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L’empreinte domestique du travail, XVIe-XXIe siècle
Autour du pouvoir domestique

Les rapports de travail domestiques dans la police parisienne au XVIIIe siècle

Vincent Denis
p. 129-135

Résumés

Cet article s’interroge sur le développement simultané, au XVIIIe siècle, de la police de Paris, souvent associée à une « modernité » policière, et celui des relations domestiques de travail en son sein, à travers le cas des clercs et des commis au service des commissaires au Châtelet et des inspecteurs de police. L’efficacité prêtée à la police parisienne tient en partie à ces précieux auxiliaires, toujours présents et disponibles. Dans les dernières décades de l’Ancien Régime puis dans les premières années de la Révolution, les critiques contre ces agents donnent lieu à des mesures d’encadrement puis à certaines réformes, sans pouvoir empêcher le retour de ces pratiques à partir de 1793-1794.

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Texte intégral

  • 1 Pour la police de Paris, Milliot 2011 et 2016 ; Berlière 2008 ; Couture 2012.
  • 2 Pour un aperçu, sans se limiter au XVIIIe siècle, voir Berlière et al. 2008. Sur la sociologie de (...)

1Plusieurs travaux récents sont venus renouveler notre connaissance du monde des polices au XVIIIe siècle1. Le développement d’une histoire sociale des « métiers de police » offre des aperçus nouveaux sur les conditions du travail de ces agents, dans une dynamique inspirée par la sociologie et l’apport de l’historiographie anglo-saxonne2. De manière privilégiée, ces travaux s’attachent aux officiers de police en titre, mais ils permettent aussi d’approcher leurs subalternes, de façon indirecte et encore fragmentaire cependant. On sait que la police parisienne, autour de la charge du lieutenant de police, apparue en 1667, connaît des transformations accélérées à partir du début du XVIIIe siècle, à travers un processus de spécialisation fonctionnelle et de clarification des tâches, qui lui donnent une efficacité enviée et font d’elle une institution admirée dans l’Europe des cours. Or, au sein de cette organisation, il existe tout un monde d’agents subalternes liés aux commissaires et aux inspecteurs de police par des relations domestiques. La police de Paris revêt un intérêt particulier pour cette question, car son développement rapide, voire tentaculaire, a pour corollaire l’étoffement de ses effectifs et en particulier la multiplication d’auxiliaires qui viennent s’ajouter aux créations d’offices, somme toute modestes. Autrement dit, l’essor de l’institution et son efficacité ne peuvent être compris sans prendre en compte aussi ce monde de « petites mains » qui se presse autour (ou plutôt derrière) le lieutenant général de police, les commissaires et les inspecteurs de police, puisque chacun de ces officiers disposait de plusieurs commis ou clercs. Leur appoint représentait une nécessité fonctionnelle pour accompagner la croissance d’une administration fortement productrice de « papiers ». À cela, on peut ajouter la nature spécifique de l’action policière, qui tend alors à se développer dans une sphère propre, distincte des procédures réglées de la justice. Il y a en effet un paradoxe apparent, entre les années 1740 et le début de la Révolution française, qui est celui du développement simultané d’une certaine modernité policière et des relations domestiques de travail. La question de ces subalternes n’est pas anodine, car la police n’est pas une activité ordinaire : elle constitue ce que l’on peut appeler du « droit en action », et donc la qualité de la personne qui agit joue un rôle dans la validité et la légalité des pratiques. Le sujet a focalisé à plusieurs reprises l’attention des contemporains, jusqu’aux réformes révolutionnaires à partir de 1789, qui se sont faites en partie en réaction contre cet état de fait. À partir de la littérature existante sur la police de Paris, on trouvera ici un état de la question et quelques pistes de réflexion, autour de l’exemple de ce domaine particulier de l’activité de l’État, parfois considéré comme emblématique d’une certaine « modernité ». On laissera ici de côté la question des commis des bureaux centraux du lieutenant général de police, qui sont particulièrement mal connus, pour s’intéresser aux auxiliaires des officiers de police de terrain, inspecteurs de police et commissaires au Châtelet. On tentera d’abord de définir les contours des rapports domestiques dans cet univers policier, qui paraissent assez flous : quels agents ressortent de ce type de relations ? Ensuite, on s’interrogera sur les fonctions et la place qu’occupent ces agents dans l’activité des officiers de police : sont-ils indispensables ? interchangeables ? En dernier lieu, on reviendra sur les tensions qui existent dans ce système, et comment on a pu tenter des les dénouer, à la fin de l’Ancien Régime et dans les premières années de la Révolution française.

Clercs et commis de police : le nom et les métiers

  • 3 Berlière 2008, p. 191.

2La première difficulté est d’identifier ces agents. En premier lieu, nominalement, individuellement, puisqu’on entre dans un univers où ces acteurs sont en retrait dans les sources et dissimulés derrière l’officier de police – le commissaire qui signe l’acte, ou au nom de qui l’acte est rédigé, l’inspecteur qui rédige un rapport. Pour autant, on peut trouver leurs traces mais en dehors des actes officiels – correspondance avec le lieutenant de police, actes produits par les officiers de police. Ils apparaissent dans les actes notariés autour de la vente des offices de police, de rares états financiers d’inspecteurs ou de commissaires, et surtout dans des plaintes ou des affaires policières ou judiciaires dont ils sont les protagonistes, comme victimes, témoins ou suspects. En dehors de cela, c’est en s’appuyant sur les écritures qu’on peut tenter, comme l’a fait Justine Berlière, de distinguer – mais sans pouvoir les nommer – les clercs successifs dans les hôtels des commissaires3. En cela, ce retranchement hors des actes et des organigrammes officiels souligne à la fois la nature subalterne et le caractère privé – ou justement domestique, particulier – de ces agents discrets.

3On rencontre une seconde difficulté lorsqu’on cherche à cerner les contours de cet univers domestique, et qui tient à la grande diversité des situations. On peut tenter ici un exercice de topographie de ces emplois, en s’appuyant sur plusieurs critères qui attestent de relations domestiques. Parmi eux, on peut retenir : l’engagement et la rémunération par l’officier sur ses deniers, la proximité qui peut être celle de la résidence (logement chez l’officier), mais aussi l’attachement personnel, l’agent étant au service exclusif (et fréquent) d’un maître.

  • 4 Kaplan 1981.
  • 5 Trois livres par cahier d’expédition chez Pierre Chénon, par exemple. Cf. Berlière 2008, p. 191.
  • 6 Ibid.
  • 7 Berlière 2008, p. 192.

4La situation la plus connue – mais pas la mieux renseignée – est celle des 48 commissaires au Châtelet, chez lesquels on trouve plusieurs « petites mains » : un ou deux clercs, auxquels s’ajoute souvent un « premier commis »4. Ils sont rémunérés en fonction du nombre d’actes civils5. Pour les tâches de police et de justice, on ignore la nature de leurs émoluments : salaire fixe ? commission sur les affaires ? Probablement la deuxième solution : ainsi, à l’occasion de la vente de l’office de Hubert Mutel par sa veuve, deux anciens clercs se réservent des droits à toucher sur les affaires commencées ou à terminer (1782)6. En général, ils logent chez le commissaire de police chez lesquels ils travaillent, dans une promiscuité qui a aussi ses inconvénients. Ainsi, Antoine Ledru, clerc du commissaire Laumonier, vieille rue du Temple, porte plainte contre Boulard dit Desfontaines, ci-devant clerc du commissaire Dubuisson et « actuellement sans état » : en fait Boulard a séduit la femme de son collègue en son absence. En effet, à l’époque des faits, ils demeuraient tous chez le commissaire Dubuisson7.

5Les vingt inspecteurs de police – un corps qui a été refondé en 1740 – ont comme particularité d’employer et de rémunérer eux aussi une gamme d’auxiliaires encore plus étendue et plus complexe, toute une galaxie de collaborateurs qu’on peut répartir en cercles concentriques. Au plus près de l’inspecteur de police, on trouve le commis de l’inspecteur, parfois appelé « commis principal », pour le distinguer des autres commis et des « employés de la police » ou « basses mouches ». Il ne doit pas être confondu avec l’adjoint : ce dernier est une recrue qui suit une sorte d’apprentissage sous la houlette d’un inspecteur avant d’être reçue dans la charge. Le public confond parfois adjoints et commis. Comme dans les boutiques, on retrouve un clivage entre les statuts qui relèvent du corps ou de la compagnie – ici en l’occurrence l’officier, l’adjoint qui est une sorte d’apprenti – et les statuts de clerc et de commis, qui sont sans horizon d’apprentissage ou d’évolution. La particularité du « principal commis » est d’être spécialement attaché à un inspecteur particulier – il se désigne comme tel – plus fréquemment cité dans les archives, et souvent de loger chez lui, mais pas toujours. Il apparaît plus recommandable que les vagues « observateurs ».

  • 8 AB, Ars., Ms 10251, fol. 128 : Mémoire sur l’inspecteur Dumont chargé de la partie des usuriers, 1 (...)

6Parfois, cette fonction comprend aussi celle de préposé à la collecte des droits sur les métiers taxés dans le quartier par l’inspecteur et au relevé des livres de logeurs, une fonction rémunérée à hauteur de 300 livres par an. Ainsi, le préposé de l’inspecteur Marais est aussi son commis de cabinet, pour 800 livres par an. Le commis de l’inspecteur Dumont, chargé des usuriers et prêteurs sur gages, touche lui 1000 livres « pour la table, le logemens et les appointemens » en 17528.

  • 9 AN, Y 13305, scellés après décès de Marais, 17 janvier 1780 ; Couture 2012, p. 642.

7Un dernier type d’agent enfin est nettement engagé dans une relation de domesticité vis-à-vis de son patron : les petits commis, logeant chez l’inspecteur. Citons Pierre Desens, garçon de bureau et domestique de l’inspecteur Marais (1780)9. Il vit dans une chambre meublée dans le grenier de l’inspecteur, avec des gages de 300 livres par an, comprenant la nourriture et l’habillement. Il ne doit pas être confondu le « premier commis », le seul nommément attaché à l’inspecteur. On est donc en présence de véritables équipes qui vivent, parfois avec leur famille, chez l’inspecteur ou le commissaire.

  • 10 Jean Cheirouze occupe la fonction de syndic des huissiers à verge. L’Almanach royal fait figurer s (...)

8On terminera avec un cas limite, celui d’un individu – en vérité une famille – particulièrement bien renseigné : il s’agit de Jean Cheirouze (ou Chirouze), « maitre clerc » du commissaire Chénon, de 1760 à 1783, date à laquelle il meurt. Il habite chez le commissaire, dont il suit les déménagements successifs, rue Saint Honoré puis rue Baillet. Il loge avec son épouse au troisième étage, dans un appartement assez spacieux, et se fait servir par une cuisinière qui n’est pas celle du commissaire. Il dispose dans cet appartement d’une « pièce servant d’étude ». En effet, ce personnage cumule sa charge de « premier clerc » avec celle d’huissier à verge. Il emploie lui-même un clerc pour cette fonction, ce qui explique ses multiples activités10. Il s’agit d’une véritable alliance familiale, car ses deux fils, Pierre et Antoine, participent aux affaires des Chénon (père et fils, dynastie de commissaires), respectivement comme inspecteur de police et procureur du Châtelet, travaillant sous leur protection dans les années 1780, après la mort de Jean Cheirouze.

Des « doubles » des officiers

9Le cas Cheirouze (peut-être pas si exceptionnel) permet de passer à la question des fonctions de ces commis clercs et de leur rôle dans l’activité des officiers de police. Chez les commissaires, les clercs sont d’abord voués aux écritures, « expédiant » des grosses à la demande des particuliers. Ces tâches prennent un temps considérable, sans demander de grandes qualifications. Mais il ne faudrait pas les prendre pour de simples copistes. Les clercs ont une place essentielle dans la réception des particuliers, jouant un rôle d’intermédiaire auprès du commissaire, qui peut intimider : c’est ce qui ressort des lettres adressées par d’humbles clients à Jean Cheirouze, rappelant sa qualité de « principal clerc de M. Chénon », et qui préfèrent s’adresser à lui plutôt qu’au commissaire.

  • 11 Berlière 2008, p. 191.
  • 12 Cette ubiquité est à rapprocher de celle de Richelieu grâce à ses secrétaires (voir l’article de N (...)

10Le clerc joue aussi en quelque sorte le rôle de double du commissaire. Lorsque le commissaire quitte son hôtel, un clerc l’accompagne, tandis qu’un autre reste sur place : ainsi, à la même heure, les actes sont de deux mains différentes11. Les clercs rendent ainsi possible l’ubiquité du commissaire de police, en particulier du fait que, logés sur place, ils soient disponibles nuit et jour, et permettant au public ou à la garde de toujours trouver un interlocuteur12. Cheirouze a manifestement toute la confiance de Chénon, selon Justine Berlière. C’est encore le clerc qui tient la plume pour les registres de main courante, ou lorsqu’un commissaire remplace un confrère absent, dans son hôtel.

  • 13 Voir le registre de quartier de l’inspecteur Sarraire, AB, Ars., Ms 10142, 1761-1770 ; Couture 201 (...)
  • 14 Couture 2012, p. 642, note 154 ; AB, Ars., Ms 10120, 25 novembre 1763.
  • 15 Couture 2012, p. 642, note 154.

11Le commis principal de l’inspecteur jouit d’une confiance qui paraît identique. Il seconde l’inspecteur dans ses fonctions de quartier, en enjoignant les parties à se présenter devant son maître, et pour d’autres tâches précises13. Il exerce parfois une sorte d’intérim pendant l’absence de l’officier pour effectuer une capture, patrouiller, voire mener des informations (enquêtes) à la demande de l’inspecteur. Ainsi, le sieur Gardier, commis de l’inspecteur Durocher, le remplace pour faire une ronde avec un commissaire de police. Ils arrêtent un suspect dans le district de l’inspecteur Sarraire, autre inspecteur du Bureau de la Sûreté. En l’absence de cet inspecteur, ils en réfèrent à son commis, un certain Lecomte, demeurant au pied du corps de garde de la rue St Honoré14. On voit que le système peut fonctionner ainsi, tout entier porté par des commis, sans que les inspecteurs soient présents (mais cependant toujours avec un commissaire au Châtelet, qui garantit la légalité des captures). La proximité est telle que certains commis assistent leurs maîtres dans leurs activités déviantes ou criminelles : c’est le cas du commis de l’inspecteur Goupil, inspecteur de la librairie corrompu15.

  • 16 AN, Y 12 830, lettre du 8 octobre 1779, et Y 11 277, copie de la « Lettre du lieutenant général de (...)

12En vérité, les clercs et les commis se révèlent des auxiliaires indispensables au travail des inspecteurs et des commissaires au Châtelet. Ces personnages semblent même une des clés de ce que l’on peut appeler le succès de la police parisienne. Pour le commissaire au Châtelet, qui représente la police « visible », le « premier juge », l’ubiquité, la disponibilité jour et nuit, l’accueil au sein de son hôtel, sont des qualités essentielles, comme la capacité à maîtriser un flot d’écritures grandissant. Il s’agit de faire face à une demande sociale, qui fait des commissaires au Châtelet les grands pourvoyeurs d’actes nécessaires aux particuliers dans leur vie quotidienne, des actes civils aux passeports, et dont l’expédition est une activité essentielle, par laquelle la police s’immisce dans la vie des individus. L’inflation de cette demande et des tâches supplémentaires qu’elle génère ne s’est peut-être pas faite sans douleur, comme en témoignent les défenses faites par Lenoir aux clercs de commissaires de demander un paiement aux particuliers qui leur font rédiger des certificats pour un passeport, à la fin des années 1770 et au début des années 178016. Il s’agit aussi de répondre aux impulsions centralisatrice et systémiques des lieutenants généraux de police successifs qui, de Berryer à Thiroux de Crosne, s’attachent à construire une « machine » fondée sur la circulation de l’information (de la base au sommet) et son enregistrement, dans les papiers des officiers de police et les bureaux de la lieutenance. Pour faire face à ce flux d’écrits et à une activité incessante, la présence des clercs est indispensable.

  • 17 Couture 2012, p 644.

13Pour les inspecteurs, les divers commis semblent jouer un rôle complémentaire tout aussi précieux. Selon Rachel Couture, le succès des activités du Bureau de la Sûreté, dévolu à la chasse aux voleurs et qui rassemble l’élite de la profession, à partir des années 1750, s’explique par la présence de ces différentes catégories d’agents subalternes, spécialisés, qui peuvent eux-mêmes encadrer d’autres auxiliaires17. Le travail de police est inconcevable sans l’existence de ces équipes, qui constituent de véritables petits services qui ne disent pas leur nom (ou trop rarement, dans des expressions comme « nos gens » ou « la brigade »), dont les membres sont engagés et rémunérés par un inspecteur et à lui tout dévoués. Ils permettent à une police aux effectifs nominaux très faibles (vingt inspecteurs pour une population de plusieurs centaines de milliers d’habitants) de « tenir » une des villes les plus importantes d’Europe.

14Des tensions ne naissent-elles pas du rôle indispensable et semble-t-il, de plus en plus important, que jouent ces subalternes ? On assiste au développement parallèle de la police et de ce type de relations, l’un nourrissant l’autre et réciproquement. Rachel Couture a corrigé l’image reçue d’une police sous-payée dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, qui aurait été plus vulnérable à la corruption : au contraire, tout montre une élévation des revenus des commissaires comme des inspecteurs, et l’injection de moyens considérables par la monarchie dans les années 1740-1760, en particulier dans les départements spécialisés des inspecteurs. Ceux-ci ont été certes dotés de ressources financières plus importantes (dans les années 1760, 16 à 22 000 livres pour la Librairie, tenue par un seul inspecteur, mais 39 à 45 000 livres par an pour le département de la Sûreté, partagé entre trois inspecteurs, il est vrai), auxquelles s’ajoutent d’autres formes de revenus. On peut lire ces impulsions financières comme des encouragements à développer ces relations de travail domestique de la part de la Maison du Roi et du lieutenant de police, pour permettre aux inspecteurs des défraiements de plus en plus considérables.

  • 18 AN, Y 11 277, copie de la « Lettre du lieutenant général de police à Messieurs les Sindics », 31 m (...)

15Cependant, les lieutenants généraux ont aussi été sensibles aux abus possibles de l’usage de ces individus, qui ne doivent pas se substituer aux officiers de police. Lenoir (1772-1775/1776-1784) a été en particulier attentif aux formalités des pratiques policières, gage de leur légitimité – et sans doute bien qu’hostile à des courants de pensée représentés par Cesare Beccaria ou Lamoignon de Malesherbes, il n’a pas été sourd aux arguments contre l’arbitraire policier, qui saperait l’acceptation sociale de la police par la population et in fine son efficacité. Dans les consignes qu’on a pu conserver, en 1774 comme en 1782, dans des circulaires aux commissaires et aux inspecteurs de police, il s’en prend à l’abus des commis, qu’il décrit comme une « mollesse » pour les commissaires dans ses Mémoires18. Il interdit que les commis se chargent de certaines besognes :

Il m’est revenu Mrs, des plaintes assez graves contre des clercs de plusieurs de vos confrères. J’ai des preves trop certaines qu’il y a eû de leur part des maneuvres pratiques pour se procurer des bénéfices indus et illégitimes les uns se sont ingérés d’arranger des détails graves comme vols, et de se faire payer des droits, d’autres de faire arrêter des malheureux comme mendians et de recevoir de l’argent de ceux intéressés à les priver de leur liberté ; d’autres enfin, et c’est le plus grand nombre, se croyant en droit d’exiger des rétributions de la part des logeurs des quartiers, même de faire payer les passeports qui doivent être délivrés gratis. Je vous prie, MM. d’employer tous les moyens possibles pour faire cesser des abus d’une aussy grande conséquence.

16Par exemple, la patrouille décrite plus haut effectuée en 1763 par un commis, remettant un individu arrêté à un autre commis, contrevient à ces consignes. Il y a apparemment des tentatives pour corriger, ou en tout cas imposer certaines limites à des pratiques qui menacent d’altérer les relations entre la police et les Parisiens, à partir des années 1770, comme le montrent les objurgations d’un Lenoir.

  • 19 Un aperçu dans Milliot 2016, chap. 3.
  • 20 Freundlich 1995, p 48.
  • 21 Cité par Couture 2012, p 644.
  • 22 Mercier, Tableau de Paris, « Hommes de police », cité par Couture 2012, p. 655. Voir aussi Benabou (...)
  • 23 Couture 2012, p. 655, note 225.
  • 24 Milliot 2016, p. 156.

17Un autre garde-fou, plus discret, mais sans doute plus efficace, peut expliquer la pérennité tranquille de ces usages, voire leur prospérité. C’est un des apports les plus importants de la thèse de Rachel Couture : l’existence de mesures très sévères d’autocontrôle et de sanctions menées par les inspecteurs contre leurs collaborateurs, y compris leurs commis19. Le contrôle policier des subalternes participe à l’amélioration graduelle du statut des observateurs, s’apparentant par moment à une véritable épuration. C’est manifeste dans le milieu de la surveillance des jeux de hasard, dès les années 1740-175020. Le moindre reproche conduit à un emprisonnement immédiat, par voie de police. La discipline des subalternes est à la charge des inspecteurs qui les emploient. Les autorités policières encouragent la sévérité extrême, jugée nécessaire car on a affaire à ce que le commissaire Lemaire appelle de « mauvais sujets »21. On sait que les policiers et leurs agents sont eux-mêmes espionnés, depuis Mercier : chaque espion a des espions à ses trousses et « c’est de cette épouvantable lie que naît l’ordre public. On les traite rigoureusement quand ils abusent l’œil du magistrat »22. Les inspecteurs prennent très au sérieux la fidélité de leurs subordonnés. En 1775, le commis de Bourgoin de Vilpart, un certain Hespergue, est arrêté pour recel d’objets volés : il est interrogé sur le champ puis jeté en prison au Petit Châtelet. Il n’est blanchi que par les aveux de son frère23. Au moindre doute, les inspecteurs arrêtent leurs propres subalternes. La menace de l’emprisonnement – parfois pour longtemps – suivi de mesures de bannissement paraît un correctif suffisant, qui assure la marche à peu près convenable de la machine policière. Parmi les « mauvais sujets » « travaillant à la police », enfermés à Bicêtre entre 1748 et 1786, recensés par Vincent Milliot, on ne compte pas moins de neuf commis d’inspecteur, dont cinq habitaient chez leur maître24. Autrement dit, la proximité avec leur employeur ne les met pas à l’abri d’un traitement aussi expéditif et brutal que celui qui frappe les petits malfrats et autres « basses mouches », lorsqu’ils brisent le pacte de confiance qui les lie au policier qui les a recrutés et les emploie. La police n’est pas exempte d’abus, de corruption et d’affaires parfois retentissantes, mais ces affaires sont connues par les sources policières, ce qui veut dire que la volonté ou la velléité de les réprimer n’était pas absente. Cette menace de sanction paraît le corollaire des relations de travail domestiques au sein de la police. La proximité et la confiance, l’attachement personnel vont aussi de pair avec la surveillance et la punition sévère et immédiate en cas d’indélicatesse ou de soupçons.

18Il semble que l’institution ait usé et peut-être abusé de ces relations domestiques. Il faut lire ainsi le rejet par les révolutionnaires de la police des « bureaucrates » et des « exempts de police ». Le contexte révolutionnaire rend insupportable la nature même des clercs et des commis, uniquement redevables à leurs employeurs et non devant le « public », rejoignant les critiques anciennes contre la « burocratie ». On peut lire les réformes policières à Paris comme un contre-modèle. En 1790, aux côtés du commissaire de police de section, une charge de secrétaire-greffier est ainsi créée. Désormais, il est élu par les électeurs de la section et rémunéré par la municipalité. Les premières années de la Révolution semblent alors congédier la figure du clerc domestique.

  • 25 Denis 2017.

19Conséquence inattendue, la fin du régime de l’office, au profit de l’élection auxquelles sont désormais soumises ces charges, ouvre alors des perspectives d’ascension sociale à plusieurs clercs et commis, en particulier chez les commissaires de police, entre 1790 et 1795. Dès les premières élections de 1790, plusieurs anciens clercs sont élus commissaires ou secrétaires-greffiers dans leur section, un mouvement qui se poursuit après 1792 et la « démocratisation » des charges25. Il ne cesse pas non plus lorsque le Directoire met fin au système électif pour les fonctions de police. La qualité d’ancien clerc de commissaire au Châtelet est aussi un gage de compétence, lorsque les responsables policiers Thermidoriens puis du Directoire font appel de nouveau aux spécialistes de l’écrit. Plusieurs commissaires de police qui font ainsi de belles carrières, jusqu’aux premières décennies du XIXe siècle, comme Beffara, sont d’anciens clercs de commissaires. Des employés d’inspecteurs, comme Maingot, ancien commis de Quidor, ou Henry, font aussi valoir leurs compétences d’abord au service de la Révolution, plus tard au sein de la Préfecture de police.

20Pour autant, la Révolution n’a pas empêché le retour de relations de travail domestiques dans la sphère policière : dès l’an II, des commissaires surchargés engagent à leur frais un commis expéditionnaire, à cause de l’accaparement du secrétaire-greffier par le comité de section. Ces pratiques perdurent dans les temps de vache maigre du Directoire, et au-delà, sous le Consulat et l’Empire. Les habitudes de l’Ancien Régime « social » ont la vie dure.

 

21Pour conclure, on peut voir à travers cet exemple comment la construction d’une police efficace et plus « moderne » peut parfaitement s’accommoder de l’existence de ce type de relations de travail, et mieux, en grande partie s’appuyer sur elles et en tirer profit. Bien que ne postulant pas aux charges de leurs maîtres avant 1789, ces subordonnés fournissaient à leurs employeurs des services d’autant plus efficaces qu’ils leur étaient entièrement soumis, en étant à la fois rémunérés, logés voire nourris, protégés, et vraisemblablement placés sous l’épée de Damoclès d’une lettre de cachet en cas de comportement déviant. En faisant peser la menace de sanctions brutales, le cadre policier renforcerait encore davantage la subordination inhérente aux rapports domestiques de travail. Au fond, le paradoxe d’une police « moderne » et efficace co-extensive de rapports domestiques de travail n’est qu’apparent. La « domestication » des personnels policiers subalternes permet de contourner les pesanteurs de l’office et de mettre en place une chaîne d’exécutants et de petites équipes soumises. Loin d’être une marque d’archaïsme, la prospérité des clercs et des commis doit être comprise comme une des voies par lesquelles s’invente un nouveau régime de l’administration.

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Bibliographie

Archives

AB, Ars. = Archives de la Bastille, Arsenal.

AN = Archives Nationales, Paris.

Études secondaires

Berlière 2008 = J. Berlière, Policer Paris : les commissaires du quartier du Louvre dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, Genève, 2008

Berlière et al. 2008 = J.-M. Berlière, C. Denys, D. Kalifa, V. Milliot, Métiers de police : être policier en Europe, XVIIIe-XXe siècle, Rennes, 2008.

Benabou 1987 = E.M. Benabou, La prostitution et la police des mœurs au XVIIIe siècle, présentation par Pierre Goubert, Paris, 1987.

Couture 2012 = R. Couture, « Inspirer la crainte, le respect et l’amour du public » : les inspecteurs de police parisiens, 1740-1789, thèse de doctorat, université de Caen et université du Québec à Montréal, 2012.

Denis 2017 = V. Denis, Policiers de Paris : les commissaires de police pendant la Révolution française, mémoire inédit d’habilitation à diriger les recherches, université Paris 8, Vincennes-Saint-Denis, 2017.

Freundlich 1995 = F. Freundlich, Le monde du jeu à Paris, 1715-1800, préface de Daniel Roche, Paris, 1995.

Jobard – De Maillard 2016 = F. Jobard, J. de Maillard, Sociologie de la police, Paris, 2016.

Kaplan 1981 = S.L. Kaplan, Notes sur les commissaires de police de Paris au XVIIIe siècle, dans Revue d’Histoire Moderne et Contemporaine, 1981, 28-4, p. 669-686.

Milliot 2011 = V. Milliot, Un policier des Lumières suivi de Mémoires de J.C.P. Lenoir, Seyssel, 2011. 

Milliot 2016 = V. Milliot, « L’admirable police » : tenir Paris au siècle des Lumières, Ceyzérieu, 2016.

Monjardet 1995 = D. Monjardet, Que fait la police ? Sociologie de la force publique, Paris, 1995.

Newburn 2005 = T. Newburn (dir.), Policing: key readings, Londres-New York, 2005.

 

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Notes

1 Pour la police de Paris, Milliot 2011 et 2016 ; Berlière 2008 ; Couture 2012.

2 Pour un aperçu, sans se limiter au XVIIIe siècle, voir Berlière et al. 2008. Sur la sociologie de la police et de la force publique, la référence essentielle est Monjardet 1995. Pour un aperçu d’ensemble de la sociologie policière française et internationale, voir la synthèse récente : Jobard – De Maillard 2016 ; Newburn 2005. En Grande-Bretagne et aux États-Unis, la constitution des grandes forces de police métropolitaines à l’époque contemporaine a donné lieu à une importante histoire sociale des professions policières et de leurs conditions de travail, du XIXe siècle jusqu’à nos jours.

3 Berlière 2008, p. 191.

4 Kaplan 1981.

5 Trois livres par cahier d’expédition chez Pierre Chénon, par exemple. Cf. Berlière 2008, p. 191.

6 Ibid.

7 Berlière 2008, p. 192.

8 AB, Ars., Ms 10251, fol. 128 : Mémoire sur l’inspecteur Dumont chargé de la partie des usuriers, 19 décembre 1752 ; Couture 2012, p. 642.

9 AN, Y 13305, scellés après décès de Marais, 17 janvier 1780 ; Couture 2012, p. 642.

10 Jean Cheirouze occupe la fonction de syndic des huissiers à verge. L’Almanach royal fait figurer son adresse, « rue Baillet, chez le commissaire », en regard de cette fonction.

11 Berlière 2008, p. 191.

12 Cette ubiquité est à rapprocher de celle de Richelieu grâce à ses secrétaires (voir l’article de Nicolas Schapira ici même).

13 Voir le registre de quartier de l’inspecteur Sarraire, AB, Ars., Ms 10142, 1761-1770 ; Couture 2012, p. 642.

14 Couture 2012, p. 642, note 154 ; AB, Ars., Ms 10120, 25 novembre 1763.

15 Couture 2012, p. 642, note 154.

16 AN, Y 12 830, lettre du 8 octobre 1779, et Y 11 277, copie de la « Lettre du lieutenant général de police à Messieurs les Sindics », 31 mai 1782.

17 Couture 2012, p 644.

18 AN, Y 11 277, copie de la « Lettre du lieutenant général de police à Messieurs les Sindics », 31 mai 1782.

19 Un aperçu dans Milliot 2016, chap. 3.

20 Freundlich 1995, p 48.

21 Cité par Couture 2012, p 644.

22 Mercier, Tableau de Paris, « Hommes de police », cité par Couture 2012, p. 655. Voir aussi Benabou 1987, p. 129-130, sur l’espionnage au sein de la police.

23 Couture 2012, p. 655, note 225.

24 Milliot 2016, p. 156.

25 Denis 2017.

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Pour citer cet article

Référence papier

Vincent Denis, « Les rapports de travail domestiques dans la police parisienne au XVIIIe siècle »Mélanges de l’École française de Rome - Italie et Méditerranée modernes et contemporaines, 131-1 | -1, 129-135.

Référence électronique

Vincent Denis, « Les rapports de travail domestiques dans la police parisienne au XVIIIe siècle »Mélanges de l’École française de Rome - Italie et Méditerranée modernes et contemporaines [En ligne], 131-1 | 2019, mis en ligne le 30 juin 2019, consulté le 17 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/mefrim/6067 ; DOI : https://doi.org/10.4000/mefrim.6067

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Auteur

Vincent Denis

Université Paris I Panthéon-Sorbonne, IHMC – vjdenis2@yahoo.fr

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