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Formes et voix chez Ruzzante

Georges Ulysse
p. 367-379

Résumés

Auteur d’une quinzaine de compositions théâtrales aux formes variées, Angelo Beolco (1502 ?-1542) mieux connu sous son nom d’acteur / personnage « Ruzzante », illustre dans ses œuvres le caractère éminemment polysémique de la comédie, un genre qui, du fait de sa malléabilité, se prête plus que tout autre création littéraire aux interventions proclamées ou masquées des auteurs, des interprètes, des metteurs en scène, voire du promoteur du spectacle. Adoptant, séparément ou en les mêlant, des formes appartenant à la tradition populaire et/ou au filon classique, Ruzzante offre avec des accents burlesques ou déchirants, très souvent provocateurs, une représentation suggestive de la situation politique, culturelle et sociale de son époque : tensions entre régions ou états de la péninsule, héritées d’un passé plus ou moins récent (Venise / Padoue / Rome dans son cas), guerres entre pays européens (France, Empire, Papauté), schisme, question de la langue (toscan / vénitien / padouan), conflits sociaux dont il fut un témoin privilégié (ville / campagne, paysans / propriétaires). Beolco adresse d’une voix forte à ses destinataires des messages dont l’interprétation doit tenir compte du contexte politique et culturel, des circonstances de la représentation, de la nature des spectateurs, de leurs habitudes, de leurs préjugés et intérêts, de leur attente ou de leur crainte.

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Index géographique :

Italie, Padoue

Index chronologique :

XVIe
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Texte intégral

  • 1 Ces pages n’ont pas la forme académique et scientifique qu’on souhaitait leur donner dans un premie (...)
  • 2 Ce nom, qui s’écrit avec un ou deux z, désigne le personnage qui apparaît dans la plupart des pièce (...)

1Cet exposé1 se propose de présenter, dans la perspective tracée par le programme, un écrivain italien, Angelo Beolco, dit Ruzzante2 né autour de 1498 et mort en 1542, auteur de douze compositions théâtrales dans lesquelles on s’efforcera de découvrir, à travers la diversité des formes dans lesquelles on les entend, la voix ferme et le discours constant de l’un des plus grands dramaturges de la Renaissance.

  • 3 Alfred Mortier, Un dramaturge populaire de la Renaissance italienne — Ruzzante (1502-1542), Paris, (...)
  • 4 Maurice Sand, Masques et bouffons (Comédie italienne), Paris, Lévy, 1857.

2Les études consacrées à cet auteur sont nombreuses et de haut niveau. Les recherches italiennes les plus importantes sont relativement récentes, et donc aisément accessibles, et il n’est peut être pas indifférent de constater que Ruzzante a attiré, en France, l’attention d’intellectuels et surtout d’hommes de théâtre : depuis Maurice Sand et sa mère George, qui se sont intéressés au Bilora vers 1860, jusqu’à Marcel Maréchal qui a inauguré le théâtre de la Criée de Marseille, en 1975, avec la Mosche ta, en passant par Alfred Mortier qui lui a consacré sa thèse en 1925-263 et a traduit la plupart de œuvres, Jacques Copeau et Charles Dullin qui firent jouer respectivement en 1927 et 1929, le Bilora et l’Anconitana, ou Jean-Louis Barrault qui monta le Parlamento, en 1966, à l’Odéon. De telles références sont autant de titres de gloire pour un auteur dont il faut bien reconnaître que peu de Français le connaissent et l’apprécient à sa juste valeur. Entre parenthèses, notons d’entrée de jeu, pour ne plus y revenir, que l’œuvre théâtrale, plus que tout autre écrit, pose un problème particulier pour ce qui est des transformations – affectant le sens du discours – qu’elle subit. A priori, le spectateur – lecteur indirect du texte... – ne connaît d’un écrivain que l’aspect qui lui est présenté (la sélection opérée par les metteurs en scène français réduit la production de Beolco à certains titres et, de toute façon, on n’a jamais l’occasion d’assister à la représentation de toutes les pièces d’un auteur alors qu’il est relativement facile de lire toutes les œuvres) et ces choix, et plus encore l’interprétation scénique qui en est donnée et qui peut orienter fondamentalement la portée du texte, donnent à l’intervention du metteur en scène et des acteurs un poids qui influe plus sur l’interprétation, conditionnée de la sorte et en quelque sorte imposée, que ne le fait une publication lue sans intermédiaire ni guide et dont la découverte est libre de toute entrave. Dans quelle intention Maurice Sand, qui se passionnait pour la Commedia dell’arte4, a-t-il choisi de faire connaître le Bilora ? et sa mère a-t-elle approuvé ce choix pour les mêmes motifs, disons culturels, ou parce qu’elle était particulièrement sensible au sort des paysans, donc pour des raisons socio-politiques ? L’interprétation théâtrale peut être aussi déformante qu’éclairante et il est plus difficile au spectateur de prendre du recul par rapport aux transformations (pouvant aller jusqu’à la trahison sans que la forme du texte soit modifiée...) introduites par les acteurs et le metteur en scène qu’au lecteur de s’interroger éventuellement sur le bien-fondé de l’interprétation proposée par la critique, s’il la consulte, car la critique accompagne la lecture alors que le spectacle impose une lecture de l’œuvre sans donner le moyen d’en examiner immédiatement la justification.

3La présentation biographique de Beolco-Ruzzante exigerait un exposé qui, compte tenu de la prudence à laquelle contraint la pauvreté de la documentation, multiplierait hypothèses et hésitations, paraissant donc interminable sans être satisfaisante pour autant. Soulignons que sa vie présente des caractéristiques qui distinguent Ruzzante des autres auteurs dramatiques de l’époque. C’est un padouan qui se trouve nécessairement en relation avec Venise mais qui, plus encore, est lié à un cercle hostile, pour diverses raisons, à la Sérénissime. C’est un acteur, un chef de troupe, un homme qui vit au sein d’une petite cour d’intellectuels gravitant autour d’un grand propriétaire terrien, Alvise Cornaro, auquel Beolco prête sa collaboration dans l’administration d’immenses propriétés agricoles. Ajoutons qu’il connut de près les évènements qui ont bouleversé la vie de la région pendant une trentaine d’années à cause des guerres, des périodes de disette, des tensions sociales, des conséquences qu’engendraient, dans des contrées proches, les révoltes paysannes, liées plus ou moins directement aux bouleversements provoqués par l’expansion rapide de la Réforme protestante, etc. Quand on étudie le théâtre de Ruzzante, l’image qu’il donne du monde rural et les positions historiques et idéologiques qui s’y expriment, on ne peut négliger cette donnée essentielle : sa connaissance directe et approfondie de la réalité paysanne, vue de l’intérieur, mais aussi avec les yeux des propriétaires fréquentés assidûment et cela dans le climat d’effervescence qui régnait dans le territoire vénéto-padouan au cours des trois premières décennies du XVIe siècle qui virent Beolco se former, réfléchir, agir et créer.

4Son théâtre donne souvent l’impression de prolonger les discussions qui ne manquaient pas d’avoir lieu dans le cercle d’Alvise Cornaro sur la situation des campagnes, les rapports de Padoue et de Venise, les guerres (Ligue de Cambrai, 1508, Sainte Ligue, 1512), les polémiques religieuses et, pour ce qui est de la culture, la question de la langue, puisque s’affirme inexorablement à cette époque la suprématie du toscan : les Prose della volgar lingua de Pietro Bembo sont de 1525.

5Enfin, pour ce qui est de la spécificité de la création théâtrale, on observera que, à la différence de Ruzzante, aucun des grands dramaturges de l’époque, comme l’Arioste, Bibbiena ou Machiavel, n’a été en même temps auteur et acteur et, surtout, aucun n’a, comme Beolco, mêlé dans ses œuvres les formes diverses qui constituaient le théâtre comique du premier tiers du XVIe siècle. Coexistaient en effet, d’un côté, ce qu’on appelle le théâtre érudit ou classique qui subit plus ou moins pesamment l’influence de la comédie latine et, d’autre part, un théâtre dit « populaire » représenté particulièrement par les compositions pastorales et les « églogues » rustiques toscanes et surtout siennoises, ou, dans l’aire vénitienne, les « mariazi » et les comédies à « la bulesca » (passons sur la production quantitativement inférieure, au moins pour ce qui est des vestiges repérables, de Naples – la cavaiola –, ou du Piémont – les farces de Gian Giorgio Alione –, et négligeons B. Cavassico et d’autres exemples encore plus marginaux).

6Ce théâtre populaire est une comédie « rustique » (rusticana / rusticale) qui met en scène, pour l’essentiel, le monde paysan, comme le fait Ruzzante, mais sous une forme dramatique élémentaire, alors que Beolco tire profit de sa connaissance du théâtre « régulier ». Les œuvres de Ruzzante sont comme le lieu de convergence de ces courants variés et l’aboutissement du processus de redécouverte et de réinvention de la comédie : il offre, en 1518, une Pastorale rustique et, en 1533, la Vaccaria, sa dernière œuvre, est très proche de l’Asinaria de Plaute. L’ensemble de sa production est composite : à côté de pièces d’inspiration latine (la Vaccaria, l’Anconitana, la Piovana), il y a des compositions rustiques (la Betia, la Fiorina), mais aussi des « dialoghi » (textes mettant en scène, malgré leur titre, plus de deux personnes) plus brefs (le Parlamento, le Bilora, le Dialogo facetissimo...), des Orazioni qui sont des monologues théâtraux tout comme la Lettera giocosa et les prologues qui, pour la plupart, sont des saynètes conçues pour la représentation scénique. Il est d’ailleurs difficile de distribuer ces compositions dans des rubriques rigidement tracées car, pour chaque texte, ou presque, il faudrait introduire des distinguos et montrer qu’il y a interférence entre des « genres » qui, chez les autres auteurs de théâtre, sont nettement différenciés : Ruzzante représente à lui seul tous les courants de l’époque et les diverses formes dramatiques sont étroitement imbriquées chez lui. Par exemple, la Betia est, au fond, un « mariazo », mais en cinq actes, comme les comédies classiques, et la Moscheta a la tonalité du théâtre populaire mais une structure régulière. C’est si vrai que cette pièce fut jouée à Ferrare à l’invitation de l’Arioste considéré comme l’inventeur et le maître de la comédie érudite. Bref, la production de Beolco réunit sur une quinzaine d’années des compositions si variées qu’elles auraient pu être l’œuvre d’auteurs différents.

7Dans ces conditions, dans ce bel exemple de transformations formelles, le ton de sa voix est-il le même dans l’ensemble de ses œuvres et que devint, au fil des années et disséminé dans des comédies aux formes variées, le message qu’on prête presque unanimement à Ruzzante ? Car c’est bien de message qu’il s’agit, résultat de choix culturels et aboutissement d’une réflexion à caractère social et politique.

8L’une des questions qui agitait les milieux intellectuels de l’époque, et donc le cercle d’Alvise Cornaro, était la querelle linguistique et il faut commencer par là car le fait que Ruzzante écrive en padouan (dirons-nous, pour simplifier les choses, alors que la situation est plus complexe car il mêle le padouan, le toscan, le vénitien, et joue sur plusieurs niveaux de langue...) est l’une des caractéristiques majeures de son théâtre qui explique aussi, malheureusement, qu’il ne soit pas mieux connu et davantage apprécié.

9Ruzzante est padouan comme le milieu auquel il appartient et, dans toutes ses œuvres, il réaffirme la légitimité du « pavano » entrant, à cause de cela, et volontairement, en polémique avec les tenants de la supériorité du toscan et les partisans zélés de l’unification linguistique. La discussion durait depuis des siècles mais, au début du XVIe siècle, on arrivait à la dernière bataille, gagnée, précisons-le, par le vénitien Pietro Bembo qui réaffirme la valeur de l’italien par rapport au latin (on ne rappellera pas ici que Dante avait magistralement posé la question dans son De vulgari eloquenîia...) et, surtout, tranche en faveur d’une langue unifiée, pour ne pas dire normalisée autour du modèle florentin. Ruzzante est le plus efficace paladin de la cause du padouan. La défense du langage employé à Padoue et, sous des formes plus ou moins dégradées, dans le territoire qui en dépendait, fut constante, ne présentant presque aucune trace d’hésitation ou de fléchissement. Presque dit-on car, dans la Pastoral, qui est sans doute la première composition de Beolco, les deux modes d’expression sont opposés lors de la rencontre et de l’affrontement du berger d’Arcadie, Arpino, et de Ruzzante, le paysan. Le berger parle en toscan et le paysan en « pavano ». L’image de ce dernier reste liée à la tradition de satire anti-paysanne. Comme dans la comédie « rustique », le vilain est grossier, inculte, vorace, violent, insensible à la douleur des autres, inhumain au point de se réjouir de la mort de son père. Bref, comme le dit Arpino, il est « plus rude qu’un bœuf », bestial donc. Le paysan est en situation d’infériorité à cause, justement, de la difficulté qu’il a à comprendre et à être compris. Mais on peut dire la même chose du berger qui ne dispose pas, pour obtenir de l’aide, d’un moyen de communication adéquat ; le florentin n’est donc pas un code universel. On se trouve en présence de deux mondes qui s’ignorent et qui se caractérisent par le mode d’expression qu’ils emploient. Toutefois les deux idiomes sont utilisés concurremment, ce qui les justifie tous les deux. D’ailleurs Beolco fait précéder sa Pastoral de deux prologues, l’un en « pavano », l’autre en toscan. De même, dans la Vaccaria, jouée quinze ans plus tard, il y a deux prologues de ce type et cette pièce apporte une conclusion qui semble marquer l’aboutissement de la réflexion. La distribution est significative : le « pavano » n’est employé que par les serviteurs d’origine paysanne, Truffo et Vezzo, qui comprennent le toscan utilisé par les autres personnages et qui sont compris d’eux. Les autres, à savoir les maîtres (Placido, Celega et leur fils Flavio) ainsi que deux femmes de la ville ne parlent pas en « pavano ». Un échange entre les deux serviteurs éclaire le propos : à l’acte III, scène 3, Truffo affirme : « Certains diront qu’il n’est pas naturel que des vilains réussissent à se jouer des gens de la ville. Mais il y a une différence entre les vilains ; nous sommes la crème des paysans (« çima d’uomeni »), pas des vilains stupides (« mencion ») ». Vezzo précise : « On dit cela de nous parce que nous parlons grossièrement (« a la gruossa ») », mais il n’échangerait pas sa langue si grossière contre cent autres plus fines. Et Truffo conclut :

Je crois que toutes les langues sont des langues et, avec ma langue, je saurais m’exprimer aussi bien que les citadins avec la leur.

10Pour la Betia, toute en padouan, il y a trois prologues pour les représentations de Padoue et Venise, l’un en toscan, et deux en « pavano », ce qui sous-entend d’ailleurs que les habitants de la capitale acceptaient ces trois langages. Dans ce texte, Ruzzante déclare qu’il est un bon padouan et qu’il ne troquerait pas sa langue contre deux cents Florentines pas plus qu’il ne voudrait être né à Bethléem, comme Jésus, plutôt que dans la campagne de Padoue. Dans ce prologue, il ajoute qu’il est heureux de n’être ni Allemand ni Français, c’est-à-dire encore plus étranger que ne l’est un vénitien pour un paysan padouan.

11Cette proclamation est reprise presque mot pour mot dans l’Orazione à Marco Cornaro. L’attachement à la langue d’origine est lié à l’affirmation selon laquelle on doit obéir à la nature : on est enraciné dans un terroir et toute concession à ce qui n’est pas naturel (l’abandon de la campagne pour la ville, l’usage d’une langue artificielle, étrangère), conduit au malheur : c’est en voulant parler « moscheto », le langage châtié des étudiants, que Ruzzante provoque sa propre perte dans la Moscheta.

12Cette prise de position à dimension culturelle et politique constitue une intervention non négligeable dans un débat houleux. La thèse s’exprime sous des formes diverses, dans les prologues, puis à travers certaines répliques, mais c’est tout le théâtre de Ruzzante qui illustre cette position par l’exemple puisque le « pavano » l’emporte de loin dans l’ensemble des œuvres sur les autres langages qu’il côtoie. Il est même utilisé dans les deux Orazioni adressées à Marco et Francesco Cornaro à l’occasion de leur promotion au cardinalat. On peut donc tout exprimer, et en toute circonstance, en « pavano » sans recourir au toscan tout comme on peut conserver ce langage pour jouer à Venise ou à Ferrare. Beolco en préconise un emploi « naturel » : chacun doit être fidèle à ses origines culturelles tout en étant capable de comprendre les autres. C’est le refus d’une domination qui obligerait l’inférieur à renoncer à ce qui est l’essence même de son identité. Sinon que, comme on l’a vu avec la Vaccaria, lorsque la comédie cesse de ne mettre en scène que des paysans, les vilains devenus serviteurs risquent d’être dénaturés et marginalisés. Le discours inséré dans un tel contexte pourrait perdre de son authenticité et de sa force, les porte-parole de la thèse semblant condamnés à accepter des compromissions. Or il n’en est rien : bien qu’isolés, les deux paysans conservent leur clairvoyance et leur audace. Truffo dit (acte V, scène 7) : « Nous sommes pires que la variole... » et l’on sent la menace lorsqu’ils expliquent que si la roue tournait de sorte qu’ils aient de l’argent et que les maîtres se trouvent dans leur situation, on les écouterait alors qu’on ne les entend pas parce qu’ils parlent grossièrement. La conclusion appartient à Truffo :

Qu’ils fassent ce qu’ils veulent, ces riches : de toute façon ils ne peuvent se passer de nous. Si nous n’étions pas des domestiques, ils ne seraient pas des maîtres.

13On a vu en Beaumarchais un révolutionnaire pour moins que cela.... Les propos sont en pavano dans un ensemble toscan, et ils se situent dans une comédie aux formes éloignées de la Pastoral, des autres compositions rustiques, ou des Orazioni et pourtant le public étant, comme on l’a dit, en mesure de comprendre aussi bien le padouan que le vénitien ou le toscan, il doit subir ces jugements insolents.

14Bref, le discours prend des formes variées selon la structure de l’œuvre dans laquelle il est tenu mais la modification formelle n’affadit pas le propos répétitif ou qui, parfois, se précise et se complète ; selon le cas, l’exposé adopte le ton de l’affirmation, de la démonstration rationnelle ou du plaidoyer véhément, du paradoxe ou de la boutade. Mais loin de le diluer, les transformations formelles qui affectent le spectacle contribuent à ancrer le message dans l’esprit de ses destinataires. Reste à imaginer ce que l’acteur Ruzzante faisait de son texte, proclamant ou affaiblissant par son jeu telle ou telle réplique pour en accroître ou en réduire la portée. De toute façon les choix formels de Beolco sont en adéquation avec son projet : il lui faut rester proche de la comédie rustique puisqu’il veut montrer que le monde rural peut être la matière d’un théâtre de haut niveau et, en même temps, que le pavano convient à toute entreprise ambitieuse et peut même servir la comédie de structure classique (pensons à la belle formule de Mario Baratto qui parle d’une « classicità pavana »).

15Que le paysan occupe une place prépondérante dans la comédie rustique, quoi d’étonnant ? Mais il se trouve que Ruzzante, qui met le paysan au cœur de son paysage théâtral, n’hésite pas à se distinguer, – ce qui le rend « inclassable –, de la comédie populaire dont il est si proche. La preuve est fournie par le traitement qu’il fait subir au stéréotype du vilain, qui jusqu’à lui se confondait avec l’image d’un être bestial, dominé par son instinct et notamment sa voracité et sa tendance à s’abandonner sans retenue à son appétit sexuel, malhonnête, incapable de s’adapter à un cadre de vie policé, donnant par là-même la preuve de son infériorité.

16Un aspect est éclairant : l’évocation et la représentation de la faim qui distingue les pauvres des riches, les exploités des exploiteurs, et, pour tout dire, les masses paysannes et les propriétaires citadins. Dans la Pastoral, Ruzzante est encore victime du « mal de la loa » (le mal de la louve) qui le pousse à se conduire en goinfre. Il refuse d’écouter Arpino jusqu’au moment où celui-ci s’adresse au dieu Pan. Comprenant « pane » (« pain »), et en obtenant du berger, le paysan lui apporte son aide. Et il s’empiffre :

On pourrait faire passer la charrue sur ma panse. On peut tout supporter en dehors de la faim. Quand l’envie me prend de manger du pain, je me sens défaillir.

17Dans cette pièce, il est plus vorace qu’affamé, car il incarne un paysan plutôt aisé (qui possède une vache, etc.), mais l’évolution de la représentation du paysan est radicale dès que Beolco s’éloigne, après cette première composition, du schéma traditionnel de la pastorale rustique à laquelle la Pastoral apporte d’ailleurs d’importantes modifications puisque, d’une part, il attribue à Ruzzante une expérience du monde dont le berger est dépourvu, – et donc le présente sous un jour relativement favorable –, mais, de l’autre, il noircit le portrait du vilain qui se réjouit que son père soit décédé pour profiter de son héritage et ne plus subir son autorité, et qui se reproche d’avoir dit à Arpino que l’autre berger, ami de celui-ci, n’est pas mort, car il aurait pu le dépouiller en toute impunité. On retrouve l’image de l’estomac bien rempli dans le Bilora (scène VI) où ce n’est pas la charrue mais la faux qui ne pourrait entamer le ventre plein à éclater du vilain rassasié ; toutefois, dans ce cas, l’appétit est expliqué par les efforts que Bilora a dû accomplir pour arriver jusqu’à Venise à pied. Il a marché deux jours et une nuit à travers bois, est couvert d’écorchures et n’en peut plus. Il meurt de faim, n’a pas de pain et pas d’argent pour en acheter. Nous ne sommes plus dans le contexte de la Pastoral.

18Dans d’autres compositions, la faim est liée à des causes historiques, les guerres et les mauvaises récoltes : la guerre dans le Parlamento, la famine dans le Dialogo facetissimo, « scritto nell’anno della carestia » (écrit l’année de la famine) indique l’édition.... Au début du Dialogo, Duozo et Menego rappellent que les paysans ont mangé du sorgho qu’on destinait aux porcs ; ils en seront bientôt réduits à consommer du son et du lierre, devenant si fins et légers qu’ils ressembleront à des morts accrochés à la fumée tellement ils sont desséchés. Ce qui est remarquable, c’est que l’auteur se réfère à une réalité historique attestée mais aussi qu’il fait porter la responsabilité de la famine sur les propriétaires et les usuriers « plus avides du sang des malheureux qu’une jument ne l’est de l’herbe tendre ». L’un des deux hommes que réunit la première scène de la pièce espère que les riches attraperont la rage, de sorte qu’on pourra les tuer dans l’intérêt commun (sans doute parce qu’on se partagera leurs biens ou qu’on les empêchera de continuer à nuire en spéculant). Rappelons au passage que ce dialogue est intitulé « facetissimo », très facétieux, et c’est pourquoi il a été parlé, dans certains cas, de provocation ou de paradoxe, moyen aussi efficace que l’insolence ou le ton sentencieux pour se faire entendre et éveiller les consciences.

19Une présentation proche se trouve dans la Seconda Orazione, un discours prononcé en l’honneur du cardinal Francesco Cornaro qui avait un poids et une autorité considérables dans la région. Ruzzante qui se présente comme le porte-parole des populations rurales décrit au cardinal la faim provoquée par la guerre : tous les paysans seraient venus si, à cause de la famine, ils n’étaient si faibles et maigres qu’on pourrait les faire s’envoler en leur soufflant dessus car « ils sont plus légers que des moucherons ». « Bienheureux les morts » est la conclusion de cette évocation. Beolco voit la cause de cette situation dramatique dans les conflits armés provoqués notamment par la révolution protestante dont il cite le chef, Luther (Martinello del Liùtolo).

20Donc après la Pastoral qui marque un début destiné à rester isolé sur le plan formel et qui, fortement liée à la tradition antérieure, conduit à présenter la faim sous un jour grotesque, Beolco met en valeur avec force et vérité l’un des fléaux de l’époque, les disettes récurrentes, et en dénonce les causes : la guerre, mais aussi la malhonnêteté et l’égoïsme des propriétaires, des usuriers et des accapareurs qui en profitent.

21Prenant des formes dont on aurait pu décrire la complexe variété, l’exposé découle d’une réflexion portant sur une situation que l’auteur connaît parce qu’il l’a observée de près et qu’elle le préoccupe d’autant plus que les soulèvements populaires de l’époque sont nés dans un tel contexte. Ajoutons qu’A. Cornaro avait de grands projets pour étendre son domaine, le bonifier et améliorer les rendements à une période où les propriétaires s’efforçaient d’augmenter la production pour en tirer plus de bénéfices, sans doute, mais aussi pour répondre aux besoins de la population. L’examen des causes de la famine et des moyens permettant d’y remédier était un sujet sérieux pour un auteur dramatique qui était aussi un homme d’action et qui devait souvent aborder la question avec le riche propriétaire terrien qu’il servait et avec lequel il avait des relations aussi cordiales que pouvaient le permettre la différence d’âge, de statut social et de tempérament. Le discours, toujours cohérent car il suit une orientation déterminée, subit des variations formelles en fonction de la structure des compositions et du contexte historique et social dans lesquels il est tenu, mais ces corrections concourent à parfaire la thèse au lieu de la rendre moins claire. Ruzzante est loin d’offrir le portrait d’un paysan insatiable et caricatural : le désir de manger traduit une revendication fondamentale, le droit de ne pas mourir de faim, et même de jouir de la vie, des richesses que la nature offre. S’il y a présentation des difficultés, on trouve aussi, – transformation radicale –, dans d’autres circonstances, le tableau de ce que pourrait être le bonheur. Ruzzante parle excellemment de la faim et du malheur ; il est tout aussi expressif lorsqu’il dépeint le plaisir et la jouissance. Pensons à la Prima Orazione adressée à Marco Cornaro, frère aîné de Francesco. Il faudrait citer toutes ces pages qui décrivent avec brio le Pavano, faisant de la très fertile campagne entourant Padoue un Paradis terrestre. Arrêtons-nous sur certaines propositions, puisqu’il s’agit d’un discours pseudo-officiel d’intronisation du nouveau cardinal. Le ton est à la plaisanterie et les revendications semblent insignifiantes ; mais le sont-elles ? Prenant la parole au nom des paysans, l’orateur exige le droit de chasser, demande à être dispensé de jeûner à certaines périodes de l’année liturgique, ne veut pas interrompre la moisson le dimanche pour ne pas compromettre la récolte, voudrait pouvoir manger avant d’aller à la messe car la faim détourne l’attention des fidèles, et souhaite que la gourmandise ne soit plus considérée comme un péché car les médecins affirment que ce qui plaît fait du bien. Autrement dit, il oppose les lois de la nature aux règlements imposés par la société et la religion. Et c’est aussi au nom du naturel qu’il demande qu’on autorise les prêtres à se marier, à moins de les châtrer. Si le ton l’est, tout n’est pas burlesque dans les revendications... La dernière proposition assume une dimension politique. Il s’agit d’œuvrer à la concorde entre paysans et citadins qui se haïssent : « Ils nous insultent, nous tourmentent, nous dévorent le cœur », dit le vilain, et il reconnaît que les habitants des campagnes traitent les bourgeois de « chiens, usuriers, sangsues des pauvres ». La situation est explosive : si les paysans pouvaient dominer à leur tour les propriétaires qui les exploitent, ces derniers ne resteraient pas longtemps en vie. Quel que soit le ton adopté par le comédien, – et il change souvent de registre –, ce qui est dit est dit et devait laisser des traces. Aucun autre dramaturge, qu’on le situe dans le filon érudit ou populaire, ne met en scène avec une telle force les conflits sociaux. La solution avancée dans l’Orazione est grotesque : il suffit que chaque paysan soit autorisé à prendre quatre femmes et chaque paysanne quatre maris : tous les citadins, hommes et femmes, voudraient vivre à la campagne... On ne peut rêver de meilleur moyen pour réconcilier ces deux mondes ennemis. Dans le Paradis terrestre qu’est le Pavano régneraient la concorde et le bonheur : on n’y verrait que des femmes enceintes et des enfants ! Le rire ne peut faire oublier les fortes paroles prononcés par une voix qui parle haut et clair.

22Nous sommes loin de l’évocation d’un monde rural condamné par sa stupidité, son inexpérience sociale, sa bestialité, à rester muet ou à se résigner à une situation d’infériorité. Dans chaque composition, avec des nuances dans l’intensité, en fonction notamment du contexte historique, il y examen clairvoyant et courageux de la situation et désir d’avertir, au besoin en les heurtant de front, les destinataires sur ce qu’ils risquent de ne pas voir ou de ne savoir interpréter. Ces messages sont lancés par Beolco dans le cercle attentif et réceptif du palais Cornaro à Padoue mais aussi, avec plus d’audace, à Venise. Les exemples seraient innombrables de réaffirmation, sous des formes diverses, des mêmes observations et de la même thèse. Par exemple, dans le prologue de la Moscheta, destiné au public de Venise, l’acteur croit pouvoir révéler que, à la fin du Pater, les propriétaires demandent à Dieu de les protéger contre la violence paysanne, la dernière requête, « libera nos a malo » devenant « a furia rusticorum libera nos, Domine ». Et comment oublier qu’à la fin du Bilora, le paysan tue le riche vénitien Andronico, conclusion étonnante, on en conviendra, pour une comédie...

23Le discours à dimension idéologique se répète, se complète et se précise de pièce en pièce sans progression linéaire décelable, résultat d’une réflexion morale et politique reposant sur une riche expérience du monde. Et ce qui est très fort, c’est que Beolco sait transmettre son message sous une forme théâtrale qui ne s’y prêtait pas nécessairement car la comédie rustique, toujours en « dialecte », a plutôt contribué à consolider la tradition de satire contre le vilain.

24Ruzzante récupère et transforme le genre rustique qui gagne en dignité littéraire car les compositions antérieures, à la structure élémentaire, sont repensées par un intellectuel qui nourrit son exposé de son expérience culturelle, sociale et historique. Son génie d’auteur dramatique et ses responsabilités professionnelles l’aident à créer des personnages pourvus d’une vérité humaine découverte par Beolco au cours de son adolescence passée à Perduoçimo, puis en exerçant son activité au service d’Alvise Cornaro.

25Chaque fois qu’un paysan prend la parole sur scène, il le fait comme cela aurait pu être le cas dans la vie courante si l’occasion lui avait été offerte de décrire ses conditions de vie et d’avancer des revendications. La Seconda Orazione s’ouvre sur le tableau d’une campagne désolée pour des raisons historiquement indiscutables et nettement expliquées ; du fait des circonstances et peut être de la nature du destinataire, – le cardinal Francesco ayant la réputation d’être plus sévère que son frère Marco destinataire de la Prima Orazione –, l’allocution devient un cahier de doléances sérieux au point d’étonner certains critiques qui, chez les bouffons, ne saisissent que l’apparence.

26Ce qui a été dit sur le discours concernant le sort des masses rurales pourrait être repris pour ce qui est de la représentation de la femme, un aspect remarqué de la création de Ruzzante. L’image proche des stéréotypes de la novellistica ou de la comédie populaire n’est pas absente de certaines œuvres, mais Beolco apporte toujours un indéniable enrichissement aux figures apparemment banales de paysannes qu’il observe à la campagne ou à la ville. Quelle force et quelle nouveauté dans les portraits en action de Fiore dans la Fiorina, de Gnua dans le Parlamento, et même de Betia, dans la Moscheta, et surtout de Dina dans le Bilora ! Ces modifications apportées à une représentation traditionnelle traduisent l’effort de réflexion et conduisent à une vision originale pour l’époque de la situation de la femme.

27Beaucoup serait à préciser et à illustrer car les propos disséminés dans douze compositions réparties sur une quinzaine d’années forment un discours explicite et cohérent malgré les différences dues notamment à la forme théâtrale dans laquelle il s’exprime. Et cela jusqu’au moment où Beolco impose à sa voix puissante une transformation radicale qui semblait impensable venant de lui : le silence. Nous sommes en 1533 ; il vivra jusqu’en 1542 mais n’écrira plus. On se perd en conjectures sur les raisons de cette brutale interruption : en dehors d’évènements à caractère biographique qui nous sont restés inconnus, – la disparition d’amis proches comme Alvarotto, pièce maîtresse de sa troupe, a dû jouer considérablement... –, on peut penser qu’il avait épuisé les ressources des genres dans lesquels il avait brillé, ne pouvait aller plus loin dans le domaine de la comédie rustique liée au filon populaire ni dans l’adaptation libre des modèles classiques. Il a pu aussi estimer qu’il avait tout dit sur le monde rural qui a été pour lui, pendant toute sa vie, un sujet d’observation et de réflexion. Son discours ne pouvait plus guère varier et il avait introduit dans son théâtre toutes les transformations formelles et structurelles possibles laissant à la postérité un exemple sur lequel on pourra revenir dans le cadre d’une recherche portant sur les transformations discursives, leurs formes, leurs enjeux, leurs champs d’action.

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Notes

1 Ces pages n’ont pas la forme académique et scientifique qu’on souhaitait leur donner dans un premier temps : la version parée de notes bibliographiques récentes et de citations nombreuses tirées des éditions les plus riches (E. Lovarini, premier éditeur de la Pastoral, L. Zorzi pour l’ensemble des œuvres, chez Einaudi, Giorgio Padoan pour certains titres, chez Antenore de Padoue,) a disparu avec l’ordinateur portable qui contenait cette version définitive qu’il n’est plus possible de réélaborer dans des délais raisonnables. De toute façon, le colloque de décembre 1999 a réuni des chercheurs d’origines diverses qui ont fait, à cette occasion, des découvertes dans des domaines qu’ils ne fréquentaient pas habituellement (œuvres appartenant à des zones linguistiques, à des genres différents, écrites dans des périodes très éloignées les unes des autres...) : la rencontre a donc eu pour principal intérêt de susciter une réflexion à caractère méthodologique sur le thème annoncé prolongeant ainsi les recherches précédemment conduites dans le cadre du séminaire dirigé par Monique de Lope. Des présentations trop spécialisées n’auraient touché que les experts de chaque auteur ou question et, par exemple, il n’est pas sûr que tous les hispanistes – au sens large du terme – qui étaient beaucoup plus nombreux que les italianistes et, parmi ceux-ci, les non spécialistes du théâtre de la Renaissance, auraient accueilli sans réticence une présentation à caractère nécessairement érudit sur les problèmes posés par l’auteur dont il est question ici : biographie de cet écrivain, statut social et rapports avec Alvise Cornaro, état des éditions, caractéristiques de la langue, etc. Les chercheurs qui s’intéressent de près à Beolco / Ruzzante trouveront ailleurs des études chargées de références bibliographiques. Dans notre vieille thèse (1979) sur La société italienne dans le théâtre de la Renaissance (Aix-Lille, 1984), les quelques pages consacrées à Ruzzante ont évidemment subi l’outrage du temps. Y sont toutefois cités, avec toute l’admiration qui leur est due, les grands critiques qui ont fait connaître Ruzzante et en ont proposé des analyses historiques ou théâtrales inégalées et dont le premier est indiscutablement Giorgio Padoan (dont la bibliographie est réunie dans le volume publié en son honneur, juste avant sa disparition : Tra commediografi e letterati. Rinascimento e Settecento veneziano a cura di Tiziana Agostini e Emilio Lippi, Ravenna, A. Longo, 1999). Ses écrits apportent, dans le texte ou les notes toujours très développées et précises, tout ce qui pourra guider dans l’étude ou la découverte de Ruzzante ceux qui ignoraient jusqu’à l’existence de cet écrivain.

2 Ce nom, qui s’écrit avec un ou deux z, désigne le personnage qui apparaît dans la plupart des pièces et qui sert de pseudonyme à Angelo Beolco.

3 Alfred Mortier, Un dramaturge populaire de la Renaissance italienne — Ruzzante (1502-1542), Paris, Peyronnet, 1925-26.

4 Maurice Sand, Masques et bouffons (Comédie italienne), Paris, Lévy, 1857.

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Pour citer cet article

Référence papier

Georges Ulysse, « Formes et voix chez Ruzzante »Cahiers d’études romanes, 4 | 2000, 367-379.

Référence électronique

Georges Ulysse, « Formes et voix chez Ruzzante »Cahiers d’études romanes [En ligne], 4 | 2000, mis en ligne le 15 janvier 2013, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/etudesromanes/3288 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesromanes.3288

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Auteur

Georges Ulysse

Aix Marseille Université, CAER (Centre Aixois d’Études Romanes), EA 854, 13090, Aix-en-Provence, France.

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Droits d’auteur

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