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I. Exclusion institutionnelle

Shakespeare Cliff, rempart symbolique aux portes du royaume

Jeremy Price

Texte intégral

Figure 1 : Clarkson STANFIELD, Shakespeare Cliff, Dover, 1849, 18621

Figure 1 : Clarkson STANFIELD, Shakespeare Cliff, Dover, 1849, 18621
  • 2 Adaptée de Shakespeare, Le roi Lear, dans Œuvres complètes , II, Paris : Gallimard, 1959, pp.926-92 (...)

« Il est une falaise, dont le front haut et courbe
Regarde avec effroi dans l’abîme qu’elle enserre :
Conduis-moi jusqu’à son bord
Et je remédierai à la misère que tu souffres
Par quelque riche objet ; de cet endroit
Je n’aurai point besoin de guide2. »

1Les lignes ci-dessus, tirées de l’Acte IV, Scène I du Roi Lear, font allusion aux falaises de Douvres, plus particulièrement à leur point culminant, un grand bloc de calcaire et de craie en forme de pointe, à 120 mètres au-dessus de la mer. Cet endroit est également le point géographique de l’Angleterre le plus proche du continent européen, une véritable forteresse naturelle qui a servi de poste de sentinelle stratégique au cours des âges pour surveiller cette douve symbolique, l’artère maritime de la Manche, et les menaces venues du continent. Ce « monument » naturel, Shakespeare Cliff, doit en effet son nom à la pièce de Shakespeare.

2Le Duc de Gloucester, « exclu » du Royaume, aveuglé et suicidaire, est emmené près de cet endroit par son fils Edgar déguisé en « Tom O’Bedlam », mendiant fou. Gloucester se trouve ainsi physiquement et symboliquement à la frange du royaume, à la limite de son existence même. On trouve des allusions aux falaises de Douvres dans plusieurs pièces de Shakespeare ; les lignes citées ci-dessus ne constituent que l’exemple le plus célèbre.

  • 3 La chanson la plus célèbre est sans doute The White Cliffs of Dover, interprétée, notamment par by (...)

3La frontière terrestre des falaises de Douvres est en effet intimement liée à l’histoire la plus vitale du pays, de l’époque des invasions romaines à la bataille d’Angleterre et représente depuis longtemps une bordure symbolique. Ces falaises dessinent la première image de l’île lorsqu’on arrive par le Pas de Calais et la dernière lorsqu’on quitte l’île par la même voie (voir Figure 3). Par beau temps elles sont visibles du continent européen, ce qui, dès l’antiquité, inspire le nom grec de l’île, « Albion », l’île blanche au bout du monde. Ces falaises sont donc tout naturellement devenues emblématiques de l’Angleterre et elles ont fréquemment été représentées en image, chanson, poésie et fiction3.

  • 4 The Centre for the Study of Cartoons and Caricature, University of Kent at Canterbury : http://opal (...)

4Dans cette étude nous nous intéresserons aux représentations de ces falaises (en nombre très significatif) dans les dessins humoristiques de la presse britannique. Une recherche sur les mots clés « Cliffs of Dover » dans la base de données en ligne du Centre d’Etude du Dessin Humoristique et de la Caricature de l’université du Kent à Cantorbéry4 donne déjà une trentaine d’occurrences particulières. En élargissant la recherche aux falaises blanches de la côte sud, on relève une centaine d’occurrences supplémentaires.

5Ce qui frappe d’abord dans ces dessins, c’est le motif récurrent du rempart. Ces falaises ont en effet constitué un rempart naturel et historique depuis l’époque romaine et ce rempart est associé, dans l’imaginaire populaire, à la « douve protectrice » de la Manche. Shakespeare encore, dans Richard II, acte 2, scène 1, associe déjà ce mur défensif et sa douve protectrice :

  • 5 Adaptée de Shakespeare, Richard II, dans Œuvres complètes, I, Paris : Gallimard, 1959, traduction d (...)

« Cet auguste trône de rois, cette île porte sceptre,
Cette terre de Majesté, ce siège de Mars,
Cet autre Éden, ce demi paradis,
Cette forteresse bâtie par la nature pour se défendre
Contre la contagion et le coup de main de la guerre,
Cette heureuse race d’hommes, ce petit univers,
Cette pierre précieuse enchâssée dans une mer d’argent
Qui la défend, comme un rempart,
Ou comme la douve protectrice d’un château,
Contre l’envie des contrées moins heureuses,
Ce lieu béni, cette terre, cet empire, cette Angleterre […]5. »

6Il y a bien longtemps, en effet, que les falaises blanches ont été fortifiées. Tout près de Shakespeare Cliff, des fortifications normandes furent dressées sur Castle Hill, une colline qui est également connu sous le nom de « Caesar’s Camp » car les Romains y ont établi un poste avancé. De cet endroit on aperçoit encore les traces des tranchées défensives, construites à l’époque de la menace napoléonienne, puis renforcées lors de la Première Guerre mondiale.

7Quand l’écrivain américain Paul Theroux entreprend son voyage autour des côtes britanniques, les fortifications de Douvres le frappent particulièrement :

  • 6 Paul Theroux, The Kingdom by the Sea : a Journey around the coast of Great Britain, Londres, Pengui (...)

« […] à cause d’une peur ancienne et insulaire de l’invasion, une peur de peuples étrangers assaillant ses rivages, les Britanniques avaient surprotégé leurs côtes avec des installations militaires, des emplacements d’artillerie, des radars paraboles […] et, comme si ce n’était pas suffisant, ils avaient aussi des bases de missiles américaines et des escouades de marines américaines dans diverses anses. Ces endroits avaient l’air d’attendre une nouvelle invasion de Danois rapaces ou de Vikings féroces6. »

8Beaucoup de ceux qui ont tenté d’envahir l’île sont passés dans les parages : Jules César, Aulus Plautius, Julius Agricola, Hengist et Horsa, Canut, Guillaume le Conquérant, Guillaume d’Orange, l’Invicible Armada etc. Ainsi, le paysage des falaises blanches, imprégné de l’histoire la plus vitale du pays, est devenu une image symbolique, dernier rempart défensif de l’île, un rempart qui surplombe la douve de la Manche protégeant ainsi le « Garden of England », comme on dénomme le fertile comté du Kent, lieu mythique qui a été adopté comme l’image archétypique de la campagne anglaise telle qu’elle a pu être représentée en littérature, en peinture et en musique.

9On comprend mieux, dans ce contexte, la réticence des Britanniques, pendant près de deux siècles, à un tunnel sous la Manche, malgré des propositions françaises constantes qui remontent à 1802. Paradoxalement, le tracé du tunnel, ouvert enfin en 1994, passe sous Shakespeare Cliff qui est ainsi devenue une « porte d’entrée » symbolique marquée, perforée, défigurée, disent certains, par les diverses tentatives pour relier l’île au continent. Shakespeare Cliff apparaît alors à la fois comme un rempart et comme une voie d’accès, la herse du château fort en quelque sorte. Aujourd’hui, après deux faux départs, le tunnel est enfin construit, mais l’impact sur les paysages et sur l’environnement du Kent est considérable : la falaise de Shakespeare Cliff a été particulièrement touchée, physiquement et métaphoriquement minée par le chantier du tunnel.

Figure 2 : Clarke, le Guardian, 31 janvier 1995

Figure 2 : Clarke, le Guardian, 31 janvier 1995

10Dans la Figure 2, la paroi Shakespeare Cliff représente le visage du ministre des Affaires étrangères de l’époque, Douglas Hurd. Cette image évoque les visages sculptés du Mont Rushmore aux États-Unis. La falaise ressemble à un iceberg qui fond, à la proue d’un navire qui sombre alors que les eaux de la Manche recouvrent déjà la bouche et le nez du ministre. Géologiquement, la partie sud-est de la Grande-Bretagne s’enfonce effectivement dans la Manche par le même mouvement qui, il y a 10 000 ans, a facilité l’érosion, à la fin de la dernière ère glaciaire, de l’isthme qui reliait le continent à la presqu’île. Ce dessin est inséré dans un article intitulé « Hurd fails in the sunset » (« Hurd décline au crépuscule ») illustrant le déclin de l’influence de Hurd, lors des appels au sein du parti conservateur demandant son remplacement par un eurosceptique.

11Or, le dessin suggère également le déclin de l’influence de la Grande-Bretagne. C’est une référence à la mise en garde de Hurd contre un excès d’euro scepticisme qui priverait la Grande-Bretagne de son rôle le plus important sur la scène mondiale. Dans ce contexte, le titre de l’article « Hurd fails in the sunset » renforce l’impression du dessin et n’est pas sans rappeler l’expression « The sun never sets on the British Empire », (« Le soleil ne se couche jamais sur l’Empire britannique »). Ici le soleil se couche sur Douglas Hurd, sur Shakespeare Cliff et sur l’île, qui s’enfoncent lentement, ensemble, dans les ténèbres de la nuit et des eaux de la Manche. Le dessin représente les conséquences pour Hurd, pour le gouvernement, et pour le pays entier, de la lutte intestine qui déchire les conservateurs, paralysant la politique européenne de la Grande-Bretagne. On croit déceler, ici, des échos du discours de démission de Geoffrey Howe, le même discours qui précipita la chute de Madame Thatcher en tant que Premier Ministre. Le texte de l’article qui entoure le dessin semble confirmer cette analyse :

  • 7 Le Guardian, 31 janvier 1995, p. 16 : « In the mid-1990s, with a wider Europe revolving around Germ (...)

« Au milieu des années 1990, devant une Europe plus large qui gravite autour de l’Allemagne, la Grande-Bretagne se trouve dans une situation bien moins solide : une île du large sans le soutien de l’Empire, ayant besoin de liens rapprochés avec les autres États européens pour pouvoir poursuivre avec réussite ses intérêts. […] Hurd […] devait faire face à un parti traumatisé par l’hostilité de Mme Thatcher envers la France et l’Allemagne, refusant d’accepter les conséquences de la réunification allemande pour la politique étrangère britannique, nostalgique des gloires du passé, amère face aux revers du présent7. »

  • 8 Ernle Bradford, Wall of Empire : The English Channel, New York, A. S. Barnes, 1966, p. 9.

12Par ailleurs, cette image suggère une personnification de Shakespeare Cliff qui n’est pas sans rappeler la personnification du déclin de Gloucester dans Le Roi Lear (« Il est une falaise, dont le front haut et courbe/ Regarde avec effroi dans l’abîme qu’elle enserre »). Shakespeare Cliff, que certains appellent, « the white forehead of Dover8 » (« le front blanc de Douvres ») suscite en effet de fréquentes incarnations politiques très remarquées.

Figure 3 : Gibbard, le Guardian, 16 février 1971

Figure 3 : Gibbard, le Guardian, 16 février 1971

13Parmi les falaises de Douvres, Shakespeare Cliff semble tout spécialement représenter le dernier rempart de l’Angleterre, à cause de sa forme particulière, mais aussi par son nom et ses associations avec le barde. Ainsi, Shakespeare Cliff est devenu un lieu de mémoire icône, phare de la britannité sur lequel Britannia (cette femme casquée, armée d’un bouclier et d’un trident), Churchill, Macmillan ou Major montent régulièrement la garde dans les dessins. Dans la Figure 3 on trouve une représentation de Shakespeare Cliff devenue une vieille porte de château cadenassée dans le contexte de la montée du racisme et de la législation visant à réduire l’immigration (et surtout l’immigration de couleur) en Grande-Bretagne à la fin des années 1960 et au début des années 1970.

14Si les paysages ruraux du sud de l’Angleterre, et plus particulièrement ceux du Kent, forgent l’image mythique de la campagne anglaise, les falaises blanches en dessinent les contours. Nous avons constaté la présence des falaises blanches dans un nombre élevé de dessins. Or, une interrogation de la base de données de Cantorbéry révèle une concentration accrue et significative pour les années 1990, avec une trentaine de dessins pour cette période. La Grande-Bretagne connaît, depuis 1945, diverses crises touchant à son identité politique et territoriale dans le contexte du déclin impérial et du relâchement des liens politiques entre les quatre nations constitutives du Royaume-Uni. La période des années 1990, apogée de « l’euroscepticisme » et décennie de la dévolution, apparaît donc comme une période particulièrement sensible.

  • 9 Andrew Marr, The Day Britain Died, Londres, Profile, 1999, p. 4.

15Dans le contexte du Traité de Maastricht, de la monnaie unique, d’un mouvement fédérateur en Europe, de la dévolution en Écosse, au Pays de Galles et en Irlande du Nord, certains ont craint la dissolution de « l’Empire intérieur » des quatre nations, voire de l’Angleterre elle-même : les années 1990 ont vu des mouvements d’autonomie régionale en Angleterre, notamment une campagne politique dans le Yorkshire, présidée par l’Archevêque d’York. Comme le souligne Andrew Marr, les aspects politiques de ce retrait se doublent de changements culturels profonds9. Dans ce contexte, la fréquence des images du paysage des falaises blanches expriment une inquiétude face à la définition du territoire même de la Grande-Bretagne.

  • 10 OED, 2e edition électronique, Version 1.13 : « to beat the bounds : to trace out the boundaries of (...)

16Le renouveau, notamment dans le comté du Kent, d’une coutume ancienne, appelée « beating the bounds » exprime bien cette inquiétude. L’Oxford English Dictionary indique que la première occurrence de cette expression remonte au seizième siècle et donne la définition suivante sous le verbe « to beat » : « tracer les bordures d’une paroisse, en frappant certains points avec un bâton, etc., afin de faire un signe d’appropriation devant témoins10. » Quelques jours avant l’Ascension, les habitants, conduits par le clergé et les enfants de cœur, font le tour de la paroisse, s’arrêtant pour chanter des litanies et taper avec des bâtons sur les bornes limitrophes formées par des haies, des murs, des pierres blanches. On soulève les enfants pour les placer sur les bornes, on les fait même rebondir sur place, comme pour mieux leur faire intégrer les lieux et le territoire de la paroisse. Un des objectifs de cette coutume est évidemment la définition du territoire, mais elle constitue aussi une sorte d’état des lieux annuel, une vérification et une mémorisation de l’état de la paroisse et de ses frontières, une vérification qui donne éventuellement lieu à des réparations. Ce n’est sûrement pas par hasard si cette ancienne coutume est réapparue dans le Kent au cours des années 1990.

  • 11 Eve Darian-Smith, Landscapes of law : the Channel Tunnel and English legal identity in the new Euro (...)

17On peut donc émettre l’hypothèse que la fréquence des images du paysage du Kent et des falaises blanches qui le délimitent dans la presse britannique, démontre une inquiétude quant à l’état du pays, symbolisé par le jardin d’Angleterre et les bornes frontières gigantesques des falaises blanches. L’anthropologue Eve Darian-Smith estime, pour sa part, que les falaises blanches fournissent à la Grande Bretagne la plus grande et la plus symbolique de toutes les bornes frontières11.

  • 12 Asa Briggs, A Social History of England, Londres, Penguin, (1983), 1999, p. 294.

18Les falaises blanches et le « jardin » qu’elles protègent, sont donc intimement liés, symboliquement, à la perception du territoire et de l’identité britannique, notamment lorsqu’il y a la perception d’une menace pour le Royaume-Uni. Citons, à cet égard, les propos de Stanley Baldwin, en 1935, dans le contexte du danger de guerre que présentait la militarisation de l’Allemagne nazie : le Premier ministre britannique insistait en effet sur la nécessité de préserver la vie des enfants et des petits-enfants, les sites et les institutions de la Grande-Bretagne, ainsi que toutes les bornes frontières de son territoire spirituel12. Cet appel de Baldwin, tout comme les dessins éditoriaux de la presse, révèlent comment l’appréhension concernant les bordures et les bornes frontières du territoire britannique est particulièrement accentuée en temps de crise.

19Shakespeare Cliff est donc un rempart symbolique de la résistance, de l’isolement britannique face au continent, mais également un des sites principaux de la construction du tunnel sous la Manche, cette liaison permanente et hautement symbolique du rapprochement de la Grande-Bretagne et de l’Europe. C’est donc un site qui résume bien le paradoxe et la dualité de l’attitude britannique, le Kent apparaissant tantôt comme le jardin d’Angleterre, tantôt comme le passage vers l’Europe. Shakespeare Cliff fournit donc, respectivement, un rempart ou une porte. On retrouve d’ailleurs cette dualité dans les descriptions du comté du Kent qui est décrit traditionnellement comme le jardin d’Angleterre, pour devenir plus récemment, dans le contexte de la construction européenne « England’s gateway to Europe », (« la porte de l’Angleterre donnant sur l’Europe »).

Figure 4 : Dave BROWN, le Independent, 13 novembre 1996

Figure 4 : Dave BROWN, le Independent, 13 novembre 1996

20Dans un dessin publié dans le Independent, le 13 novembre 1996 (voir Figure 4), on trouve John Major en Roi Canut sur les rives de la Tamise à Westminster, devant Big Ben et les bâtiments du parlement britannique, essayant d’arrêter la marée montante de la directive européenne sur la durée hebdomadaire du travail. Selon la légende, le roi Canut, las de l’adoration excessive de son peuple, aurait fait déplacer son trône à la plage de Douvres, sous les falaises blanches, où il aurait commandé à la marée de cesser de monter. Il est intéressant de noter ici le rapprochement entre les falaises de Douvres et les rives de la Tamise, deux endroits stratégiquement et symboliquement sensibles dans l’imaginaire britannique. La métaphore de la législation européenne comme un raz-de-marée irrésistible semble également empruntée à la célèbre description par Lord Denning du Traité de Rome dans l’affaire de Bulmer v Bollinger devant la Cour d’Appel en 1974 :

  • 13 « But when we come to matters with a European element, the treaty is like an incoming tide. It flow (...)

« Or, lorsqu’il s’agit d’une affaire avec un élément européen, le traité est comme la marée montante. Il monte dans les estuaires et dans les rivières. Il est irrésistible. Le Parlement a décrété que le traité fait désormais partie de notre droit. Le traité a la même force que toute autre loi13. »

  • 14 « Watch as I turn back this great tide which threatens to engulf us! »

21La légende du dessin est, « Ruling the Waves Waiving the Rules », un jeu de mots difficilement traduisible en français qui joue sur les mots « Rule Britannia » ce poème de JamesThomson, mis en musique vers 1740, que les Britanniques entonnent comme un hymne national non officiel. L’idée évoquée est celle d’un Premier ministre et d’un pays, la Grande-Bretagne, qui n’impose plus sa loi et son influence, mais au contraire déroge à la législation face à l’Europe. Dans le texte du dessin des paroles attribuées à Major annoncent, « Regardez-moi arrêter ce raz-de-marée qui menace de nous engloutir!14 » Le dessin fait référence à la menace impuissante de John Major de bloquer tout développement européen si la Grande-Bretagne n’obtient pas d’exemption à la directive qui établit une durée maximale de 48 heures de travail hebdomadaire.

Figure 5 : McArthur, le Glasgow Herald, le 3 novembre 1997

Figure 5 : McArthur, le Glasgow Herald, le 3 novembre 1997

22Un an plus tard jour pour jour, un dessin du dessinateur McArthur, publié dans le Glasgow Herald, le 3 novembre 1997, représente William Hague, chef du parti conservateur, se dirigeant avec confiance, les yeux bandés, vers le vide de la falaise de Shakespeare Cliff (voir Figure 5). Ce dessin suggère que la politique et les tactiques eurosceptiques de Hague sont suicidaires. On revient donc à au Roi Lear. Le journaliste Hugo Young emploie la même analogie pour décrire le dilemme eurosceptique des conservateurs :

  • 15 H Young. op. cit., p. 505 : « The impression one had of Conservatism summoned up the image of anoth (...)

« L’impression qu’on avait des conservateurs rappela l’image d’un autre roi, et de ses mouvements célèbres sur le même affleurement de terre. C’était sûrement une condition existentialiste plus proche de celle du roi Lear, s’insurgeant contre un destin immuable : conscient de la tragédie historique qui avait entraîné la Grande-Bretagne, largement aux mains des dirigeants conservateurs, vers un destin que leurs héritiers regrettaient maintenant, mais ne trouvaient aucun moyen de changer15. »

  • 16 P. Theroux, op. cit., p. 116 : « …literature had the capacity to turn the plainest corner of Englan (...)

23L’œuvre de Shakespeare a ainsi eu un impact considérable sur ce paysage, le transformant en lieu « sacré ». Il s’agit là d’un phénomène culturel identifié par Paul Theroux lors de son voyage autour de la côte britannique16.

Figure 6 : Schrank, le Independent on Sunday, 26 mai 1996

Figure 6 : Schrank, le Independent on Sunday, 26 mai 1996
  • 17 Young H., op. cit., p. 196 : « He does not want us in and he will use all the delaying tactics he c (...)

24Dans un certain nombre d’images, on remarque la présence de la Manche et du continent européen au-delà des côtes de l’île. C’est le cas notamment pour les dessins des années 1990. Dans ces dessins, on constate parfois un renversement par lequel le continent devient forteresse, et la Grande-Bretagne l’agresseur. C’est le cas pendant la crise de la vache folle, lorsque les Britanniques tentent de faire lever l’embargo européen sur les produits bovins (voir Figure 6). On constate à plusieurs reprises ce type de renversement, un renversement par lequel les Britanniques se sentent exclus de l’Europe. Pendant les tentatives de renégociation du gouvernement Wilson, dans les années 1970, on retrouve des images similaires à celles publiées déjà dans les années 1960. Wilson utilise lui-même les termes suivants pour décrire sa perception de l’attitude du président de Gaulle : « Il ne veut pas de nous et il utilisera toutes les tactiques dilatoires possibles afin de retarder notre adhésion […] or, si nous frappons de façon forte et insistante à la porte […] je ne suis plus certain qu’il ait encore la force de nous exclure17. » On relève aussi des exemples du face-à-face entre la Grande-Bretagne et le continent. Dans ce cas, les falaises des deux côtés de la Manche semblent s’ériger en barrières naturelles qui accentuent les profondeurs de la Manche comme pour suggérer un fossé qui sépare les deux rives.

25Ces lieux des bords de l’île ont ainsi de multiples connotations. Ils servent de poste de sentinelle et de rempart défensif, de lieu de pèlerinage historique et littéraire. Ils servent de frontière et de borne délimitant le territoire. Ils apparaissent enfin, couplés avec la douve de la Manche, comme une ceinture protectrice, une ceinture qui défend les trésors du « jardin d’Angleterre » et le reste du pays. Le « jardin d’Angleterre » et les falaises blanches de Douvres apparaissent donc comme des monuments « naturels », vitaux pour le pays.

26Pourtant, comme le souligne Simon Schama dans son analyse de l’image du parc national de Yosemite aux États-Unis, les activités de l’homme ont souvent eu un impact important sur des paysages considérés comme vierges de toute trace de l’homme. Le paysage anglais, « le jardin d’Angleterre » et les falaises blanches de Douvres sont en réalité des lieux et des notions hautement culturels et mythiques, nourris d’associations historiques et littéraires. Les images de l’île et du paysage mythique anglais sont ainsi symboliques de la culture britannique, des refuges spirituels, mais également des monuments « naturels », des bornes frontières et bastions de la Grande-Bretagne et de la britannité dans l’imaginaire collectif.

27Ces monuments « naturels », que les Britanniques semblent avoir érigés à travers d’innombrables récits, qu’ils soient historiques, littéraires ou idéologiques, sont sans doute aussi importants d’un point de vue culturel que ceux créés par la main de l’homme : notamment dans la capitale anglaise.

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Notes

1 National Maritime Museum, London : http://www.nmm.ac.uk/.

2 Adaptée de Shakespeare, Le roi Lear, dans Œuvres complètes , II, Paris : Gallimard, 1959, pp.926-927, traduction de Pierre Leyris et Elizabeth Holland.

3 La chanson la plus célèbre est sans doute The White Cliffs of Dover, interprétée, notamment par by Vera Lynn. Voir aussi le poème Dover Beach, de Matthew Arnold, publié en 1867.

4 The Centre for the Study of Cartoons and Caricature, University of Kent at Canterbury : http://opal.ukc.ac.uk/catalogue/ccc.pl.

5 Adaptée de Shakespeare, Richard II, dans Œuvres complètes, I, Paris : Gallimard, 1959, traduction de François-Victor Hugo.

6 Paul Theroux, The Kingdom by the Sea : a Journey around the coast of Great Britain, Londres, Penguin, 1984, p. 170-171 : « […] out of an ancient islanders' fear of invasion – of alien peoples plaguing her shores – the British had over-fortified their coast with military installations, gun emplacements and radar dishes […] and as if that weren't enough they also had American missile bases and squads of American marines in various coves. These places looked as though they were expecting another onslaught of rapacious Danes or shield-biting berserkers. »

7 Le Guardian, 31 janvier 1995, p. 16 : « In the mid-1990s, with a wider Europe revolving around Germany, Britain is much less securely placed : an offshore island without an Empire for support, needing close links to other European states to pursue its interests successfully. […] Hurd […] was faced with a party which was traumatised by Mrs Thatcher's hostility to France and Germany, unwilling to take on board the implications of German reunification for British foreign policy, nostalgic for lost glories and embittered about present setbacks. »

8 Ernle Bradford, Wall of Empire : The English Channel, New York, A. S. Barnes, 1966, p. 9.

9 Andrew Marr, The Day Britain Died, Londres, Profile, 1999, p. 4.

10 OED, 2e edition électronique, Version 1.13 : « to beat the bounds : to trace out the boundaries of a parish, striking certain points with rods, etc., by way of a sensible sign patent to witnesses. »

11 Eve Darian-Smith, Landscapes of law : the Channel Tunnel and English legal identity in the new Europe, Thèse d'Anthropologie soutenue à l'Université de Chicago, États-Unis, décembre 1995, p. 249 : « What better than the Garden of England, framed by the White Cliffs of Dover, to provide England with the biggest and most symbolic of all boundary corner-stones. »

12 Asa Briggs, A Social History of England, Londres, Penguin, (1983), 1999, p. 294.

13 « But when we come to matters with a European element, the treaty is like an incoming tide. It flows into the estuaries and up the rivers. It cannot be held back. Parliament has decreed that the treaty is henceforward to be part of our law. It is equal in force to any statute. »

14 « Watch as I turn back this great tide which threatens to engulf us! »

15 H Young. op. cit., p. 505 : « The impression one had of Conservatism summoned up the image of another King, famously cavorting on the same outcrop of land. Here surely, was an existentialist condition more like that of Lear, railing against unalterable Fate : aware of the tragedy of history that had brought Britain, at the hands not least of the Conservatives’ own leaders, to a destiny which their inheritors now regretted – but could find no way to change. »

16 P. Theroux, op. cit., p. 116 : « …literature had the capacity to turn the plainest corner of England into a shrine. »

17 Young H., op. cit., p. 196 : « He does not want us in and he will use all the delaying tactics he can […] but if we keep firmly beating at the door […] I am not sure that he any longer has the strength to keep us out. »

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Table des illustrations

Titre Figure 1 : Clarkson STANFIELD, Shakespeare Cliff, Dover, 1849, 18621
URL http://journals.openedition.org/mimmoc/docannexe/image/101/img-1.jpg
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Titre Figure 2 : Clarke, le Guardian, 31 janvier 1995
URL http://journals.openedition.org/mimmoc/docannexe/image/101/img-2.jpg
Fichier image/jpeg, 76k
Titre Figure 3 : Gibbard, le Guardian, 16 février 1971
URL http://journals.openedition.org/mimmoc/docannexe/image/101/img-3.jpg
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Titre Figure 4 : Dave BROWN, le Independent, 13 novembre 1996
URL http://journals.openedition.org/mimmoc/docannexe/image/101/img-4.jpg
Fichier image/jpeg, 108k
Titre Figure 5 : McArthur, le Glasgow Herald, le 3 novembre 1997
URL http://journals.openedition.org/mimmoc/docannexe/image/101/img-5.jpg
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Titre Figure 6 : Schrank, le Independent on Sunday, 26 mai 1996
URL http://journals.openedition.org/mimmoc/docannexe/image/101/img-6.jpg
Fichier image/jpeg, 99k
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Pour citer cet article

Référence électronique

Jeremy Price, « Shakespeare Cliff, rempart symbolique aux portes du royaume »Mémoire(s), identité(s), marginalité(s) dans le monde occidental contemporain [En ligne], 1 | 2006, mis en ligne le 15 février 2006, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/mimmoc/101 ; DOI : https://doi.org/10.4000/mimmoc.101

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Auteur

Jeremy Price

Maître de conférences en langues étrangères appliquées et en civilisation britannique à l’Université de Poitiers. Ayant soutenu une thèse en civilisation britannique en 2002, « La Traversée de la Manche : Britannia et britannité en danger dans les dessins humoristiques de la presse britannique de 1945 à 2000 », il travaille sur des projets de recherche sur les représentations culturelles de la Grande-Bretagne et de la britannité à travers l’image et la musique, et sur les journaux de guerre britanniques de la Deuxième Guerre mondiale. Il s’intéresse particulièrement aux ballades des îles Britanniques et aux interactions des mouvements folk américains et britanniques.

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