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Gilles Arnaud, Annick Ohayon, Bénédicte Vidaillet (dir.), « Devenirs de la psychanalyse », Nouvelle revue de psychosociologie, n° 20, 2015

Bertrand Duccini
Devenirs de la psychanalyse
Gilles Arnaud, Annick Ohayon, Bénédicte Vidaillet (dir.), « Devenirs de la psychanalyse », Nouvelle revue de psychosociologie, n° 20, automne 2015, 288 p., Erès, ISBN : 9782749248141.
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Texte intégral

  • 1 Jacques Lacan, Le séminaire de Jacques Lacan. Livre VII, L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), (...)

1Des psychanalystes de renom, et d'horizons variés, collaborent dans ce numéro à une réflexion autour d'une question devenue centrale pour la psychanalyse depuis une vingtaine d'années : celle de son devenir en tant que théorie et pratique. C'est à Roland Chemama qu'il revient en ouverture du volume de balayer d'un revers de plume les critiques adressées à l'endroit de la psychanalyse depuis deux décennies. Elles font preuve, selon lui, d'une « méconnaissance de ce qu'est la psychanalyse » (p. 15), à savoir une éthique du désir, selon les mots de Lacan1, laquelle vise à faire émerger la vérité singulière de chacun. Aux tenants de la normativité et de l'évaluation, Chemama répond donc que la psychanalyse n'est pas assimilable à une psychothérapie, ni réductible au champ de la santé mentale. Certes, la personne en analyse est prise dans des déterminismes familiaux et psychosociaux, mais elle demeure responsable de son propre devenir.

  • 2 Jacques LACAN, « Du discours psychanalytique » [Conférence à l'université de Milan, 1972], Lacan in (...)
  • 3 Sigmund FREUD, Le Malaise dans la culture (1930), Paris, P.U.F., 1997.

2La question qui sous-tend l'ensemble du volume, et qui interroge le devenir de la psychanalyse, est précisément celle de son articulation au social. Marie-Jean Sauret et alii exposent ainsi une réflexion sur le lien social postmoderne, qui s'inscrit dans le paradigme lacanien du « discours capitaliste »2, entendu comme un type de lien social caractérisé par la satisfaction immédiate des pulsions. Or la psychanalyse soutient que l'objet ultime du désir humain est un objet incestueux, qu'elle nomme « la mère », non pas la mère en tant que personne, mais en tant que figure offrant un état de complétude absolue. Adossé à des sciences et techniques promettant la satisfaction de toutes les pulsions, le capitalisme aboutirait à supprimer tout désir véritable, dans le sens où celui-ci naît de l'acceptation que la complétude est illusoire, et que les rapports humains ne sont pas des rapports de pure satisfaction. La « seconde modernité » (p. 49) aurait ainsi fait émerger les « états-limites » : des personnalités souffrant de troubles liés au manque de désir, et ne pouvant pas être cliniquement classées dans les catégories freudiennes de la névrose, de la psychose ou de la perversion. Les auteurs du volume partagent ainsi le constat d'une postmodernité ultralibérale désenchantée, violente et désubjectivante. Emmanuel Diet déplore de cette manière « la déshérence des métacadres et des organisateurs symboliques produite par la logique du profit et la procédurisation généralisée » (p. 142), dont le corollaire au plan psychologique est « l'assignation des souffrances psychiques et psychosociales à une origine biologique ou génétique sans histoire ni contexte » (p. 143). Les auteurs dressent collectivement le constat d'une disparition du « malaise dans la culture »3 au profit du « malêtre » (Diet) : si la névrose est la conséquence du refoulement des pulsions sexuelles – refoulement exigé par la vie en société –, alors la libération sexuelle devrait supprimer les conditions de la névrose. Hélas, à la place de cette dernière apparaissent de nouvelles pathologies liées à l'absence de désir et à l'intolérance à la frustration (dépression, addictions, logiques perverses, passages à l'acte). Un des défis actuels de la psychanalyse est de s'adapter à cette psychopathologie du libéralisme (Vitte, p. 155, Prades, p. 217-218).

  • 4 Voir sur ce sujet Markos Zafiropoulos, Du Père mort au déclin du père de famille: où va la psychana (...)
  • 5 Voir Jean-Pierre Lebrun, Vincent Flamand, La condition humaine n’est pas sans conditions: entretien (...)
  • 6 Roland Gori, Marie-José Del volgo, La santé totalitaire: essai sur la médicalisation de l’existence(...)

3La lecture psychanalytique de la société contemporaine sous l'angle de la disparition catastrophique des interdits, des tabous, en un mot de la fonction paternelle – repérable dans la crise des figures d'autorité – a déjà valu à la psychanalyse d'être accusée de nostalgie patriarcale4. Elle a coutume de s'en défendre en déplaçant la question du terrain sociologique au terrain anthropologique5 : que deviendrait l'homme sans la castration, c'est-à-dire sans une limite à son hubris ? Sauret et alii font donc une lecture éthique du social : « la logique du monde contemporain pousse dans le sens de l'éradication de la singularité comme le grain de sable qui empêche l'adaptation absolue » (p. 51). La psychanalyse est chassée des institutions de soin, mais les logiques financières, insiste Stéphanie Palazzi, cachent en réalité un combat philosophique autour de la « représentation du Sujet dans son rapport au monde » (p. 107). La psychanalyse entend ici résister à la logique « totalitaire »6 de la psychiatrie américaine et des thérapies cognitivo-comportementales.

4Le volume évite cependant de s'enfermer dans le registre de la diatribe, et offre une tribune aux innovations cliniques, saluant les efforts d'adaptation de la psychanalyse et son ouverture aux nouvelles formes de souffrance psychique. Dans le champ des troubles cognitifs, Anne Brun et Frédérik Guinard soulignent la justesse des théories psychanalytiques, leur constant perfectionnement depuis une trentaine d'années, le bon ménage qu'elles font avec les neurosciences, et leur efficacité thérapeutique. De la même manière, Benoît Verdon plaide pour un retour au paradigme de la névrose de transfert pour aborder les troubles liés au vieillissement. Pascal Vitte, quant à lui, réactualise une lecture lacanienne de l'aliénation dans la relation de management et les logiques de l'évaluation des compétences, qui voudraient nier la dimension de domination et d'exploitation dans le travail. D'autres initiatives, mises à l'honneur par la revue, démontrent une certaine vitalité de la pratique psychanalytique dans des situations innovantes : Franz Kaltenbeck mène un travail d'écoute psychanalytique auprès de criminels emprisonnés ; Miriam Debieux-Rosa fait de même auprès de migrants ; Florence Giust-Desprairies revisite la notion de transfert institutionnel dans le champ de l'intervention sociale. Enfin, non seulement les champs sociaux de la psychanalyse peuvent s'étendre, mais aussi ses terres : en Argentine, nous rappelle Alejandro Dagfal, « les perspectives d'avenir sont très prometteuses » (p. 73).

  • 7 Jacques Derrida, États d’âme de la psychanalyse: l’impossible au-delà d’une souveraine cruauté, Par (...)
  • 8 Jacques Lacan, L’angoisse: Séminaire 1962-1963, Paris, Le Seuil, 2000, p. 24.

5La dernière partie de l'ouvrage ouvre néanmoins la réflexion à la question d'un au-delà de la psychanalyse, question que Derrida avait posée en appelant à un « au-delà de l'au-delà »7, c'est-à-dire un dépassement à la fois des pulsions (vie/mort) et des principes (plaisir/réalité). C'est à cette réflexion que se livrent ici deux auteurs. Jean-Luc Prades prône le dépassement du psychofamilialisme freudien et le remplacement de la psychanalyse – « une science de la réalité psychique dépassée » (p. 213) – par la sociopsychanalyse. Seule celle-ci pourrait rendre compte des effets de l'organisation socio-politique sur la psychologie individuelle, tandis que la cure psychanalytique serait non seulement tenue en dehors des mécanismes sociaux, mais biaisée jusque dans son acte par les rapports de pouvoir entre l'analyste et l'analysant. Au-delà de la psychanalyse, Prades récuse toute psychologisation du social, c'est-à-dire l'idée que l'on puisse « comprendre le monde à partir du prisme de la subjectivité de l'individu » (p. 221). Laurie Laufer propose quant à elle un plaidoyer en faveur d'une psychanalyse foucaldienne, afin de prémunir définitivement les psychanalystes contre la tentation normative (pathologisation des comportements sexuels, phallocentrisme, hétéronormativité). Cette psychanalyse foucaldienne se revendique comme un ars erotica, une expérience érotique dans le transfert, totalement déprise de la normativité et ouvrant à une « érotologie »8 qui outrepasse les sexes et les générations. Mais si le sujet ne se laisse pas prendre par le sens, comme le souligne Foucault, la psychanalyse soutient précisément que c'est parce qu'il est engendré, et sexué. Le dépassement du roc de la castration est-il possible ? Que serait une psychanalyse ayant dépassé la question du sexuel ?

  • 9 Voir Jacques Lacan, Le triomphe de la religion, Paris, France, Le Seuil, 2005, p. 82‑83, et Jacques (...)

6Il semble bien que le contenu sexuel de l'inconscient freudien soit lui-même voué à être refoulé du discours social, de même que la psychanalyse est bannie de la psychiatrie. Laurence Gavarini et Ilaria Pirone constatent ainsi que dans les sciences de l'éducation et la formation des enseignants, la sexualité infantile est passée sous silence. Alain de Mijolla prophétise même la disparition pure et simple de la psychanalyse (p. 253), comme l'avaient fait Lacan et Derrida9. En effet, si la psychanalyse est le symptôme d'une crise de la modernité, elle ne peut survivre à la résolution de cette crise, c'est-à-dire à la postmodernité. Daniel Sibony nous propose alors une désolation en forme de consolation : la psychanalyse s'étant imposée partout, jusque dans les théories de ses détracteurs, qu'elle n'a plus de raison d'exister en tant que discipline singulière. De Mijolla parle ainsi du « ferment » freudien agissant invisiblement dans la culture. La question des devenirs de la psychanalyse trouve donc dans ce volume, en même temps que des éléments de réponse multiples et féconds, une ultime subversion : quoi qu'elle devienne, la psychanalyse est advenue.

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Notes

1 Jacques Lacan, Le séminaire de Jacques Lacan. Livre VII, L’éthique de la psychanalyse (1959-1960), Paris, France, Éd. du Seuil, 1986.

2 Jacques LACAN, « Du discours psychanalytique » [Conférence à l'université de Milan, 1972], Lacan in Italia-Lacan en Italie, Milan, Éd. La Salamandra, 1977, p. 51.

3 Sigmund FREUD, Le Malaise dans la culture (1930), Paris, P.U.F., 1997.

4 Voir sur ce sujet Markos Zafiropoulos, Du Père mort au déclin du père de famille: où va la psychanalyse ?, Paris, France, Presses universitaires de France, 2014.

5 Voir Jean-Pierre Lebrun, Vincent Flamand, La condition humaine n’est pas sans conditions: entretiens avec Vincent Flamand, Paris, France, Denoël, 2010.

6 Roland Gori, Marie-José Del volgo, La santé totalitaire: essai sur la médicalisation de l’existence, Paris, Denoël, 2005.

7 Jacques Derrida, États d’âme de la psychanalyse: l’impossible au-delà d’une souveraine cruauté, Paris, Galilée, 2000, p. 14‑15.

8 Jacques Lacan, L’angoisse: Séminaire 1962-1963, Paris, Le Seuil, 2000, p. 24.

9 Voir Jacques Lacan, Le triomphe de la religion, Paris, France, Le Seuil, 2005, p. 82‑83, et Jacques Derrida, États d’âme de la psychanalyse : l’impossible au-delà d’une souveraine cruauté, p. 27.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Bertrand Duccini, « Gilles Arnaud, Annick Ohayon, Bénédicte Vidaillet (dir.), « Devenirs de la psychanalyse », Nouvelle revue de psychosociologie, n° 20, 2015 », Lectures [En ligne], Les comptes rendus, mis en ligne le 22 février 2016, consulté le 19 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/lectures/20171 ; DOI : https://doi.org/10.4000/lectures.20171

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Rédacteur

Bertrand Duccini

Psychothérapeute et doctorant en études psychanalytiques au sein d'une équipe transdisciplinaire (CRISES, EA 4424). À travers sa pratique clinique auprès d'enfants, il s'intéresse aux troubles narcissiques et identificatoires. Aussi titulaire d'un DEA d'histoire, il inscrit sa recherche dans un dialogue avec les sciences sociales.

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