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Donald Reid, L’affaire Lip. 1968-1981

Vincent Petit
L'affaire Lip
Donald Reid, L'affaire Lip. 1968-1981, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Histoire », 2020, 537 p., trad. Hélène Chuquet, préf. Patrick Fridenson, ISBN : 978-2-7535-8005-3.
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Texte intégral

  • 1 Les mineurs de Decazeville. Historique de la désindustrialisation, Decazeville, imprimerie ASPIBD, (...)

1Il est des livres qu’on attend, qui ne déçoivent pas et qui peuvent être considérés comme définitifs. C’est le cas de celui de près de 500 pages que Donald Reid, professeur d’histoire à l’université de Caroline du Nord, consacre à l’affaire Lip à partir d’une étude fondée sur des références archivistiques nombreuses et une bibliographie d’une envergure assez extraordinaire. Après un travail consacré aux mineurs de Decazeville (traduit en français en 2009) et un autre sur les égoutiers de Paris (traduit en français en 2014), ce spécialiste de l’histoire du travail et de l’histoire ouvrière vient combler un vide dans l’historiographie1. Opening the Gates. The Lip Affair, initialement paru en 2018 est enfin disponible en français grâce aux soins des Presses universitaires de Rennes et l’excellente traduction d’Hélène Chuquet. Un index, une chronologie, un cahier central d’illustrations complètent cette édition soignée.

2Avec cet ouvrage, il s’agit moins d’une monographie – aussi excellente soit-elle – sur un conflit social emblématique qui a marqué les mémoires et qui a symbolisé le difficile passage de la France des Trente Glorieuses à une ère de désindustrialisation et de compétition économique internationale, qu’un précipité, au sens chimique du terme, des mutations socio-économiques qu’a connues le pays entre mai 1968 et l’élection de François Mitterrand en 1981. En composant un récit chronologique nourri de nombreux témoignages individuels et d’archives inédites, et sans jamais dissimuler la sympathie qu’il porte à cette cause, Donald Reid articule la crise elle-même, c’est-à-dire entre juin 1973 et janvier 1974 (et à un degré moindre entre mai 1976 et septembre 1977), aux enjeux politiques, économiques, sociaux, et culturels plus profonds qui caractérisent la période. Comme il l’écrit dans sa conclusion, c’est moins la dépression économique que la modernité néo-libérale qui met fin à l’idéal communautaire que « les Lip » défendent à Besançon et surtout pratiquent : le refus du chômage, la résistance au transfert des machines, l’affirmation de l’identité et de la solidarité ouvrière (« l’usine est là où sont les travailleurs », « on fabrique, on vend, on se paie », « vivre et travailler au pays », répondant en écho à la devise traditionnelle de la province : « Comtois, rends-toi ! nenni ma foi »). Ces traits, qui suscitent l’admiration des gauchistes parisiens, expriment les derniers feux d’une civilisation : pour parler comme Antonio Gramsci, c’est l’ancien monde qui meurt, sans que le nouveau soit encore là.

  • 2 En 1967, il a cédé un quart du capital à une holding suisse qui a fini par en prendre le contrôle.

3Donald Reid ne commence pas son récit avec le déclenchement de l’affaire Lip, suite à l’annonce du plan social le 12 juin 1973, mais l’inscrit dans les conflits qui s’enracinent dans la « relative sécurité économique des Trente Glorieuses » (p. 507). Fred Lip, patron fantasque et qui pratique le paternalisme à l’ancienne, c’est-à-dire un autoritarisme mâtiné d’avantages sociaux (p. 49), apparaît désormais inadapté à la tête d’une entreprise qui lui échappe de plus en plus2. Tout aussi archaïque semble la vie ouvrière communautaire, formée à partir d’un personnel stable mais isolé géographiquement (depuis le déménagement de l’usine dans le quartier de Palente en septembre 1962) et socialement ainsi que des horlogers de la montagne jurassienne. De ce point de vue, les crises de 1968, de 1973 et de 1976 contribuent à nourrir davantage et à révéler une forte identité collective, qui dépasse les différences de statuts entre cadres, ouvriers qualifiés et ouvriers spécialisés, ainsi que les inégalités salariales entre hommes et femmes, à la faveur de l’action des fortes personnalités qui animent le mouvement, telles que Charles Piaget, Roland Vittot, Noëlle Dartevelle, Monique Piton ou Jean Raguenès.

4À travers la description des différentes scènes de la sociabilité politique, comme la réunion des salariés en Assemblée générale, en commissions (plus de 35, sans compter les sous-commissions), en comité d’action, ou encore le restaurant d’entreprise, l’occupation de l’usine, les débats, la manifestation massive du 12 octobre 1973, mais aussi la dissimulation et la vente du stock, puis plus tard la fondation d’une coopérative, l’auteur analyse les contours d’une culture ouvrière particulière. Celle-ci est étroitement liée à l’action syndicale (le taux de syndiqués parmi les salariés passe de 5% en 1956 à 50% en 1973, la plupart adhèrent à la CFDT) et, surtout, à la formation intellectuelle chrétienne qui la sous-tend (avec le rôle d’associations comme l’Action Catholique Ouvrière ou la Jeunesse Agricole Chrétienne).

5Ces traits communautaires expliquent la forte sympathie qu’a rencontré, dans le contexte des années post-68, un mouvement social dont les acteurs travaillent activement à sa popularisation dans des revues, dans la presse, dans le cinéma et le théâtre, dans l’accueil de visiteurs à l’usine mais aussi la création de l’Association des Amis de Lip qui a compté jusqu’à 10 000 membres. L’écho dans les médias et dans la culture populaire (on pense au livre Les Paroissiens de Palente de Maurice Clavel ou au journal Libération qui apparaît dans les kiosques le 22 mai 1973) ainsi que les répercussions dans le champ politique (l’ensemble des partis de gauche – des gaullistes de gauche aux maoïstes en passant par le Parti socialiste unifié – s’engagent autour de l’affaire Lip et la candidature du syndicaliste Charles Piaget à l’élection présidentielle de 1974 a même été avancée) s’expliquent par l’originalité des pratiques sociales propres à l’expérience Lip mais aussi par ce que les intellectuels et les militants y projettent. À ce titre, le thème de l’autogestion, assez peu abordé dans le livre si ce n’est sous la forme de la SCOP (société coopérative de production) qui a succédé à l’entreprise Lip en 1978, apparaît davantage comme un mot d’ordre que comme une alternative économique viable.

6Deux facteurs dominants, étudiés par Donald Reid, ont façonné cette unité ouvrière mais ont aussi, en fin de compte, contribué à la défaire. D’une part, le progressisme catholique (différent du catholicisme social des entrepreneurs comme Antoine Riboud ou Claude Neuschwander qui ont voulu sauver Lip). L’auteur souligne l’importance de l’homogénéité culturelle du milieu ouvrier lié à un recrutement local, avec peu de travailleurs immigrés, et à la forte imprégnation chrétienne du mouvement. Mais il montre que ce progressisme catholique s’est radicalisé sous l’effet des guerres de décolonisation (de nombreuses références à la guerre du Vietnam sont faites par les acteurs du conflit) et s’est définitivement sécularisé en faisant sienne une contestation du capitalisme qui n’est plus éthique, mais politique et sociale. D’autre part, le féminisme ou si l’on préfère la contribution spécifiquement féminine à la lutte, qui s’affirme au fur et à mesure du conflit. Jusque-là dominées, y compris au sein des syndicats, les ouvrières gagnent en visibilité, mais apparaissent économiquement perdantes à la fin du conflit, ce qui génère des tensions dans le collectif militant. Notons que le livre vaut beaucoup pour ce qu’il dit de la participation des femmes dans les luttes sociales.

7En définitive, il y a chez Donald Reid, au-delà d’une écriture historique particulièrement solide et convaincante, la volonté de saluer l’action de ceux qui ont ouvert les portes de l’usine, alors même que la France jeune et moderne d’après 1968 entendait les fermer définitivement.

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Notes

1 Les mineurs de Decazeville. Historique de la désindustrialisation, Decazeville, imprimerie ASPIBD, 2009 (traduction de Robert Laumont et Michel Delagnes) et Égouts et égoutiers de Paris. Réalités et représentations, Rennes, PUR, 2014 (traduction de Hélène Chuquet).

2 En 1967, il a cédé un quart du capital à une holding suisse qui a fini par en prendre le contrôle.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Vincent Petit, « Donald Reid, L’affaire Lip. 1968-1981 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 20 octobre 2020, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/44897 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.44897

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Rédacteur

Vincent Petit

Docteur en histoire contemporaine (Paris-Sorbonne/Fribourg), professeur agrégé en lycée, spécialiste de l’histoire religieuse de la Franche-Comté.

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