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LIVRES LUS

Thérèse Charmasson (dir.), Voyages et voyageurs. Sources pour l’histoire des voyages

Paris, éditions du CTHS, « Collection Orientation et méthode », n° 17, 2010, 386 p.
Jérôme Lamy
Référence(s) :

Thérèse Charmasson (dir.), Voyages et voyageurs. Sources pour l’histoire des voyages, Paris, éditions du CTHS, « Collection Orientation et méthode », n° 17, 2010, 386 p.

Texte intégral

1Les sources archivistiques de voyages constituent un des corpus les plus éclatés et les plus insaisissables qu’il soit. L’ouvrage dirigé par Thérèse Charmasson offre un aperçu remarquable des fonds exploitables pour questionner les circulations, les mouvements et les déplacements dans leur infinie variété. Des typologies sont esquissées en introduction qui permettent de poser quelques jalons dans ce foisonnement d’archives du gyrovague. Les formes matérielles dans lesquelles le voyage se donne à voir sont ainsi une première entrée possible : iconographie, imprimés (du récit aux formulaires administratifs) ou manuscrits (des carnets de voyage aux correspondances) invitent aux croisements et aux recoupements. Le statut juridique de ces archives (publiques ou privées) impose aussi des règles de consultation qui délimitent parfois strictement le corpus consultable. La combinaison de ces typologies (formelle et juridique) définit en fait un usage pratique des sources du voyage.

2Assumant la nécessaire incomplétude d’une œuvre qui serait sans fin, l’opus se découpe en trois parties dont nous donnerons un aperçu en distinguant quelques études remarquables.

3Le premier axe de l’ouvrage rassemble les parcours d’archéologues, d’explorateurs d’ethnologues et d’artistes. Ce sont ici les professionnels de l’observation et du regard qui sont étudiés. Martine Acerra examine l’iconographie hollandaise des xvie et xviie siècles pour y repérer les mentions de voyages. La peinture de marine est ici centrale : le bateau en rade ou en pleine tempête s’impose comme l’objet de toutes les descriptions, reléguant les équipages à l’arrière-plan. Les scènes de quai (notamment la peinture d’Heindrick Cornelisz Vroom) sont l’occasion de restituer les mouvements vibrionnant avant le départ, la frénésie des commerçants. Finalement, cette impatience du départ, restituée par une ampleur picturale remarquable, l’instaure non pas comme un avant étranger au voyage, mais comme un élément constitutif du périple. Corinne Thépault-Cabasset s’appuie sur les recueils de Conrart conservés à la bibliothèque de l’Arsenal pour mettre en exergue le journal de bord, objet intermédiaire entre le compte rendu et la réflexion plus analytique. Le texte anonyme étudié ici signale le travail d’un groupe de voyageurs explorant, au xviie siècle, les abords de la mer de Marmara. Indications topographiques, ethnologiques ou pratiques forment un ensemble d’indices qui permettent d’envisager plus précisément des auteurs derrière l’anonymat du recueil. Corinne Thépault-Cabasset rappelle que Colbert a encouragé les explorations en Orient. Le manuscrit qu’elle présente « s’insère dans la suite des “relations” du voyage de Monceaux et Lainé en Orient ». Les recueils décrits ont été en possession de Valentin Conrart, conseiller secrétaire du roi, secrétaire perpétuel de l’Académie française et correspondant de Charles Perrault. Ce dernier occupe une place importante dans la circulation des missives d’expédition. Lainé lui a ainsi fait parvenir le manuscrit de son séjour en Perse. On sait Conrart bibliophile compulsif disposant de dizaines de milliers de manuscrits. Corinne Thépault-Cabasset remarque que c’est probablement par l’intermédiaire de Jean Chapelain que Conrart a pu récupérer la collection de voyage concernant le Levant. Le voyage ne s’interrompt pas avec le retour à bon port : les archives constituées poursuivent leur trajet dans les fonds les plus divers, distendant plus encore le lien entre les voyageurs et les traces qu’ils ont laissées de leurs pérégrinations. Dominique Couson-Desreumeaux, Ionna Lagou et Elisabeth Limardo-Daturi dressent ensuite le portrait de Gabriel Millet, « voyageur, photographe, historien de l’art ». Cet helléniste érudit passé par l’École française d’Athènes, l’École pratique des hautes études et installé au Collège de France en 1926 est un excursionniste insatiable. Il parcourt notamment les Balkans, fait des clichés des monuments, consulte les manuscrits et fait travailler des artistes (notamment son épouse, Sophie Millet) à la restitution du patrimoine qu’il visite. Le mont Athos, les églises serbes, le Péloponnèse, la chronique de Jean Skylètès (conservée à Madrid) tissent un réseau de correspondances dans l’histoire de l’art européen. La civilisation byzantine retient particulièrement l’attention de Millet. Le fonds photographique de l’helléniste révèle d’abord son souci de considérer le cliché comme un instrument à part entière de sa pratique scientifique. Les 80 000 photographies disponibles (dont la plus ancienne, prise en 1881, représente le mont Sinaï) dessinent de proche en proche un voyage aux confins de l’Asie mineure, au cœur de l’Égypte copte, sur les rives grecques de la Méditerranée. Peinture impressionniste d’une vie passée à saisir les formes d’art les plus diverses, ces photographies sont une archive sensible d’une érudition en mouvement.

4Le deuxième axe du livre rassemble les figures de l’architecte, de l’ingénieur, du commerçant et du scientifique. Les voyages instrumentés par la raison (édificatrice, marchande ou savante) mettent en jeu des pratiques relativement stéréotypées de l’excursion. Ainsi, Martine Plouvier retrace, à partir de la série F70 des Archives nationales, les parcours des premiers architectes des monuments historiques dans la deuxième moitié du xixe siècle. Les documents comptables du ministère en charge des Beaux-Arts constituent la trace la plus tangible des itinéraires harassants de ces architectes de la protection et de la restauration. Sur les routes de mars à novembre, ils parcourent des milliers de kilomètres (en diligence le plus souvent) et sont parfois payés en simples vacations. Les tournées de l’inspecteur général des monuments historiques sont encore plus longues (il couvre plus de 2 000 kilomètres en 1859). Outre la cartographie des chantiers de restauration, ce fonds révèle, dans son épaisseur à la fois banale et éprouvante, l’invention d’une surveillance patrimoniale inscrite dans la réitération infinie des voyages. Stéphane Kraxner propose d’analyser les archives de l’institut Pasteur pour mieux comprendre les parcours (géographique et professionnel) des microbiologistes de la prestigieuse institution. Pasteur lui-même faisait voyager ses collaborateurs (notamment en Égypte à l’occasion d’une épidémie de Choléra) ; à partir de 1889 le rayonnement international est plus intense encore (exploration des zones d’endémies, mission de diffusion du savoir pastorien). Stéphane Kraxner dresse le portrait de quelques microbiologistes aux parcours particulièrement variés. Retenons celui d’Alexandre Yersin, qui après avoir suivi l’enseignement de Pasteur, voyage en Indochine, à Hongkong (où sévit la peste), à Madagascar, en Inde, en Chine. Il participe à l’édification de l’institut Pasteur à Nha Trang. Colonialisme et hygiénisme, projet politique et quête scientifique se mêlent dans l’expérience de ces voyages pastoriens déployant, in fine, un réseau dense d’institutions.

5Le troisième axe envisage les itinéraires des marins, des soldats, des diplomates, des touristes et des émigrants. Marie-Hélène Degroise évoque, à travers un album de photographies conservé aux Archives Nationales de l’outre-mer, le parcours d’un voyageur inconnu dans l’Extrême-Orient de la fin du xixe siècle. Douanier, zouave ou artilleur, ce photographe amateur a compilé des clichés personnels et des tirages de professionnels. Son album retrace son voyage le long de la ligne du Japon de la Compagnie des messageries maritimes. En Égypte (où il recueille des clichés des frères Zangaki), à Ceylan, en Cochinchine (des photographies d’Aurélien Pestel témoignent du goût certain du voyageur anonyme pour les artistes les plus talentueux) et au Tonkin (pour lequel les tirages de Dieulefils sont majoritaires). Parcours classique que celui de ce probable soldat en terres lointaines, mais qui nous reste définitivement étranger par l’absence d’un auteur bien visible. La netteté des contours photographiques n’est ici d’aucun secours pour deviner celui qui tient l’appareil et pour décrypter ses intentions. Enfin Hubert François s’empare d’une archive commune, les cartes postales, et pourtant très instructives. Concentrant son attention sur les cartes envoyées depuis Hyères entre 1900 et 1930, il distingue trois périodes. Avant le premier conflit mondial, le tourisme hivernal, impulsé par les Anglais, draine une population aisée passant des bals aux casinos. Pendant la guerre, les militaires âgés et mobilisables tardivement précèdent les blessés et les malades rapatriés du front d’Orient. Après 1919, quelques touristes anglais restent fidèles à la ville. Mais la période touristique n’est plus l’hiver : l’été et les bains de mer imposent un nouveau rythme aux voyages.

6L’ouvrage dirigé par Thérèse Charmasson fournit une vue saisissante de ces sources inépuisables du déplacement et de la mobilité. Le voyage laisse des archives, éparses et fragiles, qui renseignent sur les motivations, les arrières-plans politiques et sociaux, les modes de transport et les moyens de communication. Surtout, ces documents très divers témoignent de la volonté de restituer l’ailleurs et de fixer le lointain, manière comme une autre de poursuivre une quête d’altérité jamais achevée.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jérôme Lamy, « Thérèse Charmasson (dir.), Voyages et voyageurs. Sources pour l’histoire des voyages »Cahiers d’histoire. Revue d’histoire critique [En ligne], 121 | 2013, mis en ligne le 01 janvier 2014, consulté le 18 avril 2024. URL : http://journals.openedition.org/chrhc/3216 ; DOI : https://doi.org/10.4000/chrhc.3216

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Auteur

Jérôme Lamy

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