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Hélène Vu Thanh, Devenir japonais

Centre Roland-Mousnier, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2016, 486 p.
Laurent Mercier
p. 146-149
Référence(s) :

Hélène Vu Thanh, Devenir japonais, Centre Roland-Mousnier, Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2016, 486 p. Photographies hors texte, textes en portugais, glossaire, index des noms et des lieux, cartes, bibliographie. Préface d’Alain Tallon, professeur d’histoire moderne à l’université Paris-Sorbonne

Texte intégral

1« La mission qui a le plus fait rêver l’Occident » a suscité récemment un regain d’intérêt grâce à la version cinématographique de Silence (Martin Scorsese, 2016, d’après le roman de Shushaka Endo, 1966). Un ouvrage vient à point en renouveler l’historiographie : Devenir japonais, issu de la thèse d’Hélène Vu Thanh, (maître de conférences à l’université de Bretagne-Sud), tente de problématiser cette rencontre entre christianisme et Japon selon le paradigme de l’« accommodation », pratique qui consiste à « interpréter un texte ou une doctrine présumée divine à l’aune des circonstances nouvelles (p. 12) ».

  • 1 Préface d’Alain Tallon p. 8.
  • 2 Romain Bertrand, L’Histoire à parts égales. Récit d’une rencontre Orient-Occident, xvie-xviie siècl (...)

2Évitant les « dangers de la World History », qui substituerait « à une histoire téléologique eurocentrée une histoire tout aussi téléologique, déseuropéanisée »1, l’auteur mobilise les apports des études récentes, parfois – mais pas seulement – postcoloniales, aussi bien que des ouvrages plus anciens, européens comme japonais, et met en œuvre une approche à la fois globale (les réseaux des « empires ibériques » et de l’Église catholique) et locale (le contexte d’un Japon à la croisée des chemins, et d’une région spécifique, Kyushu et le sud-ouest de Honshu), faisant de ce « siècle chrétien au Japon » (1549-1614) une « histoire à parts égales2 » (p. 19).

3L’abondance et la variété des sources (ouvrages rédigés sur place, comme l’Historia de Japam de Luis Frois ou le récit d’Alessandro Valignano, les « catalogues », sortes de carnets de bord de la mission mentionnant les progrès de celle-ci, les événements, le personnel recruté et ses états de service…) ne nuisent pas à l’« unité documentaire » (p. 10) de l’étude, centrée sur le seul ordre de la Compagnie de Jésus (franciscains et dominicains furent aussi présents… et rivaux) pour mieux cerner sa stratégie d’implantation.

4Les deux premiers chapitres contextualisent la mission politiquement et géographiquement : un pays étrange, déchiré par les conflits locaux (période du Senjuku-Jidai), qu’unifient successivement trois chefs de guerre, Nobunaga Oda, Toyotomi Hideyoshi et Tokugawa Ieyasu, les deux derniers se retournant de plus en plus contre les chrétiens au nom de l’unité « nationale » ; une implantation limitée au sud-ouest de l’archipel, avec Kyushu et Nagasaki pour épicentre, Miyako (Kyoto) la capitale convoitée, comme tête de pont sur Honshu, et un éparpillement de petites communautés entourées de la masse des « païens » à la fois bouddhistes et shintoïstes.

5« Le dernier et le plus éloigné des jalons […] portugais en Asie » (p. 24) s’ouvre aux Européens par le besoin de commercer et l’attrait des arquebuses (les Tanegashima, du nom de la ville où elles étaient importées puis imitées) ; les jésuites suivent navigateurs et commerçants, créant une « sous-province » dépendant de Goa, puis autonome. Ils visent la noblesse et les classes supérieures pour avoir plus de prise sur le reste de la population, quoique « souvent un daimyo répugne à imposer la nouvelle religion de peur de susciter des révoltes » (p. 55). De 1549, arrivée de François-Xavier, au début du mandat d’Alessandro Valignano, le plus actif et prolixe des responsables de la mission (1579), c’est la phase de « construction de l’espace missionnaire » : on convertit, on construit des écoles, des séminaires, des églises, des hôpitaux, d’ailleurs critiqués par les élites locales « considérant que soigner les pauvres et les lépreux est un acte dégradant » (p. 64).

6Les jésuites, quoique tenant les Japonais, à la différence des Amérindiens ou des Indiens de Goa, pour « une population supérieure, douée de raison, blanche et civilisée » (p. 73), pratiquent une répartition inégalitaire des rôles et des fonctions au sein de la mission : si les Européens sont majoritairement issus des grandes universités ibériques ou italiennes – car pour une telle mission l’élitisme est à l’ordre du jour –, les recrues locales peinent à intégrer l’ordre et à monter en grade. « On veille à ce que les carrières progressent lentement » (p. 133). Le premier prêtre japonais, « Juliao » Nacaura (Nakawara), est ordonné en 1598. La plupart doivent se contenter du statut de Dogico (Dojuku), calqué sur les desservants de la secte Zen. Les plus instruits sont même pénalisés par leur savoir, qui les oriente vers la prédication, et les y confine.

7Le rôle des laïcs, « relais parareligieux » (p. 157), est indispensable au vu du petit nombre de missionnaires (159 en 1593) ; « enthousiasme, japonisation, enracinement » sont les piliers de leur engagement. Recrutés dans les classes supérieures, ils forment des confréries sur le modèle tridentin. Les femmes reçoivent une certaine promotion. Kikhyoara Ito, « Maria », dame d’honneur de la noble Hosokawa Tama, est « coadjuteur » et « fait office de véritable passeur ». Elle baptise sa maîtresse, devenue « Gracia », qui elle-même s’oppose à son mari volage et violent. Mais cette « rébellion des femmes » a des limites : les jésuites refusent le divorce, contrairement aux coutumes japonaises. La « piété féminine » est contrôlée autant qu’encouragée (p. 162-165).

  • 3 Titre du chapitre 5.

8Les moyens pour « fabriquer des chrétiens3 » ne manquent pas et se renouvellent : l’imprimerie apparaît en 1590, on édite en « Romaji » (caractères latins) ou en « Kanji » (idéogrammes) des ouvrages chrétiens, le Contemptum Mundi, la Dochirina Kirichitana (doctrine chrétienne), ou profanes, comme l’épopée locale Heiko Monogatari. Dans le contexte tridentin, le cérémonial se fait de plus en plus somptueux, à tel point qu’un fidèle, « Justo » Myoso, assistant au baptême d’un noble, réclame d’être à nouveau baptisé (p. 223) ! Les nouveaux prénoms ne sont pas sans lien avec les sonorités japonaises : Léao évoque Rian (bénéfice et paix), Thomé rappelle Tomo (porte de lumière). La stratégie d’accommodation fait coïncider fêtes chrétiennes et shintoïstes : la fête de « Nossa Senhora da Protecçao » se déroule en même temps que Shogatsu, le nouvel an japonais. Christianiser sans heurter ni dépayser suscite des difficultés nouvelles : « Ambiguïté entre singularité du christianisme et volonté de ne pas couper les chrétiens des autres » (p. 244).

9D’où des concessions sélectives et des limites à l’« accommodation » : que faire au sujet du mariage ? Monogamie, fidélité, indissolubilité chrétiennes s’opposent totalement à la fréquente polygamie, à l’infidélité endémique et aux répudiations courantes dans la tradition japonaise. Le mariage japonais lui-même est-il authentique, ou un simple contrat ? Faut-il donc reconnaître les mariages préexistants ? Les jésuites répondent par l’affirmative « pour ne pas avoir à tout refaire ». Mais leur argumentation pour condamner le divorce (« Si le divorce était possible, les époux pourraient-ils s’attacher l’un à l’autre ? » [p. 274]) peine à convaincre la population.

  • 4 Ikuo Higashibaba, Christianity in Early Modern Japan, Leyde, Brill, 2002, p. 38.

10Les symboles ont aussi une fonction ambiguë : les convertis utilisent concurremment nouveaux et anciens, dans une sorte de « spiritual insurance system4 » (p. 279) aussi utilitariste que syncrétique. L’eau bénite a des vertus curatives, discipline et flagellation ont un grand succès en raison des pouvoirs magiques attribués au fouet, outre le parallélisme entre la « culture de la honte », le « On » japonais, et celle du péché et de la souffrance rédemptrice véhiculée par les Ibériques. Il faut donc « réinterroger » sans cesse le champ de l’accommodation, et lui fixer des limites (p. 294).

  • 5 Titre du chapitre 8.

11La « lutte culturelle5 » se fait surtout contre le bouddhisme : on renvoie « les bonzes à la catégorie de l’autre, celle de l’altérité absolue » (p. 296). Les « disputes », comme celle de 1569 chez Nobunaga entre les chefs de la mission et le bonze Xomin Nichijo, noirci et stigmatisé dans l’Historia de Japam (1586-1594) de Luis Frois, montrent une incompréhension mutuelle. La question des moines zen : « Pourquoi Dieu laisse-t-il le démon faire du mal aux hommes ? » paraît totalement incongrue aux jésuites (p. 324) ! Ils « dissocient la culture japonaise et le bouddhisme qui en est un élément structurant » (p. 321).

12Les récits de la mission s’inscrivent dans les « réseaux de circulation des savoirs » (p. 348) sur les « mondes découverts », mais participent aussi de la propagande, une « stratégie littéraire » visant à « transformer les échecs en réussites », exonérant leur part de responsabilité dans la fin de la mission, ne voyant dans les shoguns que de perfides persécuteurs, alors qu’ils pensent surtout à supprimer tout « État dans l’État », que la secte incriminée soit autochtone ou étrangère…

13On y présente un Japon « fascinant et mystérieux » (p. 339) pour mettre en exergue les difficultés objectives de la mission, justifier les levées de fonds… et la politique d’accommodation. Des « exempla » et des miracles sont mis en scène : guerrier cru mort puis réapparu, usurier voulant rembourser ses débiteurs, ex-moine égrillard fuyant dans la neige une servante tentatrice, profanateurs de croix qui s’entretuent au pied du calvaire ; il faut montrer la solidité et la fiabilité des conversions, la capacité des chrétiens à demeurer fidèles.

  • 6 Shusaku Endo, Silence, Paris, Denoël, 1992, p 225 et 233.
  • 7 Cf. Géraldine Antille, Les chrétiens cachés du Japon. Traduction et commentaire des Commencements d (...)

Mais comme le dit le héros de Silence : « Notre religion ne prend pas racine ici […] comme le squelette d’un papillon sur une toile d’araignée6 » (p. 381). Loin d’une « mission d’élite autoproclamée » (p. 386), l’aventure jésuite au Japon et son récit montrent les limites d’une accommodation, qui n’a jamais été un but, mais un moyen à l’opportunité et aux modalités sans cesse remises en cause. C’est aussi l’échec d’une « contre-société » qui n’a eu ni le temps ni les moyens d’exister en dehors de Nagasaki. L’auteur conclut pertinemment sur l’héritage de cette rencontre : c’est l’histoire des « chrétiens cachés ». Mais elle « laisse à d’autres le soin de la conter » (p. 386)7.

14Cet ouvrage très dense témoigne non seulement d’une volonté de renouveler – avec succès – une histoire souvent hagiographique et apologétique, mais il représente également une clé pour qui veut, faute de « devenir japonais », découvrir une étape essentielle de l’histoire japonaise et comprendre un des rares moments de l’histoire mondiale où l’« inexorable » européanisation ne s’est pas faite.

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Notes

1 Préface d’Alain Tallon p. 8.

2 Romain Bertrand, L’Histoire à parts égales. Récit d’une rencontre Orient-Occident, xvie-xviie siècles, Paris, Le Seuil, 2011.

3 Titre du chapitre 5.

4 Ikuo Higashibaba, Christianity in Early Modern Japan, Leyde, Brill, 2002, p. 38.

5 Titre du chapitre 8.

6 Shusaku Endo, Silence, Paris, Denoël, 1992, p 225 et 233.

7 Cf. Géraldine Antille, Les chrétiens cachés du Japon. Traduction et commentaire des Commencements du Ciel et de la Terre, Genève, Labor et Fides, 2007.

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Pour citer cet article

Référence papier

Laurent Mercier, « Hélène Vu Thanh, Devenir japonais »Diasporas, 31 | 2018, 146-149.

Référence électronique

Laurent Mercier, « Hélène Vu Thanh, Devenir japonais »Diasporas [En ligne], 31 | 2018, mis en ligne le 21 août 2018, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/diasporas/1533 ; DOI : https://doi.org/10.4000/diasporas.1533

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Laurent Mercier

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