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Discussion

Pistes de recherche vers les e-learning studies

Discussion autour du Passage en Forse de Jacques Wallet
Jean-Luc Rinaudo

Texte intégral

1Jacques Wallet était un véritable chercheur. À partir de ses observations des dispositifs de formation à distance, de l’analyse d’archives, d’entretiens avec des auteurs, de lectures, il formulait des hypothèses qu’il offrait à la discussion de la communauté scientifique. Dans plusieurs de ces textes, il précisait comme ici « La terminologie proposée dans ce texte est provisoire et offerte au débat » (Wallet, 2002).

2Dans le texte « Passage en Forse », il esquisse des pistes pour la recherche sur la formation à distance qui nous interpelle. Dans ce texte, je réagirai au propos de cet article en interrogeant le champ de recherche de la formation à distance, le retour des enseignants, la transformation des savoirs, avant de revenir sur l’emploi du terme « crypteur ».

Un champ de recherche

3Rappelons tout d’abord qu’un dispositif de formation à distance est d’autant plus fort qu’il peut s’appuyer sur des travaux de chercheurs, externes ou impliqués dans ce dispositif, qui construisent des modèles d’intelligibilité sur ce qui se joue pour les différents acteurs : décideurs, concepteurs, enseignants, tuteurs, apprenants… Précisons encore que selon moi, et sans doute aussi était-ce l’idée de Jacques Wallet, il ne s’agit pas nécessairement de recherche-action ni de recherche collaborative. Le regard porté par des chercheurs dont l’objectif est l’analyse a posteriori des dispositifs (sur le dispositif Forse, on peut par exemple citer le travail de Béziat, Godinet et Wallet, 2005) et non pas l’accompagnement du changement donnent des éléments pour la conduite de ces dispositifs de formation à distance et les pratiques des formateurs, enseignants et tuteurs.

4Cette recherche ne peut être référée à un paradigme unique ni à une seule orientation disciplinaire. Je ne tiens pas ce propos ici en tant que chercheur en sciences de l’éducation, sciences nécessairement plurielles, mais parce que la recherche sur le numérique et notamment sur la formation à distance, mobilise des entrées multiples et interpelle une diversité de chercheurs aux appartenances disciplinaires variées : sciences de l’éducation, sciences de l’information et de la communication, sociologie (des médias, des techniques, de l’innovation), psychologie des apprentissages, ergonomie, sciences du langage… (Baron, 2013). En outre, au sein même de ces disciplines, des orientations épistémologiques et des choix de démarches méthodologiques différents, sinon opposés, peuvent contribuer à éclairer les dispositifs. Dans le domaine de la recherche sur la formation à distance, il me semble (mais peut-être me qualifiera-t-on de naïf) que le dialogue pluridisciplinaire existe. « On assiste à l’affirmation d’une approche multiréférencée, elle ne repose pas sur le postulat d’une quelconque supériorité de l’enseignement avec les NTIC, mais elle se construit sur une réflexion autour des usages » écrivait J. Wallet (2002). Si les chercheurs de ce domaine parviennent à travailler ensemble, ce n’est sans doute certainement pas parce qu’ils sont plus intelligents et plus malins que des chercheurs travaillant sur d’autres domaines. Ce dialogue scientifique a provoqué l’émergence d’un champ qu’on pourrait nommer les e-learning studies (« Ce terme est livré à la critique » aurait probablement écrit J. Wallet), dans lequel aucune approche disciplinaire, aucun paradigme ne peut prétendre à l’exclusivité ni tenir une position hégémonique. Sans aller jusqu’à une démarche de co-pensée qui nécessite la reconnaissance des effets inconscients des dynamiques groupales (Blanchard-Laville, 2000), la complexité des dispositifs de formation à distance rend nécessaires des approches multi-référencées.

5Ces démarches plurielles, respectueuses des apports de l’autre, peuvent se comprendre comme de possibles prolongements dans le domaine de l’épistémologie de la recherche, du modèle d’analyse systémique qui était cher à J. Wallet (2010), le modèle PADI, où toute intervention sur un des pôles du carré (pédagogie, acteurs, dispositifs, institution) oblige les autres pôles à rechercher à rétablir un équilibre stable. Peut-on en extrapolant, avancer qu’en acceptant de travailler en recherche avec des collègues d’orientation diverses (de la didactique disciplinaire à la clinique d’orientation psychanalytique, par exemple) aux démarches multiples, J. Wallet suggérait que le savoir scientifique, du moins sur le domaine de la formation à distance, se construit par l’acceptation du déséquilibre que peut provoquer la connaissance des travaux d’autres chercheurs (à condition qu’ils ne soient pas entachés de biais méthodologiques ou de militantisme technolâtre), puis entrainer la recherche d’un nouvel équilibre.

Le retour des enseignants

6Jacques Wallet pointe ce qu’il nomme le retour des enseignants, avec l’émergence des classes virtuelles. Il faut tout d’abord noter que ce retour des enseignants accompagne, dans un mouvement paradoxal, un désir d’autonomisation des apprenants, facilité par leur pratique des outils de communication en réseaux. On assiste donc à un double mouvement : d’une part une plus grande présence des enseignants à distance, d’autre part, davantage de possibilités d’autonomisation pour les étudiants.

7Il nous faut repérer également que ce retour des enseignants se déroule sur une toile de fond ancienne de la disparition des enseignants que provoqueraient les technologies de l’information et de la communication dans le champ de l’éducation et de la formation (Rinaudo, 2018).

8Ce retour des enseignants signe-t-il la disparition des tuteurs ? L’histoire des technologies numériques nous a appris à être prudents quant aux perspectives de transformation du système scolaire ou de disparition des enseignants (Wallet, 2006). Probablement que le rôle des tuteurs sera transformé par ce retour au premier plan des enseignants, concepteurs de cours. Avec la continuité pédagogique imposée par les conditions sanitaires de la crise de la Covid-19, sans doute que ce retour s’est encore accentué. Un entrelacement semble s’être installé entre formation universitaire en présence et formation à distance. Il est facilité par les innovations technologiques : les logiciels de montage vidéo, de son, de mise en animation de diaporamas sont devenus de plus en plus faciles d’accès et leur ergonomie permet leur appropriation par un enseignant qui n’a pas une formation initiale d’ingénieur du son ou de monteur. Dans la même idée, rappelons que J. Wallet tenait à ce que le dispositif Forse ne soit pas exclusivement le domaine de spécialistes du numérique. Ainsi, tous les enseignants-chercheurs du département des sciences de l’éducation de l’université de Rouen, quel que soit leur domaine de recherche, étaient impliqués dans le dispositif, en licence ou en master. Cet entrelacement plus marqué permet la poursuite de travaux sur la présence-absence dans les situations d’enseignement-apprentissage médiatisées par des technologies de la communication, déjà initiés notamment par Geneviève Jacquinot (1993). Je soutiens l’idée que l’analyse des dispositifs dans lesquels interviennent des enseignants-chercheurs non spécialistes des technologies présente un double intérêt. D’une part, la perception que ces enseignants portent sur le dispositif est souvent moins technocentrée et permet de pointer ce qui peut faire obstacle à l’appropriation du dispositif. D’autre part, l’étude des pratiques professionnelles au sein du dispositif à distance met à jour des pratiques ordinaires d’enseignement, qui sont mises en œuvre à la fois à distance, mais également en présence, avec des variations, en fonction des contextes. Dit autrement, l’analyse de la pratique enseignante en ligne peut être révélatrice de pratiques en présence, qui n’apparaissent aux chercheurs que parce qu’ils investiguent la distance. Enfin, l’articulation présence-absence, pensée davantage comme un continuum que comme un clivage, ouvre la voie à des travaux sur les effets de l’enseignement à distance sur la formation en présence et parallèlement, sur ceux de l’enseignement présentiel surtout lorsqu’il est « augmenté » de ressources en ligne, dans un enseignement hybride, sur l’enseignement en ligne.

Une transformation des savoirs

9Cela nous offre une transition avec ce que propose J. Wallet sur la question des savoirs et de leur possible transformation. La question qu’il formule (qu’est-ce qui est transformé : les savoirs eux-mêmes ou la transmission du savoir ?) est intéressante, mais déjà très souvent formulée. Elle renvoie aux travaux sur la relation entre médiatisation et médiation (Peraya, 1999 et Peraya, 2008) qui est une des questions principales pour la recherche sur la formation à distance, mais qui devrait également concerner les autres dispositifs de formation.

10En revanche, cette centration sur les savoirs dessine l’esquisse d’une nécessaire collaboration scientifique entre chercheurs des e-learning studies et didacticiens pour traiter des effets sur la transposition didactique de la mise en ligne des savoirs et de la mise en ligne de l’enseignant.

Les crypteurs

11À propos de la transmission des savoirs, J. Wallet écrit qu’elle est régulée par trois « crypteurs ». Le choix de ce terme n’est sans doute pas innocent. En homme averti des technologies numériques, J. Wallet ne pouvait ignorer la référence au cryptage de données. En homme de culture, il ne pouvait ignorer la référence religieuse des cryptes, construites sous l’édifice et peu éclairées. Qu’est-ce que ces crypteurs, médiatique, temporel et délégataire, cachent ? Qu’y-a-t-il à décrypter ? Comment s’articulent-ils pour que le dispositif de formation à distance s’établisse sans que l’on ne puisse plus discerner pleinement ces crypteurs ?

12L’orientation psychanalytique, selon laquelle je mène mes travaux, la notion de crypte est liée à celle de fantôme (Abraham et Torok, 1987), qui mobilise la notion freudienne d’inquiétante étrangeté, lorsque le familier devient étranger. Elle est mobilisée dans des contextes de transmissions intergénérationnelles. Comme une pirouette, un jeu de mots qu’affectionnait Jacques, pour héritage.

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Bibliographie

Abraham, N. et Torok, M. (1987). L’écorce et le noyau. Paris : Flammarion.

Baron, G.-L. (2013). La recherche francophone sur les « technologies » en éducation : réflexions rétrospectives et prospectives. Sticef, 20. http://sticef.univ-lemans.fr/num/vol2013/16-baron-reiah/sticef_2013_NS_baron_16p.pdf

Béziat, J., Godinet, H. et Wallet, J. (2005). Le cyber étudiant en sciences de l’éducation : un modèle en évolution. https://edutice.archives-ouvertes.fr/edutice-00001399/document

Blanchard-Laville (2000). De la co-disciplinarité en sciences de l’éducation. Revue française de pédagogie, 132, 55-66.

Jacquinot, G. (1993). Apprivoiser la distance et supprimer l’absence ou les défis de la formation à distance. Revue française de pédagogie, 102, 55-67.

Peraya, D. (1999). Médiation et médiatisation : le campus virtuel. Hermès, 25, 153-167.

Peraya, D. (2008). Un regard critique sur les concepts de médiatisation et médiation : nouvelles pratiques, nouvelle modélisation. Les Enjeux de l’information et de la communication, supplément.

Rinaudo, J.-L. (2018). Fin de l’école ! Fin des enseignants ! Au-delà des discours. Education & Formation, e-309, 9-16.

Wallet, J. (2002). Le point de vue des sciences de l’éducation. Dans G.-L. Baron et E. Bruillard (dir.), Symposium Technologies informatiques en éducation. Paris : Maison des sciences de l’homme. https://www.researchgate.net/profile/Georges-Louis-Baron/publication/36380806_Symposium_Technologies_informatiques_en_education/links/5542667d0cf234bdb21a12d2/Symposium-Technologies-informatiques-en-education.pdf

Wallet, J. (2006). À l’heure de la société mondialisée du savoir, peut-on supprimer les enseignants ? Hermès, 45, 91-98. https://www-cairn-int-info.sirius.parisdescartes.fr/revue-hermes-la-revue-2006-2-page-91.htm

Wallet, J. (2010). Technologie et gouvernance des systèmes éducatifs. Dans B. Charlier, F. Henri (dir.), Apprendre avec les technologies (p. 71-80). Paris : Presses universitaires de France.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jean-Luc Rinaudo, « Pistes de recherche vers les e-learning studies »Distances et médiations des savoirs [En ligne], 34 | 2021, mis en ligne le 23 juin 2021, consulté le 16 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/dms/6245 ; DOI : https://doi.org/10.4000/dms.6245

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Auteur

Jean-Luc Rinaudo

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