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Analyses

Pouvoir et création dans l’audiovisuel d’entreprise

Thomas Heller

Résumés

La création, dans le domaine de l’audiovisuel d’entreprise, s’articule avec les procédés relevant de la persuasion. En conséquence, à l’encontre d’un ensemble d’idées reçues et compte tenu des spécificités du genre, il n’y a pas d’antinomie entre création et pouvoir. Mais le rapport de l’audiovisuel au pouvoir est loin d’être univoque, ce qui rend d’autant plus complexe l’appréhension de cette relation, et en particulier les enjeux qui lui sont associées.

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Texte intégral

1Au sein de la grande famille audiovisuelle, le film d’entreprise a des allures de « vilain petit canard ». Comme lui, il souffre de ses particularités : il relève de la commande, ce qui le rend servile ; il est fonctionnel, ce qui le rend vulgaire ; sa référence est le monde du travail, ce qui le rend ennuyeux. De plus, oublié de la programmation cinématographique ou télévisuelle, le genre doit se contenter des créneaux restreints de sa fonctionnalité. Acculé dans sa mare, sous le regard de rares observateurs, il est alors la proie facile des préjugés.

  • 1  C’est un écueil que le spot publicitaire a dépassé, notamment en détournant les regards de la fonc (...)

2Dans un tel contexte, l’idée même que l’audiovisuel d’entreprise puisse acquérir une légitimité en terme de création est sujette à caution. La politique d’auteur qui a marqué, en France, le discours sur la production cinématographique ne plaide guère en faveur de cette reconnaissance. Et l’absence de visibilité des œuvres stimule la critique sur les seules particularités du genre, qui elles-mêmes tendent à discréditer une telle acception1. Le rapport au pouvoir, notamment, ôte l’autonomie que l’on accorde généralement à la création.

3Cette représentation situe l’œuvre de commande dans une hiérarchie des valeurs culturelles, où la noblesse ne s’acquiert que dans un affranchissement du pouvoir et de la fonctionnalité. Reléguée d’emblée au bas de l’échelle, la commande devient dès lors un repère essentiel de validation de la qualité d’artiste. C’est par rapport à elle ou plutôt par opposition à elle que l’activité créatrice prend son sens. Or, donner à la création les atours de l’innocence ne fait que masquer la dimension politique de la création, au profit de la caresse de l’âme. L’un n’empêche pas l’autre ; c’est ce que nous voudrions montrer en interrogeant le rapport qui unit ces trois notions.

4Notre propos n’est pas de transformer le « vilain petit canard » en « cygne », mais plus simplement de proposer quelques pistes de compréhension d’un secteur. En retour, la problématique du pouvoir et de la création centrée ici sur le film d’entreprise trouve un évident prolongement dans l’audiovisuel en général. Le lecteur verra peut-être aussi dans ces quelques pages une façon d’interroger la part du « canard » qu’il y a dans les « cygnes ».

  • 2  Michel Crozier et Erhard Friedberg, L’acteur et le système, l’oint Seuil, Paris, 500 pages, 1977.
  • 3  Thomas Heller, « Le construit contractant : l’audiovisuel d’entreprise comme objet scientifique », (...)

5Dans une première partie, nous rendons compte des liens complexes qui se tissent entre pouvoir et audiovisuel. Il s’agit de discuter quelques idées reçues dont nous avons esquissé quelques contours. Pour ce faire, nous proposons une lecture de quelques aspects du processus de production en nous inspirant du modèle de la stratégie de l’acteur2. Nous nous contentons ici de reprendre les grandes lignes d’une réflexion menée antérieurement3.

6Dans une deuxième partie, nous proposons un cadre d’acception de la notion de création à l’intérieur du champ de l’audiovisuel d’entreprise. La démarche, essentiellement empirique, s’appuie sur une activité spectatorielle importante, afin de cerner des tendances, des récurrences ou des ruptures. Sa limite tient au choix – aléatoire en fonction des circonstances et des occasions de visionnement — du corpus consulté.

7Enfin, dans une troisième partie, nous soulignons qu’au-delà des rapports de force, en particulier entre acteurs de l’entreprise et acteurs de l’audiovisuel, la logique persuasive de l’audiovisuel offre un terrain d’entente relatif mais néanmoins pertinent pour faire valoir l’idée que création et pouvoir sont loin d’être antinomiques. Nous nous inspirons pour cela de certains travaux de psychologie et de psychologie sociale.

  • 4  Thomas Heller, « Audiovisuel d’entreprise : une définition impossible », in Dossier de l’audiovisu (...)

8La notion d’audiovisuel d’entreprise ne sera pas ici discutée ; nous avons en d’autres lieux4 fait part de l’ambivalence de ces termes, de la variété des référents auxquels ils renvoient. Par souci de simplification et de clarté de notre propos, nous entendons ici par audiovisuel d’entreprise les films et vidéogrammes (la distinction dans le texte ne sera pas toujours faite) commandités par des organisations dont la fonction principale est de produire des biens et des services destinés à la vente, et qui répondent à des besoins internes ou externes d’information ou de promotion de l’organisme commanditaire (à l’exception de ce que l’on appelle communément le spot publicitaire commercial et corporate).

Audiovisuel d’entreprise : une affaire de pouvoirs

  • 5  voire celui du patronat pris dans sa globalité.

9Indiscutablement, l’audiovisuel d’entreprise est le fait d’un pouvoir qui le met en œuvre. Ne parle pas qui veut, dans l’entreprise, et puisque c’est à une direction que revient la décision de la commande, il semble aller de soi que la paternité du propos lui revienne également. Cette réalité cependant conduit souvent à une interprétation très partielle du rapport de l’audiovisuel au pouvoir. Dans cette perspective, en effet, le film devient le reflet d’un discours, celui de la direction5, perçue ici comme une entité unie dans les mêmes représentations, les mêmes intérêts, et nécessairement s’opposant à ceux qui dans l’entreprise ne disposent pas de ce pouvoir de discourir. Le réalisateur, quant à lui, n’est là que pour transformer ce point de vue collectif en images et en sons. Ce schéma, séduisant par sa simplicité, ne rend guère compte de la réalité de la commande et, donc, ne permet pas de saisir la complexité du cadre dans lequel se négocie la dimension créatrice de l’œuvre.

Commande et pouvoirs dans le champ de l’entreprise

10Il serait vain de dresser un schéma des rapports entre audiovisuel et pouvoir ; trop de facteurs contingents interviennent. Chaque œuvre en définitive porte en elle la configuration particulière de ceux-ci.

  • 6  Jean-Pierre Le Goff, Les illusions du management, La découverte, Paris, 1996, p. 26.

11L’entreprise renvoie à des réalités juridique, structurelle et organisationnelle extrêmement variées, qui déterminent l’organisation décisionnelle, c’est-à-dire « l’instance qui incarne l’unité collective, (et) a la charge du maintien d’un ordre nécessaire et de la réalisation d’objectifs communs à cette collectivité »6. Celle-ci imprègne la mise en œuvre d’un film en définissant les acteurs habilités à prendre des décisions, leur nombre, et l’étendue de leurs prérogatives.

12La place du film dans la stratégie de l’entreprise, les enjeux qu’il représente, les savoirs qu’il mobilise influent sur l’organisation de sa mise en chantier. Un film de procédures à destination d’un public de techniciens n’impliquera pas exactement les mêmes acteurs qu’un film de présentation des activités de l’entreprise destiné au grand public. Pareillement, l’existence ou non d’un service communication ou d’un service audiovisuel dans l’entreprise pourra modifier la carte des acteurs intervenant dans l’élaboration d’un produit.

13Autrement dit, la réalisation d’un film fait intervenir, au sein de l’entreprise, à des degrés divers, des instances politiques (direction générale) et des instances fonctionnelles (chef d’atelier, responsable de service…), avec un degré de responsabilités variable, selon les objectifs du film par rapport à la stratégie de l’entreprise. Schématiquement, moins le film engage la représentation de l’entreprise, plus la délégation dans sa réalisation est envisageable et les acteurs qui en bénéficient peuvent jouir d’autonomie, donc de pouvoir.

14Le rapport entre audiovisuel et pouvoir se traduit donc avant tout par une adaptation à la commande de la structure organisationnelle du pouvoir ; au découpage hiérarchique dans l’entreprise répond un nouveau découpage hiérarchique autour du film, marqué entre autres par la délégation, l’implication de certains acteurs au détriment d’autres acteurs dans l’entreprise, selon la spécificité de la commande, voire selon certaines affinités entre les acteurs. C’est pourquoi la mise en œuvre d’un audiovisuel constitue un enjeu de pouvoir qui se révèle dans la dynamique relationnelle des acteurs de l’entreprise autour du film.

  • 7  Michel Crozier, Erhard Friedberg, L’Acteur et le système, Seuil, Paris, 1977.

15L’entreprise est — pour reprendre une proposition de Michel Crozier et Erhard Friedberg7 — le royaume du calcul, du marchandage, un lieu où les acteurs, en fonction des opportunités qui s’offrent à eux et dans le cadre des contraintes qui sont les leurs, cherchent à préserver ou améliorer leur situation. Ce comportement, dit stratégique, implique un rapport particulier au pouvoir, non plus défini par un organigramme, mais par la mobilisation de ressources pertinentes par l’acteur dans une situation relationnelle donnée et de manière à accroître sa propre marge de liberté. L’audiovisuel fait partie de ces opportunités sur lesquelles se cristallisent les comportements stratégiques.

16Il est un objet par lequel tel ou tel acteur, tel ou tel service, va tenter de redéfinir ou confirmer sa place au sein du système. La position du réalisateur (du producteur également) n’est en ce sens pas toujours évidente à tenir, surtout s’il n’a pas conscience de l’existence des enjeux qui entourent sa prestation.

Le réalisateur entre deux eaux

17Pour sa part, le réalisateur évolue dans un champ économique spécifique (celui de l’audiovisuel). Sa pérennité dans ce secteur dépend de la satisfaction du commanditaire (ce qui pose le problème – bien réel tant les entrées sont nombreuses — de l’évaluation). Aussi la commande supposé-telle un certain assujettissement du réalisateur aux besoins de celui-ci ; mais le fait qu’il en appelle au savoir-faire d’un professionnel de l’audiovisuel suppose qu’il attend de lui un service qu’il ne peut trouver au sein de l’entreprise, et donc qu’il reconnaît à celui-ci des compétences dont le réalisateur pourra se servir pour négocier cet assujettissement. Certes, le nombre important des sociétés de production et des réalisateurs sur un marché pour le moins concurrentiel relativise considérablement la rareté de la compétence, comme critère de négociation.

18Cependant, les commanditaires ne savent bien souvent ni comment exprimer leurs besoins en termes d’objectifs, ni comment exprimer leurs attentes en termes esthétiques ; une fois choisi un réalisateur, celui-ci pourra bénéficier d’une marge de manœuvre d’autant plus importante qu’on lui fera confiance. Par ailleurs, d’autres paramètres peuvent intervenir comme ressources dont le réalisateur pourra user afin d’accroître sa marge de liberté. La notoriété publique, par exemple, en est une ; en se payant un « nom », l’entreprise accepte l’espace de liberté dans lequel se meut habituellement la personnalité sollicitée. La connaissance de l’entreprise et/ou de ses réseaux décisionnels, en est une autre, et favorise la permanence des collaborations. Ainsi, il suffit qu’un film ait donné satisfaction au commanditaire pour voir un réalisateur régulièrement sollicité. L’expérience acquise dans l’entreprise constitue un capital que le professionnel de l’image pourra utiliser pour accroître sa marge de liberté.

19S’agissant de satisfaire aux exigences de l’entreprise, on peut s’interroger sur l’intérêt, pour le réalisateur, de mobiliser des ressources afin de réduire son assujettissement du fait de la commande. Autrement dit, et hors de toute négociation tarifaire, pourquoi un réalisateur questionnerait-il la commande, chercherait-il à se ménager une marge de liberté, au risque de mettre en péril la relation contractuelle qui le lie au commanditaire, et donc sa situation économique ?

20À cette question, nous pouvons bien sûr avancer un ensemble d’arguments que nous pourrions regrouper sous le terme d’éthique : non pas celle d’une profession, formalisée par des chartes (bien souvent aussi louables qu’inapplicables), mais celle plus personnelle qui tient à la relation entre un professionnel et son métier : le plaisir, le souci de cohérence dans le travail à l’encontre des enjeux internes, le respect du public… Chacun se fixe ses limites à l’assujettissement, avec une souplesse de négociation plus ou moins grande selon les situations, les enjeux que constitue pour soi la commande.

21Mais il est un autre déterminant, plus important encore peut-être que ceux relatifs à une éthique de travail, et justifiant la recherche d’un certain pouvoir du réalisateur sur le commanditaire : ce sont les critères retenus par les professionnels de l’audiovisuel définissant les qualités d’un réalisateur.

22En effet, le champ de l’audiovisuel, et donc les conditions d’intronisation en son sein ne se limitent pas à la satisfaction d’un commanditaire. Un réalisateur est avant tout jugé sur « ses bandes », c’est-à-dire ce qu’il a déjà fait dans son domaine. Lorsqu’il présente à un producteur ou même aux responsables d’une entreprise son travail, celui-ci est par conséquent complètement décontextualisé. Quand bien même l’esprit de la commande interviendrait dans l’évaluation, il ne peut être que secondaire puisque les juges ne sont pas en mesure de replacer le film dans le contexte qui a participé à sa réussite. En conséquence, ils sont obligés de se reporter sur d’autres critères de reconnaissance. Interviennent la clarté du propos, l’imagination, l’originalité, la beauté du texte, les qualités (technique et esthétique), l’émotion, le rythme, etc. C’est à dire, en définitive, des critères qui ne sont pas propres au film de commande, mais qui s’appliquent à l’audiovisuel de loisir. En ce sens, un propos qui s’ancrerait trop dans le particularisme d’une entreprise, et qui ne serait entendu que par ses membres, risque de nuire à son auteur s’il veut s’en servir comme élément de reconnaissance à l’intérieur de sa profession. La viabilité économique d’un réalisateur ne se limite pas à la capacité de réponse à une commande, mais à celle de satisfaire aux exigences d’une profession, et qui lui vaudront d’être sollicité.

23Le festival de Biarritz, ou encore celui du Creusot, en couronnant tous les ans des réalisateurs selon des critères qui relèvent davantage de qualités filmiques que communicationnelles (même si celles-ci sont prises en compte) fournit des repères appréciables sur les conditions de légitimation dans la profession.

24Ainsi, le réalisateur est-il placé entre deux eaux : d’un côté la commande dont la satisfaction résulte d’un ensemble de critères qui lui sont propres, et de l’autre la profession qui exige du réalisateur qu’il se plie à un ensemble de conditions (narratives, esthétiques et techniques) s’il veut être reconnu, et au rang desquelles se trouve la part de création contenue dans l’œuvre ou qui fait du produit une œuvre.

25Certes, la zone d’interpénétration entre ces deux eaux n’est pas forcément un lieu de turbulence ; entre la logique communicationnelle et la logique filmique (pour définir autrement ces deux aspects de la commande), il n’y a pas toujours opposition. Mais à partir du moment où les intérêts du réalisateur peuvent différer de ceux du commanditaire, la mise en œuvre du film va s’inscrire dans ce jeu de négociations où chacun va mobiliser les ressources dont il dispose pour tenter de satisfaire ses intérêts. La position particulière du commanditaire, en tant qu’il est dépositaire d’un ensemble d’exigences, et qu’il a un rôle de contrôle des choix du réalisateur, ne saurait être une condition suffisante pour avoir l’avantage. Pour exiger, encore faut-il savoir clairement ce que l’on attend d’un audiovisuel. Pour contrôler, encore faut-il savoir ce que l’on doit contrôler et comment le faire.

26Pour être plus complet, il nous faudrait tenir compte des différents acteurs intervenant dans la production audiovisuelle et qui agissent sur le contenu du film. Selon le degré de division du travail dans le domaine de l’audiovisuel, selon les différents métiers sollicités, selon les différentes structures sollicitées, s’élargissent les jeux de pouvoir, Ecristallisés autour du film, à chaque étape de sa réalisation. Aujourd’hui, ce jeu s’est ouvert à de nouveaux métiers, de nouvelles spécialités, directement liés à l’évolution des technologies, et plus particulièrement associés à l’imagerie numérique.

27C’est la raison pour laquelle il est assez réducteur de parler de l’audiovisuel d’entreprise en utilisant la définition générique de discours du pouvoir, sous-entendu celui de la direction. Nous préférons parler de discours résultant de la manifestation d’une pluralité de pouvoirs. Certes, celui décisionnel, au sein de l’entreprise, y est plus saillant puisqu’il passe commande, et enfin accepte ou non de diffuser. C’est lui, entre autres, qui valide les options créatrices de l’auteur. Cependant ce serait surestimer l’ampleur de ce pouvoir que de croire qu’il maîtrise pleinement et toujours ce qui est diffusé.

De la redondance des discours au discours collectif

28Si l’on s’accorde à reconnaître que chaque audiovisuel d’entreprise porte en lui la trace d’un rapport complexe au pouvoir, et défini par une infinie variété de situations, peut-être alors s’étonnera-t-on d’être en mesure de repérer des tendances, des récurrences. Redondances thématiques, redondances dans le traitement, redondances rhétoriques, redondance musicale (ce qui nous rapproche un peu des problèmes de création)…

29L’audiovisuel d’entreprise occupe une place précise dans la production, avec des fonctions précises. Dès lors, il faut considérer l’existence de déterminants qui prédisposent à la redondance. L’objet de la commande (rapporté à des besoins non extensibles), les ressemblances entre les entreprises en termes d’aménagements d’espaces et de potentiels technologiques, l’état des techniques audiovisuelles, les structures narratives fixées en genre, font partie de ceux-ci. Ils canalisent les discours et définissent au-delà de la diversité des pouvoirs intervenant dans la commande la marge de liberté des acteurs.

30Le système économique et l’ensemble des normes relatives à un discours acceptable sur l’entreprise, susceptibles de servir ses intérêts, retiendront plus particulièrement, ici, notre attention.

31L’audiovisuel d’entreprise ne peut se soustraire au système économique dans lequel l’entreprise évolue, puisque sa fonction est d’apporter sa contribution à l’efficacité de celle-ci (efficacité dont les critères sont définis par l’économie de marché de type capitaliste, marquée par la rentabilité et le profit). À défaut de maîtriser ces règles, les partenaires de l’audiovisuel ne peuvent s’y soustraire. Elles constituent le cadre de la fonctionnalité de l’audiovisuel, et de sa mise en œuvre. Ceci ne veut pas dire pour autant que l’audiovisuel est un discours de légitimation du système ; celui-ci n’intervient que comme contexte implicite structurant l’usage et le contenu.

32Dans le prolongement de ce rôle canalisateur du système économique, un ensemble de normes est à prendre en compte. Entendons-nous ! L’économie libérale est sous-tendue par un ensemble de représentations, d’idées, de valeurs sur l’entreprise, sur son rôle, sur le travail, l’autorité, le capital, la technologie, les rapports humains, la production, l’environnement, etc., qui évoluent en fonction des transformations de la société (liées en parties aux conséquences de cette économie).

  • 8  Dominique Meda : « Le travail une valeur en voie de disparition », Alto/Aubier, Paris, 1995. Le le (...)
  • 9  Voir également le livre de Jean-Pierre Le Goff, Le mythe de l’entreprise, La découverte, Paris, 19 (...)

33Ces représentations s’alimentent à de nombreuses sources. Certaines sont anciennes et toujours prégnantes ; on en retrouve trace dans les principes fondateurs de l’économie moderne posés par Adam Smith au XVIIIe, dans la philosophie du travail du XIXe8, dans le catholicisme social9.

  • 10  Philippe Breton, Serge Proulx : L’Explosion de la communication, la naissance d’une nouvelle idéol (...)

34Certaines sont plus contemporaines ; elles portent (entre autres choses) la trace d’une pensée sur la communication marquée par le « consensualisme », qui s’est développée après la seconde guerre mondiale en réaction contre la barbarie10de cette période de conflit.

  • 11  Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Calmann-Lévy, Paris, 1989.

35Aujourd’hui elles sont marquées du sceau de la performance, érigée en véritable culte11, et credo structurant le lien social (ce qui n’est pas sans intérêt, on s’en doute, pour l’entreprise).

36Ces diverses représentations (et pratiques qui leur sont associées) préexistent donc à l’audiovisuel ; elles fournissent un cadre normatif d’acceptabilité d’un discours de l’entreprise sur elle-même et alimentent celui-ci en figures particulières structurant un discours dominant.

  • 12  Thomas Heller, La communication audiovisuelle d’entreprise, le discours des apparences, Editions d (...)

37Ainsi, nous avons pu noter12 que durant la précédente décennie, dans de nombreux films, la technologie était au service de la croissance et du progrès, l’homme était montré comme un capital précieux, son travail prenait son sens dans la réalisation d’une œuvre collective, l’entreprise était un lieu de réalisation de soi et un lieu de structuration de l’identité sociale, un lieu de transparence et de communication. L’environnement, en revanche, était un champ de bataille, une menace permanente contre ce corps social que constitue l’entreprise, dont les membres étaient des footballeurs, des conducteurs automobiles… qui étaient animés d’un même esprit d’équipe pour remporter une bataille économique gage de bien-être.

38Certaines de ces figures – ici simplifiées – que l’on retrouve aussi bien dans la littérature managériale, certaines émissions télévisées, la publicité, la presse… perdurent encore aujourd’hui. D’autres sont en crise, tant les écarts entre les promesses de l’entreprise portées par ces figures et la réalité se sont accrues ces dernières années.

39Le cadre de la production audiovisuelle est posé. Il révèle qu’un film est la résultante de jeux de pouvoir et d’un ensemble de déterminants agissant plus ou moins directement sur le contenu.

40Si, comme nous l’avons déjà dit, ne parle pas qui veut dans l’entreprise, en revanche, ceux qui ont ce privilège ne peuvent pas toujours revendiquer la paternité de leur discours (quand bien même ils y adhéreraient, ce qui n’est pas toujours le cas). D’une part celui-ci s’écrit à plusieurs voix (dont celle du réalisateur) ; d’autre part, la double empreinte dans ce discours d’une dimension organisationnelle (spécifique à une entreprise et portée par le pouvoir décisionnel) et d’une dimension institutionnelle (portée par une conception dominante de l’Entreprise et de son rôle), atténue la présence d’un sujet-auteur, aussi bien du côté de l’entreprise que du côté de l’audiovisuel.

41Plus généralement, le nombre des déterminants évoqués, structurant l’audiovisuel, et auquel le concepteur/réalisateur ne peut échapper, ne semble guère laisser de place à la singularité définissant une œuvre, à la création. C’est cette place que nous allons maintenant discuter.

Audiovisuel d’entreprise et création

42De quoi est-il question lorsque nous parlons de création ? Notre propos n’est ni de discuter le concept, ni d’évaluer la place occupée – en termes de création — par le secteur de l’audiovisuel d’entreprise par rapport aux autres secteurs de la production de films et vidéogrammes.

43Nous posons l’existence d’une forme de création spécifique au champ de l’audiovisuel d’entreprise, du fait même de la spécificité du genre.

44Nous avons précédemment évoqué un ensemble de déterminants qui agissent sur le contenu de l’audiovisuel. Ceux-ci ont trait à la forme, à la technique, au contexte culturel, à ce que nous avons nommé des normes d’acceptabilité d’un discours sur l’entreprise. Ces déterminants assurent une certaine stabilité au genre, mais évoluent également, faisant évoluer du même coup ce secteur de la production. L’idée de création intervient ici pour rendre compte du franchissement d’une étape, voire d’une rupture dans l’histoire de l’audiovisuel d’entreprise.

45Autrement dit, nous considérons que la création – localisable dans le temps – constitue une phase durant laquelle les formes de la représentation de l’entreprise dans l’audiovisuel connaissent un dépassement des formes existantes catégorisables en courants, genres, renvoyant à des codes etc., et ne sont pas encore constituées en normes nouvelles de représentabilité. Notre propos n’est pas de révéler ces moments de rupture, mais de mettre à jour les lieux de la création, c’est-à-dire ce par quoi la mise en représentation filmique et la mise en sens de l’entreprise (considérée comme réfèrent de base) subit des transformations.

46Trois lieux principaux nous semblent devoir être mentionnés, correspondant à trois grandes catégories de transformation :

47– Celui de la transfiguration du banal (pour reprendre les termes de Arthur Danto, 1989, qu’il utilise pour désigner l’esthétique) ou encore recréation.

48– Celui de l’adaptation à l’audiovisuel d’entreprise des particularités de l’audiovisuel de loisir ou récréation.

49– Et enfin celui de la transgression des normes d’acceptabilité d’un discours sur l’entreprise.

Re-création ou la transfiguration du banal

Un modèle de banalité

50Pour expliquer ce que nous désignons par transfiguration du banal, le plus simple est encore de partir de la banalité. Qu’est-ce que le banal dans l’audiovisuel d’entreprise ? Quel est – si l’on veut bien accepter la comparaison avec la proposition de Roland Barthes – son degré zéro ? En dégageant un modèle type de banalité, la transfiguration revient à introduire l’idée d’un écart par rapport à elle. Mais il faut avoir également à l’esprit que cet écart, théorique, peut lui-même en se rigidifiant, en devenant norme, devenir banalité.

51Dans l’audiovisuel d’entreprise, son modèle type est – schématiquement – le documentaire descriptif inspiré d’une conception pédagogique de l’audiovisuel. Présenter une entreprise revient à expliquer et à montrer ce qu’elle fait, avec le souci d’en dire le plus possible. Le film est donc soutenu par un commentaire rigide, didactique, et de culture essentiellement technique, prononcé sans nuance sur un ton professoral. L’image se limite à l’illustration référentielle du verbe, à solliciter l’œil pour ne pas perturber l’oreille. Elle est un alibi. La musique apporte non pas un peu d’émotion, mais un peu de rythme, une cadence. L’entreprise est une affaire sérieuse et le rappelle dans sa mise en forme.

52La rentabilité financière d’un film se mesure ici à la quantité d’informations produites et diffusées. Ce n’est d’ailleurs pas sans rappeler une certaine logique industrielle !

53Le film est donc une construction discursive logique qui s’adresse donc avant tout à la raison. Et ça, le cinéma le supporte mal. Or, pour faire œuvre, il faut savoir se dégager de l’emprise du logos (ou preuve logique).

Une esthétique industrielle

54On ne s’étonnera donc pas que l’acte créateur commence avec la suppression du texte, du commentaire, c’est-à-dire aussi une suppression de la part la plus visible de l’intervention d’un commanditaire. Certes, cela ne suffit pas : il faut à l’image d’être plus qu’une simple illustration, et à la musique d’être plus qu’un métronome. Ce plus, c’est la part d’engagement artistique du réalisateur pour traduire la commande ; c’est-à-dire une intention esthétique mise au service de représentations, de valeurs relatives à l’entreprise, et chargée de les rendre sensibles. La singularité des cadrages, le rythme du montage, les rapports de formes, de couleurs, les mouvements de caméra, la domestication de la lumière… constituent les éléments signifiants d’une mise en sens de morceaux de réalité, de l’entreprise devenue admirable. La musique, projetant sa propre puissance dans l’image avec laquelle elle se marie, réveille ou accentue en nous une gamme d’émotions : excitation, joie, tristesse, peur… selon les scènes.

55Guide émotionnel, elle est aussi guide d’interprétation de l’image avec laquelle elle entretient un rapport déjà plus ou moins codé (puissance, sérénité, danger, modernité, dynamisme, etc.). Ce genre de traitement s’accorde particulièrement avec ce qu’on appelle les films de prestige.

56Il faut reconnaître, cependant, que peu de films de ce type s’alimentent exclusivement d’images issues de l’entreprise. C’est un monde qu’il est difficile en définitive de « transfigurer ». L’industrie reste, avec ses espaces poussiéreux, sa lumière diffuse, son cambouis, ses machines monumentales, ses uniformes, ses robots, ses cols bleus et blancs, et la dimension physique du travail (de moins en moins, il est vrai), un univers qui porte en lui du spectaculaire, et qui permet plus aisément cette opération.

57Mais la prédisposition de l’industrie au spectaculaire n’empêche pas d’aller chercher ailleurs qu’en son sein les éléments du monde à reconstruire ; c’est une nécessité lorsque l’entreprise ne peut complètement fournir les éléments s’accordant avec les intentions de sens de l’auteur.

L’image et les nouvelles technologies

58Ces dernières années le développement des nouvelles technologies de traitement des images a considérablement modifié les conditions de mise en représentation de l’entreprise. Nous ne parlons pas ici de tous ces effets vidéo de ponctuation/transition, tous plus étonnants les uns que les autres, utilisés à tort et à travers ; nous parlons ici d’un réel travail de composition d’écran qui rompt radicalement avec la construction classique du plan. A une logique unitaire, caractérisée par la relation naturelle des éléments constitutifs du plan, s’oppose (ou s’ajoute, selon les films) une logique fragmentée. Celle-ci se caractérise par une composition d’écran constituée de plusieurs images, et par des surimpressions nombreuses. Dans sa continuité un film construit sur ces possibilités propose une succession d’images de tailles et de formes différentes, apparaissant, disparaissant, se chassant, se superposant, occupant des parties d’écrans variables.

59En fait, il semble bien qu’avec de tels procédés, l’intention est de marquer une distance avec le réalisme et le récit-image. Plus prosaïquement, ces nouvelles technologies permettent de dépasser l’insensible banalité d’une représentation trop souvent de mise (pour des raisons budgétaires, de délais, de talent, de thématiques ou liées aux négociations entre les partenaires de l’audiovisuel, etc.) ; il ne faut pas oublier qu’elles sont également utilisées pour habiller les films faits avec des images prises dans d’autres films, sans que se remarque trop la diversité qualitative des plans : faire du neuf avec du vieux (stock-shots). Mais en dehors de ces difficultés qui en justifient l’usage, ces procédés constituent un moyen d’expression pour le réalisateur. À certains égards ils rappellent la fragmentation onirique, et manifestent en ce sens une intention surréaliste plus ou moins contrôlée.

Réhabilitation du commentaire et jeu métaphorique

60Un film d’entreprise dépourvu de texte constitue une gageure. En effet, la crainte de bien des commanditaires d’être mal entendus ne les amène pas facilement à se passer de cette rassurante composante. Rappelons, en citant Roland

  • 13  Roland Barthes, « Éléments de sémiologie », in Communication n°4, Seuil, Paris, 1964, pp. 44/45.

61Barthes, que « le texte dirige le lecteur entre les signifiés de l’image, lui en fait éviter certains et en recevoir d’autres ; à travers un dispatching souvent subtil, il le téléguide vers un sens choisi l’avance [...] Par rapport à la liberté des signifiés de l’image, le texte a une valeur répressive, et l’on comprend que ce soit à son niveau que s’investissent surtout la morale et l’idéologie d’une société »13.

62Le réalisateur doit alors compter sur la puissance évocatrice des images, leur capacité à évoquer la part idéologique dévolue au texte. Ce n’est pas évident. C’est pourquoi, en définitive, le commentaire n’est pas forcément un obstacle à l’engagement artistique d’un réalisateur ; il constitue la trame intelligible sur laquelle il pourra réaliser cet engagement. Le risque est que le texte l’épuisé par une phraséologie trop technocratique. L’exemple le plus célèbre (car le plus célèbre des films industriels) est « le chant du styrène » d’Alain Resnais pour Péchiney sur un texte de Raymond Queneau. Ce commentaire, à l’origine en Alexandrins, a été supprimé dans sa quasi-totalité pour laisser la place à un « texte d’ingénieur ».

63Plus généralement, l’audiovisuel est un jeu entre les deux composantes visuelle et auditive ; c’est dans la complicité de ce jeu que se révèle la richesse d’une œuvre. Celle-ci trouve particulièrement à se réaliser dans l’emploi de la métaphore. Cette figure de la ressemblance, de l’analogie, est l’occasion d’une alliance entre le commentaire et l’image en maintenant une distance suffisante entre les deux de manière à ne pas tomber dans la redondance. Terme métaphorisant et terme métaphorisé se partagent la vedette entre le dit et le montré, passant de l’un à l’autre, et mettent les deux dans un rapport le plus souvent symétrique : on parle de l’entreprise en montrant une compétition sportive, on parle de sport en montrant l’entreprise (pour ne citer que la plus conventionnelle des métaphores).

64Toute la difficulté de l’exercice est de trouver la bonne métaphore ; c’est-à-dire celle qui, dans son rapport avec le terme métaphorisé, enrichira celui-ci de ses propres caractéristiques et donnera à cette relation un fort sentiment d’évidence, fondant ainsi la croyance dans l’analogie, sans qu’il soit nécessaire d’apporter de preuves supplémentaires. Mais le risque est grand de côtoyer le ridicule, notamment lorsque l’écart entre les deux termes est trop important et ne parvient à se réduire qu’au prix d’une gymnastique discursive qui tue l’évidence en révélant sa logique rhétorique.

Ré-création ou la part de l’audiovisuel de loisir

65L’industrie, avons-nous dit plus haut, porte en elle une dimension spectaculaire qui facilite considérablement une mise en représentation conforme à des intentions de valorisation. Les entreprises du secteur tertiaire ne dispose pas des mêmes potentialités : une architecture de verre et d’acier, un bureau, un ordinateur, des hommes en costume trois pièces, des femmes en jupe serrée, des dossiers et des téléphones portables fournissent des occasions d’image qui tombent très vite dans la banalité. Le travail y est davantage une abstraction qui n’est inscrit ni dans le corps, ni dans le bras articulé d’un robot. On ne filme pas la matière grise comme la matière première, fussent-elles toutes deux en fusion. Ce n’est pas un hasard d’ailleurs si les réalisateurs ne s’attardent guère dans les services administratifs des industries.

66Tant que le travail est fondé sur une action (un geste) et une durée (celui de la production), bon an mal an, le film peut s’alimenter des propres composantes de l’entreprise. Quand celles-ci viennent à manquer, il faut trouver d’autres « astuces ». La métaphore en est une ; l’emprunt à l’audiovisuel de loisir en est une autre. Le secteur tertiaire n’est pas le seul à user de cette démarche, mais il y est plus disposé.

67Les années 80 ont été très prolixes en audiovisuels qui, pour répondre aux multiples préoccupations de l’entreprise, ont côtoyé le film noir, le film policier, le fantastique, le conte moyenâgeux, le film d’aventures, le film à sketches, la comédie, ainsi que la série télévisée, le magazine, le journal…

68L’audiovisuel ne se contente pas simplement d’importer des genres éprouvés dans le loisir : il se sert des vedettes du grand et du petit écran, il utilise des concepts d’émissions télévisée, il s’appuie explicitement sur des références en vogue, en utilisant des personnages du monde de fictions. La création prend ici des allures de récréation. À charge pour le réalisateur d’assurer cette rencontre entre l’entreprise et ce monde du divertissement dont elle est le plus souvent exclue. La principale difficulté de la démarche, plus particulièrement en ce qui concerne la fiction, est de trouver une articulation cohérente entre une logique d’information et une logique de distraction.

La critique comme forme de création ou la transgression des normes d’acceptabilité d’un discours sur l’entreprise

69L’entreprise n’est pas un monde qui, dans ces procédures de représentations, admet une distance critique. Il est fréquent que les programmes de formation remettent en question des pratiques ou des comportements dans l’entreprise, mais elles n’ont de sens que par rapport à une modification, une amélioration, qui sont l’objectif de la formation elle-même. D’une manière générale, et dès lors qu’il est question d’information sur l’entreprise ou de promotion de celle-ci, il n’est pas de place pour un espace critique.

70Aussi, lorsqu’en 1985 Jean-Hugues Giorgi réalisa pour la Compagnie Bancaire « Rencontre du XVIe type », ce vidéogramme fit l’effet d’une petite bombe dans le monde de l’audiovisuel d’entreprise, et de la presse spécialisée.

71En donnant à ce produit le premier prix, les jurys du festival de Biarritz reconnurent trois choses : il était possible de faire une œuvre de qualité avec la vidéo ; il était possible de montrer l’entreprise dans une fiction humoristique ; surtout il était possible d’en parler avec une certaine distance sans que cela ne porte préjudice au souci de valorisation affichée dans la commande.

72Le public visé par ce film, des étudiants, justifiait très certainement que le ton de la comédie soit employé afin de l’intéresser. L’esprit critique cadrait avec l’intention de rompre avec une forme de « langue de bois ». Pour ce faire, le réalisateur s’attaqua à l’autorité en caricaturant des comportements du pouvoir décisionnel : le patron.

73Pouvoir et création dans l’audiovisuel d’entreprise

74Soit, la critique reste modeste ; elle s’intègre dans une fiction, elle emprunte le ton de l’humour, ce qui la met en distance par rapport à des pratiques réelles. Mais elle n’en constitue pas moins un pas, qui est à mettre au compte d’une modification du cadre normatif d’acceptabilité d’un discours de l’entreprise sur elle-même, tel que nous l’avons défini dans la partie précédente

75La démarche sera adoptée dans d’autres films, qui égratigneront d’autres caractéristiques : par exemples, les conséquences destructrices de l’activité industrielle sur l’environnement (Siemens, Concierto Evolutio, 1992), la dimension aliénante du travail industriel (Igol, Arbeit, 1991).

76Ainsi, par petites touches, certains tabous s’effritent, certaines barrières se lèvent concernant la mise en sens de l’entreprise dans l’audiovisuel. Il ne faudrait cependant pas en conclure que celle-ci correspond à une profonde mutation de l’entreprise. Le risque est de croire en la réalisation d’un changement, simplement parce qu’un film en a évoqué la nécessité ou suggéré l’existence par sa mise en scène. Le risque, pour le réalisateur, est de croire qu’il filme la vérité.

77« Re-création », « récréation », « transgression de tabous », ces tendances qui sont autant de lieux de la création révèlent deux autres caractéristiques de l’audiovisuel d’entreprise :

78– la première est la grande variété des modalités de traitements d’un sujet (fiction, documentaire, clip, fragmentation, métaphorisation…) ; il est même possible de retrouver à des degrés divers l’ensemble de ceux-ci dans un même film. C’est certainement la grande originalité et la richesse du film d’entreprise sur l’ensemble de la production audiovisuelle : sa capacité au métissage structural.

79– la seconde caractéristique constitutive de l’audiovisuel de loisir est la recherche de l’émotion. Or, avec elle s’effacent les marques du pouvoir. Car ce qui nous captive et nous émeut ne peut venir que de nous-même.

Pouvoir et création : la logique du pathos

80L’audiovisuel d’entreprise a trois grandes fonctions : celle d’agir sur nos savoir-faire, celle d’agir sur nos connaissances, et celle d’agir sur nos opinions. Mise à part la première qui renvoie à l’apprentissage des gestes, les deux suivantes ne sont pas toujours faciles à isoler l’une de l’autre. Lorsqu’une entreprise annonce qu’elle exporte dans un pays, la valeur de cette information est souvent moins dans la connaissance qu’elle apporte que dans l’opinion qu’elle génère (entreprise performante…). C’est ce qui fait qu’entre l’audiovisuel s’inscrivant dans une fonctionnalité relative au travail (disposer d’informations nécessaires à la bonne réalisation de celui-ci) et l’audiovisuel visant à rassembler, à motiver, à produire de l’adhésion, les différences ne sont pas toujours perceptibles.

Un outil de persuasion

81L’audiovisuel d’entreprise est un outil qui vise à former, modifier ou renforcer des attitudes devant déboucher sur des comportements spécifiques. La relation entre attitude et comportement est cependant loin d’être univoque et mécaniquement déterminée. Un changement d’attitude ne débouche pas directement sur un comportement.

  • 14  G. de Montmollin : « Recherches expérimentales sur l’efficacité du film dans la formation professi (...)

82Il demeure que l’audiovisuel est un outil qui vise à obtenir l’adhésion, de façon plus ou moins explicite, à certaines représentations sur l’entreprise, son rôle, le rôle du salarié, le sens du travail, de la technologie, la sécurité… jusque dans les années 70, la logique d’information dans l’audiovisuel d’entreprise est avant tout fondée sur celle du raisonnement, de l’argumentation. La volonté de rendre compte de l’efficience de l’entreprise et de son sérieux passe par la preuve informationnelle, les qualités intrinsèques de l’entreprise. On peut faire beau, mais à condition de ne pas troubler ce qu’on doit dire ! Cette démarche est peut-être aussi à rechercher dans une conception de l’audiovisuel perçu comme outil de connaissance, et dont la pertinence repose avant tout sur une capacité de compréhension et de mémorisation des informations (modèle de l’apprentissage)14.

83Le « logos » comme forme dominant les messages persuasifs conduit alors à une proposition de rationalisation de la production audiovisuelle fondée sur une exclusion de la dimension émotionnelle de celui-ci. Cette démarche a certainement rassuré certains industriels pour qui l’émotion constitue un dénigrement du sérieux de l’entreprise.

84Mais, dès lors que l’on s’accorde à reconnaître que formation des connaissances et formation des opinions ne constituent pas deux secteurs invariablement différenciés de l’audiovisuel d’entreprise, et si l’on s’accorde à reconnaître (contrairement au courant behavioriste) que l’efficacité de l’audiovisuel sur les attitudes ne repose pas sur un principe d’apprentissage donnant la part belle à la mémoire et la compréhension, certains principes concernant le traitement sont à revoir.

85Dans le courant des années 60, la psychologie sociale américaine apporta de nouveaux éléments de compréhension du processus de persuasion du fait d’une communication, dont il nous paraît pertinent ici de rappeler les grandes lignes.

  • 15  Pour plus de précisions sur le processus de persuasion, le lecteur pourra se reporter à l’ouvrage (...)

86Une personne exposée à un audiovisuel dispose déjà d’un ensemble de croyances, d’opinions, de cognitions, qui sont plus ou moins en relation avec cette communication. Ainsi, l’acceptation ou le rejet d’un message qui lui est proposé dépend en partie de la confrontation entre sa situation, c’est-à-dire son potentiel cognitif et affectif, et le contenu de la communication. Cette confrontation fait l’objet d’une production de ce que Grünwald (1968) appelle des réponses cognitives. Si ces réponses sont en accord avec la communication, alors il y a acceptation du message. Si ces réponses sont en désaccord, autrement dit si le spectateur du film a produit de la contre-argumentation, alors il y a rejet15.

87À partir de là, et si l’on admet que persuader suppose acceptation du message, deux possibilités s’offrent au réalisateur : il peut s’intéresser à son public, essayer de cerner ses valeurs, ses croyances, ses opinions… et adapter son message en conséquence. Il peut aussi tenter d’inhiber les capacités de contre-argumentation du public, pour obtenir son adhésion, autrement dit briser les résistances cognitives de l’individu. Le recours à l’émotion permet cette opération.

88L’humour, « l’esthétique » en tant qu’elle engendre un sentiment ou l’importation de références aux loisirs, sont autant de moyens dont dispose un auteur pour persuader : faire rire, faire pleurer, faire peur, faire s’exalter, s’exciter…

  • 16  Gilles Declerq, « La rhétorique et sa méthode », in Sciences Humaines n° 38, Auxerre, Avril 1994.

89Ceci ne veut pas dire qu’il suffise de produire de l’émotion pour obtenir l’adhésion. Mais la capacité à émouvoir prépare le terrain de l’acceptation. La démarche renvoie au Pathos de la rhétorique classique. « Il se manifeste lorsque l’orateur s’emploie à soulever les passions [...] Pour convaincre la personne, il faut sonder le cœur par empathie »16.

Intérêt du commanditaire, intérêt du réalisateur

90Le cinéma est art de la persuasion ; les réalisateurs sont obligés de nous persuader de la vraisemblance du monde qu’ils nous dépeignent, de la vraisemblance des sentiments qui animent les personnages, de la vraisemblance du danger que court le héros… Pour cela ils disposent d’un ensemble de matériaux (décor, éclairage, montage, musique, dialogue…) par lesquels ils doivent nous faire pénétrer dans ce monde, et ne plus nous en détourner jusqu’à ce que le mot fin nous ramène à cette réalité que nous avions un peu oublié. Bien sûr, ceci n’exclut pas que le film soit une invitation à réfléchir, à s’interroger, mais dans tous les cas — à quelques exceptions près –, il doit masquer le processus filmique. On ne peut pas ressentir et en même temps s’interroger sur le montage, la position des éclairages, ou encore les présupposée soutenant le propos.

91Dans sa vocation d’apprentissage technique, de pourvoyeur de connaissances, l’audiovisuel d’entreprise peut se passer de ces artifices. La mise en œuvre d’une capacité créatrice n’est dans ce cas qu’un simple principe ornemental. Mais dès lors que l’information s’enrichit d’une intention liée à l’adhésion, et plus largement, dès lors que l’audiovisuel vise à rassembler, à motiver, la mise en œuvre de cette capacité créatrice prend un tout autre sens. Celle-ci est instrumentalisée, et vise à supporter les intentions. Autrement dit, il n’y a pas antinomie entre création et fonctionnalité d’un film, puisque la première peut être une condition de réussite de la seconde.

92C’est pourquoi la commande, en soi, ne constitue aucunement un obstacle à la volonté d’un auteur de répondre aux exigences de sa profession lui permettant d’accéder à la reconnaissance. Certaines commandes, en revanche, peuvent se passer de cette exigence.

93Où sont dès lors les limites de la création ? Sont-elles là où les intentions de sens du commanditaire ne pourraient plus être supportées par une mise en forme particulière ? Ou ne plus être entendues, ressenties par le public ? La réponse ne va pas de soi.

94En 1988 Jean-Luc Godard réalise « Puissance de la parole » pour France Télécom. Il est question d’amour, il est question de rupture, il est question de télécommunication, il est question d’espace et de temps, d’abolition de l’espace et du temps… La construction est déroutante. C’est justement là son intérêt ; elle diffère de tout ce que ce secteur de l’audiovisuel peut proposer, et rend compte du fait qu’une entreprise est capable d’aller très loin dans la mise en forme de ses intentions. Mais c’est un film de Godard ; et cela est peut-être plus important encore que le contenu même du film. France Télécom s’est « payé » Godard. Ici, c’est une autre dimension de la rhétorique qui est sollicitée : l’Ethos. La notoriété de l’auteur, sa place dans le cinéma servent de faire valoir d’une certaine idée que France Télécom veut véhiculer sur elle-même.

À qui sert la création ?

95Dans l’audiovisuel d’entreprise modalité de création et modalité de persuasion se rejoignent. Puisque l’objectif est d’agir sur les attitudes, la création interroge sa relation au pouvoir. La première partie a montré que la relation de l’audiovisuel au pouvoir, dans sa mise en œuvre, était complexe parce que s’inscrivant dans un jeu relationnel faisant intervenir le pouvoir à des degrés divers.

96La question qui se pose maintenant est celle des intérêts que sert la création dans son rôle fonctionnel.

  • 17  Philippe Schwebig, Les communications de l’entreprise, au-delà de l’image, Mc Graw-Hill, Paris, 19 (...)

97La réponse n’est pas univoque. L’idée selon laquelle le film ne servirait que les intérêts du pouvoir décisionnel dans l’entreprise reste réductrice. Mais elle ne doit pas être non plus oubliée. Dans l’entreprise le pouvoir décisionnel se sert de cet outil pour justifier ses choix et pour obtenir l’adhésion du personnel à ces choix. Il s’en sert aussi pour dispenser des valeurs destinées à former un sentiment de communauté, une « unité psychologique »17, qui serait, semble-t-il, un déterminant de l’efficacité de l’entreprise. Nous serions tentés alors de dire que, dans cette perspective, l’audiovisuel sert moins un pouvoir localisé que la collectivité dans son ensemble, dont l’intérêt est dans le maintien de l’entreprise sur le marché. Mais cette nécessité de faire corps, cette unité recherchée fait de l’audiovisuel un instrument qui s’ajoute à d’autres instruments de régulation sociale interne, et qui participe aussi de l’affaiblissement — au nom de la crise, de la compétition économique — de toute velléité revendicative, de toute réflexion sur un changement. Le pouvoir décisionnel gagne en tranquillité et en liberté d’action, et les actionnaires peuvent être rassurés, ainsi que les groupes sociaux dont les intérêts sont directement liés à la pérennité du système (ou tout au moins de sa logique actuelle).

98Nous ne doutons pas cependant que l’audiovisuel serve aussi les intérêts de la collectivité entreprise. Par la diffusion externe de son image, il contribue à imposer l’entreprise dans les esprits, mais aussi sur un marché ; c’est à dire qu’il contribue à conserver ou à élargir le pouvoir d’une entreprise sur d’autres entreprises. En ce sens, aussi, il participe de la prospérité d’une région, voire d’un pays.

99Par ailleurs, en exaltant tel ou tel corps professionnel au détriment d’autres professions dans l’entreprise (c’est assez visible dans l’industrie lourde où certaines fonctions sont absentes), l’audiovisuel confirme une hiérarchie de valeurs professionnelles, renforce un pouvoir de prestige.

100Dans son rapport à la persuasion, donc, la création sert des intérêts qui se complètent et se contredisent… Un même film peut tout à fait s’inscrire dans cette opposition, et servir des intérêts divergents : ceux d’une collectivité (tous les membres d’une entreprise, par exemple), ceux d’un groupe particulier dans cette entreprise, et ceux du réalisateur.

Conclusion

101L’audiovisuel est un outil de persuasion. Il n’y a pas lieu de diaboliser le principe. Simplement cela impose une certaine vigilance sur ce que cette grande machinerie du « faire croire » qu’est l’audiovisuel veut nous imposer. Bien sûr le pouvoir de diffuser certaines représentations n’équivaut pas à celui de les faire accepter. Mais la création, telle que nous l’avons définie, sert à briser les résistances.

102Aujourd’hui l’audiovisuel d’entreprise est en crise. Les espoirs placés dans la grande réconciliation du social et de l’économique, marquant les années 80, sont sérieusement ébranlés. Plus de 12 % de la population active est au chômage, les emplois précaires et/ou sous-payés se multiplient ; le chantage à l’emploi tient lieu parfois de politique des ressources humaines, et l’obtention de la norme ISO 9002 de projet d’entreprise. Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant qu’un minimum de discrétion soit de mise. Le mal qui touche l’audiovisuel est en ce sens à rapprocher d’une crise des représentations sur lesquelles l’entreprise a fondé une légitimité sociale.

103Mais ce n’est pas tout. À l’ère de l’entreprise réseau, de l’entreprise délocalisée, de l’entreprise virtuelle, un nouveau « petit canard » a cassé sa coquille : le multimédia. Il fait intervenir de nouveaux créateurs, il déplace le champ des pouvoirs dans l’audiovisuel, et draine d’autres questions, sur la création, sur la persuasion… Les professionnels de l’audiovisuel s’y investissent, car le marché émerge dans ce secteur, et les entreprises se laissent séduire par cet outil qui reflète une certaine idée de la modernité (comme ce fut le cas pour l’audiovisuel il y a quelques années). Il est difficile de dire si cela durera. Toujours est-il qu’aujourd’hui le phénomène resserre un peu plus le marché du film et de la vidéo. Dans ces conditions, le réalisateur qui refuse de franchir le pas risque de se retrouver à son tour dans la mare.

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Notes

1  C’est un écueil que le spot publicitaire a dépassé, notamment en détournant les regards de la fonctionnalité du genre. Au-delà d’une évolution certaine des contenus, la visibilité médiatique de certains professionnels, la place accordée a ce secteur à la télévision à travers des émissions (nuit des publivores, culture pub...), l’ampleur éditoriale sur le thème, sont autant de facteurs qui ont favorisé ce dépassement, et participé à cette évolution.

2  Michel Crozier et Erhard Friedberg, L’acteur et le système, l’oint Seuil, Paris, 500 pages, 1977.

3  Thomas Heller, « Le construit contractant : l’audiovisuel d’entreprise comme objet scientifique », article à paraître dans un ouvrage collectif du groupe « Org & com » Presses Universitaires de Rennes.

4  Thomas Heller, « Audiovisuel d’entreprise : une définition impossible », in Dossier de l’audiovisuel n° 61, INA/La documentation Française, Paris, mai/juin 1995

5  voire celui du patronat pris dans sa globalité.

6  Jean-Pierre Le Goff, Les illusions du management, La découverte, Paris, 1996, p. 26.

7  Michel Crozier, Erhard Friedberg, L’Acteur et le système, Seuil, Paris, 1977.

8  Dominique Meda : « Le travail une valeur en voie de disparition », Alto/Aubier, Paris, 1995. Le lecteur n’y trouvera rien sur l’audiovisuel d’entreprise, mais une réflexion stimulante sur le travail qui lui permettra de retrouver l’origine idéologique qui a imprégné une manière de filmer le travail pour le charger de significations.

9  Voir également le livre de Jean-Pierre Le Goff, Le mythe de l’entreprise, La découverte, Paris, 1992.

10  Philippe Breton, Serge Proulx : L’Explosion de la communication, la naissance d’une nouvelle idéologie, La découverte/Boréal, Pans, 1989.

11  Alain Ehrenberg, Le culte de la performance, Calmann-Lévy, Paris, 1989.

12  Thomas Heller, La communication audiovisuelle d’entreprise, le discours des apparences, Editions d’organisation. Paris, 1990

13  Roland Barthes, « Éléments de sémiologie », in Communication n°4, Seuil, Paris, 1964, pp. 44/45.

14  G. de Montmollin : « Recherches expérimentales sur l’efficacité du film dans la formation professionnelle », in Le travail Humain (revue du laboratoire de psychologie appliquée de l’Ecole des Hautes Etudes), Paris, 1956.

15  Pour plus de précisions sur le processus de persuasion, le lecteur pourra se reporter à l’ouvrage de Jean-Noël Kapferer, Les chemins de la persuasion, Dunod, Paris, 1990. Ce livre fait le point sur les recherches en la matière.

16  Gilles Declerq, « La rhétorique et sa méthode », in Sciences Humaines n° 38, Auxerre, Avril 1994.

17  Philippe Schwebig, Les communications de l’entreprise, au-delà de l’image, Mc Graw-Hill, Paris, 1987.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Thomas Heller, « Pouvoir et création dans l’audiovisuel d’entreprise »Communication et organisation [En ligne], 15 | 1999, mis en ligne le 26 mars 2012, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/communicationorganisation/2219 ; DOI : https://doi.org/10.4000/communicationorganisation.2219

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Auteur

Thomas Heller

Thomas Heller est maître de conférences à l’Université d’Avignon, membre du Centre de Recherche sur les Institutions et les Publics de la Culture (CRIPC-Université d’Avignon) et membre du groupe d’études et de recherches sur les communications organisationnelles (Org & Com).

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