécriture vise donc aussi à combler le temps qui sépare la première publication de la seconde et à homogénéiser s’il se peut un parcours de vie et d’écriture ressaisi à partir de son terme provisoire. Il est donc fort possible que la deuxième version opère la fusion de deux expériences : celle qui s’est inscrite une première fois dans les mots et celle qui est vécue lors de la lecture. D’où, sans doute, deux orientations dans ce travail : tout en respectant toujours les spécificités stylistiques qui faisaient de chaque poème un texte singulier, Pierre Dhainaut tantôt s’est mis à l’écoute de ce qui était latent dans la première version et qu’il a cherché à rendre plus saillant, et tantôt a profité de la réécriture pour accorder le poème à ce qu’il était devenu.

  • 25 Je reconnais toutefois avec Quéré (2013 : 7) que parler d’événement implique forcément la mise au j (...)

47Le travail d’analyse a, quant à lui, consisté à mettre en réseau l’ensemble des modifications observées : je me suis efforcée de ne pas faire d’hypothèse a priori sur la convergence ou la divergence des interventions opérées par l’auteur pour éviter de faire une lecture téléologique25 de l’évènement scriptural. Au bout du compte, et pour ce corpus-ci, c’est une logique d’homogénéisation que j’ai pu dégager, accordée référentiellement à une plus grande paix intérieure et à une posture plus réceptive que directement agissante. Mais je ne prétends pas que tel était le but vers lequel tendaient consciemment les modifications, et encore moins le texte initial. Le deuxième état du texte a été pris comme « le marqueur et l’indice » (Jullien 2009 : 174) d’une certaine transformation du sujet écrivant et de son rapport au poème, mais non comme un horizon préalablement défini. L’évènement apparait ainsi, non pas comme la révélation d’un sens caché et encore moins comme une rupture radicale, mais plutôt comme le résultat d’une série de maturations. Le travail sur les différentes versions d’un même texte conduit donc à revisiter la notion d’évènement dans un sens continuiste, comme une étape provisoire dans une série de reconfigurations.

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Bibliographie

Adam, Jean-Michel (2018) : Souvent textes varient. Génétique, intertextualité, édition et traduction, Paris, Classiques Garnier, coll. « Investigations stylistiques ».

Grésillon, Almuth (2008) : La mise en œuvre. Itinéraires génétiques, Paris, CNRS éditions.

Herschberg-Pierrot, Anne (2005) : Le style en mouvement, Paris, Belin.

Jullien, François (2009) : Les transformations silencieuses, Paris, Grasset.

Londei, Danielle, Moirand, Sophie, Reboul-Touré, Sandrine et Reggiani, Licia (2013) : Dire l’évènement. Langage, mémoire, société, Paris, Presses Sorbonne nouvelle.

Moirand, Sophie (2007) : Les discours de la presse quotidienne. Observer, analyser, comprendre, Paris, Presses Universitaires de France.

Monte, Michèle (2003) : « Essai de définition d’une énonciation lyrique. L’exemple de Philippe Jaccottet », Poétique n° 134, p. 159-181.

Monte, Michèle (2018) : « La dimension argumentative dans les textes poétiques : marques formelles et enjeux de lecture », Argumentation et analyse du discours [en ligne], n°20, https://journals.openedition.org/aad/2511

Quéré, Louis (2013) : « Les formes de l’événement », E. Ballardini, R. Pederzoli, S. Reboul-Touré, G. Tréguer-Felten (éds.), Les facettes de l’événement : des formes aux signes, mediAzioni 15, http://mediazioni.sitlec.unibo.it

Watine, Marie-Albane (2015) : « Les âges de la réduplication », Semen [En ligne], 38 | 2015, consulté le 08 mars 2019. URL : http://journals.openedition.org/semen/10309

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Notes

1 On pourra lire à ce sujet le chapitre « Mythologie de l’évènement » de Jullien 2009.

2 Observons que le premier en était un, au sens où il faisait advenir quelque chose là où auparavant il n’y avait rien.

3 Grésillon (2008 : 279) considère que « les phases éditoriales de réécriture, de réarrangement, de réassemblage et de réajustement ultime […] plaident en faveur d’une extension de la méthode vers une génétique de l’imprimé ». Notons qu’elle entend par réécriture éditoriale le travail fait par l’auteur au fil des rééditions, contrairement à Adam (2018) qui désigne par là les interventions des éditeurs sur le texte qui leur est confié.

4 Pierre Dhainaut, né en 1935, est l’auteur d’une cinquantaine de recueils parus entre 1974 et 2018. Il a été lauréat du prix Apollinaire en 2016. On pourra lire sur son œuvre le numéro 40 de la revue Nu(e) de 2010 ainsi que Pierre Dhainaut, le livre que lui a consacré Sabine Dewulf aux éditions des Vanneaux en 2008.

5 Publié par Sud en 1989 et rédigé entre novembre 1984 et mars 1986. Je m’y réfèrerai sous LAM suivi du numéro de page.

6 Je m’y réfèrerai sous DLI suivi du numéro de page.

7 La graphie des entêtes est respectée : premiers mots ou premiers vers détachés en haut à droite de la page en italiques et placés entre parenthèses dans LAM qui ne les reprend pas dans la table, titres en petites majuscules dans DLI qui les reprend dans la table des matières.

8 Je désignerai dorénavant les six poèmes par leurs entêtes abrégées : Du vent, Si lent, Le secret, Marquenterre, Octobre et Pays.

9 Lorsque je parle ici de « première version » pour celle parue dans LAM, c’est par commodité et sans préjuger des avant-textes ou d’une éventuelle parution en revue avant la reprise dans le recueil.

10 Etymologiquement, il s’agit, d’après les dictionnaires, de la mer en terre mais on y entend aussi le radical marque.

11 Le futur de l’évènement se propage ici sur le sujet animé : « de fort peu / nous serons [et non plus nous sommes] en avance / sur la tempête à l’équinoxe ».

12 On observe simplement dans une des sections un léger affaiblissement de la déixis, sur lequel je reviendrai, et un léger accroissement du contraste présent /passé simple par le remplacement de « a préféré » par « préféra », « ai-je veillé » par « empêcha » et l’introduction de « fut » dans le premier vers de la dernière section : « Une voix ne meurt pas, qui fut notre présence ». L’imparfait qui présentait un passé vécu de l’intérieur pour dire le vieillissement du père a quasiment disparu après la section 6 et le vers ci-dessus joue de la confrontation, systématisée par le rythme 6/6, entre le passé simple désignant un passé saisi globalement et déconnecté de la situation d’énonciation et le présent actuel qui contrecarre les implicites (extériorité de l’observateur, inaccessibilité du passé) portés par ce passé simple. Ces deux tiroirs verbaux partagent cependant la propriété de tendre vers la gnomicité et arrachent donc l’expérience racontée à ce qu’elle pourrait avoir de trop conjoncturel.

13 Section 6, l’interversion de la subordonnée en « quand » et de la principale place le syntagme « un regard » en fin de phrase, en position forte, avant un point en milieu de vers, immédiatement suivi de « un geste », sujet de la phrase suivante ; section 7, le syntagme « la respiration / de plus en plus courte » est scindé en deux par le blanc de fin de vers qui sépare également « le front » et « les joues ».

14 « les mains se frôlent, se tordent, se lâchent » (ex. 7), « creusement des rides, grattement des doigts » (ex. 9).

15 Le remplacement de « on meurt toujours avant une aube » par « silence d’avant l’aube » (extrait 12) facilite ce glissement.

16 L’insertion du « mais » dans la deuxième partie de la section 8 montre elle aussi une orientation argumentative plus marquée qui annule la restriction contenue dans l’interrogation qui précède.

17 On trouve au contraire dans Si lent des cellules de trois, sept ou neuf syllabes et une diversité beaucoup plus grande de combinaisons, ce qui affaiblit les récurrences.

18 Le dernier contient toutefois un hiatus à la césure qui l’éloigne de la métrique classique.

19 Rappelons que le lierre reste toujours vert.

20 Ces maintiens s’accompagnent souvent de modifications plus ou moins importantes.

21 Dans Le secret, il n’était qu’une fois à l’initiale, et l’autre fois au sein d’une section (LAM, p. 54 et 61).

22 J’indique par les italiques le seul syntagme repris dans cette dernière laisse.

23 Séparation visible d’emblée dans l’incipit : « Le secret du rivage, il s’ouvre / et nous demeurons ».

24 Sur cette notion voir le numéro 20 de la revue en ligne Argumentation et analyse de discours et tout particulièrement pour la poésie mon article (Monte 2018).

25 Je reconnais toutefois avec Quéré (2013 : 7) que parler d’événement implique forcément la mise au jour d’une certaine directionnalité : « Un devenir se distingue d’une simple évolution ou d’un flux par sa directionnalité. Sa fin est plus qu’une simple terminaison ; elle est une issue, un débouché, un dénouement, le résultat de l’enchaînement qui a précédé. » Mais ce dénouement n’obéit pas à une prédestination et peut n’être que provisoire.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Michèle Monte, « Quand l’écrivain reprend son texte : réécritures de Pierre Dhainaut dans l’anthologie Dans la lumière inachevée »Cahiers de Narratologie [En ligne], 35 | 2019, mis en ligne le 03 septembre 2019, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/narratologie/9364 ; DOI : https://doi.org/10.4000/narratologie.9364

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Auteur

Michèle Monte

Université de Toulon, Babel EA 2649
Michèle Monte est professeure en sciences du langage à l’Université de Toulon. Ses études sur des poètes tels que Reverdy, Ponge, Jaccottet, Gaspar, Sacré, Émaz, Rouzeau, Dreyfus, s’inscrivent dans le cadre de l’analyse de discours et de la sémantique textuelle. Elle a coordonné en 2016 avec Hugues Laroche L’Éthos en poésie dans la revue en ligne Babel. Littératures plurielles et en 2018 avec Philippe Wahl et Stéphanie Thonnerieux Stylistique et méthode. Quels paliers de pertinence textuelle ?, aux Presses Universitaires de Lyon.

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