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analyses et comptes rendus

Angelo Anaïs. — Power and the Presidency in Kenya : The Jomo Kenyatta Years

Yvan Droz
p. 617-620
Référence(s) :

Angelo Anaïs. — Power and the Presidency in Kenya : The Jomo Kenyatta Years. Cambridge, Cambridge University Press, 2019, 322 p., bibl., index.

Texte intégral

1Encore un livre sur Kenyatta, pourrait se dire le lecteur pressé. Or, il n’en est rien ! L’ouvrage d’Anaïs Angelo offre une nouvelle perspective — inspirée et éclairante — de l’homme que fut Jomo Kenyatta et de son étrange destin politique qui le conduisit à devenir le premier président de la nouvelle République du Kenya en 1963. Pourtant, rien ne le destinait à cette fonction et l’analyse de l’auteure laisse entendre que personne n’y aurait pensé : ni les Britanniques, ni ses alliés de la Kenya African National Union (KANU), ni Kenyatta lui-même ! C’est du moins la thèse d’Anaïs Angelo, qui nous montre de façon convaincante comment cet homme s’est retrouvé emporté par des événements sur lesquels il n’avait pas, ou peu, de prise : balloté de Londres où il étudiait l’anthropologie avec Malinowski à la torride prison de Kapenguria où l’armée britannique l’enferma en 1953 au début de l’état d’urgence, puis à la présidence du Kenya au moment de l’Indépendance.

2Cet ouvrage, issu d’une thèse de doctorat de l’Institut universitaire européen de Florence, se propose d’adopter une démarche historique originale : « Turning away from individuality as the sole explanation, it explores how a personality is shaped by a contingent historical context, and vice versa » (p. 21). Il faut reconnaître que l’exemple de Kenyatta convient parfaitement à cette démonstration, tant l’homme, à la manière du sage taoïste, se laisse emporter par les événements, joue du non-agir et laisse faire — apparemment — pour parvenir à ses fins : devenir un homme accompli kikuyu, reconnu de tous. En fait, comme le montre l’auteure, l’État kenyan n’est qu’un moyen pour y parvenir et le bien de la nation passe après derrière les affaires de famille ou de lignage. Pour Kenyatta, « politics are not a matter of individuals, they are a matter of families » (p. 46). En effet, le premier président du Kenya ne cherche pas à former des citoyens libres de toute attache familiale et responsables devant l’État, mais bien des individus loyaux avant tout à leurs liens familiaux, représentant de et respecté par leur famille dont ils doivent assurer la continuité en mettant au monde des enfants qui entretiendront la flamme du souvenir de la renommée de l’ancêtre. Pour convaincre le lecteur de son interprétation, Anaïs Angelo propose une analyse historique très fouillée en se fondant sur les archives kenyanes et britanniques récemment déclassifiées. En effet, les documents personnels de Jomo Kenyatta ont — bien curieusement et opportunément — disparu…

  • 1 Cette notion est développée dans Y. Droz, « L’éthos du mûramati kikuyu : Schème migratoi (...)

3Le premier chapitre inscrit Kenyatta dans son contexte sociohistorique, c’est-à-dire au sein de l’éthos kikuyu1 de l’homme accompli, et montre comment cet éthos a inspiré la conception de l’État du premier président du Kenya : « Kenyatta placed the Kikuyu principle of personal accomplishment at the basis of state-building in Kenya » (p. 53). Inspirée par les travaux de John Lonsdale sur l’ethnicité morale et le tribalisme politique, Anaïs Angelo montre de quelle manière Kenyatta imagine la politique comme une question de vertu civique inscrite dans l’éthos kikuyu, une conception bien éloignée de celle des Lumières et des droits de l’Homme : « Virtue for all, State for no one » (p. 52). Toutefois, cette conception est bien loin des visions communautaires imaginant des petits groupes solidaires : pour Kenyatta, tout repose sur l’individu vertueux qui respecte les valeurs inscrites dans l’éthos kikuyu.

4Soupçonné par les Britanniques d’être l’un des chefs du mouvement mau mau, Jomo Kenyatta est incarcéré en 1953 dans les étendues semi-désertiques du nord du Kenya avec d’autres personnalités politiques des mouvements pro-indépendance. Il y restera huit ans avant qu’une campagne pour le libérer aboutisse en 1961. Au cours de cette période, il est devenu pour de nombreux Kenyans l’emblème de la résistance à la colonisation britannique, et l’ambiguïté qu’il entretient sur ses liens avec les Mau Mau ne fait que renforcer ce statut : chacun y voit le reflet de ses espoirs. Certains le considèrent comme le vrai chef de la lutte anticoloniale, alors que d’autres pensent que son silence laisse entendre qu’il condamne les exactions des Mau Mau. La campagne pour le libérer est lancée par la KANU, l’un des partis politiques autorisés par les Britanniques, avec à sa tête des politiciens comme Oginga Odinga, Tom Mobya ou James Gichuru. Ces derniers considèrent Kenyatta comme inoffensif et trop vieux pour pouvoir prétendre les concurrencer pour la présidence du futur État indépendant : bien mal leur en prend ! Anaïs Angelo souligne dans ce deuxième chapitre comment Kenyatta se méfie de la KANU tout en restant dépendant d’elle. En quelque sorte, Jomo Kenyatta devient le symbole de la résistance à l’occupation britannique bien malgré lui…

5Le troisième chapitre analyse finement la période précédant les premières élections et le positionnement de Kenyatta face à la question brûlante de la propriété foncière : les colons britanniques des White Highlands allaient-ils se voir expropriés après l’indépendance pour que le nouvel État puisse redistribuer la terre aux paysans — revendication principale des Mau Mau — ou la République kenyane allait-elle respecter la propriété et racheter les terres aux Britanniques ? La réponse de l’auteure se résume en une phrase : « The land issue was understood as the necessity to buy out all land — not necessarily to make it accessible to all the people of Kenya » (pp. 113-114).

6Le quatrième chapitre aborde la période suivante et la création de la présidence. Face à deux partis politiques qui s’entredéchiraient et avec le soutien des Britanniques, Kenyatta parvient progressivement à s’affranchir de la KANU et joue le rôle d’un pacificateur ou réconciliateur entre les différents acteurs de la scène politique. Ce faisant, il impose sa vision de la présidence et assure progressivement son pouvoir, sans se préoccuper de la construction d’un État central fort : la présidence ne l’intéresse que pour poursuivre une trajectoire de vie qui le conduit à l’accomplissement personnel inspiré par l’éthos kikuyu.

7L’étude de cas des relations de Kenyatta avec les Merus offre l’occasion à l’auteure de préciser le rôle ambigu du nouveau président face aux Mau Mau. Cet exemple montre la finesse politique de Kenyatta qui, s’appuyant sur un politicien local, parvient à éliminer les derniers Mau Mau qui — insatisfaits par la politique foncière du gouvernement — ravivaient la guérilla anticoloniale. Dans le même temps, le Président s’entoure de gardes du corps issus des rangs des Mau Mau ! Maintenir l’incertitude quant à ses intentions se trouve au cœur de la stratégie politique de Jomo Kenyatta. La question de la terre continue de hanter le chapitre six et montre que « by controlling the funds and distribution of land ressources, Kenyatta successfully isolated competing political actors and institutions » (p. 179). Anaïs Angelo souligne la continuité de la politique foncière du gouvernement kenyan avec la politique coloniale de consolidation des terres, souvent au détriment des anciens Mau Mau, pour renforcer leur productivité et permettre le développement du pays : « the colonial legacy inherent to the Kenya government’s land politics was merely a tool to serve the political interests of the governing African elite » (p. 188).

8L’auteure dévoile ensuite le jeu subtil de Kenyatta qui lui permet d’accumuler les terres pour lui-même, sa famille, ses alliés et ses clients, tout cela sans intervenir dans la politique foncière kenyane : « Behind this lack of commitment, however, was a clear strategy of deregulating and bypassing state institutions by distributing personal favors. Kenyatta’s presidential power amounted neither to centralization nor to regionalization. Instead, it created a form of disempowered regionalism […], thus ensuring Kenyatta’s isolation from popular discontent. […] Kenyatta’s lack of commitment was in tune with his political imagination, which was built on the clear absence of any responsive duty, whether to state institutions, personal promises, or people’s hopes » (p. 33). Kenyatta mena cette fine stratégie avec succès, au détriment de la construction de l’État kenyan. L’on peut se demander si les soubresauts qu’a subis le Kenya depuis la mort de Kenyatta ne trouvent pas là leur origine… L’auteure poursuit son analyse en étudiant la position de Kenyatta face aux squatteurs — paysans sans terre occupant les terres des colons blancs — qui agitaient le Kenya et en menaçaient la stabilité. Elle rappelle que le mépris du président pour les sans-terre et son refus de leur distribuer des parcelles s’inscrivent parfaitement dans l’éthos kikuyu qui considère que l’appropriation des terres se fait soit par héritage, soit par le travail ou le défrichage : rien n’est gratuit et seuls ceux qui travaillent dur reçoivent le respect de leurs pairs. Kenyatta continue alors d’accumuler les terres pour lui-même et les siens, tout en laissant l’administration kenyane gérer la question des squatteurs et en prendre la responsabilité.

9Les deux derniers chapitres traitent de la fin de règne et des querelles de succession qui entourent trop souvent une « présidence impériale ». On y apprend que Kenyatta, dont la santé commence à flancher, s’isole progressivement et n’intervient plus que rarement dans le jeu politique tout en conservant une grande popularité et un pouvoir discrétionnaire. Ainsi, contrôlant toujours le financement et la distribution du foncier, Kenyatta continue de jouer un rôle d’arbitre dans le jeu politique. La question foncière se politise toujours plus et la distribution des terres devient un moyen de construire des réseaux clientélistes et de les développer dans la droite ligne du patrimonialisme. En distribuant des terres, Kenyatta parvient à nouer des alliances avec des politiciens ancrés dans leur terroir, ce qui lui permet de contrôler l’ensemble du pays et de maintenir le calme. Les querelles de succession agitent alors le monde politique et Kenyatta garde le secret sur ses préférences, laissant les prétendants s’éliminer ou se neutraliser mutuellement : « The succession struggle, combined with Kenyatta calculated passivity, paralyzed government politics » (p. 252).

10On le voit, loin d’être un livre de plus sur Kenyatta, ce bel ouvrage propose un éclairage nouveau et solidement argumenté sur ce personnage. Anaïs Angelo décrypte finement les stratégies politiques du futur président et l’on perçoit progressivement la constitution d’un redoutable politicien. Alors qu’au début de sa carrière, Jomo Kenyatta apparaît plus comme un fétu de paille balloté par les événements, son non-agir subtil devient peu à peu une formidable arme politique qui lui permet de maintenir une grande popularité au sein de la population kenyane, tout en neutralisant ses adversaires politiques et en accumulant une fortune considérable grâce au contrôle de la manne foncière financée par la Grande-Bretagne. Si cette trajectoire politique ne répond pas aux critères éthiques que l’on voudrait voir prévaloir dans le monde politique, elle correspond parfaitement à l’éthos kikuyu de l’homme accompli.

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Notes

1 Cette notion est développée dans Y. Droz, « L’éthos du mûramati kikuyu : Schème migratoire, différenciation sociale et individualisation au Kenya », Anthropos, 95 (1), 2000, pp. 87-98.

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Pour citer cet article

Référence papier

Yvan Droz, « Angelo Anaïs. — Power and the Presidency in Kenya : The Jomo Kenyatta Years »Cahiers d’études africaines, 247 | 2022, 617-620.

Référence électronique

Yvan Droz, « Angelo Anaïs. — Power and the Presidency in Kenya : The Jomo Kenyatta Years »Cahiers d’études africaines [En ligne], 247 | 2022, mis en ligne le 01 septembre 2022, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/etudesafricaines/39732 ; DOI : https://doi.org/10.4000/etudesafricaines.39732

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Auteur

Yvan Droz

Institut de hautes études internationales et du développement, Genève, Suisse

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