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Hors thème

Journalistes en Suisse romande

Étude de quelques mobilisations stratégiques et tactiques des « fondamentaux » du métier, et de l’investigation en particulier, face aux risques liés à l’uniformisation dans la presse
Gilles Labarthe

Résumés

Face aux contraintes économiques et aux risques d’uniformisation, comment les journalistes en Suisse romande recentrent-ils leurs activités sur les « fondamentaux » du métier, tels qu’on les retrouve dans la définition la plus courante du journalisme d’investigation ? Suivant une approche compréhensive et socio-ethnographique, le présent article se base sur l’analyse de cinq récits de parcours et de pratiques professionnelles (entretiens semi-directifs). Il tente de mieux cerner les stratégies et tactiques déployées par les journalistes autour du code déontologique en vue de poursuivre leur mission d’informer, de réagir face à leurs employeurs ou de se repositionner dans la profession.

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Texte intégral

1En mars 2017, les travaux de Julia Cagé, Nicolas Hervé et Marie-Luce Viaud ont eu un écho retentissant dans les médias français avec la publication de leur recherche commandée par l’Institut national de l’audiovisuel (INA). Les auteurs ont fondé leur analyse sur l’étude systématique des contenus publiés en ligne au cours de l’année 2013 par 86 médias d’actualité (AFP, quotidiens nationaux et régionaux, hebdomadaires, pure players, sites Web de radio et télévision), soit un corpus de 2,5 millions de documents regroupés en « événements » réuni en vue de tracer la vitesse et les auteurs des reprises, le pourcentage de contenu original et de « copier-coller »… D’après leurs résultats, 50 % des informations publiées sur Internet sont reprises en moins de 25 minutes, 25 % en moins de 4 minutes et 10 % en 4 secondes. Parmi les contenus publiés en ligne, 64 % représentent du « copier-coller », sans aucun apport d’informations originales.

2Ironie du sort, le communiqué de presse de l’INA et les dépêches d’agence annonçant ces résultats ont été eux-mêmes copiés, diffusés massivement et dans l’heure, sur Internet… en se focalisant sur les chiffres et le factuel, mais sans laisser de vraie place aux analyses concernant les conditions de travail des journalistes, liées au phénomène étudié : baisse en continu des effectifs dans les rédactions, hausse de la quantité de production demandée, souvent déclinée en plusieurs formats (textes, avec photo, son, capsule vidéo…) et sur divers supports (version print, numérique, réseaux sociaux et blogues, par exemple), dictat du « temps réel » sur le modèle de l’audiovisuel et des agences de presse, impératifs de réactivité…

3Les phénomènes d’uniformisation constatés dans les productions journalistiques sont évidemment à replacer dans un contexte structurel et conjoncturel, marqué par une crise des modèles économiques frappant notamment la presse quotidienne d’information en France, comme en Suisse, et le développement des moyens liés aux technologies numériques.

4Ces phénomènes sont à appréhender en fonction de la complexité des relations triangulaires entre la presse, les pouvoirs et le public (Balle, 1992). Ils peuvent être autant la conséquence d’influences exercées par les pouvoirs administratifs, politiques et économiques que l’effet de stratégies managériales d’éditeurs ou de pratiques des journalistes eux-mêmes, ou conjointement, des attentes et des choix de lecture (observés ou supposés) de publics récepteurs de l’information.

5Nombre d’études, surtout quantitatives, ont pris comme objet ces phénomènes d’uniformisation et ont traité du problème de la diversité (déclinante) des productions dans la presse écrite, mettant en évidence différents facteurs en jeu. Les études qualitatives approfondies s’intéressant spécifiquement aux « réponses » apportées à ces phénomènes par les journalistes, en tant que sujets agissants, sont plus rares. Elles sont encore quasi inexistantes (voir toutefois Van Eijk [dir.], 2005 ; Labarthe, 2016) en ce qui concerne le journalisme d’investigation de presse écrite en Suisse romande, alors que ce secteur régional a connu ces deux dernières années une accélération des phénomènes de disparition et de fusion de titres, de concentration et de convergence rédactionnelle. La question de savoir comment les journalistes d’investigation (ou participant à la réalisation d’enquêtes) réagissent aux contraintes économiques et aux risques d’uniformisation des productions médiatiques en Suisse romande reste largement inexplorée.

6C’est par une étude qualitative de type socio-ethnographique que nous avons tenté de viser une compréhension plus fine de la manière dont les journalistes perçoivent et expérimentent aujourd’hui des possibilités de recentrer leurs activités sur la recherche et la vérification d’informations originales, en contactant des sources diversifiées, afin d’apporter une « plus-value » journalistique, suivant des « fondamentaux » du métier, rejoignant la définition la plus courante du journalisme d’investigation.

7Le présent article se base sur l’analyse de cinq récits de parcours et de pratiques professionnelles (entretiens semi-directifs) réalisés entre 2014 et 2018. Il se focalise sur les stratégies et les tactiques (Certeau, 1990) déployées par les journalistes autour de ces fondamentaux ainsi que sur leurs mobilisations autour du code déontologique dans trois situations charnières : la poursuite de leurs activités et productions d’enquêtes malgré les contraintes économiques (temps, budget à disposition…) ; des contextes d’opposition aux employeurs ; les scénarios de repositionnement ou de sortie (temporaire ou définitive) du métier.

8La notion de flou constitutif caractérisant l’identité sociale des journalistes, et plus particulièrement leurs pratiques par rapport au code de déontologie (Ruellan, 1992 et 1993 ; Rieffel, 2010), sert de cadre théorique à cette contribution, qui postule que ce « flou » est appréhendé par les journalistes comme « condition nécessaire » pour la poursuite de leurs activités et productions.

Contexte en Suisse romande

9Dans la presse écrite, le paysage médiatique suisse romand a été marqué depuis le début des années 1990 par des phénomènes de disparition, de concentration et de fusion de titres, associés à une baisse constante des recettes publicitaires et du nombre d’abonnés (Bonfadelli et al., 2012). Les processus de concentration ont renforcé des situations de quasi-monopole, principalement de trois groupes de presse : Tamedia, Ringier-Axel Springer, Hersant. Ces phénomènes ont touché d’abord les quotidiens régionaux. Des titres du même groupe partagent désormais des pages et des rédactions communes : c’est le cas par exemple de La Tribune de Genève, qui a une partie de ses rubriques produites depuis le siège de l’éditeur Tamedia en Suisse romande, à Lausanne, où se trouve aussi la rédaction d’un autre de ses quotidiens régionaux, 24 Heures.

10Invoquant des mesures d’ordre économique, les éditeurs ont globalement réduit la masse salariale des journalistes de leurs rédactions, réorienté une partie de leurs contenus vers la publication ou le retraitement de dépêches et communiqués de presse ainsi que vers le développement de supports numériques. L’Agence télégraphique suisse, principale agence de presse du pays, joue un rôle central dans ces phénomènes de convergence et d’uniformisation rédactionnelle, fournissant près de 60 % du contenu des médias francophones suisses.

11Sur le plan de la diversité de la presse, la tendance à la baisse est aussi perceptible dans la disparition récente de deux titres. Tamedia a décidé au début de l’été 2018 de cesser la parution en version papier de son plus important titre en matière de tirage (Le Matin, quotidien populaire à sensation, de format tabloïd). Après 36 ans d’activité, l’hebdomadaire d’information et d’opinion LHebdo a disparu en 2017. Il était édité par Ringier-Axel Springer. Il s’agit aussi d’une perte en ce qui a trait aux débouchés pour les journalistes d’investigation : ces deux titres, dotés jusque-là de moyens financiers supérieurs à la plupart des autres quotidiens et hebdomadaires présents dans la région, publiaient fréquemment des enquêtes.

12Plus aucun des quotidiens d’information suisses romands (une quinzaine de titres) ne dispose aujourd’hui d’une unité ou d’une page régulière dédiée à l’investigation, reconnaissables comme telles. Le média consacrant le plus de moyens à ce genre journalistique reste la version dominicale du journal Le Matin (Le Matin Dimanche). Avec le SonntagsZeitung, titre suisse alémanique du même groupe de presse (Tamedia), il partage une cellule enquête basée à Berne, composée de quatre journalistes germanophones et de trois romands.

13Depuis une dizaine d’années, un « réseau suisse de journalistes d’investigation » s’est formalisé : Swissinvestigation (lié dès son origine au réseau mondial Global Investigative Journalism Network — GIJN, créé en 2003). Son répertoire non exhaustif, basé sur le principe de l’inscription volontaire, compte une soixantaine de noms de journalistes travaillant en Suisse romande, dont une bonne moitié d’indépendants, se désignant comme pigistes ou free-lance, mais qui ne produisent que peu ou pas d’enquêtes journalistiques effectivement publiées. Ce réseau, soutenu par les groupes Tamedia et Ringier ainsi que par la RTS, a fusionné fin 2015 avec le réseau suisse alémanique Investigativ.ch, fondé en 2010. La nouvelle organisation compte environ trois cents membres. Investigativ.ch, de même que la « cellule enquête » de Tamedia axent une partie de leurs publications sur des enquêtes collaboratives et transnationales, avec l’appui de réseaux internationaux comme l’International Consortium of Investigative Journalists (ICIJ), basé à Washington, et à l’origine des « Panama Papers », par exemple. La recherche de formes de partenariat et de fonds (au moyen du crowdfunding, entre autres) fait désormais partie intégrante de leur modèle d’affaires pour le financement d’enquêtes journalistiques.

14À propos des conditions de production du journalisme d’investigation en Suisse, Van Eijk et ses collègues (op. cit.) ont relevé plusieurs autres contraintes, également d’ordre économique, présentant des risques liés à l’uniformisation des productions : au sein des médias, coupes budgétaires affectant la mobilité des reporters, les collaborations avec des journalistes indépendants, les moyens consacrés aux déplacements sur le terrain et à la recherche d’information ; pressions exercées par les annonceurs (secteur bancaire, grands distributeurs, mais aussi industries du luxe, pharmaceutique, agroalimentaire, administrations publiques) menaçant de retirer leur budget publicité ; dépôts de plainte en cas de publication contraire à leurs intérêts…

15Tout comme en France, ces pressions affectent particulièrement la presse régionale et locale en raison de la proximité avec les milieux économiques et politiques influant sur leur territoire (Neveu, 2001). En Suisse romande, les journalistes doivent aussi composer avec certaines particularités nationales, outre son plurilinguisme, la petitesse de sa dimension territoriale et sa densité démographique. Le système fédéral repose sur le partage ou la délégation de nombreux secteurs de l’administration aux autorités cantonales et communales. La proximité avec des interlocuteurs locaux fonctionnant comme sources ou relais de l’administration fédérale s’en trouve renforcée, par rapport à un système politique plus centralisé.

État de la littérature en Suisse

16Conditions de travail précaires des journalistes, vagues de licenciements, fusions ou disparitions de titres, concurrence d’Internet et des journaux gratuits, baisse du lectorat, érosion du nombre des abonnés, baisse des recettes publicitaires… Depuis plusieurs années, ces thèmes figurent parmi les principaux points abordés lors de rencontres professionnelles entre journalistes de Suisse romande, dans le cadre de débats organisés par des structures faîtières, des syndicats ou par des groupes de presse et éditeurs. Ici comme ailleurs, les débats sont parfois houleux, les diagnostics divergent, notamment sur les choix stratégiques à adopter.

17En Suisse, plusieurs travaux scientifiques récents ont abordé la question des risques liés aux phénomènes d’uniformisation de l’information publiée dans la presse. Ces travaux se sont intéressés notamment aux rapports des journalistes aux sources, mais aussi à leurs employeurs, ainsi qu’aux conditions de travail dans le secteur des médias.

18Certaines recherches se sont ainsi concentrées sur l’analyse d’articles publiés. Elles montrent elles aussi une tendance très nette à l’uniformisation des contenus, aux reprises de communiqués de presse ou de dépêches provenant d’agences de presse, sans transformation ni esprit critique, notamment dans les rubriques économiques, et ce, en raison de l’influence croissante d’acteurs des relations publiques profitant de la crise structurelle que traversent les médias imprimés (Jahrbuch, 2011).

  • 1 Dans son discours à l’occasion du Dies academicus à l’Université de Fribourg en 2016, Manuel Puppis (...)

19Le poids de facteurs que représentent les pressions exercées par les pouvoirs économiques et les employeurs sur les journalistes a été confirmé par des études basées sur des sondages de praticiens (Puppis et al., 2014) : influence des annonceurs sur le contenu rédactionnel, manque de moyens et de temps à disposition pour couvrir des faits, absence d’articles critiques sur les médias employeurs et leurs stratégies éditoriales1.

20L’analyse quantitative d’importants corpus d’articles ou de réponses à des questionnaires peine parfois à saisir en quoi les phénomènes d’uniformisation constatés relèvent plus précisément de facteurs multiples (et conjoints). Parmi ces facteurs figurent la mondialisation de l’économie et de la commercialisation, les stratégies managériales effectives ou invoquées, la tabloïdisation progressive de médias face à la concurrence de journaux gratuits, les répercussions des usages d’Internet et des changements technologiques par les divers acteurs concernés, les nouvelles habitudes du lectorat… D’un autre côté, les caractéristiques de base des journalistes suisses seraient restées étonnamment stables depuis les années 1990, en ce qui a trait à la composition démographique, aux activités, à la formation professionnelle, à l’importance des rôles et des valeurs ou aux perceptions générales des répondants à propos de leur situation professionnelle (Bonfadelli et al., op. cit.).

  • 2 Étude conduite par Filip Dingerkus, Guido Keel et Vinzenz Wyss, de l’Université de Zurich et Winter (...)

21D’autres résultats2 soulignent au contraire une nette préoccupation des praticiens pour la détérioration des conditions de travail (surcharge horaire, moins de temps consacré à la recherche d’informations). Ils signalent un renforcement des pressions sur leurs productions journalistiques, par les sources, notamment numériques : réseaux sociaux, blogues et agrégateurs de contenus, mais aussi pressions économiques liées à l’audience (avec des contenus plus sensationnalistes), aux annonceurs, aux relations publiques. Au cours des cinq dernières années, l’importance accordée aux compétences techniques et à des outils de recherche numériques a profondément changé leur situation au travail (Dingerkus, Keel et Wyss, 2016).

22Des recherches plus qualitatives, recourant à des entretiens approfondis, ont tenté de mieux évaluer les rapports de force qui s’exercent au quotidien et au sein des rédactions, entre journalistes, rédacteurs en chef, directeurs de publication et éditeurs, à propos de la convergence rédactionnelle dans les médias privés. Les résultats obtenus soulignent eux aussi la stratégie des éditeurs, visant des investissements dans la diffusion rapide d’informations sur différents canaux, au détriment de la recherche, du traitement et de la production d’informations originales (Schönhagen et Hofstetter, 2014).

  • 3 Cette étude menée par l’Université de Fribourg fait partie d’un projet international « Journalistic (...)

23Recherche, traitement et production d’informations originales, sur des sujets d’intérêt public : ces « gestes » ou routines au fondement de l’activité journalistique seraient de moins en moins souvent mis en œuvre. Tels sont aussi les premiers résultats étude en cours3 portant sur les écarts possibles entre la perception du rôle de contribution à la démocratie et à la société joué par les journalistes et leurs performances effectives — publications d’informations originales et d’enquêtes, notamment (Beck et Raemy, 2017). Il s’agit de vérifier si la production journalistique correspond ou non à six rôles types élaborés par certains chercheurs : journaliste « disséminateur/interventionniste » (diffusion d’informations sans/avec apport du journaliste), « chien de garde » (watchdog) du bon fonctionnement démocratique ou au contraire « loyal-facilitateur » (relayant et expliquant les versions des autorités), « civique » (traduisant la complexité des enjeux, au service d’une meilleure participation de la population au débat public), « de service » (considérant le lecteur comme le « client » des informations) ou d’« infotainment » (informations divertissantes cherchant à atteindre un maximum d’audience). Ces trois derniers rôles présentent une orientation commerciale plus ou moins marquée (Melado, 2015).

  • 4 Synthèse extraite d’un entretien de l’auteur avec Patric Raemy, en septembre 2017.

24Cette recherche montre déjà pour les productions journalistiques recensées une grande proportion d’articles très brefs, provenant en fait d’agences de presse. Si l’on ne considère que les articles signés par les journalistes des quotidiens d’information, les types les plus représentés dans les tabloïds sont les modèles « disséminateur/interventionniste » et « infotainment ». Pour les autres journaux, le modèle « disséminateur » est le plus courant, suivi par l’« interventionniste ». Le rôle effectif de journaliste « watchdog », recherchant et diffusant des informations originales, reste le parent pauvre. Il ne vient qu’en quatrième position pour les tabloïds, en troisième pour les autres titres... alors que les journalistes sondés estiment que ce rôle tient la première place dans la conception de leur rôle professionnel. Il y a donc un net écart entre les rôles revendiqués par les journalistes, les moyens journalistiques effectivement déployés, et les contenus de leurs articles publiés4.

25Sur des thématiques similaires, d’autres recherches francophones se sont davantage inspirées de perspectives axées sur les journalistes en tant que « sujets agissants », privilégiant une approche compréhensive (Bertaux, 2005), centrée sur les discours de pratiques et le travail des journalistes (Ringoot et Utard [dir.], 2005). Il s’agit de s’intéresser aux marges de manœuvre dont disposent les journalistes, notamment en raison du poids de leur discours dans l’espace médiatique et public, d’étudier leur implication « au sein de processus traversés de puissances et de forces qui amènent les acteurs sociaux à négocier, remodeler, créer les possibles à partir desquels “[ils] peuvent orienter leur avenir” », suggèrent aussi Nadège Broustau et Chantal Francoeur, en citant Balandier (2017 : 4). Une question centrale se pose alors : quelles sont les stratégies mises en place par les journalistes pour réagir aux risques de « perte d’autonomie » à l’égard de leurs sources et des acteurs de la communication (George [dir.], 2015 ; Bernier [dir.], 2016) ?

26La concurrence entre journalistes et relationnistes peut conduire les premiers à distinguer leur production, en mettant en œuvre diverses routines de traitement (choisir un nouvel angle, approfondir, obtenir une réaction exclusive…). Il s’agit de « positionner stratégiquement leur production » (Bédard-Brûlé, 2017 : 57) pour affirmer leur différence, et donc, une identité professionnelle.

27L’invocation de leur « rôle » auprès du lectorat en fait aussi partie. On retrouve ici l’idée (plus ou moins implicite chez les praticiens eux-mêmes) de contrat social liant les journalistes : « […] cette représentativité des citoyens, face aux décideurs, serait un des fondements de la légitimité sociale du journalisme et comporterait des normes déontologiques afin de ne pas s’éloigner de leurs obligations démocratiques » (Bernier [dir.], op. cit. : 12). C’est en vertu de cette forme de délégation du pouvoir d’informer que le journaliste serait tenu de remplir des fonctions d’intérêt public et de centrer sa production journalistique sur des sujets d’intérêt public, comme le précise explicitement son code de déontologie (voir aussi Hornmoen et Orgeret [dir.], 2014).

28La mobilisation stratégique de discours de journalistes autour des règles déontologiques, à des fins de légitimation, a été analysée par Denis Ruellan (2010 et 2014). Un aspect plus précis nous intéresse, dans le sillage de travaux précédents : le flou existant à propos de ces règles et de leur application, mais aussi les écarts entre ces règles et leur mise en œuvre reconnaissable dans des discours sur les initiatives et routines journalistiques ou dans des productions effectives. Face à des problèmes liés au contexte de travail (temps, budget, moyens à disposition, pressions…) ou à l’accès aux sources, les journalistes peuvent jouer sur les possibilités offertes ou tolérées suivant les situations par le code de déontologie professionnelle, comme l’observait Ruellan : « La transgression des règles déontologiques est admise comme inhérente au bon accomplissement de sa tâche par le reporter » (1993 : 20). De la même manière, les solutions offertes par la proximité avec les sources façonnent depuis longtemps les pratiques de l’investigation dans les pays anglo-saxons, suivant des principes d’agression and access (Hunter, 1997 ; De Burgh et al., 2008 ; Conboy, 2012).

29Nous retenons ainsi la piste de réflexion suivante : le « flou » caractérisant l’identité sociale des journalistes et, pour ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, leurs pratiques par rapport au code de déontologie représente un élément constitutif et une condition pour la poursuite de leurs activités et productions (Ruellan, 1992 et 1993 ; Rieffel, op. cit.). En raison de la variété des situations dans lesquelles doivent travailler les journalistes, des changements de contexte, des contraintes conditionnant leurs routines vis-à-vis de leurs employeurs, mais aussi par rapport aux sources et à l’accès aux sources, ce code peut être l’objet de diverses lectures, voire de transgressions exceptionnelles (et en principe justifiables) de certaines règles de base. C’est le cas par exemple du recours à des « pratiques déloyales », telles que l’entretien-surprise, l’entretien « sous couverture » d’une fausse identité, le reportage et l’enquête « par immersion » ou les enregistrements clandestins (Grevisse, 2010 ; Labarthe, op. cit.).

30À propos de ce « flou constitutif », Ruellan cite une hypothèse de Luc Boltanski sur « l’indétermination productive » caractérisant la formation des cadres : « […] c’est justement l’indéfinition et l’indétermination des limites du groupe, le flou des règles de ses accès et de son fonctionnement, qui garantissent sa pérennité, lui évitent l’éclatement » (1992 : 29). Nous pourrions à notre tour faire l’hypothèse que les journalistes y voient l’une des garanties de leur survie possible dans le métier.

Problématique et méthodologie

31Ces différents travaux nous incitent à préciser certaines formulations de nos questions de recherche, qui explorent de manière plus générale (et dans le cadre d’un travail de thèse de doctorat) comment la conjugaison de contraintes économiques et d’usages technologiques affecte le travail de journalistes d’investigation en Suisse romande, leurs méthodes d’enquête et leur capacité à accéder à des sources gouvernementales.

32Face aux risques liés à l’uniformisation dans la presse, quelles sont les perceptions des journalistes concernant les possibilités de mise en pratique aujourd’hui des fondamentaux du métier ? À quoi font-ils référence ? À des règles et routines intériorisées, plus ou moins formalisées ? Ou à l’ensemble des règles déontologiques précisées par la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes5 ? Aux deux, simultanément, malgré les nombreux écarts et implicites repérables dans les discours de pratiques ? Comment expliquer ces écarts ?

33Trois points retiendront notre attention.

34Premièrement, il subsiste un certain flou autour de ces fondamentaux comme de la profession de journaliste en général (Ruellan, 1992 et 1993). De nombreux praticiens et formateurs, en France comme en Suisse, évoquent comme modèle de ces fondamentaux les règles spontanément mises en application dans le journalisme d’investigation, qui ne serait à la base que du « bon journalisme », avec les principes de rigueur qui s’imposent. L’investigation journalistique ne serait que l’exécution rigoureuse des fondamentaux du journalisme, comme le remarque Jean-Marie Charon :

Dans leur travail quotidien, ils ont le sentiment de mettre en œuvre tous les gestes de base du journaliste : recherche des faits par des entretiens, l’étude de dossiers et l’obtention de documents, vérification, croisement de points de vue et de sources diverses, analyse, interprétations, mise en forme par le récit (2003 : 139-140). 

  • 6 Ibid.
  • 7 Règlement de la carte de presse suisse et du registre des professionnel(le)s de médias RP. [En lign (...)
  • 8 Ibid.

35Deuxièmement, et parallèlement à ce flottement autour des définitions de pratiques, ces fondamentaux renverraient plus précisément à la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes. Elle est en effet citée comme « référence absolue de son activité6 ». Certains de ces fondamentaux se retrouvent sommairement listés dans le règlement pour l’obtention de la carte de presse professionnelle : « Récolter, contrôler, choisir, structurer, analyser, illustrer, préparer des informations et opinions […] distinguer une activité journalistique d’une activité de relations publiques ou de publicité7 ». On peut ajouter suivant les articles de cette déclaration le fait de traiter des informations « d’intérêt public », également inscrit comme principe fondamental, notamment dès le premier paragraphe des « droits » des journalistes (« a. Libre accès du/de la journaliste à toutes les sources d’information et droit d’enquêter sans entraves sur tous les faits d’intérêt public ; le secret des affaires publiques ou privées ne peut lui être opposé que par exception, dûment motivée de cas en cas8 ») et dans l’article 1 des « devoirs ». Là encore, il y aurait un socle commun avec des définitions communément admises de l’investigation, au-delà des divergences relatives à des contextes (étatiques, sociopolitiques, historiques, juridiques ; voir Van Eijk [dir.], op. cit.), des modèles et des traditions journalistiques différents (Hunter, 1997 et 2011 ; De Burgh et al., op. cit.).

36Toutefois — et c’est notre troisième point —, si tous ces éléments de définition des activités et principes figurent aussi au centre de l’investigation journalistique, ce genre se distingue dans d’autres définitions courantes. Ainsi celle largement acceptée par les professionnels, relayée par les plus importants réseaux et structures internationaux dédiés au journalisme d’investigation (l’organisation américaine Investigative Reporters and Editors [IRE] et le réseau mondial GIJN), précise-t-elle : le journalisme d’investigation consisterait en une recherche active d’informations, effectuée par le journaliste lui-même et de sa propre initiative, sur des sujets d’intérêt public, après avoir consulté un grand nombre de sources différentes, afin de révéler des faits ou des informations restés cachés9. Nous pouvons coder ces actions plus spécifiques comme suit : « prendre l’initiative », « rechercher activement des informations originales », « consulter un grand nombre de sources », « révéler des faits cachés » nous ramènent plus que les autres au rôle (effectif ou supposé) de journaliste « watchdog » dénonçant des dysfonctionnements, contribuant par ses publications ou révélations au bon fonctionnement des instances démocratiques. Ces actions participent elles aussi à des tentatives de (re-)définitions des pratiques et identités professionnelles, de la part des journalistes.

37Lors d’entretiens exploratoires menés en amont de la présente contribution en vue de la préparation d’un questionnaire, nous avons été frappé par l’absence de référence claire de la part des journalistes répondant aux fondamentaux du métier. Cette absence nous a incité à privilégier le recueil de témoignages oraux. Suivant une approche inspirée de la socio-ethnographie, la conduite d’entretiens compréhensifs (Kaufmann, 1996) a eu pour objectif d’enregistrer puis de transcrire des récits de parcours professionnels et des récits de pratiques (Bertaux, op. cit. ; Beaud et Weber, 2003). Il s’agissait de mieux repérer dans ces discours de pratiques des routines et logiques d’action, d’abord implicites ou peu formulées, mais explicitées au fur et à mesure par les praticiens.

38Dans les discours collectés, nous avons ensuite concentré notre attention sur les évocations de routines identifiables. Ces routines pouvaient soit renvoyer aux fondamentaux intériorisés par les professionnels, soit se référer explicitement à la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes ou à la définition courante du journalisme d’investigation, soit au contraire s’en écarter.

39Dans cette perspective, un questionnaire pour entretiens semi-directifs a été établi. Après une brève première partie introductive sur le profil socioéconomique des participants, ce guide d’entretien comportait un ensemble de questions réparties en cinq sections : formation et début de carrière ; trajectoire professionnelle et mobilité ; évolution du métier de journaliste ; situation économique personnelle ; défense des conditions de travail. Les relances portaient sur les éléments suivants :

  • comment les journalistes interrogés relatent et définissent, au travers de leurs récits de vie, leur parcours et leur identité en tant que journalistes, en fonction de leur aptitude à publier des informations d’intérêt public ;

  • comment ils perçoivent et ont expérimenté au cours des vingt dernières années des changements à cet égard (d’ordre économique et technologique, notamment), conditionnant leur capacité à investiguer et à diffuser des informations d’intérêt public ;

    • 10 Nous remercions les cinq journalistes qui ont bien voulu « se livrer » à ces entretiens semi-direct (...)

    comment ils décrivent les influences de facteurs économiques et technologiques comme relevant d’une vision, de choix stratégiques et managériaux imposés par leur hiérarchie et leurs employeurs (éditeurs10, propriétaires de titres, groupes de presse…), mais s’écartant de leur propre définition du métier de journaliste ;

  • comment ils envisagent leur engagement ou, au contraire, leur non-engagement dans des structures professionnelles.

40L’un des objectifs plus globaux de cette étude est de mieux cerner comment les journalistes intériorisent et anticipent les évolutions récentes du contexte et des pratiques professionnelles en Suisse romande, comment ils mettent en œuvre un éventuel repositionnement de leurs activités, une (re-)définition de leur identité professionnelle.

41Nous avons réalisé en juillet 2017 cinq entretiens avec des journalistes travaillant dans des médias en Suisse romande. Ces entretiens du type semi-directif duraient en moyenne une heure. Ils ont été enregistrés avec l’accord des personnes interviewées et en leur garantissant l’anonymat, puis ils ont été retranscrits. Nous avons autant que possible cherché à entendre dans les témoignages des journalistes rencontrés des « signaux faibles », des expressions des logiques d’action s’inscrivant dans la durée, mais souvent formulés de façon elliptique ou implicite, renvoyant à leurs expériences et tentatives de se (re-)positionner dans univers marqué par de profondes transformations et dans un contexte de crise des modèles économiques traditionnels.

42Dans le but de faciliter la sélection de profils professionnels variés, nous avions auparavant récolté des curriculum vitae, notices biographiques, articles publiés, etc., des intervenants pressentis. Ces documents ont aussi été utiles pour envisager des relances lors des entretiens ou pour croiser les réponses obtenues avec des informations disponibles par ailleurs. Sans viser la représentativité avec un échantillon aussi restreint, nous avions l’intention de rencontrer dans ce cadre des journalistes ayant des profils et des parcours professionnels aussi divers que possible.

43Deux des répondants publiaient ainsi régulièrement ou ponctuellement des articles d’investigation sur des sujets locaux, nationaux ou internationaux, mais aussi des articles plus courts et des brèves, à la demande de leur rédaction en chef. Un troisième travaillait sur des dossiers juridiques complexes, nécessitant parfois des enquêtes plus poussées. Les deux autres couvraient surtout l’actualité locale et nationale, avec des formats courts et sans possibilité d’approfondir leurs sujets.

Premiers résultats

Formation et début de carrière

44Concernant notre échantillon d’intervenants, l’hétérogénéité se retrouve dans l’âge (respectivement, 24, 30, 39, 51 et 54 ans), le sexe (trois hommes, deux femmes) ou l’origine (cantons de Genève, Vaud et Neuchâtel ; un journaliste binational, franco-suisse).

45La diversité caractérise également le type de formation au journalisme suivi : deux journalistes étaient passés par la filière du stage de deux ans au sein d’un média, complétée par les cours suivis au Centre romand de formation au journalisme (CRFJ, aujourd’hui CFJM, Lausanne) ; un troisième était passé par une obtention de l’inscription au registre professionnel (RP) par la seule reconnaissance de ses années d’expérience au sein de médias en France puis en Suisse ; un autre, par la filière du master en journalisme et communication de l’Académie du journalisme et des médias (AJM, Université de Neuchâtel), complétée par un an de stage ; et le dernier journaliste, par un cumul d’une expérience professionnelle de deux années et le suivi de la filière AJM.

46Diversité encore dans les formations et professions parallèles des intervenants : un seul (celui de 24 ans) s’est orienté directement vers le journalisme après des études universitaires. Les quatre autres ont exercé respectivement des fonctions de documentaliste, de traducteur, de spécialiste en droit et de (jeune) chercheur en sociologie, avant de confirmer leur préférence pour le journalisme. Le point commun reste le haut niveau de formation des cinq participants, dont trois ont terminé des études universitaires (deux au niveau master, un autre jusqu’au doctorat).

Trajectoire professionnelle et mobilité

47Au moment des entretiens, les enquêtés travaillaient pour divers types de médias : respectivement, presse d’information quotidienne régionale (deux journalistes), presse hebdomadaire, radio-télévision et multimédia (plateforme Web d’actualités d’un groupe de presse). Les deux principaux groupes de presse (Tamedia, Ringier-Axel Springer) et titres de presse écrite en Suisse romande étaient représentés, y compris des médias de service public, ainsi qu’une publication hebdomadaire indépendante et à plus faible tirage.

48En s’intéressant à leur parcours professionnel au-delà de cet « instant T », dans une perspective diachronique, on s’aperçoit que c’est encore la diversité et la mobilité qui l’emportent : tous les journalistes approchés avaient cumulé des expériences auprès de plusieurs titres, types de médias et employeurs, y compris les deux plus jeunes (presse quotidienne et magazine, radio, télévision, multimédia/plateforme Web d’actualités, pure players, pour le journaliste de 24 ans ; presse quotidienne et magazine, multimédia/plateforme Web d’actualités, pure players, pour le journaliste de 30 ans). Il en va de même pour deux journalistes ayant à l’origine choisi de limiter leur activité à la presse écrite, tout en cherchant à bénéficier de la relative stabilité que peut offrir un poste de salarié à durée indéterminée dans un média. L’un a travaillé comme salarié pour au moins six titres différents. L’autre est d’abord resté attaché à un seul quotidien (Le Journal de Genève), mais a vécu ensuite sa fusion-disparition (en 1998, avec Le Nouveau Quotidien), pour enfin traverser deux plans de licenciements dans le nouveau titre (Le Temps) qui a succédé aux deux premiers. Ce journaliste a enfin été lui-même licencié en avril 2017 avec une trentaine de confrères travaillant pour les rédactions communes du Temps et de LHebdo. Il s’agit d’un parcours remarquablement linéaire pour un journaliste de presse écrite, avec une durée de 24 années dans la presse quotidienne.

49Remarquons que sur le même laps de temps (presque un quart de siècle), la trajectoire du titre d’origine a traversé de multiples péripéties : fusion, disparition, nouveau titre de remplacement, dont le siège de la rédaction a ensuite connu plusieurs déménagements successifs (d’abord à Genève, puis à Lausanne), avant d’être racheté (au groupe Edipresse) par Tamedia… En d’autres termes, la longévité du parcours professionnel d’un journaliste peut dans certains cas dépasser la durée de vie du titre ou du média employeur. Ce genre de situation est devenu plus fréquent depuis les années 1990, avec la disparition de nombreux quotidiens, parfois plus que centenaires. Il serait intéressant d’avoir une vision d’ensemble de ce phénomène, qui traduit une sorte d’inversion dans les continuités.

50La mobilité est encore présente en ce qui a trait aux régions géographiques de travail, impliquant au moins des changements de cantons et des déplacements de pendulaires pour l’ensemble des cinq journalistes, actuellement. Dans la durée et au fil de leurs expériences professionnelles en tant que journalistes, tous ont travaillé dans d’autres lieux que celui de leur canton d’origine et de domicile, voire dans d’autres régions linguistiques (Zurich) ou d’autres pays (France), pour deux personnes.

Évolution du métier de journaliste

51Les trois journalistes les plus expérimentés (54, 51 et 39 ans) évoquent avec précision plusieurs problèmes limitant leur capacité à se consacrer à la documentation, la recherche et la vérification d’informations originales et d’intérêt public, dans leurs rubriques respectives (locale, culture et société) :

  • baisse des budgets attribués au sein de leur rédaction, conséquence de la migration d’une partie des revenus publicitaires et des abonnements et de la migration d’une partie des publicités et de leurs revenus vers des sites Web, au détriment de la presse papier ;

  • fermeture des services de documentation papier (archives non numériques) ;

  • réorientation du travail de journalistes vers des activités « de desk » (au bureau et derrière leur ordinateur), au détriment de recherche et collecte d’information hors de la rédaction (couverture de conférences de presse, d’événements ; entretiens, activités de reportage…) ;

  • réorientation du travail de journalistes vers des activités de gestion de l’information produite par d’autres (collègues, pigistes à l’interne ou en externe, rédactions communes à plusieurs titres du même groupe, dépêches d’agences…) et leur ventilation sur plusieurs supports (version print, version numérique, pages et plateformes numériques communes, blogues, réseaux sociaux…) ;

  • influence grandissante des news livrées « en temps réel », accélération du temps imparti au sein des rédactions pour réaliser et publier un article, avec l’impératif de « faire mieux avec moins » ;

  • stratégies managériales de « course aux clics », leur hiérarchie se référant à la fréquentation par les internautes et au nombre de visiteurs affichés pour un article, pour déterminer les types d’articles à publier, en modifier l’angle, l’illustration ou le titre, voire une partie de son contenu.

52Tous les journalistes interviewés évoquent le climat général de précarisation grandissante des conditions de travail dans la profession, « qui risque de les éloigner des pratiques plus conformes à un idéal du métier ». La situation actuelle de la presse écrite en Suisse romande serait « mauvaise », voire « extrêmement mauvaise ».

Situation économique et satisfaction personnelle

53Toujours au moment des entretiens, un seul des cinq journalistes rencontrés bénéficiait d’un contrat de travail avec un taux d’occupation à 100 % (encore était-ce un contrat temporaire, d’une année). Trois autres travaillaient à 20, 60 et 80 %. Ils complétaient leurs revenus avec des prestations auprès d’autres employeurs, dans d’autres cantons que leur lieu de travail principal. Le dernier était en recherche d’emploi. Ces journalistes n’avaient de situation stable sur la durée ni de revenus qu’ils estimaient suffisants en proportion des charges de travail, de leurs années d’expérience ou de leurs compétences respectives, hormis le journaliste de 24 ans, sortant de formation.

54Interrogés sur leur degré de satisfaction personnelle par rapport aux conditions de travail influant sur la nature de leur production journalistique, trois journalistes sur cinq ont estimé que les conditions salariales, le temps et les moyens proposés par leur employeur étaient « suffisants » pour produire des articles de qualité. Deux autres ont regretté l’accélération du rythme de travail et des quantités d’articles à produire, allant de pair avec la rigidification et la réduction des formats (articles peu ou pas approfondis).

55Les risques évoqués étaient entre autres les suivants : absence de questions originales posées lors des interviews ; absence de points de vue contradictoires (parole donnée en priorité à des sources officielles et à des responsables de communication) ; peu de vérification et de relecture des contributions avant publication ; augmentation du nombre d’erreurs de transcription et factuelles ; peu de rectification des erreurs signalées.

56Les arguments de la nécessité matérielle (« une famille à nourrir ») ou du manque d’occasions (« rien trouvé de mieux pour l’instant ») étaient avancés pour expliquer les raisons de continuer tout de même dans ces conditions, malgré un travail qui allait à l’encontre de leurs principes déontologiques et de leur définition du métier de journaliste. Il s’agissait d’une position d’attente, avant de trouver une meilleure situation.

57Tous ont aussi admis que « la passion du métier », « le plaisir de travailler comme journaliste », « de rendre compte au public ce qui se passe dans sa région », leur mission d’informer sur des sujets « d’intérêt public », de « contribuer au débat », les poussaient à accepter un certain nombre de « sacrifices » sur le plan matériel et une insécurité d’emploi (peu de possibilités d’avoir un travail fixe à temps complet).

58Un seul des cinq journalistes s’estime encore « épargné » par le contexte de crise frappant la presse écrite en particulier :

Ici on a juste aucune pression, ni économique ni politique, pour moi c’est un vrai bonheur, c’est un petit peu l’idéal du métier mais il y a pas beaucoup de postes qui ressemblent à ça. Donc les conditions elles se dégradent y compris ici […] on n’arrive pas à décoller d’un certain nombre d’abonnés.

59Toutefois, faute de temps et de budget, il ne parvient plus à mener des enquêtes comme il le souhaiterait :

Chaque semaine j’essaye d’avoir une enquête ou quelque chose d’un petit peu plus fouillé. Mon rédacteur en chef me dit : « T’es pas obligé de nous sortir chaque semaine quelque chose ». Mais j’aime ça, j’aime rencontrer les gens, j’aime essayer de révéler entre guillemets quelques dysfonctionnements.

60Dans ces conditions, comment (faire) respecter les fondamentaux du métier et poursuivre un travail journalistique axé sur l’investigation ? Le recours à certaines stratégies tactiques est signalé, parfois de manière implicite par les intervenants, parfois en aparté ou même ajouté hors enregistrement et une fois les entretiens terminés. Dans l’ensemble, les propos recueillis explicitent davantage les stratégies que les tactiques.

61Concernant les premières, la mobilisation de structures professionnelles à l’échelle nationale ou cantonale représente un moyen de rappeler aux éditeurs leurs obligations. Les revendications des journalistes portent beaucoup sur les conditions de travail, mais parfois aussi sur le respect du code de déontologie, qui sert d’argument dans certaines de leurs démarches auprès de la hiérarchie (voir le point suivant).

62Dans le même temps, les journalistes ne mentionnent jamais ce code de manière précise dans leurs témoignages. Aucun d’entre eux n’a non plus livré une définition claire des fondamentaux ni du journalisme d’investigation. S’ils en ont certainement intériorisé les « règles de base », leurs propos confirment que ce code de déontologie n’est pas mobilisé dans les pratiques journalistiques pour être appliqué à la lettre. Il en est de même pour les « fondamentaux », et les composantes essentielles de l’investigation (« prendre l’initiative », « rechercher activement des informations originales », « consulter un grand nombre de sources », « révéler des faits cachés », « dénoncer des dysfonctionnements »).

63Ainsi trois répondants sur cinq admettent-ils (parfois spontanément, parfois à mots couverts) avoir peu de poids face à leur hiérarchie dans le fait de pouvoir « prendre l’initiative » sur un sujet d’enquête. Cette dimension de l’initiative est peu explicitée, et presque jamais exemplifiée par des cas concrets. Le fait de « rechercher activement des informations originales » ou de « consulter un grand nombre de sources » n’est pas davantage développé. Par contre sont avancées des solutions pragmatiques, qui permettent de résoudre des contraintes de temps, budgets et moyens nécessaires limitant les marges d’action des journalistes sur ces deux premiers points.

64À propos de ces tactiques, la proximité avec un « réseau d’informateurs », des lanceurs d’alerte, des sources proposant d’eux-mêmes des sujets d’enquête au journaliste, reste un moyen de contourner ces difficultés. Un répondant mentionne dans le même sens l’exploitation du courrier des lecteurs ou des informations livrées de manière intéressée par des particuliers pris dans un litige :

On profite aussi dans notre petite niche de l’information que ne veulent pas les autres, souvent. C’est-à-dire qu’on a des « quérulents », comme on les appelle chez nous. J’en ai en tout cas un à deux par semaines : c’est quelqu’un qui essaye le courrier lecteur, qui dit : « C’est pas normal, mon assurance… » et puis les journaux régionaux n’aiment pas ces genres d’histoires parce que c’est toujours un petit peu flou et confus. Moi j’aime bien recevoir ces gens.

65Le pragmatisme incite par exemple le journaliste de notre panel publiant le plus d’articles estampillés « enquête » à se concentrer davantage sur deux autres composantes : « révéler des faits cachés » et, surtout, « dénoncer des dysfonctionnements » :

66Donc on a ce rôle aussi de contre-pouvoir, c’est un petit peu exagéré, mais… on sert aussi à ça. Donc la qualité elle passe aussi par une autre voix qu’on peut amener, avec un style satirique aussi qui permet d’être parfois de mauvaise foi. C’est-à-dire que je suis obligé de faire mon travail de vérification des sources, etc. Mais je ne suis pas obligé d’équilibrer dans mon texte final la parole d’un méchant patron de celle d’un employé virulent. Je dois avoir l’avis du patron, mais je peux mettre en avant les syndicats et les gens qui sont licenciés…

Défense des conditions de travail

67Concernant la défense des conditions de travail, les motivations et les formes d’engagement stratégique s’appuyant sur des structures professionnelles sont diverses. Elles se fonderaient davantage sur la défense des postes de travail et des salaires que sur la question du respect des règles déontologiques mentionnées dans la Déclaration. C’est le cas pour la principale structure de référence, la Fédération suisse des journalistes — Impressum :

Je crois que l’association (Impressum), qui n’est pas un syndicat, mais une association professionnelle, est surtout réactive en cas de licenciement. C’est-à-dire, quand c’est déjà trop tard. Mais elle fait un bon travail au niveau juridique personnel, dans la défense des intérêts des journalistes.

68Plusieurs facteurs sont signalés par les intervenants pour expliquer cette diversité des approches ainsi que le peu de pertinence qu’il y a, selon eux, à impliquer cette structure dans la défense des « fondamentaux », qui passeraient après la défense des conditions matérielles permettant leur mise en application concrète dans les pratiques journalistiques.

69D’abord, la question de l’ancrage géographique : trois journalistes ont exprimé leur choix de rester affiliés à la structure locale de leur canton d’origine (deux à Genève, un autre à Neuchâtel), reliée à Impressum, plutôt que d’opter pour celle de leur lieu de travail (deux à Lausanne, le troisième à Fribourg et à Bulle) ou de se rapprocher de la faîtière (dont le siège est à Fribourg). Un quatrième est depuis des années affilié à Impressum, mais il a renoncé à être un « membre actif », pour divers motifs (voir plus loin).

70Ces quatre journalistes estiment aussi que leurs actions sont plus efficaces à « la base », leur association professionnelle locale (ici, l’Association genevoise des journalistes [AGJ] et l’Association neuchâteloise des journalistes [ANJ]), en relayant leurs préoccupations auprès de l’association cantonale du lieu de travail (Association vaudoise des journalistes [AVJ]). Parmi les raisons invoquées, outre la proximité, figurent : le manque de réactivité et de pugnacité de la Fédération, son caractère trop consensuel dans les négociations face aux éditeurs et un problème de leadership de sa direction actuelle. Deux journalistes évoquent le fait que ces associations locales sont « encore fâchées » aujourd’hui avec la direction d’Impressum, notamment pour ces motifs.

71Parmi les plus fortes expériences de mobilisation de ces structures locales, la plupart sont liées à la défense des postes de travail et à l’insécurité professionnelle. La précarité est un thème récurrent. Un répondant a ainsi eu recours aux conseils de sa structure locale (AGJ) pour négocier à la hausse un salaire qui lui était proposé, inférieur au barème des minima. Lors d’une expérience précédente, il avait déjà eu recours à une organisation professionnelle (le Syndicat suisse des mass media [SSM]) pour faire pression contre sa direction, qui refusait d’entamer les démarches en vue de l’obtention de sa carte de presse (reconnaissance auprès des organisations professionnelles comme journaliste inscrit au registre professionnel), malgré deux années de travail passées avec un statut précaire de « rédacteur externe » pour la rubrique actualité du site Web d’un grand média, et l’expérience acquise.

72Les cas de mobilisation stratégique concernant le cadre déontologique sont plus rares. Elles peuvent passer par plusieurs structures. Un intervenant a par exemple dénoncé, toujours par son organisation professionnelle locale, la tentative de son employeur de mettre en place une « prime aux clics », sorte de bonus au mérite venant récompenser les journalistes ayant le plus de visites et de vues sur Internet pour leurs articles publiés.

73Deux autres ont plutôt recouru aux sociétés de rédacteurs (SDR), qui permettaient une plus forte implication et qui pesaient un certain poids dans les décisions, notamment en formulant des avis sur les contenus publiés et la ligne éditoriale. Cela d’autant plus quand la SDR est actionnaire du titre. La SDR sert à « établir un rapport de force en faveur des journalistes », explique l’un. Elle peut aussi inciter les employeurs à mieux respecter le code déontologique, témoigne l’autre :

(À propos de) l’adoption de la nouvelle Convention collective de travail (CCT)… on m’a demandé d’être membre de la société des rédacteurs de (titre régional). Donc là, pour moi, c’est le premier niveau et c’est essentiel parce que tu es au contact direct, parce que théoriquement par la CCT t’es protégé, donc tu peux pas être viré si tu t’exprimes trop violemment contre un directeur de marketing […]. Donc ça, c’est un premier levier qui est essentiel.

74Outre Impressum, la SSM (concernant plus spécifiquement l’audiovisuel) et les SDR, une autre structure a été signalée : Syndicom, syndicat des médias et de la communication. Syndicom défendrait une ligne plus agressive et revendicative dans les négociations avec les éditeurs. Cet « avantage » (par rapport à Impressum) serait contrebalancé par le fait que ce syndicat regroupe un très faible nombre de journalistes, « noyés » dans un ensemble plus large de secteurs. Syndicom représente en effet une dizaine d’autres secteurs professionnels, allant de la poste au secteur routier : le groupe « Presse et médias électroniques » se retrouve quelque peu dilué, à côté d’autres branches comme le secteur du livre ou celui de l’industrie graphique. Pour cette raison, une mobilisation stratégique du code de déontologie serait peu appropriée dans ce cadre, d’autant que Syndicom est aussi perçu comme une structure « un peu gauchiste », alors que les praticiens des médias sont censés établir une distinction claire entre activité journalistique et engagement politique, précisément pour des questions de déontologie.

75D’autres formes d’engagement envisagées par les répondants reposent davantage sur les seules ressources tactiques des journalistes, « ici et maintenant », avec l’espoir, un jour, d’un éventuel soutien d’autres structures professionnelles. Elles mobilisent des discours autour des fondamentaux, de la déontologie et des valeurs du journalisme de reportage et d’investigation, en se distanciant des éditeurs. Dans les projets de repositionnement face à la crise actuelle que traverse le secteur de la presse écrite en Suisse romande, les répondants ont tous rappelé leur volonté de poursuivre dans le journalisme « par passion », « par intérêt personnel » pour leur rôle à jour dans la « mission d’informer ».

76Deux journalistes réfléchissent ainsi à des formules et modèles d’affaires dont les points communs seraient de se dégager de l’influence exercée par les éditeurs et groupes de presse et de mettre l’accent sur le journalisme local, d’intérêt public. L’un d’eux s’est lancé dans l’aventure récente d’un pure player testant un nouveau type de modèle d’affaires (média collectif, sans éditeur, pas de publicité, crowdfunding et mécénat, abonnements en ligne et micro-paiements pour l’accès ponctuel à des articles). Il s’agit de miser sur un « marché de niche », local, voire régional, et sur un lectorat restreint. Un autre (le journaliste de 24 ans) rêve de mettre sur pied et d’animer une radio locale et de proximité, sur un modèle participatif, avec l’envie de « tenter de nouveaux formats » et de « s’adresser aux jeunes ».

77Attachés au respect des fondamentaux, ces cinq journalistes n’excluent pas de compléter parallèlement leur activité avec des mandats dans d’autres secteurs professionnels : communication, rédaction pour diverses organisations, consultance… L’un d’eux envisage de sortir à terme de la profession de journaliste, pour mettre en valeur ses autres compétences.

Discussion et conclusion

78Ces résultats sont à considérer dans les limites de la présente étude, qui porte sur un échantillon très restreint. La teneur très descriptive de cet article répond néanmoins à notre intention de mieux illustrer comment des journalistes vivent les évolutions socioéconomiques et sociotechniques de leur milieu professionnel, notamment par rapport à leurs pratiques et à des règles déontologiques plus ou moins intériorisées, mobilisées ou explicitées, suivant les contextes. Ce faisant, nous avons abordé de nombreuses dimensions complémentaires : logiques économiques, sociotechnologiques et managériales (impératifs de productivité, de réactivité, de visibilité, sur plusieurs canaux de diffusion, Internet et les réseaux sociaux…), précarité économique et instabilité du contexte en matière d’emploi et de débouchés, écart entre idéal professionnel et pratiques, « produit presse » s’écartant de la « mission d’informer » sur des sujets d’intérêt public, pourtant chère aux journalistes…

79Globalement et toutes proportions gardées, les données récoltées vont dans le même sens que les tendances observées dans les recherches mentionnées en partie introductive. Les cinq journalistes approchés évoquent dans leurs discours le problème de la baisse des effectifs dans les rédactions, et simultanément la hausse en quantité de production demandée, souvent déclinée en plusieurs formats et sur divers supports. Ils renvoient entre autres les phénomènes d’uniformisation de l’information (re-)produite au manque de temps et de moyens accordés par leur hiérarchie. Ils contrebalancent les avantages que peuvent apporter les usages des technologies numériques (abondance d’informations disponibles, facilité et rapidité de communication…) par certains de ses désavantages (priorité donnée par les employeurs à des principes d’immédiateté, à la réactivité et aux formats courts, tendance au copier-coller d’informations disponibles gratuitement en ligne, perte d’autonomie dans le travail, le traitement et l’écriture journalistique, etc.), lorsque ces usages sont trop imposés, dépendant de stratégies managériales dictées par des considérations économiques. Les témoignages de journalistes abordent en quoi ce « couple » usages technologiques et facteurs économiques peut poser problème, de leur point de vue, quitte à exacerber certaines tensions ou contradictions.

80Nous avons relevé des divergences entre la manière dont, d’une part, les journalistes relatent et définissent au travers de leurs récits de vie leurs pratiques « idéales » en tant que journalistes et, d’autre part, leur frustration déclarée (et plus ou moins acceptée, selon les circonstances et notamment pour les raisons matérielles ou d’absence de perspectives dans le secteur) concernant une partie de leurs activités et routines journalistiques effectives au sein du média employeur.

81Sans perdre de vue que cette contribution se base sur des discours sur des pratiques, et non sur des pratiques observées, ce qui nous engage donc à redoubler de prudence dans notre effort d’interprétation, la piste d’un « flou constitutif » nous paraît intéressante à suivre, à plusieurs égards.

82Dans le cas présent, les répondants explicitent peu la manière dont ils participent d’eux-mêmes à ces phénomènes d’uniformisation (par exemple, en intériorisant ou en anticipant les attentes de leur hiérarchie ou en développant leurs propres « économies » et tactiques dans la production d’articles : elles peuvent aussi être basées sur un copier-coller « consenti », ou plus ou moins assumé). Ce flou rend difficilement repérables les écarts possibles entre le dire et le faire (Bertaux, op. cit.). Il masque aussi en partie les aspects les plus conflictuels repérés dans les logiques d’action évoquées par les intervenants, touchant à des éléments de définition des fondamentaux et aux principales composantes définitoires de l’investigation, que nous pouvons récapituler en synthèse :

  • « prendre l’initiative » sur un sujet d’article, le choix des sources à contacter, l’évaluation du temps nécessaire aux recoupements et vérifications, l’analyse et le traitement : trois journalistes sur cinq estiment que leur rédaction leur offre des conditions de travail « satisfaisantes en ce sens ». Il s’agit des deux journalistes publiant des enquêtes, sur une base régulière ou ponctuelle (ceux qui précisément, et davantage encore que leurs collègues, doivent pouvoir mettre en œuvre tous les fondamentaux du métier), et dans une certaine mesure, d’un troisième, ancien responsable de pages « débats » pour un quotidien d’information, avant son licenciement.

  • « rechercher activement des informations originales », « consulter un grand nombre de sources » : dans le même temps, trois journalistes sur cinq regrettent le peu ou l’absence de capacité qui leur est octroyée pour contacter des sources diversifiées, afin d’apporter une « plus-value » journalistique sur des sujets d’intérêt public.

  • « révéler des faits cachés », « dénoncer des dysfonctionnements » : bien que ce rôle de « watchdog » figure lui aussi au cœur des fondamentaux, sa mise en pratique reste l’exception. Seuls les deux journalistes produisant des enquêtes suggèrent dans leurs discours que ce rôle de « chien de garde » de la démocratie se traduit effectivement dans leur production publiée, de manière régulière ou ponctuelle. Cette évocation est absente chez les autres intervenants, à la fois dans leurs discours et dans leur production en général, et remplacée par les rôles de « disséminateur/interventionniste » ou « civique ».

    • 11 Selon l’article 3, alinéa 3 du règlement de la Fédération suisse des journalistes — Impressum, le c (...)

    code de déontologie : il n’est pas non plus cité explicitement comme élément déterminant pour le cœur de définition de l’identité professionnelle. Les journalistes l’évoquent davantage comme une aspiration, un idéal à atteindre. Sa reconnaissance figure pourtant en bonne place dans les critères à remplir pour l’obtention de la carte professionnelle11.

83Concernant l’interprétation possible d’un tel « flottement » et des écarts entre activités journalistiques si fondamentales et rôles revendiqués par la profession, plusieurs explications peuvent être avancées. Comme le souligne Erik Neveu, sur bien des plans, l’hétérogénéité des profils et des parcours professionnels des journalistes nous inciterait à parler de « journalismes » et « d’activités journalistiques » au pluriel (op. cit. : 6). Cette profession particulière est marquée à la fois par les contours incertains du métier (Ruellan, 1993) et par la précarisation des conditions de travail (Accardo, 1998), tandis que les pratiques du journalisme sont elles-mêmes en mutation, avec ce que l’on appelle désormais le « journalisme numérique » (Ringoot et Utard [dir.], op. cit.). Comment cerner un cœur de définition des pratiques professionnelles, si le « métier » est traversé par un ensemble de pratiques et de « routines » peu formalisées et bien plus larges que ce qui est avancé par les structures faîtières pour la délivrance d’une carte de presse ?

84D’autre part, les tentatives de définition des pratiques professionnelles se heurtent à la mobilisation stratégique et tactique du code de déontologie et des fondamentaux par les journalistes eux-mêmes, dans une pluralité de discours de justification et de légitimation à destination des autres pôles des relations triangulaires : pouvoirs publics, administratifs, politiques, économiques et financiers ; éditeurs et groupes de presse ; public et lectorat… Ce phénomène lié aux stratégies discursives a déjà été étudié chez les journalistes (voir par exemple Ruellan, 2010), mais également chez les entreprises de presse, qui ajoutent au code de déontologie leurs propres chartes, afin de renforcer leur identité et leur crédibilité (Rieffel, 2005).

85Le « lecteur » est d’ailleurs régulièrement invoqué comme « partenaire » ou « bénéficiaire » légitimant le travail et le rôle des journalistes rencontrés. Plusieurs de leurs expressions (« exigence envers les lecteurs » ; « rendre compte au public ce qui se passe dans sa région » ; « faire comprendre »…) nous ramènent à une sorte de « pacte moral » ou de « contrat social » qui engage le journaliste envers ses lecteurs. Il est plus ou moins marqué chez les praticiens eux-mêmes, qui privilégient d’ailleurs leur ancrage local, de proximité avec leur lectorat. Sa généralisation dans les discours identitaires a déjà été observée : « Cette représentativité des citoyens, face aux décideurs, serait un des fondements de la légitimité sociale du journalisme et comporterait des normes déontologiques afin de ne pas s’éloigner de leurs obligations démocratiques », souligne Marc-François Bernier (op. cit. : 12). C’est en vertu de cette forme de délégation du pouvoir d’informer que le journaliste serait tenu de centrer sa production journalistique sur des sujets d’intérêt public.

86Or, les lecteurs ne sont pas seuls en jeu. Notre étude conclut sur la place stratégique et parfois « nécessairement ambiguë » accordée par les journalistes au code de déontologie, précisant les fondamentaux du métier. Si ce code reste présenté comme pilier dans la définition de leur identité socioprofessionnelle, il se retrouve en effet dépassé par trois autres critères déterminants. D’abord, celui de la pratique : plus que tout autre, le critère de la continuité des productions ou « performances » effectives en tant que journaliste confirme son statut auprès des médias, des pouvoirs et des publics (Rieffel, 2010). Est désigné et se désigne comme journaliste celui qui exerce sa profession et le fait savoir par ses productions ou ses diverses « performances » dans le secteur médiatique. Cela rejoint d’ailleurs l’un des critères d’admission pour l’obtention de la carte professionnelle : avoir travaillé comme journaliste pendant deux années au moins et en avoir retiré au moins la moitié de ses revenus. Cet impératif de continuité dans les productions autoriserait quelques entorses à l’endroit des règles professionnelles ; tout comme l’autoriserait le principe de la poursuite d’une activité rémunérée en relation avec un ou des employeurs, qui représente un second critère. Enfin, le mode d’engagement dans une structure professionnelle : là encore, les logiques d’action sont pragmatistes avant d’être idéalistes. Elles vont plus dans le sens d’une défense des acquis sociaux, des salaires et des conditions de travail que vers le rappel du code de déontologie. Celui-ci fait davantage l’objet d’une mobilisation stratégique et discursive, laissant bien place à une « indétermination productive », jouant sur un large éventail de possibilités. Cette indétermination reste perçue à la fois comme condition et moyen de survie dans la profession.

  • 12 « Préambule. Le droit à l’information, de même qu’à la libre expression et à la critique, est une d (...)
  • 13 « 1. Rechercher la vérité, en raison du droit qu’a le public de la connaître et quelles qu’en puiss (...)

87Il serait intéressant de poursuivre les comparaisons avec d’autres études dans ce domaine postulant également le pragmatisme et les multiples « arts de faire » des acteurs en présence. Comment les journalistes mobilisent-ils ce code tantôt à l’intention de leurs confrères, tantôt à destination de leurs employeurs, tantôt en direction des pouvoirs ? Certaines tournures du « préambule12 » de la « Déclaration » ainsi que l’article 1 des « devoirs13 » figurent parmi les éléments de justification récurrents avancés aujourd’hui par des journalistes s’identifiant de moins en moins à leur rédaction en chef ou au titre de leur journal. Ces arguments leur servent à se repositionner face à leurs employeurs, à imaginer des modèles d’affaires minimisant l’influence économique et le rôle des éditeurs, à séduire un lectorat de proximité… et dans le même temps, à autolégitimer la continuité de pratiques et activités journalistiques les plus diverses.

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Bibliographie

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Notes

1 Dans son discours à l’occasion du Dies academicus à l’Université de Fribourg en 2016, Manuel Puppis résumait encore : « Des projets de recherche nous apprennent que l’approvisionnement de plusieurs canaux mène à une pression de production plus élevée et laisse de moins en moins de temps aux journalistes pour la recherche et l’analyse. En principe, internet propose une multitude de nouvelles possibilités pour le journalisme, ce qui est résumé sous le terme de “digital storytelling”. Mais pour utiliser ces chances, il faut se rendre compte que cette convergence ne permet pas de faire des économies. Que ce soit online ou offline : Le bon journalisme coûte cher » (2016 : 3).

2 Étude conduite par Filip Dingerkus, Guido Keel et Vinzenz Wyss, de l’Université de Zurich et Winterthur, en collaboration avec Annik Dubied, directrice de l’Académie du journalisme et des médias — AJM et Vittoria Sacco (Université de Neuchâtel), pour la Suisse romande et le Tessin. [En ligne]. https://epub.ub.uni-muenchen.de/30991/1/Country_report_Switzerland.pdf. Page consultée le 14 octobre 2017.

3 Cette étude menée par l’Université de Fribourg fait partie d’un projet international « Journalistic Role Performance Around the Globe » (JRP), regroupant 19 autres pays autour de ce questionnement : [En ligne]. http://www.journalisticperformance.org. Page consultée le 14 octobre 2017. Elle est encore en cours, et a été présentée en juillet et août 2017 lors de colloques internationaux en Colombie et aux États-Unis.

4 Synthèse extraite d’un entretien de l’auteur avec Patric Raemy, en septembre 2017.

5 [En ligne]. https://presserat.ch/fr/code-de-deontologie-des-journalistes/erklaerungen/. Page consultée le 9 juillet 2018.

6 Ibid.

7 Règlement de la carte de presse suisse et du registre des professionnel(le)s de médias RP. [En ligne]. http://www.impressum.ch/fileadmin/user_upload/Dateien/GAV_CCT/Reglement_carte_presse.pdf. Page consultée le 24 octobre 2017.

8 Ibid.

9 On retrouve en effet ces éléments de définition sur le site du GIJN. [En ligne]. https://gijn.org/resources/investigative-journalism-defining-the-craft/. Page consultée le 14 octobre 2017.

10 Nous remercions les cinq journalistes qui ont bien voulu « se livrer » à ces entretiens semi-directifs. Ils se sont montrés spontanément intéressés par le sujet de la recherche et très disponibles, malgré leur emploi du temps chargé.

11 Selon l’article 3, alinéa 3 du règlement de la Fédération suisse des journalistes — Impressum, le candidat doit en effet garantir la « reconnaissance par sa signature de la “Déclaration des devoirs et des droits du/de la journaliste” comme référence absolue de son activité ». [En ligne]. http://www.impressum.ch/fileadmin/user_upload/Dateien/GAV_CCT/Reglement_carte_presse.pdf. Page consultée le 24 octobre 2017.

12 « Préambule. Le droit à l’information, de même qu’à la libre expression et à la critique, est une des libertés fondamentales de tout être humain. Du droit du public à connaître les faits et les opinions découle l’ensemble des devoirs et des droits des journalistes. Aussi la responsabilité de ces derniers envers le public doit-elle primer celles qu’ils assument à l’égard de tiers, pouvoirs publics et employeurs notamment » (Déclaration des devoirs et des droits des journalistes, op. cit.).

13 « 1. Rechercher la vérité, en raison du droit qu’a le public de la connaître et quelles qu’en puissent être les conséquences pour lui-même » (ibid.).

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Pour citer cet article

Référence électronique

Gilles Labarthe, « Journalistes en Suisse romande »Communication [En ligne], vol. 36/1 | 2019, mis en ligne le 10 avril 2019, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/communication/9865 ; DOI : https://doi.org/10.4000/communication.9865

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Auteur

Gilles Labarthe

Gilles Labarthe est candidat au doctorat, ex-assistant à l’Académie du journalisme et des médias (AJM), Université de Neuchâtel. Courriel : gilleslabarthe@datas.ch

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