1La cambrure de versant est un processus morphogénique qui ne résulte pas d’une dynamique de surface au sens strict. Elle correspond au fléchissement d’une strate calcaire reposant sur des niveaux sableux érodés par soutirage (Bollot et al., 2014), ou argileux érodés par fluage (Hollingworth et al., 1944). Dans son mouvement de descente, la strate calcaire se débite en blocs préparés par une détente mécanique liée au creusement de la vallée et créant un réseau de fissures parallèles aux versants (Devos et al., 2012). Demangeot (1981) propose le terme d’endodynamique pour désigner tout ce qui aboutit, en surface, à une détente des roches sans intervention de la météorisation, tandis que le soutirage et le fluage des formations meubles sous-jacentes s’apparentent à une « érosion de subsurface » (Hawkins et Privett, 1979). Les deux mécanismes combinés aboutissent à l’élaboration d’une « structure superficielle » typique. Cette notion a été utilisée par les auteurs anglais (Hollingworth et al., 1944 ; Hawkins et Privett, 1979) pour qualifier les déformations qui ne relèvent ni des mouvements de masse, ni de la tectonique, telles qu’on en observe de nombreux exemples sur les versants des plateaux éocènes de l’est du bassin de Paris (Pierre et al., 2017).
2Dans la vallée de l’Ardre, cependant, bien que les conditions structurales de la cambrure soient réunies, le processus ne se réalise pas toujours de façon parfaite, ce qui se traduit par des profils de versant variés dont la genèse reste à définir. Le phénomène de cambrure y a été identifié à partir de données de surface, i.e., affleurements et modelé des versants (Bollot et al., 2014), et dans les carrières souterraines en bordure de plateau, où la fracturation et l’affaissement des calcaires sont directement observables (Devos et al., 2012 ; Bollot et al., 2014). Cependant, ces données sont insuffisantes pour reconstituer précisément la géométrie de la structure interne des versants cambrés. L’analyse en coupe (investigation géophysique) et en plan (télédétection) de ces versants permet d’en restituer la structure superficielle, et partant, de comprendre les causes de la diversité de leur modelé ainsi que la spécificité de la morphogénèse de la vallée de l’Ardre. L’interprétation de ces données, révélant le caractère fossile des processus hydrogéologiques et géomorphologiques, met en avant un héritage des formes et pose la question de la stabilité actuelle des versants.
3La vallée cataclinale de l’Ardre, sur le revers de la côte d’Île-de-France, entaille la partie sud du plateau du Soissonnais (fig. 1). La rivière prend sa source dans la Montagne de Reims (250 m) et rejoint la Vesle à Fismes (60 m) après un trajet d’une trentaine de kilomètres. L’orientation générale de la vallée, calée sur la faille de Fismes (Duprat, 1997), est SE-NW, à l’exception du dernier tronçon, entre Saint-Gilles et Fismes, contraint par une ondulation synclinale S-N (Devos et al., 2015). Son encaissement atteint rapidement une centaine de mètres (à deux kilomètres de la source) et cette valeur est conservée jusqu’à sa confluence avec la Vesle du fait de l’inclinaison conjointe du plateau du Soissonnais dont les formations éocènes présentent un dispositif structural monoclinal à faible pendage ouest. La surface de ce plateau est définie par l’affleurement des Marnes et caillasses du Lutétien supérieur. Les versants de la vallée recoupent, du haut vers le bas, le Lutétien moyen (bancs calcaires) et inferieur (sables grossiers glauconieux), puis les sables de l’Yprésien supérieur (fig. 2). Ces trois unités constituent l’aquifère principal (Devos et al., 2015). En fond de vallée, la rivière coule sur les argiles aquicludes de l’Yprésien inférieur (Laurain et al., 1976). Les affluents de l’Ardre issus de lignes de sources situées sur la cuesta bartonienne (fig. 1), découpent le plateau et les versants du drain principal en multipliant les saillants et les rentrants. À ce titre, ils accentuent la détente mécanique générant une fracturation croisée dans les calcaires du Lutétien moyen. À l’amont de Bligny (fig. 1), l’Ardre entaille le plateau du Tardenois (s.s.) défini par les calcaires de Saint-Ouen, et la série bartonienne affleure alors sur les deux versants (sables du Bartonien inférieur, puis calcaires et marnes du Bartonien moyen).
Fig. 1 – Carte de localisation.
Fig. 1 – Location map.
1. Localité ; 2. Coupes étudiées ; 3. Cuesta d’Île-de France ; 4. Cuesta bartonienne ; 5. Réseau hydrographique ; 6. Plaine alluviale.
1. Locality ; 2. Studied profiles ; 3. Île-de-France cuesta ; 4. Bartonian cuesta ; 5. Hydrographic network ; 6. Alluvial plain.
Fig. 2 – Lithostratigraphie du secteur étudié.
Fig. 2 – Lithostratigraphy of the study area.
4La structure superficielle des versants est déterminée à partir de critères morphologiques (analyse du modelé, interprétation d’affleurements : coupes S1 à S4) (fig. 1), d’investigations géophysiques (profils de résistivité électrique permettant d’établir l’état hydrique des matériaux sur une quarantaine de mètres de profondeur, duquel on déduit la nature et la disposition de ces matériaux : coupes S1 et S2) (fig. 1), et par télédétection (repérage en plan des blocs calcaires subaffleurants par analyse des réflectances). Enfin, le calcul et la comparaison d’indices morphométriques le long de profils transversaux (Bull et McFadden, 1977) permet de mettre en avant la topographie spécifique de la vallée de l’Ardre.
5Les profils de résistivité (S1 et S2) ont été réalisés selon la technique de tomographie électrique, selon la méthode d'acquisition en gradient (Jongmans et Garambois (2007). Les électrodes ont été disposées sur le terrain à intervalles de 5 mètres, sur une longueur de 630 m (S1) et de 380 m (S2), et la topographie des électrodes a été réalisée au DPS. Entre Savigny-sur-Ardres et Fismes (fig. 3), les versants de la vallée de l’Ardre ont fait l’objet d’une analyse spectrale par télédétection à partir d’images Sentinel-2 datant d’octobre 2016 à novembre 2019, acquises via la plate-forme Copernicus Open Access Hub (ESA, 2018) et géoréférencées. Six bandes spectrales ont été utilisées : bleu, vert, rouge, PIR (proche infrarouge), MIR (moyen infrarouge) et SWIR (infrarouge lointain). Les bandes du MIR et du SWIR (livrées brutes avec une taille de pixel de 20 m) ont été recalibrées à 10 m via Sentinel SNAP (ESA Sentinel Application Platform v7.0.0). La reconnaissance et l’extraction des réflectances ont été réalisées après l’assemblage des six bandes (logiciel ENVI, Exelis Visual Information Solutions, Boulder, Colorado, v5.3).
6Les matériaux géologiques ont une réflectance spécifique (Yésou et al., 1993 ; Fraser et al., 1997) ce qui permet de les différencier par télédétection à condition qu’ils soient subaffleurants (Hunt, 1977 ; Clark, 1999 ; Cooper et al., 2002 ; Porwal et González-Álvarez, 2019). Sur les versants cambrés, il s’agit de repérer la présence de blocs calcaires (du Lutétien moyen) reposant généralement sur des sables (de l’Yprésien supérieur) et éventuellement séparés et/ou plus ou moins recouverts de colluvions (Quaternaire), disposition classique déduite de l’analyse du modelé et d’affleurements sur le terrain (Bollot et al., 2014). Comme les colluvions et les blocs calcaires n’ont pas les mêmes propriétés spectrales, l’analyse par discrimination de la réflectance de la surface des versants permet de cartographier la répartition des blocs calcaires (fig. 3). Ces blocs, en subsurface, sont révélés par des pics de réflectance compris dans le domaine électromagnétique du MIR, avec des valeurs moyennes oscillant entre 35 % et 45 %. Les valeurs de réflectance pour le PIR et pour le SWIR sont légèrement plus faibles, 32 % à 38 % en moyenne. En comparaison, les secteurs dans lesquels les blocs calcaires sont absents ou dissimulés donnent, dans ces trois domaines, des valeurs de réflectance inférieures de 10 points.
7Il ressort de l’analyse spectrale par télédétection que le nombre de blocs calcaires détectés est nettement plus élevé dans la partie aval de la vallée de l’Ardre, où on les retrouve jusqu’à la base de versants dont la pente est faible (inférieure à 6°) et régulière (fig. 3). À l’inverse, en amont de Crugny, les blocs détectés, moins nombreux, sont toujours situés dans la partie haute des versants, en bordure du plateau, et ils dominent des versants en pente forte (supérieure à 11°) et exempts de blocs. Enfin, le village de Saint-Gilles, sur le versant de rive gauche de l’Ardre, occupe un vaste replat déterminé par la présence de blocs calcaires à mi-pente, ce qui confère un caractère unique au profil topographique de ce versant. Cette méthode ne livre pas d’inventaire exhaustif car des formations superficielles trop riches en calcaire et à forte réflectance, ou bien trop épaisses, dissimulent des blocs calcaires (et, en outre, les zones boisées ne peuvent être prises en compte). Elle montre cependant qu’il existe une bonne corrélation entre profil de versant et répartition spatiale des blocs calcaires établie par télédétection.
Fig. 3 – Cartographie par télédétection des blocs de calcaires lutétiens.
Fig. 3 – Remote sensing cartography of the Lutetian limestone slabs.
A : secteur étudié. 1. Blocs calcaires ; 2. Plaine alluviale ; 3. Cours d’eau ; 4. Localité. B : versant de rive concave de l’Ardre, au nord de Saint-Gilles. 5. Vallon sec ; 6. Plaine alluviale ; 7. Source ; 8. Profil étudié. C : identification des blocs calcaires (taille du pixel : 10 m ; RGB : vraie couleur), et courbe de réflectance moyenne d’un bloc.
A: study area. 1. Limestone slabs; 2. Alluvial plain; 3. River; 4. locality. B: detail of the concave bank of the Ardre valley side north of Saint-Gilles. 5. Dale; 6. Alluvial plain; 7. Spring; 8. Studied profile. C: identification of limestone slabs (pixel: 10 m; RGB: true color) and mean reflectance curve of slabs.
8À l’aval, dans la section N-S de la vallée, entre Saint-Gilles et Fismes (fig. 1), deux profils longitudinaux de résistivité électrique ont été réalisés. Le profil S1, situé sur la rive convexe d’un méandre encaissé de l’Ardre, est réalisé sur un versant de pente faible et régulière, raccordant sans rupture de pente la surface du plateau au fond de la vallée. Le profil S2 est réalisé sur le versant opposé, en rive concave. Ce versant est plus court et il est dominé par une corniche calcaire.
9Le tomogramme du profil S1 révèle une succession d’objets de fortes résistivités, comprises entre 225 et 630 Ohm.m, flottant dans une masse de faible résistivité (30 Ohm.m en moyenne) (fig. 4A). Il s’agit des blocs dissociés de calcaires du Lutétien moyen repérés, pour certains, par télédétection ; ils sont moins conducteurs car inscrits en zone non saturée de l’aquifère. Du haut vers le bas du versant, leur taille s’amenuise et leur disposition se modifie : long de 40 m, épais de 20 m et relevant vers l’aval (selon un angle compris entre 8° et 12°) dans la partie amont du profil ; deux fois moins volumineux et à peu près horizontaux dans la partie médiane ; de faible épaisseur et d’inclinaison conforme à la pente du versant (< 6°) dans la partie aval. La surface topographique est régularisée (pente de 6° à 11°) par une couche de colluvions (résistivités comprises entre 80 et 250 Ohm.m) dont l’épaisseur atteint 20 m, et qui proviennent des Marnes et caillasses du Lutétien supérieur (qui, dans leur position initiale, déterminent des niveaux aquifères multicouches perchés). Les matériaux de faibles résistivités (< 80 Ohm.m) de la base du profil sont les sables de l’Yprésien supérieur, dont l’épaisseur décroissante implique l’abaissement de la strate calcaire. Les sables reposent sur le toit des argiles de l’Yprésien inférieur (à 80 m d’altitude), dans la zone saturée de l’aquifère. À l’extrémité aval du profil l’Yprésien inférieur est raviné par un dépôt alluvial de faible teneur en eau (résistivités supérieures à 250 Ohm.m). La présence d’un parking sur remblai à cet endroit explique sans doute en partie ces valeurs de résistivité élevées.
10Le tomogramme du profil S2 présente une géométrie un peu différente (fig. 4B). La coupe débute à 120 m d’altitude, dans le tiers inférieur de la corniche de calcaires lutétiens. Comme sur le versant opposé, on retrouve une succession de blocs calcaires (également visibles en télédétection) soulignée par de fortes résistivités (250 à 800 Ohm.m), mais leur taille et leur disposition ne présentent pas de gradient d’amont en aval. De plus, ces blocs font défaut entre 90 et 100 m (distance horizontale) et sont peu visibles entre 240 et 280 m. Enfin, la couverture colluviale est plus hydrophile (résistivités de 30 à 40 Ohm.m) et d’épaisseur plus régulière (± 10 m). La partie haute du profil, en bordure de plateau, montre des blocs calcaires affaissés en contre bas de la corniche et séparés les uns des autres par des fissures de détente ouvertes (Devos et al., 2012), remplies de colluvions. Le mur des calcaires du Lutétien moyen s’abaisse ainsi de 25 m en trois marches. Le bloc de la marche la plus basse est solidaire d’un niveau de sables argileux (Argiles de Laon) de faibles résistivités (i.e., < 30 Ohm.m), lui-même affaissé. Plus bas sur le versant, entre 100 et 220 m, quatre blocs calcaires de taille et de pendage variable se succèdent. À cet endroit, il n’y a quasiment plus de sables yprésiens (i.e., résistivités < 30 Ohm.m) sous le Lutétien. Enfin, après un deuxième segment sans blocs bien individualisés, on retrouve, à l’aval du profil, trois blocs calcaires reposant parfois directement sur les argiles yprésiennes dont le toit est à 75 m d’altitude.
Fig. 4 – Interprétation des tomogrammes de résistivité électrique S1 (A) et S2 (B).
Fig. 4 – Interpretations of the resistivity profiles S1 (A) and S2 (B).
11Le croisement des données satellitaires, géophysiques, topographiques et structurales permet donc de déterminer, d’une part, la répartition des blocs calcaires sur les versants de la vallée de l’Ardre, et de constater, d’autre part, que les profils topographiques des versants traduisent trois types de structure superficielle (fig. 5A-C). (i) Les versants en pente douce et uniforme, drapés de blocs calcaires (type 1) ; (ii) les versants qui présentent une rupture de pente convexe à leur jonction avec le plateau (corniche de calcaires lutétiens) et une pente forte en contre bas, développée dans les sables yprésiens (type 2) ; (iii) les versants à corniche calcaire sommitale et à replat intermédiaire (type 3).
12Le profil de la Montagne Danielle (fig. 5A) représente l’archétype du versant cambré à pente douce (type 1) dans l’Eocène du Soissonnais (Bollot et al., 2014). Il ne se distingue des exemples décrits en Angleterre (Hollingworth et al., 1944 ; Chandler et al., 1976 ; Horswill et Horton, 1976 ; Hobbs et Jenkins, 2008) que par le faciès sableux de la couche incompétente. Cette particularité, qui implique un processus d’érosion de subsurface de type soutirage (du sable) plutôt que fluage (d’argile), se traduit par une épaisseur particulièrement importante de terrains affectés par le processus de cambrure, du fait de l’épaisseur initiale des sables de l’Yprésien supérieur (30 à 40 m) et de leur perméabilité intrinsèque faisant que toute la strate sableuse est susceptible d’être affectée par le soutirage. À l’inverse, dans les exemples anglais, le fluage des argiles (résultat de l’infiltration des eaux de surface) ne peut se produire que sur une épaisseur limitée du fait de leur faible perméabilité (le fluage nécessite que le seuil de plasticité soit atteint). L’érosion de subsurface (Hawkins et Privett, 1979) propre à la structure des versants de la vallée de l’Ardre conduit donc à une amplitude verticale de la structure superficielle proportionnelle à l’épaisseur initiale des sables de l’Yprésien supérieur (de l’ordre de 40 m à la Montagne Danielle) (fig. 5A).
13Par endroits, les circulations d’eau dans l’aquifère principal (associant calcaires lutétiens et sables yprésiens) sont modifiées par la présence, au sommet de l’Yprésien supérieur, d’intercalations argilo-sableuses (fig. 2) dont l’épaisseur varie de 2 à 10 m : les Argiles de Laon (Laurain et al., 1976). Ce niveau est discontinu, mais là où il existe, et si son épaisseur est importante, il se comporte comme un aquitard et ralentit considérablement le drainage des eaux infiltrées vers les sables yprésiens sous-jacents. Si les Argiles de Laon ne sont pas toujours observables à l’affleurement, leur présence est révélée par des lignes de sources calées sur le contact entre l’Yprésien supérieur et le Lutétien inférieur et moyen, émergences d’un aquifère perché. Par conséquent, le caractère localement bicouche de l’aquifère principale associant calcaires lutétiens et sables yprésiens diminue les circulations d’eau dans les sables, et ralentit de fait leur soutirage. Le processus de cambrure ne se produit alors qu’au-dessus des Argiles de Laon, par évacuation des sables grossiers glauconieux du Lutétien inférieur dont la faible épaisseur réduit l’amplitude verticale du processus (fig. 5B- 6). L’encaissement postérieur de la vallée conduit à un modelé de cambrure « perchée » (type 2), comme à Savigny-sur-Ardres (fig. 5B).
14Entre Saint-Gilles et Fismes, en rive gauche de l’Ardre, la rupture de pente entre la surface du plateau et le versant forme toujours une corniche très marquée, interprétée comme la partie amont fortement affaissée d’un versant cambré (e.g., profil électrique S2, Chezelles). Cependant, dans le secteur de Saint-Gilles, le versant en contre bas de la corniche présente un (parfois deux) replats correspondant, plusieurs affleurements l’attestent, à la partie supérieure des sables yprésiens – dont les Argiles de Laon – recouverts de calcaires lutétiens (fig. 5C). Ces replats sont attribués par Laurain et Thévenin (1995) à des pans glissés au-dessus d’un plan de cisaillement recoupant les argiles yprésiennes sous-jacentes, et ces auteurs interprètent donc la rupture de pente convexe du haut de versant comme la trace d’une niche d’arrachement (plutôt que comme la partie amont d’un versant cambré). Cependant, les observations de terrain (altitude régulière du contact entre les sables de l’Ypresien supérieur et argiles de l’Ypresien inférieur) (fig. 5C) incitent à interpréter ces replats comme des lambeaux de versant cambré, caractéristique du type 3.
Fig. 5 – Profils synthétiques des différents types de versants cambrés de la vallée de l’Ardre.
Fig. 5 – Synthetized sections of the different types of cambering of the Ardre valley.
A : type 1, Montagne Danielle et Chezelles ; B : type 2, Savigny-sur-Ardres ; C : type 3, Saint-Gilles. 1. Ecoulement souterrain principal ; 2. Ecoulement souterrain secondaire (aquifère bicouche) ; 3. Loess (Quaternaire) ; 4. Marnes et caillasses (Lutétien supérieur) ; 5 : Calcaires grossiers (Lutétien inférieur et moyen) ; 6. Argiles de Laon (Yprésien supérieur) ; 7. Sables (Yprésien supérieur) ; 8. Argiles (Yprésien inférieur) ; 9. Plaine alluviale.
A : type 1, Montagne Danielle and Chezelles ; B : type 2, Savigny-sur-Ardres ; C : type 3, Saint-Gilles. 1. Main groundwater run-off; 2. Secondary groundwater run-off (bilayer aquifer); 3. Loam (Quaternary); 4. "Marnes et caillasses" (upper Lutetian); 5. "Calcaires grossiers" (lower and middle Lutetian); 6. "Argiles de Laon" (upper Ypresian); 7. Sand (upper Ypresian); 8. Clay (lower Ypresian); 9. Alluvial plain.
Fig. 6 – Le contact Yprésien supérieur-Lutétien inférieur et moyen, Savigny-sur-Ardres
Fig. 6 – Contact between upper Ypresian and lower and middle Lutetian, Savigny-sur-Ardres.
A : vue d’ensemble ; B : détail du contact Yprésien supérieur-Lutétien inférieur et moyen ; C : détail du contact Yprésien supérieur-Lutétien inférieur. 1. Argiles de Laon; 2. Sables glauconieux; 3. Banc calcaire; 4. Colluvions périglaciaires.
A: overview; B: stratigraphic contact between the upper Ypresian and the lower and middle Lutetian; C: stratigraphic contact between the upper Ypresian and the lower Lutetian. 1. Argiles de Laon ; 2. Glauconitic sands ; 3. Limestone bench ; 4. Periglacial slope deposit.
15Si l’on replace le processus de cambrure dans le contexte morphogénique et structural de la vallée de l’Ardre, la coexistence et la répartition spatiale des différents types de versant décrits trouve une explication. Le processus de cambrure est synchrone du creusement de la vallée, et s’achève quand la rivière rencontre les argiles yprésiennes et y creuse son lit : l’aquifère du Lutétien inférieur et moyen et de l’Yprésien supérieur se trouve alors perché et la rivière n’est plus drainante (Pierre et al., 2017). Si cet aquifère est monocouche, la cambrure est parfaite (type 1) et des blocs calcaires reposent, en bas de versant, sur les argiles yprésiennes (e.g., Montagne Danielle) (fig. 5A).
16En présence des Argiles de Laon, l’aquifère est bicouche : les argiles rassemblent et drainent les eaux infiltrées dans les calcaires du Lutétien moyen, ce qui diminue les circulations d’eau dans les sables de l’Yprésien supérieur, donc leur soutirage. Dans ce cas, le creusement de la vallée est plus rapide que le processus de cambrure – qui se limite alors aux sables grossiers du Lutétien inférieur (soutirés) et aux calcaires du Lutétien moyen (affaissés), comme à Savigny-sur-Ardres (fig. 5B-6). Le résultat est une cambrure perchée (type 2).
17La présence des Argiles de Laon n’a pas eu le même effet entre Saint-Gilles et Chezelles où le faciès de cambrure perchée ne se rencontre pas (le versant de Chezelles s’apparente au type 1). Ce constat conduit à s’interroger sur le rôle de la rivière sur la dynamique du versant qui domine la rive concave du méandre encaissé de l’Ardre. À Saint-Gilles, une terrasse d’érosion à 15 m, limitée vers le versant par l’affleurement des sables yprésiens (fig. 5C) témoigne d’un stade de creusement moins profond durant lequel les sables yprésiens, alors en position de berge, ont dû être activement sapés par le cours d’eau, ce qui a accéléré leur déblaiement (ainsi que celui des blocs de calcaires lutétiens sus-jacents) et fait reculer le bas d’un versant cambré. Ce cas de figure conduit à définir le type 3 comme un profil de cambrure tronqué. En effet, à l’aplomb du replat (fig. 5C), l’épaisseur réduite à 10 m des sables de l’Yprésien supérieur ne peut résulter que de leur soutirage conduisant à une structure cambrée. De même, ce n’est qu’après la mise en place de cette structure cambrée que les émergences de la nappe des calcaires du Lutétien moyen, calées sur le sommet des Argiles de Laon (au pied de la corniche), ont nourri de nombreux ruisseaux qui ont raviné le versant, et isolé un replat calé sur un bloc affaissé. Le secteur en creux en amont du replat correspond donc au talweg d’un ruisseau (fig. 3B, 5C) et non à une contre-pente de glissement rotationnel (Laurain et Thévenin, 1995). La même chose aurait pu se produire sur le versant conduisant à la ferme Chezelles s’il y avait eu, à cet endroit, les mêmes émergences (beaucoup plus nombreuses vers Saint-Gilles).
18La dynamique de rive concave n’a pas eu les mêmes conséquences à la ferme Chezelles. À cet endroit, la terrasse de 15 m est entièrement développée dans les argiles yprésiennes, de sorte que les blocs de calcaires lutétiens reposent 5 m au-dessus du niveau de terrasse, sur le haut de la berge argileuse (fig. 5A) : le bas du versant cambré est donc resté intact. Néanmoins, comme à Saint-Gilles, ce versant de rive concave est plus court que celui de la rive convexe (Montagne Danielle), sa pente moyenne est donc plus forte, d’où l’affaissement rapide, par appel au vide, de la corniche calcaire du haut de versant, que l’on ne retrouve pas dans les types 1 et 2.
19En l’absence de terrasses alluviales (la basse terrasse dans les argiles de l’Yprésien inférieur en fond de vallée est nue) (fig. 5A, C), lesquelles sont incompatibles avec le processus de cambrure de type 1 et 3 (fig. 5A, C), ou avec la nature sableuse des versants associés à la cambrure de type 2 (fig. 5B), l’âge des versants cambrés est difficile à établir. Il est cependant probable que cette morphologie existait déjà dans le Soissonnais au Saalien, comme le suggère l’exemple de Janvry (fig. 1), sur le versant sud de la vallée de la Vesle, où un versant cambré a été tronqué par les divagations d’une paléo-Vesle (Bollot et al., 2014) dont les dépôts alluviaux de la terrasse de ± 30 m (altitude absolue 100 m) se rapportent probablement au stade isotopique 5e (Cojan et al., 2007). À ce stade, l’Ardre (affluent de la Vesle) avait donc déjà éventré les calcaires du Lutétien moyen (dont le mur est à 120 m d’altitude dans le secteur de Saint-Gilles), initiant, dans sa vallée, le processus de cambrure, lequel est susceptible de se produire tant que l’incision n’a pas atteint les argiles de l’Yprésien inférieur. Dans le cas contraire, la vidange aquifère ne s’effectue plus que par des sources de bas de versant, ce qui n’est pas propice au soutirage des sables, même dans un contexte morphoclimatique favorable (c’est-à-dire à bilan hydrologique excédentaire, tel qu’en périodes cataglaciaires). Au total, la forme est fossile (Chandler et al., 1976) et les versants cambrés sont stables.
Tab. 1 – Valeurs moyennes des indices morphométriques pour la vallée de l’Ardre et la vallée de la Marne barroise.
Tab. 1 – Mean values of the morphometric indexes of the Ardre valley and the Marne valley (in its Barrois course).
Les indices sont définis sur la Figure 7.
Indexes are defined on Figure 7.
20La comparaison des indices morphométriques (Bull et McFadden, 1977) calculés sur le profil transversal de la vallée de l’Ardre et sur celui de la vallée de la Marne à sa traversée du plateau tithonien du Barrois (Lejeune, 2005) traduit sans ambigüité la relation entre structure géologique, cambrure de versant et géométrie de la vallée (tab. 1, fig. 7). L’indice d’évasement (R) de la vallée, égal à 2,2 pour la Marne, est supérieur à 7,5 pour l’Ardre. Corrélativement, la largeur du fond de vallée est étroite le long de la Marne de sorte que plaine alluviale et fond de vallée se confondent (Fv/Pb = 1,8), et un peu plus large le long de l’Ardre, où la plaine alluviale est encadrée par une basse terrasse « rocheuse » (méplats ou replats dans les argiles de l’Yprésien inférieur ; Fv/Pb = 4,5). D’autre part, dans les deux cas de figure, il n’existe pas de terrasses anciennes. Cela s’explique par l’étroitesse de la vallée de la Marne (dans son cours barrois : passage en gorge dans l’épais affleurement des calcaires du Portlandien inférieur), et par l’incompatibilité entre cambrure de versant et formation de terrasses le long de l’Ardre : cette rivière a conservé son tracé rectiligne au cours de son incision, et seule sa grande base s’est élargie au fur et à mesure de l’affaissement des versants par cambrure, phénomène corrélatif de l’encaissement et se propageant à partir du talweg.
Fig. 7 – Paramètres morphométriques.
Fig. 7 – Morphometric parameters.
A : profil transversal de la vallée de l’Ardre ; B : profil transversal de la vallée de la Marne barroise.
A: transversal cross-section of the Ardre valley; B: transversal cross-section of the Marne valley.
21Le fonctionnement hydrogéologique actuel reflète toujours la dichotomie entre l’amont et l’aval de la vallée de l’Ardre (Devos et al., 2015) qui est à l’origine de la répartition spatiale du phénomène de cambrure. À l’amont, la structure (fig. 1) et le morcellement d’un aquifère à la fois faiblement capacitif et faiblement transmissif ne sont pas propice à la cambrure. À l’aval, l’aquifère monocouche est capacitif, et le faciès sableux de l’Yprésien supérieur et calcaire du Lutétien inférieur et moyen lui confère une forte transmissivité, conditions favorables à la cambrure. Cependant, dans le contexte climatique actuel (faibles ressources en eau, aquifère perché), le processus de cambrure n’est plus fonctionnel. Par ailleurs, pendant les épisodes morphogènes du Quaternaire, à bilan hydrologique excédentaire (phases cataglaciaires), des effets de site (rive concave de méandre) ou des conditions structurales particulières (présence des Argiles de Laon) ont modifié les modalités d’évolution des versants, conduisant à des cambrures tronquées ou perchées, respectivement. Quoiqu’il en soit, les versants de la vallée de l’Ardre présentent de nos jours un modelé fossile et déjà ancien, ce qui leur confère une stabilité qui contraste avec l’instabilité chronique de la plupart des versants du vignoble champenois qui, du fait de leur structure, évoluent uniquement par glissements toujours actifs (Bollot et al., 2015). L’ensemble des versant du vignoble ne peut donc être traité de la même façon en termes de gestion du risque (Van Den Eeckaut et al., 2010).
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sarah.ortonovi@univ-reims.fr (Sarah Ortonovi)