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L’éditorial
1

Éditorial

Sandra Bornand et Cécile Leguy
p. 9-25

Texte intégral

1Les années 1960 ont marqué un tournant pour les recherches en littérature orale, tant du point de vue théorique que de celui des pratiques d’enquête. Ce sont ces dernières qui retiendront notre attention dans ce numéro double des Cahiers de Littérature Orale. Il nous a en effet semblé important, après un demi-siècle de recherches fructueuses, de nous interroger sur l’évolution des pratiques que les avancées théoriques ont pu engendrer.

2Au fil du temps et des recherches, la conception de la littérature orale elle-même a changé. Aujourd’hui, l’oralité n’est plus considérée comme un manque, un défaut d’écriture, mais comme un mode de communication culturellement assumé, différent et autonome. Comme le précise Jean Derive, dans un ouvrage collectif codirigé avec Ursula Baumgardt (2008 : 123) :

Ce qui distingue le concept de « littérature orale » de celui de « littérature », tel qu’on l’entend dans les sociétés de l’écriture, n’est pas seulement une question de canal (la littérature orale n’est pas l’équivalent parlé de la littérature écrite), mais aussi une question de relation un peu différente au langage et à la communication qui a ses implications culturelles propres.

3Par ailleurs, la mondialisation des savoirs et des techniques, le développement des moyens de communication (Internet notamment) font qu’il n’existe quasiment plus aujourd’hui de société « purement » orale. Tenant compte de cette interférence entre l’oralité, l’écriture et les autres formes de médiatisation, ce numéro des Cahiers de Littérature Orale confronte propositions méthodologiques et témoignages d’enquêtes, dans des lieux et des temps différents.

Contextes et performances

4Suite à l’élaboration de la notion de performance initiée par l’ethnographie de la parole et de la communication (ethnography of speaking and communication) et au développement de ce qu’on peut largement appeler aujourd’hui les Performance Studies, nous nous interrogeons – dans un premier temps – sur la prise en compte de la performance et ce qu’elle semble avoir entraîné sur le recueil, l’analyse et la restitution de la littérature orale, mais aussi d’un certain « art verbal » (Bauman, 2001). Cet intérêt pour la performance est associé au développement de l’interdisciplinarité dont les fondements épistémologiques sont examinés par Frank Alvarez-Pereyre (2003). Les recherches menées aux Philippines par Nicole Revel illustrent de manière tout à fait significative cette exigence interdisciplinaire. Son travail sur les épopées palawan, inscrit dans la durée (près d’une quarantaine d’années), se caractérise par une analyse linguistique, ethnologique et musicologique et une utilisation progressive des nouvelles technologies (d’abord le CD, puis le DVD) pour rendre l’édition accessible à la fois aux spécialistes et aux non-initiés. Chanter l’épopée (Revel, 2008) – témoignage d’un barde des Hautes-Terres Palawan – est un modèle du genre, associant livre et DVD, transcription, traduction bilingue (français et anglais) et analyse.

5Dans la première partie de ce numéro des Cahiers de Littérature Orale, les auteurs explorent et discutent ainsi différents aspects de la performance. Remise en question par les anthropologues et les linguistes, la notion de contexte est réexaminée à partir d’expériences de terrain par Sandra Bornand et Cécile Leguy. Toutes deux revendiquent l’étude de l’interaction et de la dimension interlocutive en littérature orale. À partir de plusieurs situations de communication dans lesquelles elle jouait différents rôles, Sandra Bornand considère le sujet-enquêteur comme participant à part entière à la performance et comme exerçant une influence sur celle-ci. Quelle que soit la situation, le chercheur n’échappe pas aux représentations que l’on a de lui et plutôt que de simuler une objectivité, il s’agit d’identifier la part de subjectivité et de l’assumer (contrairement à ce qui était la norme en ethnologie, avant la revendication d’une anthropologie réflexive), sans toutefois céder aux sirènes du relativisme absolu.

6Cécile Leguy reconsidère les différentes positions prises par les chercheurs face au genre proverbial et montre que la perspective pragmatique est la seule à même de rendre compte de ce qui se joue réellement dans l’énonciation de ce type de formules. L’attention aux contextes d’usage et, plus précisément, à la situation d’énonciation des proverbes, a permis de mieux comprendre non seulement ce genre littéraire, mais aussi les enjeux sociaux qu’il implique. Dans la mesure où le recueil de proverbes est demandé par les populations, Cécile Leguy – tout en conservant une perspective pragmatique – propose une réflexion sur les modalités de l’édition des textes recueillis.

7Pionnière dans l’analyse de la gestuelle – élément de la performance souvent négligé – Geneviève Calame-Griaule expose comment elle s’est progressivement intéressée à cette dimension de l’expression orale des conteurs. Si les gestes sont essentiels pour les conteurs touaregs qu’elle a rencontrés, s’ils sont « ce qui donne du goût aux contes » (Calame-Griaule, 1975), ils ne sont pas si faciles à décoder pour le chercheur. Geneviève Calame-Griaule montre au passage que la technologie, tout en étant un allié précieux, ne suffit pas ; malgré l’appareil photo, puis la caméra, rien n’a remplacé l’étape antérieure, celle du long travail d’observation, de traduction, de commentaires et de notation des gestes. Car pour capter ces gestes, il faut d’abord les avoir identifiés. Cette option méthodologique – essentielle pour la recherche en littérature orale – a rarement été reprise ; le témoignage de Geneviève Calame-Griaule devrait encourager chacun à prendre en compte cet aspect de la performance, en adaptant à sa propre démarche l’approche méthodologique présentée. Quelles que soient les expériences décrites, nous nous apercevons en effet que chaque chercheur, hier comme aujourd’hui, et au-delà de tous les progrès technologiques, méthodologiques ou théoriques, continue, en fin de compte, à « faire avec les moyens du bord ».

8Dans Dire le chant (1998), Catarina Pasqualino donnait la primauté à l’énonciation des chants étudiés sur l’énoncé. Elle reprend ici certaines propositions développées dans cet ouvrage et, à l’aide des théories du rituel telles que proposées par Victor Turner et le courant des Performance Studies, elle montre la nécessité d’une anthropologie performative. En s’inspirant des recherches qui rapprochent les événements « traditionnels » et la création contemporaine, elle attire l’attention des chercheurs en littérature orale sur des aspects généralement catalogués comme secondaires : les émotions, le corps, les gestes.

9Avec Marie-Jo Derive, retrouvant sur Internet l’exercice d’un jeu rituel ivoirien, le gate-gate (échange codifié d’insultes originellement réalisé in presentia entre jeunes vivant en milieu urbain d’interconnaissance), le terrain se déplace du réel au virtuel. Internet offre, en effet, de nouvelles possibilités d’enquêtes pour les anthropologues, les linguistes et les littéraires travaillant notamment sur les phénomènes relevant de la néooralité.

10Graham Furniss, pour sa part, s’inspire des études en psychologie cognitive pour élucider le fonctionnement de la mémoire dans la tradition orale. Après avoir évoqué les questions inhérentes à tout acte de parole, à toute « performance », il s’interroge sur le rapport qui existe entre des performances séparées dans le temps et l’espace, mais liées l’une à l’autre. Dans son analyse des continuités et des ruptures entre ces « moments de communication orale », il évoque le processus d’ « entextualisation » qui fixe un discours et le rend reproductible. Il émet également l’hypothèse d’une « entité qui existe entre deux événements, entité qui existe dans le temps, avant et après chaque événement et qui pourrait être reformulée par tous les événements auxquels elle se rattache, ou par n’importe lequel d’entre eux » (p. 130). Pour lui, la notion de genre agit comme cette entité intermédiaire entre plusieurs performances, car c’est le genre qui, se référant à la tradition, érige des frontières entre textes tout en permettant de les brouiller dans des actes de re-création. Il ne joue pas seulement un rôle contraignant dans le processus de la remémoration, mais offre un cadre dynamique, générateur de créativité et de productivité.

Histoires d’enquêtes et de restitutions

11Comme le signalait déjà Jack Goody (1994 : 105-106), l’évolution technique a eu une influence majeure sur les pratiques d’enquêtes : le magnétophone à piles a offert la possibilité aux chercheurs de terrain d’enregistrer la littérature orale in vivo et d’étudier ainsi, avec une plus grande fidélité, les spécificités de l’oralité. Les nouvelles techniques d’enregistrement et de diffusion du son et de l’image permettent actuellement de rendre compte de l’énoncé dans son contexte. Les technologies modernes peuvent ainsi donner une dimension inédite aux œuvres de littérature orale, dans les phases de recueil comme d’analyse et de restitution. Il est cependant nécessaire d’en explorer les limites et de mener une réflexion sur les apports et les conséquences de leur usage.

12La deuxième partie de ce numéro propose ainsi de partir à la découverte d’expériences d’enquêtes et de restitutions vécues par des chercheurs d’époques différentes sur des terrains variés, qu’ils soient anthropologues, ethnolinguistes, historiens ou littéraires. Certains témoignages invitent à pénétrer dans l’intimité des chercheurs, comme c’est le cas avec le texte de Margarita Xanthakou. Celle-ci décrit comment, pour enquêter sur un sujet sensible comme les désordres sociaux et psychiques dans une société de la méfiance (sud de la Grèce), elle a utilisé comme « couverture » la collecte de contes produits spontanément et « en situation ». L’intérêt qu’elle manifeste alors pour les productions orales entraîne alors ses interlocuteurs à raconter de « vieilles histoires », illustrant ainsi leurs propos sur les sujets sensibles qu’elle souhaitait aborder, l’imaginaire entrant en résonance avec la vie sociale ordinaire.

13Avec le témoignage de Lydia Gaborit sur son île natale de Noirmoutier, on découvre combien une recherche en littérature orale peut finalement devenir une quête d’identité, cette recherche s’avérant être aussi une aventure personnelle. Face à l’incompréhension des conteurs qui s’interrogent sur l’intérêt que le chercheur manifeste pour ces histoires d’autrefois, ces mêmes histoires que l’école leur a appris à mépriser, elle se fait alors passeur, entre l’oral et l’écrit, entre une culture locale et un discours universitaire. Le récit de Lydia Gaborit, son imparfait dans la quête, n’est alors plus seulement celui d’un enquêteur particulier… car – quels que soient le terrain et le chercheur – la quête ne peut jamais être qu’imparfaite.

14L’article de Jean Derive est celui d’un spécialiste en littérature comparée, qui s’était donné pour but l’analyse de l’ensemble des genres oraux d’une communauté, en l’occurrence les Dioula de Kong (Côte d’Ivoire), du point de vue des conditions de production et de consommation. Il montre l’intérêt d’une enquête qui associe à la collecte la notation des éléments de la performance et les expressions récurrentes liées à la parole, mettant ainsi en valeur la corrélation entre les informations à recueillir et les ambitions analytiques de l’étude. Or, une telle recherche nécessite une certaine exhaustivité qui implique une présence continue sur le terrain. Ce qui ne lui était pas possible. Il décrypte les stratégies qu’il a développées pour pallier cet inconvénient, comme la création d’un réseau et surtout la formation d’un groupe de collecteurs, procédant selon une démarche qu’il avait mise au point. Ce témoignage est donc celui – à la fois – d’une recherche individuelle et collective.

15Janet Langlois retrace son itinéraire de chasseur de légendes aux États-Unis. Pour débusquer ce genre, elle commence par une ethnographie classique d’observatrice participante aidée de questionnaires et d’entretiens. Par la suite et pour mieux cerner l’impact de ces récits dans la vie quotidienne, elle opte pour ce qu’elle nomme une « ethnographie intime » privilégiant l’entretien en profondeur avec une seule et même personne. Ces études démontrent que la légende est un indice d’une « dissonance culturelle émergeant dans les interstices de systèmes sociaux » (p. 189), ce qui l’amène à considérer les rapports entre rumeurs et légendes dans une variété de contextes sociaux sensibles. Elle minimise son impact dans l’enquête (la présence même de l’ethnographe pouvant être lue comme une ingérence), optant pour une « ethnographie de l’ombre » basée sur les collectes de ses étudiants et de ses collègues. Ce procédé l’amène à une forme « d’ethnographie partagée » où elle associe ses enquêtes aux données recueillies par d’autres ethnographes. En résulte une analyse plus fine de la faculté qu’a la narration « d’informer et de révéler le personnel dans un contexte collectif » (p. 194).

16Les contributions de Josiane Bru et d’Éva Guillorel décrivent les pratiques de deux traditionnistes du début du vingtième siècle, dont la méthode d’enquête est collective et fondée sur l’écrit. En harmonie avec ses idées pédagogiques comme avec ses engagements politiques, l’instituteur Antonin Perbosc se distingue de la plupart des folkloristes de son époque par son ouverture au présent. Faisant de ses élèves ses enquêteurs, il leur laisse la liberté, tout en les préparant à la rigueur de la transcription, de recueillir ce qu’ils veulent auprès de leurs parents et de leurs voisins. Ce projet s’inscrit dans une perspective politique très claire : la revalorisation du patrimoine paysan et surtout de la langue régionale, à une époque où le français était imposé dans le cadre scolaire. Dans la recherche analysée par Éva Guillorel, elle aussi collective et considérant les informateurs comme acteurs de leur propre culture, la situation de communication diffère : le vicaire breton, Jean-Marie Perrot, collecte les chansons du fonds Barzaz-Bro-Leon par le biais d’un concours diffusé dans la presse régionale. Comparant la démarche du vicaire à celles des folkloristes, Éva Guillorel analyse les avantages et les limites d’une recherche menée par le biais d’un tel concours.

17Nadine Decourt nous ramène dans le présent en décrivant deux dispositifs d’enquête en territoire urbain : l’un avec des migrantes venues notamment du Maghreb ; l’autre – découlant de la frustration du « constat renouvelé d’une oralité paradoxalement réduite à la fixité d’un écrit » (p. 235) – revendique une ethnographie multisituée et construite sur le partenariat à égalité entre chercheur et conteurs. Il s’agit, dans ce cas, de réfléchir à ce dépassement de l’écriture par l’utilisation de l’audiovisuel et de la production hypermédia.

18Deux témoignages, ceux de Daniel P. Biebuyck et de Luc Bouquiaux, illustrent les débuts des recherches sur les langues à tradition orale. Le premier nous raconte son expérience en pays nyanga (RDC) et ce qui l’a amené – lui l’anthropologue – à s’intéresser aux traditions orales à une époque (début des années 1950) où l’anthropologie sociale n’encourageait pas la collecte de textes oraux, il les percevait comme un biais pertinent pour comprendre une société non encore documentée. Cet article nous rappelle que l’expérience de terrain est avant tout une adaptation qui se construit en situation : celle du chercheur qui, pour former deux jeunes à la transcription du système tonal de leur langue, a recours au « bâton parlant » utilisé lors des rites de circoncision. Cette conception d’un travail collectif a porté ses fruits : un vaste corpus de textes recueillis en contexte d’énonciation auprès de locuteurs différents.

19Luc Bouquiaux rappelle comment s’était organisée la réflexion collective ayant mené à l’élaboration d’un manuel fondateur qui connut un réel succès. Intitulé Enquête et description des langues à tradition orale et publié en 1971, il fut épuisé au bout de trois ans. Enrichi et réédité en 1976, puis en 1987, il fut traduit en anglais en 1992 suite à l’intérêt des chercheurs anglo-saxons. Mettant en avant l’interdisciplinarité du groupe de réflexion, Luc Bouquiaux souligne combien il est indispensable, malgré les problèmes que cela peut engendrer, d’encourager la collaboration entre linguistes, anthropologues et spécialistes de la littérature orale.

20S’inscrivant dans la perspective d’une étude ethnolinguistique des poétiques orales, Catharine Mason propose l’esquisse d’une « approche systématique de la collecte et de l’analyse de discours stylisés ainsi que de la description des contextes sociaux dans lesquels ils émergent » (p. 266). Présentant de nombreuses études ethnopoétiques entreprises par des ethnographes français et surtout américains, elle prône une approche pluri- voire interdisciplinaire, basée sur un socle méthodologique commun. Actuellement engagée dans la constitution d’une base de données en ethnopoétique, elle est bien placée pour mener une réflexion comparative.

21Paulette Roulon-Doko fait le point sur ce qu’impliquent les nouveaux moyens de diffusion de l’information et, notamment, la formidable avancée dans l’archivage des données permise par le numérique. Prenant l’exemple d’un conte gbaya (Centrafrique), elle présente les étapes menant du terrain à la diffusion sur Internet, et en souligne les difficultés. De la première notation à la transcription sur ordinateur, de l’analyse sous Shoebox (devenu Toolbox) à la mise en ligne, elle montre qu’au bout du compte le véritable avantage des nouvelles technologies consiste en l’incontestable avancée éthique qui permet au lecteur de suivre, pas à pas, l’analyse du chercheur. L’article d’Anne-Marie Dauphin-Tinturier prolonge et développe les réflexions de Paulette Roulon-Doko sur les relations entre nouvelles technologies et archivage des données. Partant des contraintes que génère l’étude de la littérature orale et sa présentation (cf. Baumgardt et Derive, 2008), elle souligne les avantages qu’offrent les médias audiovisuels et les nouvelles technologies informatiques. Elle nous invite alors à dépasser l’écrit-imprimé et à penser l’édition d’œuvres de littérature orale sous forme d’hypermédia, dont elle présente dans son article les différentes étapes de la réalisation pratique.

22L’entretien avec Barbara Glowczewski, mené par Cécile Leguy, apparaît comme un pont entre ces articles sur l’enquête et la restitution et les suivants qui abordent les questions d’éthique. Anthropologue engagée, Barbara Glowczewski accompagne les Aborigènes d’Australie dans leurs revendications culturelles et politiques, tant du point de vue de l’apprentissage que de celui de la restitution et de la transmission à l’aide des nouvelles technologies (CD-rom et Internet). Racontant le « parcours initiatique » l’ayant amenée à se débarrasser des techniques d’enquêtes pour mieux s’imprégner des modes d’apprentissages locaux, elle propose d’associer le principe des connexions entre les lieux – principe de transmission central chez les Aborigènes – aux nouvelles technologies et de présenter les données en hyperliens, mêlant textes, sons, dessins, photos et extraits de films. Barbara Glowczewski apparaît ici comme une pionnière exemplaire de ce que la révolution informatique implique : permettre de mieux rendre compte d’une réalité telle qu’elle est pensée et vécue et, par conséquent, de répondre à la demande légitime d’un droit de regard de la part des « enquêtés », voire, selon les cas, de propriété intellectuelle.

Questions d’éthique

23Dans les cultures faisant une place plus ou moins importante à l’oralité, la mémoire « collective » passe souvent par la littérature orale. Or, conçue comme « ce qui permet au sujet de se penser comme identique dans le temps grâce à la fonction narrative en particulier » (Candau, 2005 : 115), la mémoire est au fondement de l’identité individuelle et sociale (cf. Connerton, 1989). Les performances rituelles sont alors mises au service de ce que Paul Ricœur nomme « la clôture identitaire de la communauté » (2000 : 103-104). Ainsi, contrôler les mythes, les récits historiques, les symboles et les rituels permet d’exercer un contrôle social et, qui dit contrôle, dit conflit potentiel autour de la mémoire. Parler de littérature orale n’est alors pas sans danger, ni sans enjeu. C’est ce que l’on observe – à différents niveaux – lorsque l’on lit Maria Manca sur les joutes poétiques en Sardaigne, Marie Lorillard à propos de chants du nord-ouest de la Côte d’Ivoire en période de conflit armé et Sonia Nimr, qui nous livre des récits de vie palestiniens où des personnages ordinaires sont mythifiés à la lumière des événements politiques actuels.

24Le témoignage de Sonia Nimr est très particulier : historienne palestinienne enseignant à l’université de Birzeit et activiste de la cause, elle nous présente le résultat de ses enquêtes sur un terrain, plus que « miné », dont elle est elle-même issue. Mais surtout elle décrit – de l’intérieur – la construction de mémoires collectives d’un peuple sans territoire, comparant les situations vécues par des Palestiniens dans les camps de réfugiés, dans les territoires occupés, comme Gaza, ou en pays israélien. Cette analyse montre comment les contes et autres narrations « traditionnelles » sont peu à peu remplacés par des récits généalogiques. Grâce à des recherches de longue durée, elle met en évidence l’influence « en temps réel » de la situation politique sur le ton des récits de vie et la nécessité « désespérée » de transformer des personnages ordinaires en figures mythiques.

25Marie Lorillard décrit la manière dont, en milieu rural sénoufo (nord-ouest de la Côte d’Ivoire), des jeunes gens se sont servis de chants inscrits dans un répertoire connu et ancien de la littérature orale nyarafolo pour s’exprimer sur les événements politiques ayant secoué leur pays. Elle montre également l’influence de l’actualité nationale et internationale sur la production de la littérature orale. L’auteur se livre alors à une réflexion sur sa propre expérience de terrain, celle d’un chercheur impliqué, mais extérieur à la culture étudiée, et se propose d’interroger le mode de collecte de la littérature orale dans un contexte de guerre ou de crise politique.

26Le terrain peut également être miné sans être ni en guerre ni en crise. C’est ce que montre Maria Manca, qui enquête sur les joutes poétiques en Sardaigne. En effet, la poésie y est entourée de secret, l’improvisation étant vécue « comme une production mystérieuse, voire surnaturelle » (p. 373). Maria Manca décrit ainsi comment elle a adapté son approche pour dépasser ce qu’elle qualifie d’omertà poétique et obtenir la confiance des poètes. Au-delà de cette expérience particulière, elle propose une réflexion déontologique, qui peut s’étendre à toute recherche en littérature orale, sur les relations entre chercheur et informateurs et les représentations – potentiellement contradictoires – que le premier a de l’objet qu’il étudie et que les seconds ont de leur pratique. Comme le dit Maria Manca, comment construire son objet sans détruire le leur ?

27La problématique de la conservation du patrimoine immatériel, telle qu’elle est formulée par l’UNESCO notamment (Furniss, 2005), conduit de même le chercheur vers des questions qui relèvent de la déontologie. Il est essentiel aujourd’hui, face à la globalisation et à la marchandisation des savoirs, de s’interroger sur l’usage qui peut être fait non seulement des textes de littérature orale, mais aussi des savoirs qu’ils peuvent véhiculer, tout comme des enjeux politiques ou historiques qu’ils peuvent impliquer. Le choix d’une version plutôt qu’une autre, la mise en valeur d’un type de texte face à un autre, l’écoute d’une personne et l’oubli d’une autre, peuvent avoir des implications non seulement sur l’enquête, mais également, de manière plus large, sur les relations sociales. Les pratiques d’enquête en littérature orale n’interrogent-elles pas la responsabilité des enquêteurs ?

  • 1 Même si – concernant les pharmacopées traditionnelles – les enjeux sanitaires et financiers rendent (...)

28Cette question est, dans un premier temps, abordée sous l’angle particulier des pharmacopées de tradition orale par Elisabeth Motte-Florac. Si cette recherche relève des ethnosciences, on y retrouve des préoccupations similaires à celles des pratiques d’enquête en littérature orale. Les deux démarches ont, à l’origine, la prise de conscience de la nécessité d’une sauvegarde ; mais cette « mise en patrimoine » – véritable acte de recon-naissance symbolique – n’est pas sans conséquence. Dans les deux cas, des questions éthiques se posent au sujet de : la propriété intellectuelle des communautés1 ; la prise en compte des innovations et des recréations ; la gestion des secrets et les lois de la transmission ; les précautions d’usage et de conservation.

29On ne mesure pas tous les dangers qu’implique l’évolution des moyens techniques actuels. Si la performance, pour être véritablement « saisie », doit être filmée, comment le chercheur doit-il la montrer, à qui et sur quel support ? Il se retrouve véritablement face à quelque chose qu’il ne maîtrise pas complètement, Internet permettant une diffusion très rapide, partout, auprès d’un public très, très nombreux et diversifié. Aujourd’hui, ici comme ailleurs, chacun veut « parler de soi », entrer dans la mondialisation (être vu, connu, reconnu), et cette volonté est exacerbée par les moyens numériques (cf. les blogs, Facebook ou encore Twitter). La littérature orale n’échappe pas à cette règle. Qu’en sera-t-il, par exemple, du fameux droit à l’image qui existe dans les pays occidentaux, lorsque le chercheur filmera une cérémonie où peuvent être présentes des centaines de personnes ? Aujourd’hui, certains producteurs de littérature orale revendiquent les mêmes droits que les artistes modernes, soit celui d’être considérés comme auteurs, ou – au moins – interprètes et, par conséquent, de toucher des dividendes sur leurs productions. Le monde de la littérature orale est en pleine ébullition : si les chercheurs avaient bien fini par reconnaître une forme d’individualité de ces détenteurs de traditions collectives, tout comme les consommateurs locaux de cette littérature orale, ils doivent à présent se poser la question des droits d’auteur, d’interprètes et de copyright.

30La contribution de Lee Haring reprend sous un angle différent cette question de l’éthique, voire du droit, en interrogeant le statut et la fonction du chercheur confronté à un terrain que l’on peut qualifier de « postcolonial ». Cette nouvelle configuration offre au chercheur en littérature orale un rôle en devenir, celle d’« expert extérieur » devant composer autant avec les productions de l’oralité qu’avec leur inscription dans un monde de la reproduction, de la diffusion et de la consommation. Face à la très légitime et judicieuse inquiétude de l’UNESCO sur la préservation du patrimoine culturel immatériel et le choix de son utilisation finale par ceux-là mêmes qui en sont les auteurs et dépositaires, il peut ainsi cerner les enjeux complexes de la définition et de la représentation tant culturelle que politique de ce patrimoine. Cette position d’« expert extérieur » ne fait pas seulement de lui un médiateur dans le processus de diffusion, mais également un interlocuteur privilégié dans le dialogue en train de s’instaurer entre les diverses disciplines s’intéressant à la créativité sous toutes ses manifestations, en particulier la linguistique cognitive à travers la théorie de l’intégration conceptuelle (conceptual blending), l’un des apports des plus prometteurs, selon L. Haring, aux futures recherches en littérature orale.

31Nous terminons la présentation des articles de ce volume par le témoignage, malicieux, mais pragmatique, de Mihaela Bacou, relatant comment la transgression d’un principe déontologique – on n’enregistre pas quelqu’un à son insu – est une source insoupçonnée de renseignements, non pas parce que, se sachant enregistrés, les interlocuteurs refuseraient de « tout dire », mais bien plutôt parce que la situation de communication n’est plus la même. En réécoutant les contes et les entretiens faits sur ces deux modes, M. Bacou recentre son analyse sur l’importance dans la communication de l’image que ses interlocuteurs avaient d’elle, selon son origine, son statut et ses pratiques linguistiques lors d’échanges quotidiens. En mode magnéto « allumé », on lui parlait de manière soutenue, tenant compte de sa position sociale, tandis qu’en mode « éteint », elle redevenait la petite, sans statut, sans connotation livresque, sans compétence particulière. On pouvait alors lui parler « normalement »… Cet article – s’il interroge l’aspect éthique – renvoie alors à la problématique de la première partie de ce numéro, « Contextes et performances », et prouve encore une fois la nécessité d’une approche véritablement pragmatique de la littérature orale. La boucle est alors bouclée…

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Bibliographie

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CALAME-GRIAULE, Geneviève, 1982 Ce qui donne du goût aux contes, in Les contes, écrit/oral, théorie/pratique, Littérature, n° 45, pp. 45-60.

CANDAU, Joël, 2005 Anthropologie de la mémoire, Paris, Armand Colin.

CONNERTON, Paul, 1989 How Societies Remember, Cambridge, Cambridge University Press.

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PASQUALINO, Catarina, 1998 Dire le chant. Les Gitans flamencos d’Andalousie, Paris, CNRS/Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, « Chemins de l’ethnologie ».

REVEL, Nicole, 2008 Chanter l’épopée. Témoignage de Mäsinu Intaräy, poète-narrateur palawan (Philippines) / Epic Singing, in the Words a Palawan Singer of Tales, Mäsinu Intaräy, DVD-Vidéo, durée : 20’, N. Revel auteur scientifique et réalisateur, Images et animations : Arghyro Paouri, Production LMS, CNRS, Villejuif.

RICŒUR, Paul, 2000 La mémoire, l’histoire et l’oubli, Paris, Seuil.

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Notes

1 Même si – concernant les pharmacopées traditionnelles – les enjeux sanitaires et financiers rendent la problématique d’autant plus sensible.

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Pour citer cet article

Référence papier

Sandra Bornand et Cécile Leguy, « Éditorial »Cahiers de littérature orale, 63-64 | 2008, 9-25.

Référence électronique

Sandra Bornand et Cécile Leguy, « Éditorial »Cahiers de littérature orale [En ligne], 63-64 | 2008, document 1, mis en ligne le 21 décembre 2011, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/clo/67 ; DOI : https://doi.org/10.4000/clo.67

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Sandra Bornand

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