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Dossier "Écritures d'Algérie"

« Ça alors ! Vous étiez à C…, vous ?1 »

L’Écriture du lieu et du non-lieu dans les brouillons rédactionnels de La Terre et le sang de Mouloud Feraoun
Karolina Resztak

Résumés

La lecture de La Terre et le sang de M. Feraoun à travers ses brouillons rédactionnels permet de redécouvrir ce roman réputé classique francophone. Inspirée par la première partie du titre, nous examinons les modalités d’écriture d’Ighil-Nezman et de C… . En abordant les contradictions de cette écriture de l’espace particulièrement visibles dans les brouillons (lieu vs non-lieu, isolement vs ouverture, réalité vs irréalité) nous nous concentrons sur le comment de la création de ces deux lieux-clés de La Terre et le sang.

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Texte intégral

Nous tenons à remercier particulièrement deux personnes : M. Ali Feraoun, fils de l’écrivain et président de la Fondation Mouloud Feraoun, pour son aimable et patiente collaboration ainsi que pour l'autorisation de citer les fragments inédits du roman et Jean-Sébastien Macke, chercheur associé à l’ITEM (CNRS-ENS) pour ses précieux conseils.

En guise d’introduction

  • 1 Feraoun, Mouloud, La Terre et le sang, Paris, Le Seuil, 1953 et 1962 pour la préface d’E. Roblès, p (...)
  • 2 Extrait d’une lettre à Roblès, citée par celui-ci dans Les Lettres françaises, n119, 22-28 mars 1 (...)
  • 3 Ibidem.

1Mouloud Feraoun fut un écrivain kabyle. Mieux, un chantre de la Kabylie – région qui a eu toujours une place prépondérante dans son cœur. Il n’a cessé lui-même de le souligner : « Je t’assure que le métier finit par me dégoûter, autant que Salembier, qu’Alger que je n’ai jamais portée dans mon cœur. Rien à faire, nous ne sommes pas des Algérois et nous ne le serons jamais2. » écrit-il à E. Roblès, une fois installé à la capitale. M. Feraoun n’a jamais réussi à aimer la ville blanche dont l’occupant avait fait, selon lui, un « asile de cinglés3 ». La Kabylie, cet univers dur, aux lois et coutumes strictes, mais où les gens sont attachés aux valeurs comme la justice, la solidarité et l’honneur, était son élément. Rien d’étonnant à ce qu’il l’évoque dans chacun de ses livres. Il en a fait une sorte de profession de foi littéraire :

  • 4 Maurice Monnoyer, l’interview avec Mouloud Feraoun parue dans L’Effort algérien, le 17 février 1953 (...)

[…] l’idée m’est venue que je pourrais essayer de traduire l’âme kabyle. D’être un témoin. Je suis de souche authentiquement kabyle. J’ai toujours habité la Kabylie. Il est bon que l’on sache que les Kabyles sont des hommes comme les autres. Et je crois, voyez-vous, que je suis bien placé pour le dire4.

  • 5 Bonn, Charles, « De l’ambiguïté tragique chez Feraoun, écrivain réputé “ethnographique” », Nouvelle (...)
  • 6 Ibidem.

La Kabylie ne pouvait être décrite, de sorte que cette description fût acceptée par ses habitants, que par l’un d’entre eux. M. Feraoun a tenté l’expérience et il a su le faire autant dans ses autres romans que dans La Terre et le sang, ouvrage que Ch. Bonn appelle « le premier roman au sens plein du terme reconnu par l’auteur5 ». Les brouillons rédactionnels du « premier roman au sens plein du terme6 » sur lesquels nous nous appuyons dans le présent article ont été retrouvés par les enfants de l’écrivain en Kabylie aussi, plus précisément à Taourirt Moussa où M. Feraoun avait enseigné. Actuellement, ils sont déposés à la Fondation Mouloud Feraoun à Alger, gérée par Ali Feraoun.

Deux villages-clés

2La lecture des brouillons rédactionnels de La Terre et le sang révèle un travail particulier sur l’écriture du lieu et sur son nommage. Nous souhaiterions l’aborder en prenant l’exemple de deux villages cruciaux pour le roman : C… situé quelque part dans le bassin minier de la France et Ighil-Nezman situé quelque part en Kabylie.

  • 7 Certes, elle est appelée la femme d’Amer dans le roman, mais aucun fragment (que ce soit le roman o (...)
  • 8 L’édition, p. 74 (deux occurrences) et p. 87 (une occurrence).

Le premier, le mystérieux « C… » est le premier lieu d’immigration d’Amer-ou-Kaci en France. C’est là-bas que se noue l’action du roman. C’est là-bas qu’Amer tue accidentellement son oncle Rabah. Ainsi, C… devient pour lui un endroit, certes, de son premier travail, mais surtout le lieu d’une trahison involontaire du sang familial. Le sang qui appellera la vengeance aussi longtemps qu’Amer restera en vie. C’est également à C… qu’Amer rencontre pour la première fois Marie, sa cadette de quelques années qui deviendra sa compagne7 et le suivra jusqu’en Kabylie. En un mot, le lieu semble important, or, il est réduit, dans l’édition, à une seule lettre. En outre, la lettre qui le désigne n’apparaît dans le texte édité que trois fois8. Le lecteur, concentré sur l’histoire présente (C… n’est que le lieu de rétrospection), peut l’ignorer totalement.

  • 9 Ce qui n’est pas le cas du brouillon dont un cinquième environ, concernant la vie des héros en Fran (...)

L’autre, c’est le village natal d’Amer-ou-Kaci, Ighil-Nezman. Son statut est décidément moins ambigu. La description en est précise et c’est à la fois l’endroit du début et de la fin de l’action qui se noue en France. L’écriture de cet endroit se tisse tout au long du roman. C’est un lieu de contradictions, le lieu d’action proprement dit du roman édité9.

L’Écriture du lieu

L’isolement

  • 10 L’édition, p. 11.

3La Terre et le sang s’ouvre sur la description d’Ighil-Nezman. Dès le début, peu importe qui, peu importe quoi, peu importe comment. Mais il importe où. Le lecteur est tout de suite informé que l’action se passe dans un « coin de Kabylie desservi par une route, ayant une école minuscule, une mosquée blanche, visible de loin, et plusieurs maisons surmontées d’un étage10. » Une image classique, pour ne pas dire stéréotypée, d’un village montagnard de la région méditerranéenne. Car M. Feraoun part d’une vision stéréotypée du village kabyle et, sans nul doute, il le fait à dessein. Peut en témoigner un fragment manuscrit couvert de biffures où, en plus d’un « coin de Kabylie », il insère initialement une remarque sur les Sahariens vivant dans leur désert :

Fig. 1 : Brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 1/9, f1r

Fig. 1 : Brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 1/9, f1r

Reproduction avec l'aimable autorisation de M. Ali Feraoun, l'ayant droit de l'écrivain

Transcription diplomatique du brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 1/9, f1r

Transcription diplomatique du brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 1/9, f1r

Cette allusion au Sahara, supprimée par la suite, peut avoir deux significations : d’abord, elle peut indiquer un jeu de stéréotypes. Ainsi peut-il s’agir ici d’un grand stéréotype unificateur à l’usage des lecteurs occidentaux pour qui tout soi-disant « indigène » était un être des pays lointains, exotique. Seulement, peut-on se permettre une telle interprétation vis-à-vis d’un écrivain qui croyait fermement en la puissance de l’éducation ? Cela semble risqué. M. Feraoun n’écrivait pas que pour les Occidentaux, il écrivait pour tout lecteur désireux de le lire. Pourquoi donc ce stéréotype, abandonné par la suite ?

  • 11 Voir Abdelfattah Lalmi, Nedjma, « Du mythe de l’isolat kabyle », Cahiers d’études africaines (en li (...)

4La réponse arrive avec une autre interprétation qui renvoie à un autre stéréotype caractéristique de Kabylie et longtemps vivace. Il s’agit d’une vision d’un endroit kabyle isolé, existant quelque part dans la montagne kabyle, comme une oasis cachée entre mille et une dunes du désert. L’un et l’autre sont perdus dans la nature toute-puissante. Cette vision d’isolat, empruntée à N. Abdelfattah Lalmi qui dans son article parle du « mythe de l’isolat kabyle11 », est bien utile à l’écrivain qui, en l’exploitant dans son travail, se lance dans l’écriture d’un lieu qui verra se nouer et dénouer pratiquement toutes les trames du roman, y compris celles amorcées en France. Le village est présenté de loin, accroché à une montagne, il est difficilement accessible :

Fig. 2 : Brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 1/9, f1r

Fig. 2 : Brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 1/9, f1r

Reproduction avec l'aimable autorisation de M. Ali Feraoun, l'ayant droit de l'écrivain

Transcription diplomatique du brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 1/9, f1r

Transcription diplomatique du brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 1/9, f1r
  • 12 L’édition, p. 11.

La route serpente avec mauvaise grâce avant d’y arriver. Elle part de la ville, cette route et il faut deux heures pour la parcourir quand l’auto est solide. On roule d’abord sur un tronçon caillassé, bien entretenu ; puis après c’est fini, on change de commune. On s’engage selon le temps dans la poussière ou dans la boue, on monte, on monte, on zigzague follement au-dessus des précipices. On s’arrête pour souffler, on cale les roues, on remplit le réservoir. Puis on monte, on monte encore. Ordinairement, après avoir passé les virages dangereux et les ponts étroits, on arrive enfin. On fait une entrée bruyante et triomphale dans le village d’Ighil-Nezman12.

5Un véritable périple. Comme nous le voyons dans le manuscrit, cette idée d’isolat est construite en trois temps : d’abord, par le rythme des phrases longues qui coupent le souffle faute de virgules et grâce aux intercalations (cf. la transcription ; ligne 2, « cette route », ligne 3, « caillassé, »). Le village décrit dans le roman s’en trouve tellement difficile d’accès que même le récit du chemin provoque un essoufflement. De surcroît, la longueur des phrases privilégie le sentiment de la perte dans une période qui même visuellement s’étire, ce qui augmente encore l’effet d’isolement du village.

Ensuite, nous observons une occultation des repères topographiques : « Tizi Ouzou » est barré et remplacé par un substantif générique « la ville ». Une telle démarche renforce d’une part l’impression du général et, d’autre part, insiste sur la rupture traditionnelle (et stéréotypée) entre la ville et la campagne. L’endroit concret, repérable sur la carte de l’Algérie grâce à une ville plus importante, est plongé dans l’entourage indéfini et hostile des montagnes. Sans doute ce procédé perd-il un peu de son intensité à l’heure de l’internet où l’on est capable de retrouver en quelques secondes sa maison photographiée par un satellite, mais il ne faut pas perdre de vue qu’à l’époque de la rédaction du fragment cité (daté du 3 janvier 1949) personne n’envisageait de telles solutions, et que le procédé visant à effacer la grande ville la plus proche pour mettre en relief l’isolement du village d’Ighil-Nezman était tout à fait efficace.

Finalement, apparaît, dans le manuscrit la mention d’une route « civilisé[e] » (cf. ligne 3 de la transcription) qui prend brusquement la fin ; le voyageur (accompagné du lecteur) se trouve alors confronté à une route non entretenue et dangereuse. La description se focalise sur cette partie du parcours comme pour insister sur la rupture avec le grand monde et, encore une fois, renforcer l’impression d’isolement du village.

6Ce dernier élément semble d’autant plus intéressant qu’il disparaît totalement de l’édition. La rupture entre la route bitumée (dite par l’auteur « civilisée ») et le sentier de montagne est définitivement supprimée. Les causes en peuvent être nombreuses : tout d’abord, il est évident que l’édition n’est pas la copie conforme du brouillon rédactionnel et qu’il y a eu un nombre considérable d’autres changements intervenus entre-temps, notamment au niveau du rythme. Les phrases longues, coupant le souffle, ont été remplacées par des phrases saccadées, construites par séries d’énumérations. Au niveau phonique, on ne s’essouffle plus, on souffle en lisant. On y perçoit également les répétitions qui n’étaient qu’esquissées dans le brouillon rédactionnel (cf. « on monte » ; ligne 7 de la transcription et lignes 4 et 6 de l’édition). Il est donc évident que l’écrivain avait procédé aux changements au moment de réécrire le texte pour l’éditeur. L’absence du fragment sur la coupure de la route dans l’édition peut résulter d’un simple oubli ou bien d’une omission volontaire visant à adoucir l’image de la montagne sauvage. Une opposition tellement explicite « civilisé / sauvage » pouvait être interprétée dans les milieux des colons et des partisans de l’Algérie française comme une reconnaissance, par un homme du terroir, que seule la mission civilisatrice pouvait mener les « indigènes » vers un avenir plus heureux. Une telle image aurait offusqué sans aucun doute les milieux kabyles. L’acte d’autocensure par peur de surinterprétation et surtout déformation de la pensée initiale semblerait donc légitime et pourrait se comprendre, d’autant plus que le livre a paru un an et demi avant l’éclatement de la guerre d’Algérie. Les tensions entre les partisans de l’indépendance algérienne et leurs adversaires ont dû se manifester dans les milieux scolaires au moment où M. Feraoun faisait les derniers ajustements à son roman.

  • 13 Feraoun, Mouloud, Les Chemins qui montent, Le Seuil, 1957, 221 p.

7Résultat : le fragment sur l’opposition entre la route civilisée car goudronnée et le sentier dangereux et non entretenu a disparu au profit de la mise en relief d’une montée difficile au village. Les « on monte » qui se répètent dans l’édition peuvent aussi annoncer d’une certaine manière le prochain livre de M. Feraoun dont le titre était, justement, Les Chemins qui montent13 et dont le lien avec La Terre et le sang est évident grâce à la continuité de l’histoire et aussi à l’unité du… lieu. Les protagonistes des Chemins qui montent sont, eux aussi, originaires d’Ighil-Nezman. Les critiques sont unanimes sur ce point qui est, de plus, confirmé par le témoignage de M. Feraoun lui-même dans une interview donnée à M. Monnoyer :

  • 14 Monnoyer, Maurice, ibidem.

J’ai pensé que l’émigration des Kabyles pouvait donner matière à un ou plusieurs ouvrages dignes d’intérêt. J’ai distingué deux périodes : de 1910 à 1930 et de 1930 aux années que nous vivons. La Terre et le Sang est consacré à la première période. J’écrirai un autre roman sur la seconde période14.

Ainsi, un lieu initialement présenté par l’écrivain comme perdu au bout du monde, s’est avéré par la suite très ouvert au vaste univers romanesque créé par M. Feraoun.

Une ouverture impressionniste

8Il ne faut cependant pas attendre la parution des Chemins qui montent pour voir Ighil-Nezman s’ouvrir. Le lieu d’action du roman s’ouvre lui-même au moment où Amer-ou-Kaci y débarque avec Marie, sa femme. Le regard du jeune couple sur la montagne kabyle offre une description du lieu qui, partant toujours du concept d’isolat, aboutit, dans l’espace d’une seule page du manuscrit, à une vision qui se situe à l’exact opposé par rapport à ce que nous avons pu observer dans les premières phrases du roman. Cette ouverture se fait en quatre étapes.

Fig. 3 : Brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 1/9, f16r

Fig. 3 : Brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 1/9, f16r

Reproduction avec l'aimable autorisation de M. Ali Feraoun, l'ayant droit de l'écrivain

Transcription diplomatique du brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 1/9, f16r

Transcription diplomatique du brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 1/9, f16r
  • 15 L’édition, p. 46.

Du haut du village ils purent admirer une bonne partie de la Kabylie : au nord, le massif des Aït-Djenad qui se dresse comme une barrière imposante devant la Méditerranée ; au sud, le Djurdjura encore plus hermétique, qui semble cacher aux regards un monde imaginaire, très différent du nôtre15.

  • 16 En utilisant le terme « personnage-caméra », nous souhaitons désigner un personnage qui sert à moti (...)

9La description ci-dessus présente encore des traces de l’écriture de l’isolat. Nous sommes au premier stade de l’ouverture. Amer et Marie (et avec eux, le lecteur) sont entourés des montages qui limitent la vision, cachent des mystères aux regards du jeune couple. Au premier coup d’œil, l’univers semble donc toujours clos. Les frontières sont la première chose qu’aperçoivent les protagonistes et tout travail narratif va dans le sens de leur regard (focalisation interne), notamment celui de Marie qui fait ici office de personnage-caméra16. Une chaîne de montagnes limite la vision au nord, une autre au sud. La situation ne change que lorsqu’on découvre les vallées où coulent les rivières :

Fig. 4 : Brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 1/9, f16r

Fig. 4 : Brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 1/9, f16r

Reproduction avec l'aimable autorisation de M. Ali Feraoun, l'ayant droit de l'écrivain

Transcription diplomatique du brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 1/9, f16r

Transcription diplomatique du brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 1/9, f16r
  • 17 L'édition, p. 46-47.

A l’est et à l’ouest, partout des collines, des montagnes, des vallées profondes et étroites où se devinent des rivières qui toutes vont se rejoindre là-bas, dans la plaine. Une plaine d’ailleurs étroite, simple couloir entre les massifs nord et les massifs du sud. Un vrai visage de montagne !
Cependant ce visage a des traits particuliers, bien à lui. Ce n’est pas le vert qui constitue le fond du tableau. L’olivier domine ; le grand olivier tortu au feuillage bleu presque noir du côté vernissé, clair, presque blanc de l’autre. L’aspect change avec le ciel, selon les saisons ou selon les heures. Les rayons du soleil, le jeu de la lumière et de l’ombre accentuent les reliefs et font naître l’illusion. Ici, le paysage est tout scintillant car le vernis des feuilles réfléchit la lumière ; là-bas, l’ombre est si épaisse, le feuillage si touffu que l’on admet facilement que ceux qui s’y trouvent se croient encore à l’aube.
Lorsqu’on examine les détails de ce tableau, on s’aperçoit qu’il n’est pas uniforme. Aux alentours des villages, au haut de chaque crête, le fond sombre de l’olivier disparaît, remplacé par le tapis vert tendre des orges, surmonté de panaches de frênes, de cerisiers ou de figuiers. Ce sont les vergers kabyles, ceux auxquels nous avons gardé le nom latin de
horti. Et c’est précisément un horti que Tighezrane où se rendent les nouveaux propriétaires17.

10Dans le brouillon présenté ci-dessus, les cours d’eau des vallées semblent toujours limiter le paysage. Le lieu de leur rencontre se trouve dans la plaine de Tizi-Ouzou qui forme un « trait d’union » (cf. la transcription, ligne 4) entre les deux massifs. Cependant, ce même trait d’union peut être interprété de deux façons différentes : d’une part, comme quelque chose qui effectivement réunit les deux chaînes de montagne. D’autre part, nous pouvons l’imaginer comme une marque typographique « – » ; alors, de même qu’il constitue une pause dans la continuité de la phrase, ce « trait d’union » de la plaine de Tizi-Ouzou peut être imaginé comme une rupture dans la continuité des massifs sillonnés déjà par de nombreuses vallées et donner l’impression d’une ouverture dans ce paysage initialement perçu comme limité. En plus, nous retrouvons ici le toponyme de Tizi-Ouzou qui avait été supprimé et remplacé par un nom commun dans les premières phrases du brouillon rédactionnel (cf. fig. 2, lignes 1-2 de la transcription). Certes, nous ne pouvons pas exclure que cette non suppression du toponyme de Tizi-Ouzou soit le fait d’un simple oubli (le tracé un peu négligé du manuscrit et quelques fautes peuvent attester d’une rédaction hâtive), mais le résultat est univoque : c’est une marque d’ouverture par rapport à l’écriture de l’isolat observée au début de ce même cahier de brouillon dont nous comparons le premier et le dernier folio. Même si le toponyme disparaît à nouveau de l’édition et que la plaine s’avère un couloir étroit qui ne se distingue plus d’autres sillons (cf. supra), la vision d’un endroit très précis mais situé aux confins du monde est brisée une fois pour toutes par l’apparition de deux autres toponymes qui sont gardés, à peu près tels quels, dans l’édition : il s’agit des noms de chaînes de montagnes (cf. fig. 3 et la citation correspondante) qui permettent de situer le petit village, ne serait-ce que de manière approximative. La deuxième étape donc est celle d’une ouverture plus ou moins explicite qui se manifeste aux niveaux sémantique et toponymique.

11Le stade suivant est franchi avec le nouvel alinéa consacré à la description des oliviers. Ici, à nouveau nous constatons la présence de toponymes qui disparaîtront de l’édition. Or, ces toponymes poussent l’ouverture encore plus loin : les montagnes kabyles sont comparées aux Alpes et aux Pyrénées. Ce rapprochement entre les montagnes nord-africaines et européennes brise totalement l’isolat. Cependant, autant que l’effacement du toponyme de Tizi-Ouzou peut surprendre, l’effacement, dans l’édition, de ces deux toponymes européens semble légitime. En rapprochant les grandes chaînes de montagnes, on risquait un rapprochement imaginaire de deux territoires distincts. Cette différence entre l’Algérie et la France métropolitaine, même si toujours occultée dans les discours politiques, devenait de plus en plus sensible et difficile à cacher. La suppression de ce fragment, le plus probablement rédigé ainsi pour agir plus fort sur l’imaginaire du lecteur européen, pouvait résulter d’un choix idéologique visant à garder l’idée de différence et d’incompatibilité des territoires algérien et français.

  • 18 L’auteur lui-même utilise le terme du « tableau ». Cf. cahier 1/9, f16r, la ligne 16 de la transcri (...)

12Une telle hypothèse peut être confirmée par le fragment suivant consacré à l’olivier. L’insistance sur cet élément n’a pas diminué dans l’édition malgré certaines modifications. Au contraire, la description détaillée et impressionniste18 du feuillage de l’arbre – symbole de la Méditerranée tout entière – a paradoxalement donné un nouvel effet d’ouverture. La vision du feuillage bleu-noir des oliviers, du feuillage qui modifie sa couleur en fonction de la couleur du ciel et au gré des saisons peut renvoyer à la mer. Le moindre doute est dissipé : le scintillement et le mouvement du feuillage sur les reliefs des montagnes fait « naître l’illusion » (cf. supra). Il s’agit d’une mer mouvante. Cette mer qui est à la fois une frontière et un lien géographique entre la France et l’Algérie, cette même mer qui a permis l’émigration d’Amer et son retour avec Marie. Ainsi, à ce troisième stade d’ouverture, la montagne se prolonge dans la mer (ce qui est le cas en Kabylie) et s’unit à elle par le jeu de l’eau, de la lumière et du feuillage des arbres.

13La quatrième et la dernière étape de cette ouverture se manifeste au niveau sémantique. Dans son cas, il n’y a pas de divergences entre le manuscrit et l’édition : il s’agit du nom latin de horti gardé par les Kabyles depuis l’époque romaine pour désigner les vergers qu’ils cultivent. Ce vestige lexical complète l’anéantissement de la vision initiale d’Ighil-Nezman comme d’un microcosme isolé, d’un « coin de Kabylie » indéterminé, connu des initiés. Ce « coin » s’avère profondément ancré dans le macrocosme mondial, héritier de nombreuses cultures qui, en se superposant au cours des siècles, ont contribué au caractère du lieu. Force est de constater que cette ouverture du lieu se fait en parallèle avec la fondation d’un nouveau foyer franco-algérien par le jeune couple nouveau-venu à Ighil-Nezman en quête de stabilité et de bonheur.

Le havre de paix vs le dénouement tragique19

  • 19 Nous signalons seulement les grands traits de cette opposition qui brisera l’image idyllique d’Ighi (...)

14Cette image du microcosme fondu dans le macrocosme en une parfaite harmonie annonce en effet une courte période de stabilité et de bonheur pour le couple formé par Marie et Amer. Réputés riches et respectueux, réunis par un hasard chanceux dans le Paris de l’entre-deux-guerres, ils rattrapent, pour ainsi dire, les malheurs qu’ils avaient vécus en France.

Dans le cas d’Amer, il s’agit autant de rattraper le temps vécu en métropole au mépris de toutes les attentes qu’avaient envers lui ses parents âgés, de racheter la terre que ceux-ci avaient été forcés de vendre afin d’assurer leur subsistance, que d’expier la faute commise dans la mine. En faisant venir Marie, fille présumée de Rabah, il ramène en quelque sorte le sang de Rabah dans un pays où celui-ci était censé être enterré. En fondant avec elle son foyer, il se charge également de lui assurer un avenir tranquille et heureux – une obligation puisqu’il a tué accidentellement Rabah. Tous ces faits sont bien connus de l’édition qui a repris, à quelques exceptions près, les péripéties d’Amer.

15Il n’en est pas de même avec Marie, dont une grande partie de l’histoire s’est trouvée considérablement raccourcie. Dans les brouillons rédactionnels, son histoire détaille ses années d’apprentissage et ses erreurs de jeunesse. La partie qui lui est consacrée occupe un des neuf cahiers de brouillon. Dans ce cahier (brouillon rédactionnel 3/9), les épisodes de la vie de Marie alternent avec le récit de la vie d’Amer en France, abrégé également, mais pas autant que l’histoire de Marie. Ce même mouvement de suppression se poursuit dans le cahier suivant (4/9) dont environ la moitié du contenu est exclue de l’édition.

  • 20 CF. l’édition, p. 100-102.
  • 21 Communication personnelle du 03 août 2015.
  • 22 Compte tenu de la quantité du matériau supprimé de cette manière-ci, nous avons décidé de ne pas il (...)
  • 23 N’ayant travaillé qu’avec les fac-similés numériques des cahiers, nous ne sommes pas en mesure de d (...)

L’histoire de Marie contenue dans le cahier 3/9 (30 feuillets entièrement remplis recto-verso) est résumée et forme le chapitre XII de l’édition. La longueur de celui-ci ne dépasse pas trois pages20. Selon Ali Feraoun, cette démarche s’expliquerait par la nécessité d’observer la « ligne éditoriale imposée par le Seuil21 ». Cette suppression (la plus vaste) de même que la plupart des autres, est marquée au stylo à bille noir22. Les traces de celui-ci, présent dans pratiquement tous les cahiers du brouillon rédactionnel, révèlent donc les corrections apportées en vue de l’édition du roman. Leur nombre est réduit par rapport aux corrections faites au cours de l’écriture (la même couleur d’encre que celle utilisée par M. Feraoun pour la rédaction, les insertions marginales ou interlinéaires) ou encore pendant deux campagnes de correction repérables grâce au stylo utilisé (le crayon à papier et le stylo à bille rose23).

  • 24 Autant dire que cette abrogation n’a pas été totalement heureuse car l’ami de M. Feraoun et cofonda (...)

Cette exclusion a pu être motivée par plusieurs raisons : tout d’abord, le roman pouvait paraître aux relecteurs trop long et trop chargé en remarques psychologiques. Cette hypothèse semble confirmée par le fait qu’en fin de compte, les parties supprimées se sont retrouvées dans l’édition, mais considérablement abrégées24.

  • 25 Cahier 4/9, chapitre XIV, folios 6r-13v.

16Ensuite, les mésaventures de la vie parisienne atteignent leur paroxysme dans la scène d’une véritable bataille livrée dans l’hôtel de Mme Garet par l’ancien amant de Marie et ses comparses à Amer soutenu par ses compatriotes25. Une bataille gagnée par les Algériens unis qui ont réussi à chasser les importuns français. Une telle scène ne pouvait qu’être très mal accueillie par le public français et qu’attiser les animosités entre les pro- et anti-indépendantistes. Comme nous l’avons déjà mentionné plus haut, les tensions entre les militants pour l’indépendance de l’Algérie et leurs adversaires étaient déjà visibles. Une telle scène, dans laquelle les Algériens unis contre les Français chassent ces derniers d’un hôtel en France, à Paris (donc de leur propre territoire), ne pouvait être lue que comme une provocation. D’autant plus que les travailleurs algériens à Paris ne jouissaient pas de la meilleure opinion parmi certains Français. Dans son enquête sur les travailleurs algériens à Paris, conservée par M. Feraoun dans ses archives, M. Collinet décrit l’attitude d’une partie des Français envers les immigrés maghrébins comme suit :

  • 26 Collinet, Michel, « Les Parias de Paris III », enquête sociale parue dans Le Franc-tireur du 14 avr (...)

L’excuse est dans la soi-disant hostilité du patronat à l’emploi des Nord-Africains […]. Elle a, dans la mesure qu’elle existe, sa source dans les récits de journaux sur les crimes de soi-disant ou tels des Nord-Africains, et aussi dans la répulsion qu’exerce sur toute personne quelque peu égoïste le masque effrayant de la misère26.

Publier ce fragment, dans cette ambiance-ci, serait vu comme un appel à l’insurrection à peine masqué et ceci dans un contexte où le premier public qui allait lire La Terre et le sang était français. En même temps, nous pouvons imaginer facilement qu’un climat pareil ait favorisé la prise par le jeune couple de la décision de l’installation en Kabylie.

17Les folios inédits révèlent un contraste profond entre la vie parisienne et la vie kabyle qui, loin d’être idéalisée (M. Feraoun relate avec impartialité les conflits, les jalousies et les hypocrisies des habitants d’Ighil-Nezman), se donne comme un havre de paix et de bonheur. Seule la récidive d’Amer (épris de Chabha, avec réciprocité) pourra détruire cette vie idyllique. Le drame ne tarde pas à survenir : un accident, dont les circonstances sont semblables à celles dans lesquelles Rabah avait trouvé la mort, enlève la vie à Amer et à Slimane, l’époux trompé et le frère de Rabah. L’implication de Slimane dans l’accident n’est pas explicitée, elle s’arrête au stade de suspicions non prononcées.

Les fragments concernant le récit de l’accident fait par Lamara le mineur et le seul témoin de l’accident survenu dans la carrière d’Ighil-Nezman sont identiques dans le brouillon rédactionnel et dans l’édition : ils n’exigent donc aucun commentaire génétique. Au vu du petit nombre de corrections observées dans le brouillon de ce récit, nous pouvons risquer une hypothèse selon laquelle ce dénouement était prévu par l’écrivain depuis longtemps et sa rédaction s’est déroulée, pour ainsi dire, de façon spontanée.

L’Écriture du non-lieu

Le rêve vs la réalité

  • 27 L’édition, p. 16.
  • 28 Cf. la note 8.

18« Lorsque le Kabyle revient dans sa montagne après une longue absence, le temps qu’il a passé ailleurs ne lui apparaît plus que comme un rêve. Ce rêve peut être bon ou mauvais, mais la réalité, il ne la retrouve que chez lui, dans sa maison, dans son village27. » C’est en ces mots que le narrateur résume le retour d’Amer dans son village natal. Pour un Kabyle, il n’y a qu’une seule réalité, et elle est berbère. Tout ce qui est ailleurs est lointain, incertain, irréel, expérience de l’émigration comprise. Ces deux phrases sont symptomatiques de l’écriture du non-lieu dans La Terre et le sang. L’approche des brouillons rédactionnels réserve des surprises par rapport au mystérieux « C… ». La lettre désignant le village de Nord-Pas-de-Calais minier où se noue l’action du roman, n’apparaît que trois fois dans le texte édité28, tandis que, dans les brouillons rédactionnels, nous retrouvons ce même endroit nommé de plusieurs façons, représenté à l’aide de descriptions qui semblent aussi complètes que celles que nous avons pu observer plus haut dans le cas d’Ighil-Nezman. Pourtant, elles sont tronquées dans l’édition sans qu’une marque quelconque de suppression ne vienne signaler dans le brouillon le rejet du fragment donné. Il est tout simplement omis.

Fig. 5 : Brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 2/9, f10v

Fig. 5 : Brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 2/9, f10v

Reproduction avec l'aimable autorisation de M. Ali Feraoun, l'ayant droit de l'écrivain

Transcription diplomatique du brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 2/9, f10v

Transcription diplomatique du brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 2/9, f10v
  • 29 L’édition p. 60.

En dehors de ses compatriotes, il se familiarisa avec les gens du Nord, partagea leur bière et leur casse-croûte, adopta leur parler, les trouva naïfs et bons enfants.
Les gens d’Ighil-Nezman logeaient chez André, un mineur dont la femme tenait café dans la salle du rez-de-chaussée. André, un Polonais, parlait le français aussi mal que Rabah-Ou-Hamouche29.

Tout d’abord, nous observons un passage du présent à l’aoriste. D’une part, une telle démarche semble logique : il s’agit d’un souvenir, donc forcément de quelque chose d’accompli, appartenant au passé. En outre, le passage du discours vers le récit est, pour le dire a minima, recommandé dans le cas d’un roman. D’autre part, une telle transformation peut provoquer l’effet d’une distance indéterminée entre le moment de l’action et le moment de l’énonciation. Cette indétermination joue un rôle crucial dans le discernement entre le rêve (qui peut s’apparenter au récit, par son irréalité immédiate) et la réalité (dont l’effet était renforcé, entre autres, par le présent discursif). La transformation d’une narration discursive en une narration romanesque contribue, entre autres, à la déréalisation du temps de l’émigration d’Amer.

19La deuxième différence entre le fragment de brouillon évoqué et l’édition, une différence très manifeste, consiste en la suppression définitive du personnage de Monsieur Charles. Le « volet français » du roman édité abonde en omissions de ce type. Dans le manuscrit, nous trouvons des personnages et les décors du bassin minier qui non seulement donnent de l’ampleur au roman, mais aussi ont une fonction informative. De même que Marie regardant les montagnes kabyles plus haut, le jeune Amer joue ici le rôle d’un personnage-caméra à travers lequel le lecteur peut découvrir la vie et les usages des habitants du nord de la France. À quoi bon, nous rétorquera-t-on, puisque tout le monde les connaît ?... Pas forcément, puisque M. Feraoun, on le répète dans cet article ad nauseam, fut un écrivain kabyle. Ergo, il n’écrivait pas que pour les lecteurs français qui connaissaient bien la France, mais aussi pour ses compatriotes francophones. Pour eux, ces descriptions, abandonnées au cours de la préparation du texte pour l’édition, auraient pu jouer un rôle de contextualisation ou, du moins, stimuler leur imaginaire et donner une idée de ce qu’était la vie des mineurs kabyles dans le Nord-Pas-de-Calais. Ces suppressions visaient-elles une adaptation du texte en fonction du marché éditorial français ? Nous ne pourrons confirmer ou réfuter cette hypothèse faute d’avoir eu l’accès aux archives Feraoun gérées par Le Seuil et déposées à l’IMEC. Par ailleurs, la suppression du personnage concret de l’univers romanesque qu’il a fallu créer pour esquisser la vie des mineurs flamands s’inscrit également dans la démarche de la déréalisation de tout ce qui s’était passé en France. La mention générale de l’intégration d’Amer retenue dans l’édition fournit, certes, des informations sur la vie du héros, mais elle n’en donne aucun détail qui serait appuyé par le biais d’un exemple concret.

Les mille et un noms de C…

20Confronté à la réalité d’Ighil-Nezman, la transformation de l’immédiat discursif présent dans le brouillon en l’aoriste dans l’édition, C… finit effectivement par se donner comme un rêve, d’autant plus qu’il n’est même pas nommé. Les manuscrits démontrent que M. Feraoun a longtemps hésité à choisir un nom adéquat à l’endroit où avaient vécu ses personnages émigrés en France. On en dénombre au moins six différents, notés au cours de l’écriture, émergeant sous les biffures ou les surcharges. Tout d’abord, l’action du « volet français » du roman se passe à Lens. C’est l’un des toponymes les plus usités, ses apparitions ne cédant en fréquence qu’à celles de Billy (cinq occurrences pour Lens contre neuf pour Billy) :

Fig. 6 : Brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 2/9, f7r

Fig. 6 : Brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 2/9, f7r

Reproduction avec l'aimable autorisation de M. Ali Feraoun, l'ayant droit de l'écrivain

Transcription diplomatique du brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 2/9, f7r

Transcription diplomatique du brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 2/9, f7r
  • 30 L’édition, p. 56.

Son séjour à Paris fut trop court ; il n’en garda que ce seul souvenir du premier contact. Il suivit ses compagnons dans les mines du nord30.

  • 31 Monnoyer, Maurice, ibidem.

Toute trace de toponymes présents dans le brouillon disparaît dans l’édition. Rien d’étonnant : les deux sont biffés, l’édition est ici assez fidèle au manuscrit. Comme nous le voyons, Lens est écrit à la ligne. Nous pouvons donc supposer qu’initialement, l’écrivain voulait en faire le « lieu français » du roman, au même titre qu’Ighil-Nezman en est le lieu kabyle. Le choix de Lens n’est pas du tout accidentel. Le père de M. Feraoun avait justement émigré à Lens : « il se rendit dans les mines du Nord – à Lens, exactement – et de là dans la région parisienne31. » se souvenait M. Feraoun dans l’entretien donné à M. Monnoyer. La ressemblance des parcours français d’Amer et du père de l’écrivain est évidente, date de départ comprise (le père de M. Feraoun a quitté la Kabylie en quête de travail peu avant 1910, Amer est parti en France en 1910).

21Cependant, l’idée de remplacer ce nom de lieu par un autre vient à l’esprit de l’écrivain sans que le toponyme de remplacement soit arrêté une fois pour toutes. Nous constatons déjà dans le cas de cette première occurrence une rature et un changement : Lens devient Anzin. Comme la couleur de l’encre utilisée pour la correction est très rapprochée de celle de la rédaction et que cette couleur d’encre domine dans les neuf cahiers de brouillon, nous ne pouvons avancer aucune hypothèse fiable concernant l’immédiateté ou la non immédiateté de cette correction. Nous pouvons par contre constater, outre la volonté d’occulter le toponyme initial, un clin d’œil explicite au grand écrivain naturaliste : É. Zola.

Dans son Germinal, le prototype de la mine de Montsou où travaille Étienne Lantier est… la mine d’Anzin. Les spécialistes du fonds Zola ne laissent aucun doute là-dessus :

  • 32 Lumbroso, Olivier, L’Invention des lieux, troisième partie du coffret Les Manuscrits et les dessins (...)

En 1884, à Anzin, dans le nord de la France, un mouvement de contestation fournit justement à Zola le cadre approprié de son roman. Du 23 février au 3 mars de cette même année, il visite le carreau. Il descend dans l’enfer de la mine, interroge les grévistes et relève la topographie de la région qu’il consigne dans Mes notes sur Anzin32.

22Dans un fragment de l’entretien cité ci-dessus (cf. note 12) M. Feraoun insistait sur la richesse de la matière romanesque qu’il retrouvait dans le thème de l’émigration kabyle vers le Nord-Pas-de-Calais. Chantre de la Kabylie et des Kabyles, il voulait l’être partout, y compris en métropole. L’allusion à Anzin et la reprise plus ou moins consciente de la démarche zolienne par M. Feraoun en font preuve. L’écrivain a effectué, lui aussi, un voyage de documentation et en a gardé les notes :

  • 33 Ali Feraoun, propos tirés d’une série d’interviews réalisées par Hervé Sanson entre le 30 et le 31 (...)

[…] il raconte sa traversée en bateau pour aller en France dans les cales des bateaux, dans les mêmes conditions que les émigrés des années 1910-1920. Il est parti dans le nord de la France, il est descendu dans la mine pour voir comment fonctionne la mine, faire la scène de l’accident qui est dans La Terre et le sang33.

Ce voyage en quête de ressources explique la richesse toponymique observée dans les manuscrits. M. Feraoun connaissait bien le bassin minier de la France pour s’y être rendu et pour avoir documenté lui-même la vie des mineurs kabyles en France. Sans doute a-t-il pu s’appuyer également sur les récits de son père et vouloir ensuite occulter le toponyme premier (Lens) par un autre pour brouiller un peu les pistes et généraliser le vécu des émigrés travaillant dans les mines. Force est de constater que toute la famille de l’écrivain ainsi que les habitants de Tizi-Hibel auraient tout de suite reconnu Lens comme le lieu d’émigration du père de M. Feraoun et, peut-être, d’autres habitants du village.

Ainsi, l’écrivain choisit un autre toponyme, Billy, censé remplacer Lens :

Fig. 7 : Brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 2/9, f30r

Fig. 7 : Brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 2/9, f30r

Reproduction avec l'aimable autorisation de M. Ali Feraoun, l'ayant droit de l'écrivain

Transcription diplomatique du brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 2/9, f30r

Transcription diplomatique du brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 2/9, f30r
  • 34 L’édition p. 75.

Ils parlèrent d’André et même de Rabah-ou-Hamouche dont elle se rappelait la mort tragique. Son mari était gendarme. Amer pensa qu’elle avait dû le voir, lui, alors tout jeune et affolé à la gendarmerie34.

En premier lieu, tel qu’introduit dans le roman, le nom de la ville n’est pas tout à fait exact. La commune, située à 6,5 km de Lens (premier toponyme) a reçu le nom de Billy-Montigny en 1789. Ce nom est resté inchangé depuis ; l’écrivain avait donc dû désigner le lieu d’immigration des ouvriers kabyles par une forme raccourcie du toponyme, utilisée peut-être par les habitants dans la langue parlée. Le choix tombe juste, le Nord-Pas-de-Calais était un lieu où se croisait un nombre considérable de mineurs immigrés des pays divers, dont la Pologne. À l’époque où se déroule l’action du roman, Billy-Montigny est connu pour son importante minorité polonaise ; rien donc de plus aisé que de puiser dans cet entourage pour créer le personnage d’André – spiritus movens de l’accident qui a coûté la vie à Rabah.

  • 35 Données recueillies auprès du Centre historique minier de Lewarde. Agnès Paris, catalogue de l’expo (...)

23En outre, tout déformé et oralisé qu’il soit, le nom de Billy-Montigny est lourd d’une autre connotation, beaucoup plus reconnaissable pour la communauté de mineurs kabyles que leur cohabitation avec les mineurs polonais. Ce toponyme en cache un autre. La fosse n2 située sur le terrain de la commune de Billy-Montigny était exploitée par la compagnie des mines de Courrières connue notamment pour la catastrophe la plus meurtrière dans l’histoire européenne d’extraction de la houille (le 10 mars 1906). La mort de 1099 personnes dont certaines, selon l’opinion publique de l’époque, auraient pu survivre si l’action de sauvetage avait été menée avec plus d’efficacité, a provoqué un immense trauma collectif dans les milieux miniers de la région. La compagnie des mines de Courrières, manquant de bras, recruta 900 ouvriers kabyles35. Nous pouvons donc en déduire que le toponyme de Billy était à la fois garant de fiabilité (le nom était sûrement connu en Kabylie) et d’anonymat (vu le nombre de personnes embauchées). Il éveillait des connotations que l’auteur avait pu souhaiter pour le lieu qu’il était en train de créer.

Ceci ne veut pas dire pour autant que l’écrivain ait tranché une fois pour toutes. L’exemple donné ci-dessus a cette particularité qu’il ne reflète nullement la chronologie des corrections des toponymes. Ainsi, trois folios plus tôt, nous tombons sur « Billy » tantôt écrit à la ligne, couvert d’une rature indiquant la suppression de deux phrases (cahier 2, f27v), tantôt situé dans un fragment retenu (cahier 2, f29r). Les changements du toponyme avaient dû survenir à des moments différents de la rédaction et n’ont pas entraîné de mises à jour. Le tableau ci-dessous présente la répartition de corrections de toponymes du bassin minier représenté dans La Terre et le sang.

Fig. 8 : Relevé des modifications de toponymes dans le brouillon rédactionnel de La Terre et le sang et les pages de l’édition correspondantes

Fig. 8 : Relevé des modifications de toponymes dans le brouillon rédactionnel de La Terre et le sang et les pages de l’édition correspondantes
  • 36 Force est de constater que dans le cas de Courcelles, l’écrivain a eu recours à la même démarche d’ (...)
  • 37 Baudelle, Yves, « Cartographie réelle et géographie romanesque : poétique de la transposition », Cr (...)
  • 38 Ibidem, p. 45.

24Les toponymes des brouillons semblent varier un peu au hasard et traduisent l’indécision de l’auteur. Une telle écriture du lieu, embrouillée, forçant l’imaginaire, hésitante, peut sembler peu lisible et difficile à déchiffrer, surtout à travers les manuscrits où sont présentes les ratures et les corrections. L’excès de référents (Lens-Billy-Courcelles36-Billy-Valenciennes-Billy-Lens) est susceptible de provoquer une désorientation du généticien souhaitant éclairer l’énigme. Mais il est aussi le signe d’une quête intense de l’écrivain, d’un travail d’écriture sur un lieu qui doit être le sien. Non pas emprunté à une communauté concrète, mais entièrement imaginé, sans pour autant perdre de sa référentialité première. Ce dernier anéantirait tout le travail d’écriture et laisserait le lecteur dans un vide topographique si grand qu’il ne serait plus capable d’imaginer l’univers romanesque. Pour Y. Baudelle, un tel travail visant à créer son lieu romanesque est le signe de la maturité littéraire de l’écrivain37. Selon lui, tout repose sur un équilibre, une « hybridité de l’espace romanesque, fait de localisations vérifiables et de localités imaginaires38 ». Tel est le cas de la localité de Billy. Le toponyme est déformé mais repérable, il a des connotations évidentes pour une grande partie des lecteurs des deux rives de la Méditerranée, il masque Lens dont les descriptions réalistes, puisées dans l’observation naturaliste du terroir, rapprochent au lecteur le climat d’une ville minière du début du XXe siècle.

Le non-lieu

  • 39 Voir Régine Robin, Le roman mémoriel : de l’histoire à l’écriture du hors-lieu, Longueuil (Montréal (...)

25Qu’en est-il donc de l’écriture de ce lieu romanesque dans l’édition ? Elle est abondante. Et ne sert à rien. En définitive, le toponyme est soit omis, soit supprimé. Cette démarche est régulière, le tableau ci-dessus en fait la preuve. Un lieu imaginé dans les brouillons devient un non-lieu. Peut-il exister sans nom ? Non, surtout dans un monde romanesque où « nommer » signifie autant que « donner l’existence ». Dans un univers où les mots éveillent l’imaginaire, les connotations et font venir les images à l’esprit du lecteur, le laconique C… de l’édition balaie tout un univers dont ne sont sauvegardées que des bribes garantissant la cohérence de l’histoire. R. Robin39 soutenait qu’une chose, un objet ou un endroit non nommé ne pouvait exister, surtout dans l’univers romanesque. Occulter le toponyme, signifierait donc effacer le lieu qu’il désigne, le refuser ou, du moins, refouler son existence. Y-a-t-il donc un lieu ? Où le chercher ?

  • 40 L’édition, p. 71.
  • 41 Ibidem, p. 74.
  • 42 Ibidem.
  • 43 Ibidem, p. 82.

26Quand on ne dispose que de l’édition de La Terre et le sang, on ne peut répondre à cette question qu’en s’accrochant à deux toponymes épargnés : Douai et Lens (remplaçant, sans le moindre signe de correction, le Billy du brouillon ; ce même Billy qui avait antérieurement remplacé Lens). Ils n’apparaissent que trois fois (Douai – une fois et Lens deux fois) et ceci dans des contextes très épisodiques, prêtant à confusion. Premièrement, Amer est fait prisonnier par les Allemands tantôt à Douai40, tantôt « dans ce coin41 » qu’était C… situé « tout près de Lens42 ». Deuxièmement, la nouvelle de la mort de Rabah-ou-Hamouche (logiquement survenue à C…) se répand à Ighil-Nezman au retour des mineurs arrivés de… Lens43. Dans ces circonstances, l’image que donne le lieu romanesque de l’édition est donc extrêmement confuse : Douai qui est C… qui est Lens. Le défi d’un mariage de deux toponymes référables et vérifiables reliés à un C… imaginaire et qui doivent tous désigner un seul lieu semble difficile à relever même pour un lecteur averti. Ceci pour deux raisons : tout d’abord, les deux villes, même si proches du point de vue géographique, sont assez différentes en ce qui concerne leur ambiance. Lens est une ville minière par excellence – à Douai ce caractère minier est, certes, visible, mais pas déterminant. Dans le cas du couple de villes cité plus haut (Lens-Courcelles), cette dissonance n’apparaît pas, parce que les deux villes se caractérisent par la même l’histoire minière. Ensuite, C… (un vestige toponymique de Courcelles ?), dénué de toute description (sauf celle de la mine qui pourrait renvoyer à n’importe quelle mine de la région), ne peut apporter aucune indication concrète et rend toute recherche du référent impossible. Or, nous l’avons dit plus haut, sans celui-ci, point d’appui pour l’imaginaire du lecteur. Le toponyme peut être occulté, déplacé, renommé, mais doit exister et être plus ou moins identifiable.

  • 44 Nous empruntons la notion de chaîne à S. Kripke qui, dans sa Logique des noms propres (Naming and n (...)

On aboutit à un paradoxe où la chaîne de reconnaissance du toponyme est brisée44. Ipso facto, il est impossible de trouver une référence et une connotation quelconque du lieu ainsi nommé. Comme si ce lieu n’existait pas. Or, l’action a bien dû se passer quelque part (il a fallu une mine pour que Rabah y travaillât, rencontrât André et Yvonne ; il a fallu que dans cette même mine arrivât l’accident mortel de Rabah, etc.). Ainsi avons-nous affaire à un non-lieu, du moins au sens logique et littéraire. Ce non-lieu, existant innomé et, par conséquent, déréalisé à l’extrême, ne produirait-il pas, par hasard un nouvel effet d’irréalité de la France opposée à la dure réalité de la Kabylie ? Si l’accident dans lequel Rabah a perdu sa vie a eu lieu nulle part, peut-on accuser et réhabiliter Amer comme l’ont fait ses compatriotes ? Le sang a-t-il été versé ? Dans le brouillon, oui ; dans l’édition - pas forcément…

Pour conclure

27Dans La Terre et le sang le lieu kabyle s’oppose au non-lieu français. L’écriture des deux se trame selon deux modèles différents : tandis qu’Ighil-Nezman est nommé dès le début, délimité, isolé pour s’ouvrir vers le grand monde, C… se voit réduit, dans l’édition, au strict minimum, malgré tout le travail d’écriture fourni par l’auteur, quitte à devenir irréel, paradoxal et à mettre en question la réalité littéraire d’un événement crucial pour l’action du roman entier.

28Nous avons tenté d’avancer des hypothèses sur les raisons d’une telle écriture tenant compte non seulement d’enjeux esthétiques ou artistiques, mais aussi d’enjeux sociaux. L’écriture du lieu et du non-lieu du roman, vue par le prisme des brouillons rédactionnels révèle une tentative de concilier la perspective de deux groupes de lecteurs situés aux pôles opposés de la réception et de la Méditerranée : les Français métropolitains pour qui est exotique le « volet kabyle » et les Algériens francophones dont certains, n’ayant pas connu l’émigration, auraient pu trouver un dépaysement dans les fragments consacrés à Billy si le livre édité avait été conforme au contenu des brouillons. La révélation de leur contenu confirme la thèse selon laquelle M. Feraoun, d’une part élève et instituteur de l’école française, d’autre part algérien kabyle de naissance et de cœur, avait dû rêver de l’impossible conciliation entre les deux communautés adversaires (algérienne dite « indigène » et française). La preuve : il tentait de s’adresser par son écriture aux deux groupes à la fois.

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Bibliographie

Feraoun, Mouloud, La Terre et le sang, Paris, Le Seuil, 1953 et 1962 pour la préface d’E. Roblès, coll. « Points ».

Abdelfattah Lalmi, Nedjma, « Du mythe de l’isolat kabyle », Cahiers d’études africaines (en ligne) no 175, 2004. L’auteur déconstruit ce mythe à l’aide de multiples exemples puisés dans l’histoire culturelle de la Kabylie. Disponible sur l’URL : http://etudesafricaines.revues.org/4710. Consulté le 17 février 2015.

Baudelle, Yves, « Cartographie réelle et géographie romanesque : poétique de la transposition », Création de l’espace et narration littéraire, actes du Colloque international Nice-Séville 6-8 mars 1997. Éditeur Gérard Lavergne, Cahiers de narratologie n° 8, p. 45-63.

Bonn, Charles, « De l’ambiguïté tragique chez Feraoun, écrivain réputé “ethnographique” », Nouvelle Revue Synergies Canada (en ligne), no 6, 2013, p. 3. Présentation numérisée de l’article téléchargeable sur : https://journal.lib.uoguelph.ca/index.php/nrsc/article/view/2866#.VdtXcTPFV1Q. Consulté le 17 avril 2015.

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Collectif, Revue CELFAN, n° 2 1982, consacré à Mouloud Feraoun.

Collinet, Michel, « Les Parias de Paris III », enquête sociale parue dans Le Franc-tireur du 14 avril 1952. L’article fait partie du dossier génétique de La Terre et le sang disponible sur l’URL : http://eman-archives.org/francophone/items/show/2193.

Ferrer, Daniel, Logiques du brouillon. Modèles pour une critique génétique, Paris : Le Seuil, 2011, 208 p.

Kripke, Saul, La Logique des noms propres (Naming and Necessity, 1980) trad. Pierre Jacob et François Récanati, Paris, Éditions de Minuit, 1982, 173 p. [1972].

Lumbroso, Olivier, L’Invention des lieux, troisième partie du coffret Les Manuscrits et les dessins de Zola, Textuel, 2002, 543 p.

Monnoyer, Maurice, l’interview avec Mouloud Feraoun paru dans L’Effort algérien, le 17 février 1953, publié en ligne par Tassadit Ould-Hamouda le 15 mars 2003, disponible sur l’URL : http://kabyle.com/archives/la-berberie/fiches-guide-culture-berbere/article/interview-de-mouloud-feraoun, consulté le 20 février 2015.

Paris, Agnès, catalogue de l’exposition Ahmed, Wladislaw, Dario… tous gueules noires. Histoire de l’immigration dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais (14 mai – 31 décembre 2004) d’après les recherches de Marie Cégarra, Rudy Damiani, Séverine Dupas, Gérard Dumont, Jean-René Genty et Janine Ponty, disponible sur l’URL : http://www.chm-lewarde.com/pdf/Catalogue-Tous-gueules-noires.pdf, consulté le 22 août 2015.

Robin, Régine, Le roman mémoriel : de l’histoire à l’écriture du hors-lieu, Longueuil (Montréal), Le Préambule, 1989, 196 p.

Sayeh, Samira, From Algeria to France and Back: The Changing Literary Identity of Mouloud Feraoun, Mohammed Dib and Mouloud Mammeri. (France-Algérie : la migration identitaire des premières œuvres de Mouloud Feraoun, Mohammed Dib et Mouloud Mammeri), thèse soumise pour l’obtention du grade de PhD à Pensylvannia State University, décembre 2005 ; chapitre sur la réception critique des œuvres de M. Feraoun, p. 17-26.

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Notes

1 Feraoun, Mouloud, La Terre et le sang, Paris, Le Seuil, 1953 et 1962 pour la préface d’E. Roblès, p. 74. Désormais, toute référence au texte édité du roman s’appuiera sur cette édition et sera indiquée : « L’édition, p. n ».

2 Extrait d’une lettre à Roblès, citée par celui-ci dans Les Lettres françaises, n119, 22-28 mars 1962, p. 5.

3 Ibidem.

4 Maurice Monnoyer, l’interview avec Mouloud Feraoun parue dans L’Effort algérien, le 17 février 1953, publiée en ligne par Tassadit Ould-Hamouda le 15 mars 2003, disponible sur l’URL : http://kabyle.com/archives/la-berberie/fiches-guide-culture-berbere/article/interview-de-mouloud-feraoun, consulté le 20 février 2015.

5 Bonn, Charles, « De l’ambiguïté tragique chez Feraoun, écrivain réputé “ethnographique” », Nouvelle Revue Synergies Canada (en ligne), no 6, 2013, p. 3. Présentation numérisée de l’article téléchargeable sur : https://journal.lib.uoguelph.ca/index.php/nrsc/article/view/2866#.VdtXcTPFV1Q. Consulté le 17 avril 2015. Ch. Bonn avance que puisque la première édition du Fils du pauvre a été faite à compte d’auteur en 1950, et que La Terre et le sang sorte au Seuil avant sa réédition en 1954, c’est La Terre et le sang qui devrait être qualifié de premier roman de Feraoun et non pas Le Fils du pauvre qui, en plus d’être paru au Seuil un an plus tard, « est en fait un témoignage bien plus modeste et qui ne revendique pas sa littérarité fictionnelle. » (Ibidem).

6 Ibidem.

7 Certes, elle est appelée la femme d’Amer dans le roman, mais aucun fragment (que ce soit le roman ou le manuscrit) ne nous dit clairement si elle en était vraiment une.

8 L’édition, p. 74 (deux occurrences) et p. 87 (une occurrence).

9 Ce qui n’est pas le cas du brouillon dont un cinquième environ, concernant la vie des héros en France, a été supprimé. Ainsi la France est-elle devenue la grande absente d’un roman traitant de… l’émigration des Kabyles vers la France.

10 L’édition, p. 11.

11 Voir Abdelfattah Lalmi, Nedjma, « Du mythe de l’isolat kabyle », Cahiers d’études africaines (en ligne) no 175, 2004. L’auteur déconstruit ce mythe à l’aide de multiples exemples puisés dans l’histoire culturelle de la Kabylie. Consulté le 17 février 2015, disponible sur l’URL : http://etudesafricaines.revues.org/4710.

12 L’édition, p. 11.

13 Feraoun, Mouloud, Les Chemins qui montent, Le Seuil, 1957, 221 p.

14 Monnoyer, Maurice, ibidem.

15 L’édition, p. 46.

16 En utilisant le terme « personnage-caméra », nous souhaitons désigner un personnage qui sert à motiver le recours à une description ou une prise de parole de type auctorial ou explicatif, p.ex. un étranger, un voyageur, un enfant, un nouveau-venu. Son regard naïf permet d’ajouter des descriptions ou des explications destinées au lecteur sans troubler les trames du récit existant. Marie découvrant la montagne kabyle pour la première fois de sa vie est donc un exemple classique d’un personnage-caméra.

17 L'édition, p. 46-47.

18 L’auteur lui-même utilise le terme du « tableau ». Cf. cahier 1/9, f16r, la ligne 16 de la transcription et le fragment correspondant de l’édition (la ligne 6).

19 Nous signalons seulement les grands traits de cette opposition qui brisera l’image idyllique d’Ighil-Nezman brossée dans la sous-partie précédente de cet article. D’une part, il nous est impossible de contourner totalement cette évolution qui se trouve au cœur du roman. D’autre part, cette partie des brouillons ne concerne pas directement l’opposition entre deux villages symbolisant respectivement le lieu et le non-lieu du roman. En développant cette étude, sans aucun doute intéressante, nous risquerions une digression de plusieurs pages.

20 CF. l’édition, p. 100-102.

21 Communication personnelle du 03 août 2015.

22 Compte tenu de la quantité du matériau supprimé de cette manière-ci, nous avons décidé de ne pas illustrer notre propos en détail. Les cahiers concernés (ainsi que la totalité des brouillons rédactionnels de La Terre et le sang) sont cependant consultables par le biais du site d’édition en ligne développé et géré par l’équipe de l’ITEM et régulièrement ressourcé grâce à la collaboration avec la Fondation Mouloud Feraoun. Le cahier 3/9 est disponible sur l’URL : http://eman-archives.org/francophone/items/show/2186, le cahier 4/9, sur l’URL : http://eman-archives.org/francophone/items/show/2189.

23 N’ayant travaillé qu’avec les fac-similés numériques des cahiers, nous ne sommes pas en mesure de déterminer si c’est la couleur véritable de ce stylo. Il s’agit probablement d’un stylo rouge d’instituteur, dont l’encre a pâli avec le temps.

24 Autant dire que cette abrogation n’a pas été totalement heureuse car l’ami de M. Feraoun et cofondateur de la revue Forge, L. Julia, en faisant une recension de La Terre et le sang pour Alger Républicain du 8 juillet 1953, a reproché à l’auteur la psychologie de ses personnages, exagérément simplifiée (nous reprenons ici la thèse de Samira Sayeh, From Algeria to France and Back : The Changing Literary Identity of Mouloud Feraoun, Mohammed Dib and Mouloud Mammeri. (France-Algérie : la migration identitaire des premières œuvres de Mouloud Feraoun, Mohammed Dib et Mouloud Mammeri), thèse soumise pour l’obtention du grade de PhD à Pensylvannia State University en décembre 2005, p. 26-27). L’approche de ces deux cahiers, totalement ou partiellement contournés (3/9 et 4/9) dans l’édition, permet de réfuter le reproche de L. Julia. On y voit, noir sur blanc, qu’un approfondissement de la psychologie des personnages principaux avait été bel et bien prévu par M. Feraoun et que leurs actions, y compris l’arrivée de Paris à Ighil-Nezman et l’adaptation apparemment facile de Marie à la société kabyle (qui a suscité d’autres critiques, p. ex. dans Les Lettres françaises du 7 mai 1953 et dans I.B.L.A. no 64, 1953) n’étaient qu’une conséquence pure et simple des événements survenus antérieurement à Paris. Seulement, ces événements n’ont pas été retenus pour l’édition.

25 Cahier 4/9, chapitre XIV, folios 6r-13v.

26 Collinet, Michel, « Les Parias de Paris III », enquête sociale parue dans Le Franc-tireur du 14 avril 1952. L’article fait partie du dossier génétique de La Terre et le sang disponible sur l’URL : http://eman-archives.org/francophone/items/show/2193.

27 L’édition, p. 16.

28 Cf. la note 8.

29 L’édition p. 60.

30 L’édition, p. 56.

31 Monnoyer, Maurice, ibidem.

32 Lumbroso, Olivier, L’Invention des lieux, troisième partie du coffret Les Manuscrits et les dessins de Zola, Textuel, 2002, p. 454.

33 Ali Feraoun, propos tirés d’une série d’interviews réalisées par Hervé Sanson entre le 30 et le 31 octobre 2014 à Alger.

34 L’édition p. 75.

35 Données recueillies auprès du Centre historique minier de Lewarde. Agnès Paris, catalogue de l’exposition Ahmed, Wladislaw, Dario… tous gueules noires. Histoire de l’immigration dans le bassin minier du Nord-Pas-de-Calais (14 mai – 31 décembre 2004) d’après les recherches de Marie Cégarra, Rudy Damiani, Séverine Dupas, Gérard Dumont, Jean-René Genty et Janine Ponty, disponible sur l’URL : http://www.chm-lewarde.com/pdf/Catalogue-Tous-gueules-noires.pdf, consulté le 22 août 2015.

36 Force est de constater que dans le cas de Courcelles, l’écrivain a eu recours à la même démarche d’occultation du toponyme que dans le cas de Billy. Le toponyme réel de cette commune située à 20 km de Lens est Courcelles-lès-Lens.

37 Baudelle, Yves, « Cartographie réelle et géographie romanesque : poétique de la transposition », Création de l’espace et narration littéraire, actes du Colloque international Nice-Séville 6-8 mars 1997. Éditeur Gérard Lavergne, Cahiers de narratologie n° 8, p. 45-63. L’auteur de l’article tire de telles conclusions en s’appuyant sur l’examen des corpus édités de Proust, Céline et Bernanos.

38 Ibidem, p. 45.

39 Voir Régine Robin, Le roman mémoriel : de l’histoire à l’écriture du hors-lieu, Longueuil (Montréal), Le Préambule, 1989, 196 p.

40 L’édition, p. 71.

41 Ibidem, p. 74.

42 Ibidem.

43 Ibidem, p. 82.

44 Nous empruntons la notion de chaîne à S. Kripke qui, dans sa Logique des noms propres (Naming and necessity, 1980, trad. Pierre Jacob et François Récanati, Paris, Éditions de Minuit, 1982, 173 p. [1972]), stipule que tout nom propre est reconnaissable pour une communauté partageant la même langue grâce à une chaîne de transmissions qui remontent jusqu’à ce qu’il appelle « le baptême initial ». Le baptême initial n’est rien d’autre que l’acte de nommer la personne, l’endroit ou l’objet pour la première fois. Ce nom devient propre au fur et à mesure qu’il est transmis intact à d’autres générations qui ne cessent de l’employer en se référant à cette personne, cet endroit ou cet objet.

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Table des illustrations

Titre Fig. 1 : Brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 1/9, f1r
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Titre Transcription diplomatique du brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 1/9, f1r
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Titre Fig. 2 : Brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 1/9, f1r
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Titre Transcription diplomatique du brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 1/9, f1r
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Titre Fig. 3 : Brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 1/9, f16r
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Titre Transcription diplomatique du brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 1/9, f16r
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Titre Fig. 4 : Brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 1/9, f16r
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Titre Transcription diplomatique du brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 1/9, f16r
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Titre Fig. 5 : Brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 2/9, f10v
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Titre Transcription diplomatique du brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 2/9, f10v
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Titre Fig. 6 : Brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 2/9, f7r
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Titre Transcription diplomatique du brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 2/9, f7r
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Titre Fig. 7 : Brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 2/9, f30r
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Titre Transcription diplomatique du brouillon rédactionnel de La Terre et le sang, cahier 2/9, f30r
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Titre Fig. 8 : Relevé des modifications de toponymes dans le brouillon rédactionnel de La Terre et le sang et les pages de l’édition correspondantes
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Pour citer cet article

Référence électronique

Karolina Resztak, « « Ça alors ! Vous étiez à C…, vous ? » »Continents manuscrits [En ligne], 5 | 2015, mis en ligne le 15 octobre 2015, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/coma/599 ; DOI : https://doi.org/10.4000/coma.599

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Auteur

Karolina Resztak

Doctorante, chercheuse associée à l’ITEM (CNRS-ENS)

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