Dirk Van Hulle, Modern Manuscripts: The Extended Mind and Creative Undoing from Darwin to Beckett and Beyond, New York, Bloomsbury Academic, 2014, 271 p.
Dirk Van Hulle, Modern Manuscripts : The Extended Mind and Creative Undoing from Darwin to Beckett and Beyond, New York, Bloomsbury Academic, 2014, 271 p.
Texte intégral
- 1 Voir Michel Foucault, Security, Territory, Population. Lectures at the Collège de France 1977-1978, (...)
1Modern Manuscripts propose un mode de réflexion environnemental et énactiviste. Un article novateur en études cognitives de Andy Clark et David J. Chalmers, auquel l’ouvrage de Hulle doit la première partie de son sous-titre, soutient que « les processus cognitifs ne prennent pas exclusivement place “dans” la tête, mais dans une constante interaction avec un environnement externe » (p. 1). Les théories antérieures de l’environnement avaient au contraire tendance à mettre l’accent sur l’impact linéaire que la situation, le climat (Montesquieu, Lamarck), la nutrition (Buffon) ou encore la somme des facteurs sociaux (Taine) ont sur les êtres individuels. Le terme de « milieu » décrivait l’influence lointaine et déterminante d’un corps sur un autre. Cette acception du concept (non le terme lui-même) remonte à la mécanique newtonnienne1.
- 2 Jakob Johann von Uexküll, Theoretical Biology, New York, Harcourt, 1920-1926, p. 81 sq.
2Une conception de l’environnement radicalement différente, qui se rapproche davantage de celle visée par l’étude de Hulle, peut être trouvée par exemple dans la biologie théorique de Jakob von Uexküll. Ce dernier décrit les environnements individuels des animaux comme des circuits de perception et d’action rendus possibles par leurs organes percepteurs (Merkorgane) et leurs organes effecteurs (Wirkorgane)2. Selon von Uexküll, les organismes et les environnements sont engagés dans une interaction perpétuelle réalisée à travers la perception et l’action, les causes et les effets s’interchangeant constamment au cours de ce processus. Cette manière de penser l’environnement suppose non seulement que nous sommes influencés par nos milieux, mais également que nous créons et modifions activement notre environnement vital.
3L’étude de Van Hulle fait usage de cette interprétation du concept de deux façons. En termes d’histoire littéraire, elle lui permet de revenir sur l’idée reçue d’un « inward turn » qu’aurait connu le modernisme. Une nouvelle telle que The Mark on the Wall de Woolf n’est pas tant, affirme Hulle, un monologue intérieur qu’une investigation littéraire de la manière dont l’esprit humain donne sens à ce qui l’entoure en interagissant en permanence avec l’environnement. De manière similaire, dans la narratologie cognitive contemporaine, le paradigme énactif a été employé pour décrire à la fois le processus mental des personnages fictifs et la dynamique cognitive en action chez les lecteurs qui essaient de donner sens aux fictions narratives. En outre, Van Hulle emploie le paradigme énactif dans le but de développer de nouvelles façons d’approcher les manuscrits littéraires et les processus d’écriture, c’est-à-dire les véritables objets de la recherche de la critique génétique. Les manuscrits forment l’environnement au sein duquel l’émergence interactive de processus créatifs peut être observée. La critique génétique nous permet d’étudier le potentiel énactif des environnements d’écriture dans la perspective d’un faire faire, aussi bien que leur tendance à donner du sens à l’instance créative impliquée dans ce processus. Interagir dans le cadre à la fois matériel et sémiotique de la genèse textuelle fait ainsi émerger de manière discontinue une pluralité de mondes (Welten), en tant qu’environnement en constante évolution (Umwelt) de la production littéraire.
4Selon Van Hulle, ceci nous permet par ailleurs d’étudier comment la dynamique environnementale de l’écriture affecte à son tour la manière dont les processus mentaux des personnages fictifs sont modelés par leurs auteurs : « Par le biais d’un processus d’interaction prolongée avec des versions manuscrites et des jeux d’épreuves successifs », un auteur tel que Joyce étendait constamment l’intériorité de ses personnages afin de refléter l’effort mental que ces acteurs fictifs investissent dans la recherche de leur environnement. De ce postulat, Van Hulle conclut que « l’esprit de l’auteur n’est pas préalablement donné, pas plus que celui de ses personnages. L’expérience d’un écrivain avec les manuscrits en tant qu’instruments d’extension de son propre esprit durant le processus créatif sert de modèle pour évoquer le fonctionnement de l’esprit de ses personnages » (p. 125). Les environnements esthétiques semblent entraîner les acteurs fictifs et non fictifs dans une ontologie spécifique du devenir, qui les oblige à continuellement remettre en question et à réviser les effets contraignants de leur environnement, son potentiel d’innovation et le pouvoir de transformation de sa force créative.
5La première partie de Modern Manuscripts est consacrée à la genèse textuelle de l’ouvrage de Charles Darwin, De l’origine des espèces. Van Hulle dévoile notamment le rôle crucial que les notes de lecture de Darwin sur Wordsworth, Shelley et d’autres poètes romantiques ont joué dans le développement textuel de sa théorie de l’évolution. Se basant sur des analyses complètes et détaillées du dossier génétique de Darwin, qui comprend des plans de travail, des cahiers de notes, des fragments, des notes de lecture, des brouillons, ainsi que des copies corrigées et mises au net, Van Hulle découvre une tension typiquement moderne « entre la téléologie caractérisant n’importe quel projet humain et les voies parallèles, les impasses et les déviations a-téléologiques » (p. 15). De manière générale, l’approche de Darwin vis-à-vis de l’évolution souligne la dynamique ouverte des développements biologiques ; la notion darwinienne de processus ne vise pas tant l’aboutissement que le déroulement lui-même. Van Hulle voit des traces de cette logique se refléter dans le propre dossier génétique de Darwin, et il se concentre sur ces éléments dans le but de décrire la nature spécifiquement ouverte de l’écriture moderne.
6Les analyses de dossiers génétiques proposées par Van Hulle se déploient en trois étapes ; premièrement, il s’intéresse à ce que Raymonde Debray Genette a appelé « exogenèse », c’est-à-dire les sources externes qui ont joué un rôle majeur dans le processus de création textuelle. Deuxièmement, il se concentre sur l’« endogenèse » au cours de laquelle la version finale d’ouvrages tel que De l’origine des espèces prend progressivement forme. C’est ici que Van Hulle apporte l’une des preuves majeures de ce qu’il avance : non seulement la création d’œuvres littéraires est produite par le processus interactif de l’écriture, mais cela vaut aussi pour la production de réflexions scientifiques. Passant de l’avant-texte à l’après-texte, Van Hulle considère ensuite la productivité de l’après publication, c’est-à-dire l’« épigenèse », qui, dans le cas du livre de Darwin, s’étend aux variations entre les six éditions publiées du vivant de l’auteur.
7La seconde partie de Modern Manuscripts développe ce cadre méthodologique dans le but d’examiner la relation exogénétique entre des auteurs tels que James Joyce, Flann O’Brien ou Samuel Beckett et leurs bibliothèques. Un autre chapitre porte sur la phase d’endogenèse, étudiant les processus de destruction créatrice par le biais d’une étude des suppressions, omissions, coupures et révisions, dans l’œuvre de Samuel Beckett par exemple. Dans une étape suivante, Van Hulle soutient que la nature ouverte de la création esthétique de Beckett s’étend à la phase d’épigenèse : cet auteur ne cesse en effet de modifier ses textes à la fois dans les traductions qu’il en produit lui-même et dans ses mises en scène de ses propres pièces. De manière intéressante, Van Hulle étudie également les phénomènes de réécriture dans des cas où le processus de révision créative se poursuit d’un auteur à un autre ; cette ligne d’investigation se poursuit, par exemple, dans les analyses détaillées de The Street of Crocodiles de Bruno Schulz et de Tree of Codes de Jonathan Safran Foer.
8Étant donné que Van Hulle se concentre à juste titre sur le processus d’écriture à proprement parler, il ne prend pas en considération le fait que les environnements littéraires participent aussi à de nombreuses autres manières d’être sociales, y compris des éléments hétérogènes tels que documents, pratiques, technologies, symboles, outils, objets et institutions. Cette ligne d’investigation pourrait être poursuivie par le biais d’approches environnementales dans le domaine contemporain de la Cultural Theory et de l’anthropologie, ainsi que dans la sociologie des médias et les Science Studies, où sont nés des concepts énactifs adjacents tels que « modes d’existence » (Bruno Latour), « écologies » (Isabelle Stengers), « semblance » (Brian Massumi), « maillages » (Tim Ingold) ou « intra-active entanglements » (Karen Barad).
- 3 Isabelle Stengers, « Introductory Notes on an Ecology of Practices », Cultural Studies Review, n° 1 (...)
9De ce point de vue, il serait possible de se demander si l’interaction dans le cadre génétique des environnements esthétiques peut aussi sensibiliser à la dynamique matérielle et corporelle qui connecte les acteurs individuels fictifs et non fictifs à leur environnement et à la manière dont, au cours de ce processus, les contextes d’interaction sociale sont modifiés et transformés. L’intensité indéterminée transmise par le médium de l’écriture pourrait donc également pointer un lieu virtuel d’interaction sociale, en opposition à ses véritables manifestations et accoutumances, en appréhendant la sociabilité en tant que relation et processus non clos. À cet égard, il serait possible d’examiner dans quelle mesure les environnements de la genèse textuelle forment la scène privilégiée de ce qu’Isabelle Stengers a récemment décrit comme une éthique situationnelle, dans laquelle « la manière même dont nous définissons, ou traitons une pratique fait partie de l’environnement qui produit son ethos3 ».
10Modern Manuscripts de Dirk Van Hulle est d’une valeur inestimable, car il va nous permettre de traiter ces questions, et d’autres, sur une base théorique nouvelle et méthodologiquement solide.
Notes
1 Voir Michel Foucault, Security, Territory, Population. Lectures at the Collège de France 1977-1978, trad. G. Burchell, Basingstoke, Palgrave Macmillan, 2007, p. 36 ; voir aussi Michel Foucault, History of Madness, trad. J. Murphy et J. Khalfa, New York, Routledge, 2006, p. 343 sq. et Georges Canguilhem, « Le vivant et son milieu », dans La Connaissance de la vie, Paris, Vrin, 1965, p. 129-154, p. 129.
2 Jakob Johann von Uexküll, Theoretical Biology, New York, Harcourt, 1920-1926, p. 81 sq.
3 Isabelle Stengers, « Introductory Notes on an Ecology of Practices », Cultural Studies Review, n° 11, 2005, p. 183-196 ; p. 187.
Haut de pagePour citer cet article
Référence papier
Roger Lüdeke, « Dirk Van Hulle, Modern Manuscripts: The Extended Mind and Creative Undoing from Darwin to Beckett and Beyond, New York, Bloomsbury Academic, 2014, 271 p. », Genesis, 42 | 2016, 190.
Référence électronique
Roger Lüdeke, « Dirk Van Hulle, Modern Manuscripts: The Extended Mind and Creative Undoing from Darwin to Beckett and Beyond, New York, Bloomsbury Academic, 2014, 271 p. », Genesis [En ligne], 42 | 2016, mis en ligne le 02 novembre 2016, consulté le 17 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/genesis/1349 ; DOI : https://doi.org/10.4000/genesis.1349
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