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Dossier

Ajustements didactiques et pédagogiques en contexte post-Covid 19 pour les enseignants d’institut universitaire de technologie

Didactic and Pedagogical Adjustments in a Post-Covid 19 Context for Teachers in French University Institutes of Technology
Cécile Redondo et Anita Messaoui

Résumés

Notre contribution s’intéresse aux adaptations didactiques et pédagogiques mises en œuvre dans un secteur spécifique de l’enseignement supérieur français, celui des instituts universitaires de technologie dans la temporalité longue qui a suivi l’urgence de la crise sanitaire de la Covid-19. Dans le contexte post-confinement de l’année universitaire 2020-2021, plusieurs modes d’enseignement ont été organisés (en présentiel réduit, en distanciel, en comodal) pour lesquels nous interrogeons le retour d’expérience des enseignants en termes de modification de pratique (sur le long terme). À l’aide de la conceptualisation des gestes professionnels de Saillot (2020), nous interprétons les données d’entretiens issues d’une enquête exploratoire réalisée en juillet 2021 auprès de cinq enseignants d’un institut du sud de la France, qui avaient un an auparavant répondu à un questionnaire sur le sujet de leurs pratiques pédagogiques durant le confinement. Les analyses mettent notamment en évidence une prise en charge partielle des différents registres d’adaptation, mais une flexibilité importante dans l’agir professionnel, permettant d’opérer de très nombreux ajustements sur les composantes didactiques et pédagogiques eu jeu dans l’enseignement. À l’issue de l’analyse des résultats, de nouvelles pistes de recherche sont proposées.

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Texte intégral

1. Introduction et problématisation

1En France, la période de confinement provoquée par la pandémie de Covid-19 a été associée à une interruption de la fréquentation des établissements scolaires et universitaires (mars 2020) et a imposé une pratique pédagogique à distance « d’urgence » puisqu’elle était inédite, soudaine et qu’elle n’avait pas été anticipée (Croze, 2021 ; Lollia et Issaieva, 2020 ; Yerly et Issaieva, 2021). Elle a été suivie durant l’année 2020-2021 d’une succession et alternance de modalités pédagogiques (présentiel réduit, tout distanciel, comodal) ayant métamorphosé les conditions d’enseignement-apprentissage, les interactions entre enseignants et apprenants, mais aussi la collaboration entre enseignants. L’utilisation du numérique a constitué alors la solution principale (prescrite par les institutions), voire un « incontournable professionnel » (Boudokhane-Lima, Felio, Lheureux et Kubiszewski, 2021, §4) pour maintenir la « continuité pédagogique » (ministère de l’Éducation nationale et de la jeunesse, 2020). Cette utilisation a été accélérée – en termes d’appropriation par les enseignants des différents outils numériques (avec une forme de créativité et des innovations notables), mais elle n’a pas non plus été épargnée d’obstacles et difficultés à la mettre en œuvre (Messaoui, Redondo, Molina et Pironom, 2021).

2Dans ce contexte, comment les expériences d’enseignement à distance (désormais EAD) sont-elles capitalisées après la pandémie de la Covid-19 ? Au regard du besoin de reconsidérer l’enseignement-apprentissage en lien avec l’intensification des usages du numérique, comment se servir de l’expérience de l’EAD en temps de pandémie ? Les pratiques pédagogiques avec le numérique ont-elles été maintenues dans le contexte de post-confinement ? Quel recul d’expérience des enseignants émerge une fois la situation de crise passée ? Quelle perception les enseignants ont-ils de l’évolution de leurs pratiques d’enseignement plusieurs mois après le déclenchement de la crise sanitaire en France ? Quels défis sont à relever pour une utilisation efficace et durable du numérique dans les pratiques enseignantes ? Dans le temps long du contexte post Covid-19, est-on sur la voie de réussir la « transition numérique et technologique » ?

3Dans le cadre de cet article, nous étudions la pertinence de ces questionnements au regard de la spécificité des instituts universitaires de technologie (désormais IUT) dans le contexte de l’enseignement supérieur français. Ces questions se posent en effet en considération des nouveaux enjeux technologiques caractérisant le contexte des IUT proche des cursus professionnels de l’enseignement supérieur dans d’autres systèmes éducatifs comme les Fachhochschulen en Allemagne, les instituts techniques dans les pays anglophones (Grubb, 2006), ou encore les collèges d’enseignement général et professionnel (Cégep) au Canada : cursus courts, formations professionnalisantes et/ou en alternance. Ces questions méritent d’être posées du point de vue des dimensions pédagogiques et didactiques présentes dans la pratique enseignante.

2. Cadre pratique et contextuel

  • 1 Projet « Ressources Numériques Offre et Intermédiations, Réseaux en Institut Universitaire de Techn (...)

4Précisons pour commencer que cet article présente une partie des résultats du projet Renoir-IUT1 dont un axe porte sur les pratiques pédagogiques des enseignants d’IUT avec les ressources numériques. La crise soudaine de la Covid-19 a été l’occasion de certaines réorientations dans les travaux prévus du programme de recherche qui ont permis d’observer les évolutions et adaptations en cours en lien avec le passage à distance des enseignements.

5Le contexte spécifique de notre étude relève en premier lieu de l’institution qui constitue le champ d’investigation de cette recherche dont nous dessinons à grands traits les principales caractéristiques.

2.1. La spécificité de l’institut universitaire de technologie français

6Créé en 1966 avec 11 structures, l’IUT français est une composante de l’université qui regroupe aujourd’hui 108 établissements sur le territoire national et déploie une large offre de formation dans ses différentes filières allant de la « gestion des entreprises et des administrations » (GEA) à l’informatique et aux « métiers du multimédia et de l’Internet » (MMI) en passant par la chimie ou le génie thermique (24 spécialités de diplôme au total). L’IUT est destiné à préparer aux fonctions techniques et pratiques dans plusieurs secteurs de l’industrie, de la production et des services à partir de formations qui sont de nature professionnalisante (Leclercq, 2018 ; Rose, 2018 ; Soldano, 2018). Depuis la rentrée 2021 et la réforme du bachelor universitaire de technologie (BUT), le cursus en IUT se prépare désormais en trois ans (au lieu de deux auparavant) et confère le grade de licence aux diplômés, après deux longues décennies passées en dehors du processus de Bologne (1998) et du cursus universitaire licence-master-doctorat (LMD) sur le modèle européen.

7Décrit comme un contexte excentré ou en marge, voire périphérique du point de vue de son fonctionnement spécifique par rapport à l’université (Orange, 2018), l’IUT constitue une spécificité, à au moins deux niveaux. Premièrement, le public accueilli est composé d’étudiants sélectionnés sur dossier et critères stricts à l’issue du baccalauréat (Orange, 2018), avec lesquels sera entretenue une relation pédagogique de proximité (Tralongo, 2018). Deuxièmement, l’IUT entretient des relations fortes avec le monde professionnel, celles-ci se déclinent dans :

  • l’existence de programmes nationaux (PN) d’enseignement coconstruits avec le milieu socio-économique ;

  • la réalisation de projets tutorés et de stages (26 semaines sur le cursus), soit de fréquentes mises en situation professionnelles, ce qui se traduit aussi par 70 à 80 % de travaux dirigés (TD) et de travaux pratiques (TP) sur l’ensemble des enseignements ;

  • la forte mixité des équipes pédagogiques dont certains enseignants viennent de la sphère académique (professeurs et maîtres de conférences des universités, professeurs agrégés et certifiés du secondaire) et d’autres sont des intervenants de la sphère socio-économique issus du monde professionnel (ayant le statut de vacataires chargés d’enseignement).

8Les questions traitées dans cette recherche concernent aussi le contexte particulier d’une année universitaire 2020-2021 qui a été marquée par une succession et alternance de modalités pédagogiques différentes ayant pour la plupart eu recours au numérique.

2.2. Différentes modalités de recours au numérique pendant la crise sanitaire

9Durant la crise sanitaire, plusieurs protocoles ont été mis en œuvre à l’université (cf. Figure 1). Ils se caractérisent par les modalités d’enseignement suivantes : le mode présentiel à jauge réduite, le mode distanciel, le mode hybride et le mode comodal.

Figure 1 : Chronologie des configurations pédagogiques à l’université durant la crise sanitaire

10En contexte de crise, les classes présentielles à taux plein dans un espace clos étant proscrites, c’est le mode présentiel à jauge réduite ou à demi jauge qui est retenu, permettant d’accueillir sur site un petit nombre d’apprenants en lien avec le respect des consignes sanitaires. Le cas échéant, le mode présentiel enrichi propose, en complément de cet enseignement en contexte de classe réduit, des contenus enrichis par des ressources d’apprentissage en ligne.

11Par rapport à un dispositif d’enseignement classique, le mode distanciel « possède des caractéristiques particulières qui sont la distance (d’ordre spatial, temporel, technologique, socio-culturel, socioéconomique et pédagogique) [Jacquinot (1993)] et les outils numériques » (Issaieva, Odacre, Lollia et Joseph-Theodore, 2020 : 2). Selon ces auteurs, la mise en œuvre d’un dispositif d’EAD – préparé selon un processus long et approfondi (et non en urgence) – dépend donc de la gestion de ces distances (qui sont multiples et pas uniquement spatiales) et des outils mentionnés (modèles, méthodes, logiciels), mais aussi des compétences des enseignants en matière d’ingénierie techno-pédagogique :

Sa conception et mise en œuvre reposent sur une ingénierie pédagogique précise (Barras et Dayer, 2020 ; Detroz, Tessaro et Younes, 2020), basée sur ses propres caractéristiques. Il ne suffit pas juste de disposer d’outils numériques ou de multiplier leurs usages pour estimer la qualité du dispositif (Leroux, Monteil et Huguet, 2017). C’est plutôt par la manière et la pertinence avec laquelle sont déployés les outils numériques que cela serait possible (Issaieva, Odacre, Lollia et Joseph-Theodore, 2020 : 10).

12La mise en place d’un enseignement à distance relève donc d’un véritable défi dont la réussite dépend d’une conjugaison de facteurs pédagogiques (avec une ingénierie précisément construite), et d’aspects didactiques, technologiques, mais aussi institutionnels (ressources humaines et financières disponibles, inscription dans un temps et un espace dédié, etc.).

13Dans le contexte de la crise sanitaire, le recours au numérique s’opère « de manière improvisée, à la hâte » sans préparation en amont, dans une temporalité extrêmement courte, et dans une période marquée par l’incertitude et le stress (Weiss, Ramassamy, Ferrière, Alì et Ailincai, 2020 : 179 ; Yerly et Issaieva, 2021 : 91). Ce recours au numérique est d’ailleurs qualifié de « contraint et forcé » (Alonso Vilches, Detroz, Hausman et Verpoorten, 2020 : 7 ; Boudokhane-Lima, Felio, Lheureux et Kubiszewski, 2021), et le format d’EAD, qui est désigné comme une alternative pédagogique « d’urgence » (Peraya et Peltier, 2020b : 3), constitue une « rupture brutale avec la forme scolaire traditionnelle basée sur l’enseignement en classe en présentiel et un changement fondamental du fonctionnement de l’école » (Lollia et Issaieva, 2020 : 183).

14C’est sur un continuum entre ces deux pôles, celui de la présence dans le face-à-face pédagogique et celui du tout à distance que se situent les dispositifs hybrides, chacun recourant plus ou moins au travail à distance. Le mode hybride intègre en effet un environnement technologique et, par cet intermédiaire, certaines des caractéristiques techniques et pédagogiques de la formation à distance. Dans cette perspective, les principales fonctions d’un dispositif de formation (interaction sociale, information, production, gestion et planification, soutien et accompagnement, etc.) ainsi médiées avec le numérique sont porteuses d’un potentiel d’innovation important (Lameul, Peltier et Chalier, 2014 : 100). Un cours hybride se caractérise notamment par une alternance d’activités proposées en présence ou à distance (synchrone et asynchrone). De cette articulation entre phases présentielles et distancielles est né un nouveau format de cours hybride, le mode comodal qui se distingue par la gestion simultanée d’une classe physique et d’une classe virtuelle synchrone. L’enregistrement de la séance, l’accès au matériel de cours et les productions permettent en outre de revivre le cours à distance en asynchrone.

3. Cadre théorique

15Notre analyse des pratiques professionnelles des enseignants s’appuie sur la théorisation des ajustements pédagogiques et didactiques de Saillot (2020). Le principe fondateur de l’« ajustement » est défini « comme un moyen de répondre à l’imprévisibilité des situations d’enseignement-apprentissage et aux besoins d’apprentissage des élèves » (Saillot, 2020 : 32). Il correspond à la capacité d’adaptation et d’improvisation propre à l’enseignant en termes de stratégies mises en œuvre face à un ou des imprévus. Cette notion constitue pour notre étude une perspective d’analyse des préoccupations professionnelles des enseignants en IUT lorsqu’ils ont été confrontés à la situation de rupture (ou de mutation) dans leur pratique, lors de l’enchaînement de modalités d’enseignement différentes. Pour Saillot (2020), ces ajustements sont de plusieurs ordres, opérant entre des « préoccupations enchâssées » et associés à une dimension d’improvisation dans l’agir enseignant.

3.1. Ajustements multiregistres entre des préoccupations enchâssées

16Le modèle de Saillot (2020) s’appuie sur la théorisation des gestes professionnels proposée par Bucheton et Soulé en 2009 pour lesquels ces gestes sont guidés par cinq macro-préoccupations enchâssées (cf. Figure 2) :

  • le pilotage de la tâche qui vise à organiser le déroulé du cours et sa cohérence (animer, rythmer la séance) ;

  • l’atmosphère définie comme le climat ou l’ambiance de travail (donner confiance, encourager, réguler, faire partager) ;

  • le tissage qui concerne les actions qui visent à faire du lien afin de construire du sens entre différents apprentissages, ou encore différentes situations qui mobilisent le même apprentissage ;

  • l’étayage qui désigne toutes les manières que l’enseignant va mobiliser pour soutenir et consolider les apprentissages (pour aider et guider les élèves) ;

  • les savoirs visés qui désignent savoir, savoir-faire et savoir-être (compétences) qui sont l’objet de la leçon.

Figure 2 : Modèle du multi-agenda de préoccupations enchâssées

Source : Bucheton et Soulé, 2009 : 33

17Saillot (2020 : 88-104) propose quant à lui « une extension et une mutation » (p. 91) du modèle de Bucheton et Soulé (2009) en identifiant six préoccupations pédagogiques et didactiques pour chacune des cinq macro-préoccupations du multi-agenda : il s’agit d’un nouveau cadre d’analyse « des ajustements multiregistres » exprimé sous forme de 24 verbes d’action pour traduire des gestes professionnels d’ajustement (cf. Figure 3).

Figure 3 : Modèle des ajustements multiregistres entre des préoccupations enchâssées

Source : Saillot, 2020 :92

18À partir de ces préoccupations, des ajustements spécifiques vont s’opérer à différents niveaux et relever d’une certaine flexibilité dans l’agir de l’enseignant.

3.2. Ajustements spécifiques et flexibilité dans l’agir de l’enseignant

19Certains ajustements spécifiques relèvent de pratiques d’étayage ou interactions de tutelle (Saillot, 2020 : 39-43), de médiations (p. 45-47). Ils peuvent se manifester dans l’organisation des groupes d’élèves avec différenciation, individualisation ou personnalisation des enseignements (Saillot, 2020 : 70), dans la configuration du milieu didactique ou environnement d’apprentissage (Saillot, 2020 : 70), ou encore dans les interactions/échanges langagiers (Saillot, 2020 : 70), c’est-à-dire le choix que peut faire l’enseignant entre plusieurs formulations énonciatives, dans les reformulations, dans les explicitations ou les questions (Saillot, 2020 : 35-37). D’autres éléments interviennent également selon Saillot (2020) : un rapport à l’erreur « positif et bienveillant, et non pas normatif et stigmatisant » (p. 47), une mise scène/scénarisation des savoirs (transposition, institutionnalisation des savoirs) (p. 73). Les gestes professionnels font donc l’objet de certains « réglages » ou paramétrages pour l’enseignant (Saillot, 2020 : 55), mais aussi pour l’apprenant qui produit en retour des « ajustements réciproques visibles, notamment des signes infra-verbaux perceptibles : mimiques, gestes, ton de la voix » (Saillot, 2020 : 65).

20Pour Saillot (2020 : 81), la notion d’ajustement s’articule à celle de « posture d’ajustement » qu’il modélise sous la forme d’un losange systémique (cf. Figure 4) articulé autour de quatre dimensions/actions indissociables : « penser-dire-faire-observer/écouter ».

Figure 4 : Modélisation systémique de la posture d’ajustement

Source : Saillot, 2020 : 81

21Le « dire » correspond aux pratiques langagières, le « faire » aux gestes pédagogiques ou didactiques (Saillot, 2020 : 105) et le « penser » aux pratiques réflexives dans et sur l’action soit avant, pendant et après chaque séance (p. 109). Dans le contexte du passage des enseignements entièrement à distance, la dimension « observer/écouter » qui est centrale pour Saillot (2020) et qui constitue un ajout par rapport au triptyque historique « penser-dire-faire » (Bucheton et Soulé, 2009) constituera un angle saillant de l’analyse en lien avec l’absence de la coprésence physique de l’enseignant et des apprenants et ce qu’il était en l’occurrence impossible de percevoir à distance.

22La notion clé de « flexibilité » (que Saillot compare à la capacité d’improvisation des comédiens ou des musiciens) nous permet de viser l’ensemble des « objets d’ajustement », c’est-à-dire l’ensemble des variables didactiques et composantes pédagogiques en jeu dans l’enseignement-apprentissage : tâches et activités proposées aux élèves, contenus d’apprentissage, outils et supports (technologiques/numériques), aménagement de l’espace, regroupement des élèves, consignes données, exemples (de procédures, d’illustrations), degrés de guidage, types d’aide apportée, répartition du temps de parole, gestion du temps, types d’évaluation proposée, imprévus et aléas (Saillot, 2020 : 86-87). Selon Saillot (2020 : 23-24), « ces fonctionnements improvisationnels sont amplifiés lorsque l’enseignant tente de s’ajuster autant aux fluctuations de la situation, aux imprévus [...], qu’aux besoins spécifiques des élèves ».

23À la lueur de notre cadre théorique, nous reformulons notre question de recherche de la manière suivante : quels sont les ajustements mis en œuvre par les enseignants pour s’adapter aux contextes changeants liés à la crise sanitaire ? Sans pouvoir intégrer à notre grille d’analyse l’ensemble des critères/variables au cœur de la conceptualisation de Saillot (2020), nous nous focalisons sur plusieurs clés d’entrée qui correspondent à la pratique professionnelle perçue principalement sous l’angle de l’enseignement, puisque nous n’irons pas au contact des pratiques en présence des élèves comme l’indique la section suivante, dédiée à la méthodologie de notre recherche.

4. Cadre méthodologique

24Pour répondre à nos questions de recherche, nous analysons les données issues de plusieurs entretiens à l’aune du modèle présenté précédemment.

4.1. Passation des entretiens

  • 2 Les résultats de l’enquête par questionnaire sont disponibles dans l’article de Messaoui, Redondo, (...)
  • 3 Pour une question de confidentialité, l’établissement et le département auxquels les participants s (...)

25L’inclusion des participants à notre échantillon était établie – en partie – sur la base des données émanant des réponses faites par plusieurs enseignants à des questions qui leur étaient posées dans un questionnaire2 diffusé en juin 2020 au sein d’un IUT3 d’une métropole du sud de la France. Ainsi les critères de sélection des enseignants étaient :

  • faire partie des 61 personnes qui ont répondu au questionnaire ; s’être déclaré volontaire et rapidement disponible pour l’entretien dans le cadre du temps court de la recherche (fin d’année universitaire et proximité des congés d’été) ;

  • enseigner dans un des sept départements/enseignements visés par le projet Renoir-IUT ; enseigner sa discipline de spécialité/« cœur de métier » ou bien une discipline « transversale » (anglais, communication) ;

  • déclarer dans le questionnaire de juin 2020 avoir renouvelé la totalité ou une grande partie de ses ressources professionnelles pendant le premier confinement (ce qui traduit a priori une évolution forte des ressources mobilisées et des pratiques avec ces ressources) ;

  • témoigner d’une certaine réticence/rejet du numérique identifiable dans ses réponses au questionnaire de juin 2020.

26L’échantillon auquel nous parvenons est composé de cinq enseignantes : deux maîtresses de conférences (MCF) en chimie qui ont 15 ans d’ancienneté professionnelle à l’IUT, une professeure agrégée (PRAG) avec 10 ans d’exercice en IUT, une vacataire en anglais (3 ans d’ancienneté en IUT) et une vacataire en communication (4 ans d’ancienneté en IUT).

27Le format d’entretien choisi correspond à l’entretien semi-directif dont le canevas s’articule autour des thématiques suivantes :

  1. description des pratiques dans la conception des ressources avant la pandémie ;

  2. évolution des pratiques avec les modalités successives d’enseignement pour faire face à la crise sanitaire (présentiel réduit, distanciel, comodal) ;

  3. présentation d’une ressource emblématique qui a été conçue pendant le premier confinement et son éventuelle réutilisation.

28Le but de l’enquête conduite par entretien – un an après la diffusion du questionnaire de juin 2020 – était donc de voir si et comment les enseignants avaient modifié leurs pratiques dans le contexte post-Covid 19 en termes d’activités pédagogiques, de contenus didactiques, de ressources mobilisées, de modalités d’évaluation, etc. (correspondant donc à des questions plutôt relatives à la préparation et à la mise en œuvre pédagogique du cours), ou s’ils étaient revenus à leurs pratiques antérieures.

29Les entretiens sont réalisés à distance et enregistrés via un logiciel de visioconférence en juillet 2021. Chaque entretien dure une heure à une heure trente en moyenne et chacun est retranscrit intégralement.

4.2. Traitement et analyse des entretiens

30Le traitement et l’analyse du corpus des propos recueillis en entretien relève d’une approche qualitative renvoyant à une analyse thématique de contenu (Bardin, 2013) selon les procédures habituelles qui s’y rattachent : lecture-balayage préliminaire de l’ensemble des verbatims, découpage en unités de sens et démarche de catégorisation autour de rubriques thématiques prédéfinies.

31La formation de catégories thématiques se réalise en appui aux apports théoriques relatifs aux gestes professionnels d’ajustement théorisés par Saillot (2020). Ce sont donc les concepts organisateurs de cette théorisation qui constituent les catégories de sens définies a priori. Notre grille d’analyse s’organise ainsi autour des axes suivants (cf. Tableau 1) :

Catégories

Sous-catégories

Indicateurs

Cinq macro-préoccupations enchâssées

Pilotage des tâches

– Structuration et organisation du déroulé des enseignements (animation, rythme, espace/temps)

– Gestion des contraintes

– Évaluation (et rapport à l’erreur)

Atmosphère

– Climat, ambiance de travail

Tissage

– Actions qui visent à faire du lien pour construire du sens, de la pertinence aux savoirs visés

Étayage

– Aide, guidage de l’enseignant pour soutenir et consolider les apprentissages

– Interactions/échanges langagiers (reformulations, explicitations, questions)

– Organisation de groupes d’élèves (différenciation, individualisation, personnalisation des enseignements)

Savoirs, apprentissages visés

– Savoirs, savoir-faire et savoir-être (compétences)

– Configuration du milieu didactique

– Scénarisation des savoirs (transposition, institutionnalisation des savoirs)

Posture d’ajustement

Triptyque « penser-dire-faire » + observer-écouter

Tableau 1 : Grille d’analyse des données d’entretiens

32Les cinq transcriptions d’entretien ont été traitées de manière similaire. Les sources (enseignantes interviewées) sont susceptibles d’apparaître plusieurs fois dans le processus de catégorisation, en fonction des occurrences de fréquence de la thématique.

33Nous croisons dans notre analyse le volet quantitatif des catégories repérées (en référence à leur quantité relative par rapport au nombre total d’unités de sens codées) et le volet qualitatif relatif à la qualité des discours émis. Nous introduisons en outre dans la présentation des résultats des verbatims permettant d’illustrer les analyses que nous produisons. Au regard de la dimension de l’échantillon, les résultats obtenus ne peuvent en aucun cas être généralisés aux pratiques de tous les enseignants d’IUT.

5. Résultats : gestes et postures d’ajustement des enseignants

34L’analyse des données permet de mettre en lumière l’importance des adaptations que les enseignantes d’IUT interrogées mettent en œuvre dans leur démarche d’enseignement. Opérées à différents niveaux (développés ci-dessous), ces adaptations s’inscrivent dans une dynamique d’ajustement qui préside aux pratiques relatées et font preuve d’une certaine flexibilité pédagogique et didactique.

5.1. Une prise en charge partielle des macro-préoccupations enchâssées

35Sur l’ensemble des 74 unités de sens codées, nous notons l’absence de l’item « tissage » (cf. Figure 5). L’enchaînement des différentes modalités d’enseignement durant l’année universitaire 2020-2021 n’a, semble-t-il, pas déclenché chez les enseignantes interrogées la nécessité d’organiser des actions (spécifiques) visant à faire du lien afin de construire du sens entre les différents apprentissages visés.

Figure 5 : Distribution des unités de sens en fonction des macro-préoccupations enchâssées

36En revanche, les quatre autres items sont représentés, avec une prépondérance des questions liées au pilotage des tâches.

5.1.1. Le pilotage des tâches

37En termes de pilotage des tâches, le choix le plus fréquent concerne les adaptations pédagogiques avec la mobilisation d’outils numériques liés à l’EAD, comme les logiciels de visioconférence (et leurs fonctionnalités propres comme le partage d’écran et le tableau blanc), les applications interactives en ligne (pour les tests/quiz), les padlets, les tablettes tactiles/graphiques, les barres de captations, etc. Si la première période de la pandémie a été marquée par l’essai d’une multitude d’outils numériques, nous observons que les usages se sont ensuite progressivement stabilisés :

j’ai utilisé Hot Potatoes [...] Je commence à utiliser Wooclap, mais je préfère Kahoot. […] j’ai essayé Discord, j’ai essayé Webex, le site Webex [...] j’ai essayé les différentes capacités des différents sites, j’ai fini avec Zoom. […] j’ai une tablette graphique […] que j’utilise comme tableau blanc pour faire les corrections […] le truc graphique, ça c’est un outil, mais c’est un outil qui est super pratique et qui rend ma vie plus facile sur plein de fronts. Ça je vais continuer à l’utiliser. (Vacataire Anglais).

38Au-delà de la stratégie de numérisation des cours, on observe la reproduction à distance des pratiques héritées du présentiel, soit une simple transposition – dans le contexte distanciel – des pratiques pédagogiques traditionnelles organisées habituellement en classe physique comme la correction et la copie au tableau (qui est un écran, dans le mode distanciel) :

ce que je fais maintenant, c’est que je leur donne un exercice à faire, je leur donne une quinzaine de minutes pour le faire, et je le corrige, ensemble avec eux, sur l’écran […] Et ça, c’est beaucoup plus comme si j’étais en cours, en fait. Je leur donne un temps, et je fais les corrections en direct, […] j’avais le sentiment que je faisais beaucoup plus comme je fais en cours, mais en ligne maintenant. En fait, c’est un peu comme si j’avais ramené, malgré l’enseignement à distance, ce qu’on faisait en classe, j’ai trouvé les façons de faire sur Zoom. Donc c’est un peu comme si je retrouvais mon identité d’enseignante en utilisant zoom, qui m’intéresse, mais c’est comme si je revenais à mes origines. [...] je revenais de plus en plus vers les habitudes de cours en présentiel. Et que j’ai adapté mes cours en ligne pour revenir à ma façon de faire et ce que j’aime. (Vacataire Anglais).

39Néanmoins, les enseignantes interrogées ont aussi créé de nouvelles activités (réalisation d’un podcast au lieu d’un traditionnel exposé pour le travail demandé en expression orale) et de nouvelles ressources (capsules vidéos de travaux pratiques ou TP réalisés et filmés par les enseignantes elles-mêmes et enregistrements de séances de cours en visioconférence) :

nous avons inventé, je n’ose même pas vous le dire, les TP en distanciel [rires] […] on a fait les TP à la place des étudiants. Ma collègue m’a filmée, j’ai fait tous les TP, j’ai fait des montages vidéo, et ensuite, on a partagé [ces vidéos] en direct sur Zoom [avec le partage d’écran] […] À l’époque je n’enregistrais pas mon cours. Mais maintenant, […] j’enregistre toujours, je trouve que c’est finalement un bon outil, parce que quand on enregistre, on a la trace. (MCF Chimie 2).

avec les cours à distance, c’était plus compliqué, donc on est passé sur de la radio [leur faire faire un pod-cast radio] qui était plus simple [qu’un dossier journalistique]. (Vacataire Communication).

40L’évaluation occupe un statut particulier dans le pilotage des tâches au regard des difficultés et contraintes qu’elle a suscitées dans le déroulement des enseignements (suspicion de triche chez les étudiants). Pour les enseignantes interrogées, c’est une facette du métier difficilement maîtrisable dans une modalité à distance de l’enseignement. Le manque perçu de contrôlabilité de l’évaluation via le numérique joue en faveur de l’établissement de stratégies inédites dans leurs pratiques (comme celle d’établir un sujet beaucoup plus long que la normale, impossible à réaliser dans le temps imparti), tout en maintenant une certaine bienveillance :

ce qui m’a posé un très très gros problème, déjà, ça a été qu’on a dû faire des DS en distanciel [...] c’est extrêmement facile de tricher, puisque ça s’appelle comme ça, voilà. […] Ce qui fait que j’ai fait des séries d’exercices avec plusieurs, j’ai fait plusieurs questions, finalement, assez proches, et prises au hasard dans les différentes questions pour qu’ils ne les aient pas toutes, et pas dans le même ordre. Donc j’ai un peu brouillé les pistes et en plus ils étaient chronométrés. (MCF Chimie 1).

41Les adaptations opérées dans le pilotage des tâches sont aussi de nature didactique, affectant les contenus traités et conduisant, en situation d’enseignement comodal à une réorganisation :

C’est-à-dire comme en plus on était, on avait la moitié des étudiants avec nous, l’autre moitié qui était à distance en même temps, donc ça ce n’était pas simple. Donc en fait, moi je faisais deux cours en un, [rire] c’était un peu... pour pouvoir après réexpliquer au fur et à mesure et leur donner du travail quand ils étaient à la maison […] je faisais presque deux cours en un, deux cours de notions, presque en un pour que [...] dans l’application de l’exercice, etc., je sois plus en présentiel avec eux pour la compréhension du truc. Et je reprenais les notions la fois d’après. Donc j’ai vraiment essayé de switcher deux cours en un. (Vacataire Communication).

42Ainsi pour s’adapter à la situation et au format d’enseignement particulier, certains contenus considérés comme trop complexes sont supprimés tandis que d’autres sont condensés au sein d’une même séance.

5.1.2. L’atmosphère de travail

43En termes d’atmosphère (climat et ambiance de travail), la préoccupation principale est d’essayer de « réhumaniser » la classe virtuelle à travers l’ouverture de la caméra et le nommage des étudiants en amont de la sollicitation des interactions, auxquels s’ajoute la communication par courriel :

Donc moi, première chose, je les oblige à ouvrir la caméra […] je ne pense pas que l’on puisse envisager une interaction orale sans voir les intervenants […] Ensuite, quand on pose une question, ce n’est pas comme en cours où on lève le doigt, là ils ont tendance... il faut les nommer. Si on lance la question comme ça, personne ne va prendre la parole […] voilà, donc il faut les nommer [...] c’est très rare que spontanément ils répondent […] J’aime bien le mail [plutôt que Moodle] parce que c’est plus personnel. Même si j’envoie ça à une cohorte, ça ne fait rien. Je leur dis : hello guys, I hope you’re OK, na na na, et tu vois, je trouve ça plus convivial. (PRAG Anglais).

44Ces différentes stratégies adaptatives sont sans doute également liées à la volonté de « lever l’anonymat » du distanciel que nous soulignerons en référence à l’importance de la posture « observer-écouter » défendue par certaines enseignantes interviewées.

5.1.3. L’étayage

45En matière d’étayage, l’enseignement à distance est une modalité qui a nécessité des explications pas à pas, étape par étape notamment via le tchat des logiciels de visioconférence, par courriel ou par téléphone :

Pendant ce temps, ma collègue était sur WhatsApp pour répondre ponctuellement aux étudiants qui étaient perdus […] les étudiants n’osent pas poser des questions, par contre, via le chat, ils en posent plein des questions. Même des fois pendant le cours, je regardais régulièrement mon chat pour pouvoir répondre, réexpliquer, revenir à la diapo d’avant, donc oui, le chat, c’est très important pour les étudiants. Parce que franchement, quand ils sont cent connectés, ils n’osent pas poser de questions. Par contre, ils les posent par écrit, c’est plus facile pour eux (MCF Chimie 2)

Je recevais beaucoup plus de mails des étudiants. […] on sentait qu’ils avaient quand même besoin de plus d’explications, donc... ou de contact, finalement, via le mail, etc., ça c’est clair. (Vacataire Communication).

46Pour répondre au manque de socialisation et de la dimension collective de la classe ressenti en mode distanciel, les enseignantes interrogées ont eu recours à la fonctionnalité « petits groupes » des logiciels de visioconférence ce qui a permis de différencier le travail (en fonction des rythmes) et d’apporter les étayages nécessaires à la gestion de l’hétérogénéité des apprenants :

[avec Discord] j’avais plein de salons et je pouvais aller voir les étudiants. […] on pouvait aller sur Zoom et créer des salles. […] les petites salles c’est vraiment bien pour les TD, parce qu’on laisse les étudiants se mettre par petits groupes qu’ils choisissent, ils n’avancent pas forcément tous au même rythme, mais ça permet de rentrer dans les petites salles et de faire un peu comme on fait en TD, c’est-à-dire venir expliquer à quelqu’un des points particuliers sans déranger les autres qui avancent ou qui avancent moins et qui sont bloqués avant. (MCF Chimie 2).

47Le dernier registre de préoccupations présent dans l’analyse du corpus concerne enfin l’organisation et la scénarisation des contenus d’enseignement.

5.1.4. Les savoirs et compétences visés

48Au niveau des préoccupations relatives aux savoirs et compétences visés, on retrouve les adaptations didactiques en termes de restructuration et de nouvelles sélections de contenus de cours liés au format cours magistraux (CM) et TD des enseignements (cours ou exercices) ou bien à la nature des contenus à transmettre :

il fallait réfléchir aux questions pour le prendre en morceaux plus petits […] il fallait mieux structurer, au lieu d’expliquer et demander de faire, je voyais qu’il fallait regrouper les différentes parties des exercices pour que ça soit plus facile à suivre […] on peut faire beaucoup moins en deux heures de cours en ligne que ce qu’on peut faire dans la classe […] donc on abordait les mêmes matières, mais beaucoup moins en profondeur. (Vacataire Anglais).

49Pour conclure provisoirement, nous pouvons donc dire que notre étude traduit une intégration/prise en charge partielle des différents registres d’adaptations des gestes professionnels guidés par les macro-préoccupations enchâssées. À ce titre, il nous semble intéressant que les gestes professionnels des enseignants puissent s’enrichir d’éléments complémentaires – par exemple du point de vue du registre du tissage – d’autant plus que cette préoccupation semble absente de la pratique professionnelle des enseignantes d’IUT interrogées au moment des interviews.

50Les objets d’ajustement sur lesquels opère la flexibilité de l’enseignant sont quant à eux très nombreux et pluriels, puisque comme le montre l’analyse ci-dessus, les enseignantes déclarent opérer des paramétrages sur de nombreuses variables didactiques et pédagogiques en jeu dans leur enseignement : les tâches et activités proposées aux apprenants, les outils et supports numériques, les consignes données, le regroupement des élèves, les contenus enseignés, l’aide apportée, la gestion du temps et le type d’évaluation proposé. Si la méthode choisie pour cette étude ne nous permet pas d’établir de corrélation ou de lien de causalité entre le caractère très inhabituel de la situation et le nombre et la variété de ces ajustements opérés, il n’en reste pas moins que nous pouvons en soupçonner l’existence.

5.2. L’importance de la posture observer-écouter

51Enfin, en termes de posture, c’est celle de « l’observer-écouter » qui est signalée comme faisant particulièrement défaut selon le mode d’enseignement adopté, en référence au manque de présence (corporelle/incarnée) des acteurs (enseignant et élèves) et à l’absence de face-à-face physique en présentiel. L’enseignement en classe virtuelle synchrone « coupe » les acteurs (enseignants et étudiants) de leurs repères habituels. La privation de la dimension non verbale de la communication est ressentie comme un handicap majeur chez la totalité des enseignantes interviewées qui soulignent le manque de visualisation des gestes dans les interactions :

Quand on est en présentiel [...] déjà, on voit plus les visages [...] enfin il y a des choses qu’on ressent quand on est en cours, s’ils ne comprennent rien, on le voit quoi, enfin franchement, ça se voit vite quoi. Là, moi je trouvais que c’était compliqué quoi [...] c’est-à-dire qu’il y a des choses qu’on ne peut pas échanger et qui ne s’échangeront que si on est en face à face réel quoi [...] il y a un lien, voilà, à un moment donné il y a un truc qui se fait, et ça marche mieux quoi […] j’ai besoin de les voir, de m’expliquer avec eux. (Vacataire Communication).

52Face à l’évocation des nombreux manques ressentis en mode distanciel, si des solutions et improvisations ont été organisées (comme en témoigne cette étude), elles ne semblent pas se substituer – sur le long terme – à l’enseignement en présence, du moins pour les enseignantes interrogées. Lorsque la question de la pérennité des nouvelles pratiques numériques a été posée, toutes ont souligné le caractère exceptionnel de l’année écoulée et des pratiques mises en œuvre.

6. Discussion

53Au-delà de la classique adaptation opérée en fonction du public (âge, niveau d’enseignement, compétences acquises) et du contexte d’exercice, les résultats de cette étude manifestent des ajustements plus complexes et une flexibilité témoins de pratiques professionnelles exigeantes. Nous confrontons ces ajustements aux résultats de la littérature afin de dégager les apports nouveaux ou complémentaires de cette étude tout en discutant leurs enjeux au regard des défis que pose la situation aux enseignants concernés.

6.1. Portée des résultats

54Notre recherche apporte une analyse rétrospective sur l’année universitaire 2020-2021 du point de vue des pratiques déclarées de cinq enseignantes d’IUT et de leur recul d’expérience après la mise en place successive et alternée de différents formats d’enseignements. Les résultats obtenus sont ainsi d’un autre ordre que les difficultés – très générales – apparues dans la littérature au moment même du confinement de mars 2020 (ou dans sa continuité immédiate). Ainsi, les difficultés exprimées en termes de manque de formation au numérique (niveau de compétences en maîtrise des outils, en ingénierie techno-pédagogique), d’adaptation et de « bricolage permanent », de manque d’accompagnement de l’institution et de soutien hiérarchique, de surcharge de travail, de manque de temps, de manque d’équipement en matériels et réseaux informatiques et les défaillances techniques (Issaieva, Odacre, Lollia et Joseph-Theodore, 2020 : 5-11 ; Lollia et Issaieva, 2020 : 185-188 ; Weiss, Ramassamy, Ferrière, Alì et Ailincai, 2020 : 184-189), de manque de collectif, de sentiment d’hyperconnexion, d’enchevêtrement et de porosité des sphères de vie, de recours à des outils et plateformes du secteur privé incompatibles avec le règlement général sur la protection des données (Boudokhane-Lima, Felio, Lheureux et Kubiszewski, 2021 : 4-9) ou encore de renforcement des inégalités et de risque de décrochage des élèves difficiles à suivre/accompagner (Croze, 2021 : 10), prennent beaucoup moins de place dans les discours des répondants. Cela est probablement dû à une stabilisation des usages qui s’est établie au fil du temps.

55Au niveau pédagogique, si notre étude pointe la prégnance de la reproduction en ligne du modèle de la classe traditionnelle (en présence) déjà identifiée par Peraya et Peltier (2020a), celle-ci semble être complètement assumée par les enseignantes interrogées qui ne se satisfont toutefois pas de cette solution unique et proposent la création d’activités et de ressources inédites adaptées à la situation. Au niveau de l’évaluation, nos résultats confirment les problèmes de triche/plagiat, ainsi que le recours aux formats classiques d’évaluation avec des adaptations temporelles et matérielles identifiées par Lollia et Issaieva (2020). L’apport principal de notre étude se situe donc – surtout – au niveau de la caractérisation des adaptations opérées en matière d’atmosphère de travail, d’étayage et de contenus d’enseignement.

56Enfin, la posture « observer-écouter » de Saillot (2020) permet de mettre en perspective et de généraliser à d’autres enseignants des difficultés déjà identifiées par les professeurs de langues vivantes (LV) particulièrement concernés par les compétences d’interaction : les difficultés liées au « manque de présence » engendrant un manque d’interactions sociales et de communication authentique – verbale et non verbale (gestuelle) – entre acteurs, autant à l’oral qu’à l’écrit (Croze, 2021). Face à l’impossibilité pour l’enseignant d’observer les gestes qui accompagnent la parole (mouvements corporels, mimiques faciales, regards, variations de ton), on retrouve en effet dans notre recherche ce que d’autres chercheurs ont mis en évidence dans le cadre de l’enseignement des LV en ligne :

De celle-ci découle en effet une autre manière de communiquer avec une organisation différente des tours de parole (Traverso, 2011) ainsi que la possibilité de converser simultanément à l’oral et à l’écrit (avec le clavardage) (Flewitt et Lamy, 2011) et, avec une focalisation sur les expressions du visage (Guichon, 2017), focalisation liée à la circonscription du visage dans l’espace de la fenêtre. […] La constitution de petits groupes apparaît être l’un des ressorts des pratiques enseignantes, d’une part pour dynamiser l’interaction […], d’autre part pour coconstruire les savoirs et savoir-faire (Croze, 2021 : 4-14).

57La mention de ces stratégies également présentes dans notre étude (sous la forme du nommage des étudiants à l’oral, des échanges dans le tchat, de l’importance de l’observer-écouter et de la constitution de groupes) met en évidence qu’elles restent valables et sont généralisables en dehors du contexte de la classe de langue.

6.2. Critique méthodologique

58Les constats établis nous renvoient à la nécessaire prise en compte du temps et de la méthode de recherche dans l’étude des processus de changement de pratiques professionnelles : le temps ponctuel de notre recherche (au temps t de la passation des entretiens) et le mode déclaratif n’ont pas permis d’appréhender la profondeur des changements réels, mais seulement d’identifier la perception qu’ont les enseignants des changements provoqués. La dimension descriptive, compréhensive et exploratoire de cette recherche rend en effet des conclusions provisoires qui mériteraient d’être développées à plus large échelle et étendues au-delà du contexte des IUT. D’une part, il serait intéressant de chercher à vérifier la possibilité d’extension de nos résultats par une recherche quantitative, et d’autre part, il serait important de ne pas limiter les données à un déclaratif sur les pratiques, mais de les étendre à des observations de situations de travail en s’appuyant sur les apports de l’analyse de l’activité.

59Une prolongation de cette étude, une nouvelle recherche plus longitudinale et l’observation directe et répétée de pratiques (sur le temps long d’une ou plusieurs années, par exemple) permettraient en outre d’appréhender si des transformations des pratiques d’enseignement s’opèrent effectivement sur le long terme. Autrement dit, la situation contrainte d’EAD liée aux confinements des années 2020 et 2021 constitue-t-elle un moment de rupture (ou de transition) dans les parcours professionnels des enseignants, susceptible de déclencher chez eux un processus de développement professionnel comme le suggèrent d’autres études (Alonso Vilches, Detroz, Hausman et Verpoorten, 2020 ; Lameul, Peltier et Charlier, 2004) ?

60Enfin, une analyse plus poussée des données permettrait-elle de mettre en évidence des caractéristiques de la professionnalité qui se dégagent à partir des différentes contributions aux entretiens ? Comment caractériser le positionnement professionnel particulier (empreint d’ajustement et de souplesse) provoqué par la situation inédite vécue ? Comment qualifier la posture ainsi construite – à partir d’un ensemble de qualités professionnelles qui sous-tendent les pratiques sur le terrain ? Dans quelle mesure les gestes et postures d’enseignement correspondent-ils à des profils types d’enseignants (en termes de genre, d’ancienneté professionnelle, de contexte d’exercice, de formation, de discipline d’enseignement, etc.) ? Ainsi, les pistes d’exploitation proposées dans la perspective d’une prolongation de cette recherche nous invitent à penser l’utilisation du cadre théorique mobilisé dans le cadre d’activités de pédagogie universitaire. La modélisation de Saillot (2020) nous semble en effet particulièrement opérationnelle pour participer au développement professionnel des enseignants, pour questionner/renforcer la professionnalité enseignante dans ses dimensions pédagogiques et didactiques et pouvoir s’inscrire (à terme, dans un futur plus ou moins proche) dans les référentiels d’activité des enseignants et formateurs. De nouvelles perspectives pour la formation des enseignants du supérieur sont donc ouvertes.

7. Conclusion

61Les résultats de cette recherche permettent de caractériser le déploiement et l’opérationnalisation de la notion d’ajustement (Saillot, 2020) dans les pratiques professionnelles d’enseignants confrontés à une situation inhabituelle, à partir de leurs discours recueillis par entretien. En particulier, nous avons pu voir comment se traduit concrètement la notion en contexte inédit, par plusieurs types d’adaptations inscrites dans des modalités pédagogiques et didactiques exigeantes et spécifiques. Au travers de la dynamique d’ajustement, nous pouvons donc constater l’exigence professionnelle nécessaire à ces pratiques.

62Mais de manière plus générale, « cette crise globale a contribué à accélérer le début sur le futur de l’éducation » (Weiss, Ramassamy, Ferrière, Alì et Ailincai, 2020 : 190). La situation vécue avec l’intensification de l’usage du numérique dans l’enseignement et la formation pourrait-elle présager de changements forts pour le système universitaire français ? La capacité d’adaptation des enseignants, les ajustements – réussis – et la flexibilité des personnels (malgré les nombreuses difficultés déclarées) iraient-ils dans le sens d’évolutions éducatives sous-jacentes visant à voir le numérique passer de solution conjoncturelle à structurelle – et son usage se généraliser et se pérenniser après le temps de la pandémie ? Ce bouleversement potentiel invitant à construire un système davantage numérisé inviterait-il à un « changement de paradigme d’enseignement et d’apprentissage » (Peraya et Peltier, 2020b) dépassant le modèle de l’ajustement ici mis à l’étude ? À cet égard, le modèle d’« ingénierie de transition » (Villiot-Leclercq, 2020) basé sur les principes de la transition et de la durabilité (prévisibilité, progressivité et réversibilité) pourrait être heuristique.

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Notes

1 Projet « Ressources Numériques Offre et Intermédiations, Réseaux en Institut Universitaire de Technologie », https://renoir.uca.fr/. Ce projet est financé par l’Agence nationale de la recherche dans le cadre de la convention ANR-18-CE38-0011, de mars 2019 à mars 2023.

2 Les résultats de l’enquête par questionnaire sont disponibles dans l’article de Messaoui, Redondo, Molina et Pironom (2021).

3 Pour une question de confidentialité, l’établissement et le département auxquels les participants sont rattachés resteront anonymes.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Cécile Redondo et Anita Messaoui, « Ajustements didactiques et pédagogiques en contexte post-Covid 19 pour les enseignants d’institut universitaire de technologie »Contextes et didactiques [En ligne], 19 | 2022, mis en ligne le 30 juin 2022, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/ced/3514 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ced.3514

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Auteurs

Cécile Redondo

Aix-Marseille Université – Laboratoire ADEF (UR 4671)

Anita Messaoui

Université Clermont Auvergne – Laboratoire ACTÉ (EA 4281)

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Droits d’auteur

CC-BY-NC-4.0

Le texte seul est utilisable sous licence CC BY-NC 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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