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Chroniques

Preuves scientifiques et technologiques

Géraldine Vial, Olivier Leclerc et Étienne Vergès
p. 209-226

Texte intégral

1La présente chronique couvre principalement la période janvier 2019 à juin 2020 et se livre à quelques retours en arrière pour mettre en perspective des évènements récents. Elle est structurée autour de trois grands volets : 1/ la licéité de la preuve ; 2/ l’appréciation des preuves ; 3/ les preuves spéciales.

I. Licéité des preuves scientifiques et technologiques et vie privée

CA Paris, 15 mai 2019, n° 18/26775
Cass. crim., 18 juin 2019, n° 18-86.421
Cour EDH, 17 oct. 2019, nos 1874/13 et 8567/13

2Dans le système de la preuve libre, la recevabilité de la preuve est déterminée par la mise en balance entre le droit à la preuve et la licéité de la preuve, c’est-à-dire sa conformité à la loi et/ou aux principes généraux du droit. La licéité est appréciée différemment selon la nature de la preuve en question. S’agissant des preuves innommées, celles qui ne font l’objet d’aucun régime juridique prévu par un texte, la licéité est seulement conditionnée par le respect des principes généraux du droit. Animée par l’idée que la fin ne doit pas justifier tous les moyens, la licéité de la preuve conduit le juge à peser les différents intérêts en présence pour parvenir à une solution équilibrée : d’un côté, le droit d’une partie de prouver le fait qui lui fera remporter l’issue du procès ; de l’autre, le droit de l’adversaire de voir respecter certains de ses droits fondamentaux, tels que le droit au respect de sa vie privée. Différents conflits sont alors envisageables : le droit à la preuve peut se trouver opposé à la loyauté de la preuve ou aux droits de la défense ou encore au respect de la vie privée. Or, tous ces conflits ne sont pas résolus de la même manière ; celui qui oppose le droit à la preuve au respect de la vie privée se trouve régi par la mise en œuvre du principe de proportionnalité. La Cour de cassation l’a clairement énoncé dans un arrêt de la première chambre civile en date du 25 février 2016 : « Le droit à la preuve ne peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie privée qu’à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi » (Cass. 1re civ., 25 févr. 2016, n° 15-12.403). Dès lors, un élément de preuve portant atteinte à la vie privée de l’adversaire ne sera licite, et donc recevable, qu’à la double condition d’être nécessaire et proportionné au but poursuivi par la preuve. Cette méthode de raisonnement est au cœur des trois arrêts présentés ci-après.

A. La preuve rapportée par un drone

3L’arrêt de la cour d’appel de Paris du 15 mai 2019 (CA Paris, 15 mai 2019, n° 18/26775) est à souligner en ce qu’il constitue le premier élément d’un contentieux émergent : celui de la preuve rapportée par un drone. Le drone est un aéronef télé-piloté, c’est-à-dire un engin piloté à distance, sans conducteur à bord. Il est de plus en plus plébiscité par les huissiers de justice en ce qu’il leur permet de réaliser un constat dans des lieux difficiles d’accès, tout en préservant leur sécurité. La recevabilité de la captation d’images obtenues par le moyen d’un drone se voit, dans cet arrêt, soumise au contrôle de la proportionnalité.

4En l’espèce, des constructions ont été édifiées par les propriétaires d’une parcelle de terrain. Les propriétaires d’un terrain limitrophe ont réclamé en référé la cessation de ces travaux et la remise en état antérieur sur le fondement de l’article 809, alinéa 1er, du Code de procédure civile. Le juge des référés a alors ordonné avant dire droit un constat d’huissier pour dresser un état détaillé desdites constructions. En complément de ce constat, les demandeurs ont produit aux débats deux photographies correspondant à des prises de vues aériennes réalisées au moyen d’un drone. Le juge des référés a admis ces modes de preuve. Les propriétaires des constructions interjettent appel, faisant notamment valoir que ces photos doivent être écartées des débats au motif qu’elles portent atteinte à leur vie privée. Après avoir rappelé le principe de la liberté de la preuve en matière de fait juridique, les intimés répondent que ces prises de vues sont admissibles en ce qu’elles sont utiles à la preuve du fait revendiqué et constituent un complément au constat dressé par l’huissier pour mesurer l’ampleur des constructions litigieuses. Ils ajoutent que les images ne montrent aucune personne et ne portent donc pas atteinte à la vie privée des appelants. La cour d’appel rappelle alors que « l’article 9 du Code civil dispose que chacun a droit au respect de sa vie privée. En vertu de ce texte le droit à la preuve ne peut justifier la production d’éléments portant atteinte à la vie privée d’une personne qu’à la condition que cette production soit indispensable à l’exercice de ce droit et que l’atteinte soit proportionnée au but poursuivi ». La question de la recevabilité de ces clichés va ensuite être tranchée par la Cour selon un raisonnement en deux temps.

5Dans un premier temps, les juges caractérisent l’existence d’une atteinte à la vie privée réalisée par les photographies. Ils précisent sur ce point que « la prise de vue aérienne de la propriété privée sans l’accord de ses propriétaires, constitue à l’évidence une atteinte à leur vie privée, et ce même si elle n’en montre pas ses occupants ». La fin de cette phrase interpelle. Le critère de la non-identification des personnes sur les images produites en tant que preuves est un critère connu de la jurisprudence. La Cour de cassation l’utilise lorsque les clichés ont été réalisés dans un lieu, certes privé, mais avec vue(s) exposant la personne au regard du public, comme ce peut être le cas pour des photographies de personnes prises sur des balcons, terrasses ou jardins (Cass. 1re civ., 10 sept. 2014, n° 13-22.612 : « Aucune atteinte [à la vie privée] ne peut être retenue dès lors que la mauvaise qualité de l’image, au terme d’une constatation souveraine effectuée en l’espèce, rend impossible l’identification de la personne représentée »). Ce critère permet alors à la Cour de cassation de déterminer l’existence de l’atteinte à la vie privée. Si la personne ne peut être identifiée sur l’image (et à plus forte raison, peut-on penser, si aucune personne n’apparaît sur l’image), l’atteinte à la vie privée n’est pas caractérisée et la preuve est recevable ; en revanche, si la personne est identifiable, l’atteinte est établie et la preuve se voit, par conséquent, écartée des débats. Les juges de la cour d’appel de Paris semblent ici retenir une approche plus exigeante encore, en précisant que l’atteinte à la vie privée est « à l’évidence » établie alors même que les prises de vues ne montrent aucun des propriétaires.

6Une fois l’atteinte à la vie privée caractérisée, les juges de la cour d’appel de Paris s’interrogent, dans un second temps, sur le caractère nécessaire et proportionné de celle-ci. Sur ce point, ils estiment que « ces photographies ne sont nullement indispensables à l’exercice du droit de la preuve des intimés dans la mesure où le juge avait ordonné […] un constat d’huissier chargé de décrire les constructions, aménagements et travaux en cours ». Autrement dit, puisque le fait allégué se trouvait déjà établi par le constat d’huissier, la production de ces clichés n’était pas indispensable au droit à la preuve (et non au « droit de la preuve » !) des intimés. Il en découle que les deux prises de vues doivent être écartées des débats. La question de la proportionnalité de l’atteinte n’a pas été étudiée dans cet arrêt. La nécessité et la proportionnalité de l’atteinte à la vie privée étant des conditions cumulatives, dès lors que la première faisait défaut, il devenait, en effet, inutile de s’intéresser à la seconde.

B. La preuve par vidéosurveillance sur la voie publique

  • 1 V. sur ce point : E. Dreyer, «  Contrôle de cassation et légalité pénale  », Dr. pén. 2019, étude 2 (...)

7Plus récemment, et de manière moins attendue, le contrôle de proportionnalité d’une ingérence dans le droit au respect de la vie privée se trouve également exercé par la chambre criminelle de la Cour de cassation1. L’arrêt du 18 juin 2019 (Cass. crim., 18 juin 2019, n° 18-86.421) en fournit une nouvelle illustration.

8En l’espèce, une information judiciaire avait été ouverte à la suite d’une enquête portant sur des faits de trafic de stupéfiants. Sur autorisation orale du juge et sur le fondement de l’article 81 du Code de procédure pénale, une caméra de surveillance avait été installée sur la voie publique, à hauteur du domicile du suspect et d’autres membres de sa famille. L’exploitation des images ainsi recueillies ayant permis de constater des transports douteux de marchandises, le suspect a été mis en examen des chefs d’infractions à la législation sur les stupéfiants et association de malfaiteurs. La chambre de l’instruction a, par la suite, validé la mesure en relevant que cette dernière ne portait pas atteinte à la vie privée. La chambre criminelle revient, dans cet arrêt, sur les conditions du recours régulier à la vidéosurveillance par le juge d’instruction.

9La Cour rappelle, d’une part, que le juge d’instruction tire de l’article 81 du Code de procédure pénale le pouvoir de faire procéder à une vidéosurveillance sur la voie publique aux fins de rechercher la preuve des infractions. La Cour confirme en cela une décision rendue le 11 décembre 2018 (Cass. crim., 11 déc. 2018, n° 18-82.365). Après les écoutes téléphoniques ou encore la géolocalisation, la chambre criminelle utilise, dans ces deux décisions, les dispositions générales de l’article 81 pour fonder la légalité de l’atteinte à la vie privée du suspect, réalisée cette fois-ci par un dispositif de vidéosurveillance.

10La chambre criminelle considère, d’autre part, que « l’ingérence dans le droit au respect de la vie privée que constitue un tel dispositif présente, par sa nature même, un caractère limité et est proportionnée au regard de l’objectif poursuivi ». Comme dans l’arrêt du 11 décembre 2018, les juges décident que le recours à la vidéosurveillance de la voie publique sur autorisation spéciale du juge d’instruction pour l’exécution d’une commission rogatoire générale, constitue bien une ingérence dans la vie privée de la personne poursuivie, mais que cette ingérence est légale (puisque fondée sur l’article 81 CPP) et proportionnée au but poursuivi. Les juges relèvent que les enquêteurs ont régulièrement rendu compte des avancées des investigations, de sorte que le juge d’instruction a pu apprécier la nécessité du maintien de la mesure et en assurer un contrôle effectif. La chambre criminelle semble ici indifférente à la forme de l’autorisation octroyée par le juge d’instruction, celle-ci pouvant même avoir été donnée oralement. La régularité du recours à la vidéosurveillance repose uniquement sur le rôle du juge d’instruction, chargé non seulement de déterminer les modalités de ce recours, mais également d’exercer sur ce dispositif un contrôle effectif.

11C’est ainsi que, pour apprécier la recevabilité d’une vidéosurveillance, ne faisant pour l’instant l’objet d’aucune réglementation spéciale, la chambre criminelle exerce, au visa de l’article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme, un contrôle de proportionnalité à l’instar des autres chambres de la Cour de cassation.

C. La preuve par vidéosurveillance sans information préalable des salariés

12Selon l’article L. 1121-1 du Code du travail, toute atteinte aux droits et aux libertés des salariés doit être justifiée par la nature de la tâche à accomplir et proportionnée au but recherché. Il en va ainsi de l’installation d’un dispositif de vidéosurveillance portant atteinte à la vie privée des salariés. Par ailleurs, l’article L. 1222-4 du même Code dispose que le dispositif de vidéosurveillance doit faire l’objet d’une information préalable des salariés lorsqu’il vise à contrôler leur activité. Le respect de cette obligation d’information des salariés a toujours été scrupuleusement vérifié par la Cour de cassation (Cass. soc., 20 nov. 1991, n° 88-43.120 ; Cass. soc., 7 juin 2006, n° 04-43.866 ; Cass. soc., 10 janv. 2012, n° 10-23.482 ; Cass. soc., 20 sept. 2018, n° 16-26.482). Toute preuve résultant d’une vidéosurveillance réalisée en l’absence d’information préalable des salariés est ainsi considérée comme illicite et, par conséquent, écartée des débats.

13Telle n’est cependant pas la position de la Cour européenne des droits de l’homme, réunie en Grande chambre, dans l’arrêt Lopez Ribalda et a. c. Espagne du 17 octobre 2019 (Cour EDH, Gde ch., 17 oct. 2019, n° 1874/13 et n° 8567/13). Dans cette affaire, le directeur d’un supermarché qui suspectait des vols au sein de son entreprise a fait installer un système de vidéosurveillance, comprenant des caméras braquées sur les entrées et sorties du magasin, et en a informé son personnel et leurs représentants. Mais, secrètement, il a également fait installer d’autres caméras dirigées vers les caisses. Les enregistrements vidéo ont confirmé ses soupçons et les vols réalisés par les caissières. Ces images ont été produites pour justifier le licenciement de quatorze salariées pour motif disciplinaire. Certaines ont alors contesté ce licenciement en invoquant l’atteinte à la vie privée réalisée par ces enregistrements. Les juges espagnols les ont cependant déboutées de leur demande. Saisissant la Cour EDH, les salariées ont soutenu qu’elles auraient dû être averties de l’existence des caméras ; que dès lors, le comportement de leur employeur était contraire à l’article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales et que les preuves recueillies étaient irrecevables en application du droit à un procès équitable consacré par l’article 6 de la même Convention. La 3e section de la Cour EDH a conclu à la violation de l’article 8 de la Conv. EDH mais a estimé que l’article 6 avait été respecté (Cour EDH, 3e sect., 9 janv. 2018, n° 1874/13, Lopez Ribalda et a. c. Espagne). À la demande du gouvernement espagnol, l’affaire a été renvoyée devant la Grande chambre. Devant se prononcer sur la violation de l’article 8 Conv. EDH, qui garantit le droit de toute personne au respect de sa vie privée, la Cour rappelle que les juridictions nationales doivent tenir compte, lorsqu’elles procèdent à la mise en balance des intérêts en jeu, des critères établis par sa jurisprudence Barbulescu (Cour EDH, Gde ch., 5 sept. 2017, n° 61496/08, Barbulescu c. Roumanie) qui concerne certes la surveillance par un employeur du compte e-mail d’un salarié, mais dont les principes sont transposables à la vidéosurveillance sur le lieu de travail. La Cour reprend ainsi ces critères.

14La Cour relève notamment que la surveillance était clairement justifiée, en raison des soupçons légitimes d’irrégularités graves et des pertes constatées, et au vu de l’étendue et des conséquences limitées de la surveillance mise en place par l’employeur. Le directeur du magasin avait un intérêt légitime à identifier les responsables, et la vidéosurveillance apparaissait comme le seul moyen lui permettant d’atteindre le but recherché. Les tribunaux internes avaient donc pu conclure, sans outrepasser leur marge d’appréciation, que cette surveillance des salariées était légitime. La Cour estime, par ailleurs, que la mesure prise par l’employeur n’a pas excédé ce qui était nécessaire. Elle retient que la vidéosurveillance était limitée dans l’espace et le temps ; les caméras ne couvraient que les caisses, et la surveillance n’avait pas duré au-delà de ce qui avait été nécessaire pour confirmer les soupçons de vol, à savoir dix jours. Les enregistrements n’avaient, en outre, été visionnés que par trois personnes. Par ailleurs, la Cour précise que l’intimité est manifestement réduite dans les endroits visibles ou accessibles aux collègues ou à un large public. Pour la première fois, la Cour énonce ainsi que le niveau de protection de la vie privée des salariés n’est pas le même en fonction du lieu où s’exerce leur travail. Enfin, elle relève que les enregistrements n’étaient pas les seuls éléments du dossier, et souligne que les requérantes n’en ont contesté ni l’authenticité ni l’exactitude. Partant, elle conclut à la non-violation des articles 8 et 6 § 1 de la Convention.

15S’il est peu vraisemblable que la solution retenue par la Cour EDH remette en cause la position plus protectrice des salariés qui prévaut en droit français, la portée de cette solution, et l’atténuation au principe d’information préalable des salariés qu’elle emporte, sont en outre à relativiser. La Cour indique en effet que « si elle ne saurait accepter que, de manière générale, le moindre soupçon que des détournements ou autres irrégularités aient été commis par des employés puisse justifier la mise en place d’une vidéosurveillance secrète par l’employeur, l’existence de soupçons raisonnables que des irrégularités graves avaient été commises et l’ampleur des manques constatés en l’espèce peuvent apparaître comme des justifications sérieuses  ». La portée de cette solution est donc limitée à l’existence de « soupçons raisonnables » d’« irrégularités graves » et à l’« ampleur des manques constatés  » que les juges apprécieront au cas par cas.

G. V.

II. Appréciation des preuves scientifiques et technologiques

Cass. crim., 26 mars 2019, n° 18-84.900
Cons. const., 21 mars 2019, n° 2018-768 QPC
Cass. crim., 11 déc. 2019, n° 18-84.938

16L’appréciation des preuves par les juges pourrait sembler à première vue osciller entre deux pôles clairement distincts. D’un côté, lorsque prévaut la preuve légale, les juges n’apprécient pas les preuves, mais tirent de leur présence la conséquence que la loi prévoit. De l’autre, lorsque la preuve est libre, les juges mènent cette appréciation sans que la loi ne vienne leur dicter ni les modes de preuve recevables, ni la valeur qu’il convient de reconnaître aux preuves examinées. Les choses sont pourtant, comme on s’en doute, plus nuancées. Car, en appréciant les preuves qui leur sont soumises, les juges évaluent les risques que celles-ci soient fausses, et cela le plus souvent en situation d’incertitude. Recourir à un procédé scientifique ou technologique confère à la preuve un degré de fiabilité accru et produit, de ce fait, une plus grande influence sur la conviction du juge. D’où l’intérêt qu’il y a à considérer les situations dans lesquelles les marges d’erreur qui affectent les preuves scientifiques et technologiques sont connues.

A. La preuve de l’état alcoolique au moyen d’un éthylomètre

  • 2 JCP G 2019, 571, note L. Desessard ; AJ pénal 2019, n°  6, p. 328, note J.-P. Céré ; Gaz. Pal. 2019 (...)

17Il en va ainsi de la preuve de l’état alcoolique. L’article L. 234-4 du Code de la route indique que celle-ci peut être rapportée « soit au moyen d’analyses ou examens médicaux, cliniques ou biologiques, soit au moyen d’un appareil permettant de déterminer la concentration d’alcool par l’analyse de l’air expiré à la condition que cet appareil soit conforme à un type homologué ». La seconde hypothèse vise le recours à l’éthylomètre. Or, l’usage de cet appareil est régi par un arrêté du 8 juillet 2003 relatif au contrôle des éthylomètres, qui précise en son article 15 quelles sont les erreurs maximales tolérées par ces appareils : « 0,032 mg/l pour les concentrations en alcool dans l’air inférieures à 0,400 mg/l ; 8 % de la valeur mesurée pour les concentrations égales ou supérieures à 0,400 mg/l et inférieures ou égales à 2,000 mg/l ; 30 % de la valeur mesurée pour les concentrations supérieures à 2,000 mg/l  ». C’est dans ce contexte que la chambre criminelle de la Cour de cassation s’est prononcée, dans un arrêt du 26 mars 2019 (pourvoi n° 18-84.900)2, sur les conséquences que les juges doivent tirer de l’existence de cette marge d’erreur. La question s’était posée dans le cas d’un conducteur qui avait fait l’objet de vérifications destinées à établir son état alcoolique au moyen d’un éthylomètre et dont il ressortait que le taux d’alcool dans l’air expiré s’élevait successivement à 0,43 mg/l puis à 0,40 mg/l. Les juges devaient-ils considérer la marge d’erreur réglementaire de l’éthylomètre et retenir, comme le soutenait le requérant, un taux d’alcool dans l’air expiré minoré de 8 % par rapport au taux de 0,400 mg/l affiché par l’appareil ? L’enjeu était simple : si le juge corrigeait la mesure en tenant compte à la baisse de la marge d’erreur, le seuil prévu par l’article L. 234-1 du Code de la route pour caractériser le délit de conduite d’un véhicule sous l’empire d’un état alcoolique n’était pas franchi (l’infraction – contraventionnelle – était celle prévue par l’article R. 234-1, 2°, du même Code) ; le seuil était, à l’inverse, franchi si le juge s’en tenait à la valeur indiquée par l’appareil sans procéder à la moindre correction. Jusqu’alors, la Cour de cassation avait admis que le fait pour les juges d’appliquer aux valeurs obtenues par les éthylomètres les marges d’erreur spécifiées par l’arrêté du 8 juillet 2003 constituait « une faculté et non une obligation » (Cass. crim., 24 juin 2009, Bull. crim., n° 134, arrêt cité dans la décision). L’arrêt du 26 mars 2019 rompt avec cette solution. La Cour de cassation impose désormais aux juges de tenir compte de la marge d’erreur précisée par cet arrêté : « Le juge, lorsqu’il est saisi d’une infraction pour conduite sous l’empire d’un état alcoolique, doit vérifier que, dans le procès-verbal qui fonde la poursuite, il a été tenu compte, pour interpréter la mesure du taux d’alcool effectuée au moyen d’un éthylomètre, des marges d’erreur maximales prévues par ce texte » (dans le même sens : Cass. crim., 10 déc. 2019, n° 19-82399). À l’appui de ce changement de pied, la Cour de cassation fait valoir des considérations tenant à l’unicité de la jurisprudence. En effet, la faculté laissée aux juges de corriger ou non la valeur mesurée par l’éthylomètre pouvait conduire à des solutions différentes selon les tribunaux et porter ainsi atteinte à l’exigence formulée par l’article préliminaire du Code de procédure pénale selon lequel « les personnes se trouvant dans des conditions semblables et poursuivies pour les mêmes infractions doivent être jugées selon les mêmes règles ». En outre, note la Cour de cassation, le Conseil d’État a imposé au représentant de l’État qui prononce une suspension du permis de conduire en application de l’article L. 224-2 du Code de route de prendre en compte la marge d’erreur maximale tolérée par l’arrêté du 8 juillet 2003 (CE, 14 févr. 2018, n° 407914). Une divergence d’appréciation entre la juridiction répressive et la juridiction administrative n’était, à l’évidence, pas satisfaisante.

  • 3 Cass. crim., 5 nov. 2013, n°  13-81.447 ; Dr. pén. 2014, n°  3, p. 30, note J.-H. Robert.

18Il est intéressant cependant d’observer que les marges d’erreur spécifiées par l’arrêté du 8 juillet 2003 relatif au contrôle des éthylomètres s’adressent au premier chef aux laboratoires spécialisés chargés de la vérification périodique des éthylomètres conformément au décret n° 2001-387 du 3 mai 2001 relatif au contrôle des instruments de mesure. Ces organismes ne peuvent apposer une vignette de vérification périodique sur les appareils de mesure que si les valeurs de contrôle ne dépassent pas les marges d’erreur maximales tolérées énoncées plus haut. Ces marges d’erreur relèvent donc de la métrologie et peuvent être vues comme un moyen d’imposer aux fabricants d’appareils de mesure des normes de qualité définies par un écart maximum à la mesure de référence. C’est du reste pour cette raison que l’arrêt du 26 mars 2019 exige également, en réponse au premier moyen, à l’image de ce qui avait été décidé s’agissant des cinémomètres (radars de vitesse)3, que l’identité de l’organisme ayant procédé à la vérification de l’éthylomètre figure au procès-verbal. Il est ainsi possible de s’assurer que cet organisme est bien distinct du fabricant, et de ce fait impartial. Pourtant, la tentation était grande pour les juges de se saisir de ces marges d’erreur destinées aux organismes vérificateurs pour apprécier la valeur réelle de l’alcoolémie. La Cour de cassation a admis ce glissement : contre les réticences de juges d’appel à voir des marges d’erreur conçues pour la vérification périodique des éthylomètres se muer en instrument de contrôle de la constatation des infractions pénales, la chambre criminelle a jugé que « c’est à tort que l’arrêt énonce que les marges d’erreur prévues par les dispositions réglementaires visées au moyen ne peuvent s’appliquer à une mesure effectuée lors d’un contrôle d’alcoolémie » (Cass. crim., 24 juin 2009, Bull. crim., n° 134, préc.).

  • 4 D’un point de vue purement théorique, la question se pose également en sens inverse : comment admet (...)
  • 5 Sur les tensions entre recherche de la vérité et acceptabilité de la décision de justice dans le dr (...)

19L’arrêt du 26 mars 2019 est riche d’enseignements sur le droit de la preuve. Il montre d’abord la complexité des articulations qui existent entre le droit de la preuve et le droit substantiel. En effet, en exigeant que la preuve de l’imprégnation alcoolique soit rapportée en tenant compte d’une valeur mesurée après correction de la marge d’erreur des éthylomètres, la Cour de cassation décale de facto les seuils caractérisant les infractions liées à la consommation d’alcool. Par exemple, en appliquant la marge d’erreur maximale de 8 %, le taux d’alcoolémie de 0,40 mg/l n’est franchi que si l’éthylomètre affiche une valeur nominale supérieure à 0,432 mg/l. L’impact est plus fort encore pour les concentrations supérieures à 2,000 mg/l puisque l’arrêté du 8 juillet 2003 tolère une erreur de 30 % de la valeur mesurée (ce qui porte le seuil à un taux mesuré de 2,600 mg/l). L’arrêt conduit ensuite à réfléchir à la place des considérations épistémiques dans le droit de la preuve (dit autrement, la mesure dans laquelle les règles de preuve sont indexées sur la recherche de la vérité). On voit en effet dans cette décision une norme réglementaire relevant de la métrologie s’imposer comme un étalon d’appréciation de la preuve en justice. La marge d’erreur établie pour le contrôle de qualité des appareils signifie-t-elle que la valeur basse (tenant compte de la marge d’erreur) a une probabilité plus élevée d’être exacte que la valeur nominale de l’éthylomètre ? Assurément non. Mais, au fond, là n’est pas l’essentiel pour la Cour de cassation. Sa décision est guidée par la volonté d’éviter les divergences d’appréciation entre les juges. Or, cela aurait pu tout aussi bien la conduire à décider que les juges doivent s’en tenir à la valeur affichée par l’éthylomètre. Mais un tel choix aurait fragilisé l’acceptation de la décision de condamnation. Comment en effet, pour un justiciable, admettre d’être condamné sur la foi d’une mesure dont l’arrêté concède qu’elle pourrait être inexacte ?4 Un tel raisonnement conduit, on le conçoit, à converger vers la valeur la plus faible, et donc la plus légitime à défaut d’être nécessairement plus fiable5. En somme, la marge d’erreur de l’appareil de mesure profite à l’accusé. Cette décision, qui applique le principe selon lequel le doute doit profiter à la personne poursuivie, consacre ainsi un repli de la libre appréciation des preuves scientifiques et technologiques par les juges lorsque leur marge d’erreur est connue et, comme ici, formulée de manière chiffrée.

  • 6 F. Gorphe, La critique du témoignage, Dalloz, 1924.

20Sur ce plan, le contraste est fort avec les témoignages, par exemple, dont les juges restent libres d’apprécier la force probante selon leur intime conviction. Il est vrai cependant que les efforts de certains auteurs pour donner une typologie des erreurs affectant les témoignages n’ont jamais permis d’établir des marges d’erreur avec précision, et encore moins sous une forme chiffrée6.

B. La preuve de la minorité au moyen d’un examen radiologique osseux

21Il faut cependant se garder de généraliser cette situation. Le contentieux des examens radiologiques osseux montre une approche bien différente de la marge d’erreur qui affecte la preuve. Ces examens consistent à réaliser une radiographie de la main, du poignet, de la clavicule, de la dentition pour apprécier l’état de développement d’une personne qui se prétend mineure. Ils sont couramment pratiqués en France pour déterminer la minorité d’étrangers non accompagnés qui entendent faire valoir des droits conditionnés à leur âge. Pourtant, le manque de fiabilité de ces examens est régulièrement dénoncé et semble largement admis. En effet, l’expert qui procède à l’examen radiographique compare les radiographies obtenues avec un modèle de développement type dont la pertinence est contestée (en particulier le recours à l’Atlas de Greulich et Pyle élaboré à partir d’un échantillon d’enfants caucasiens et publié dans les années 1950). Il en résulte une marge d’erreur importante, pouvant aller jusqu’à plusieurs années. Cette marge d’erreur ne concerne pas l’instrument de mesure, comme dans le cas de l’éthylomètre analysé précédemment, mais les résultats produits par la méthode d’analyse. Elle suscite des difficultés lorsque l’âge allégué est proche de 18 ans : une marge d’erreur d’un an est alors compatible avec la minorité.

  • 7 AJDA 2019, n°  25, p. 1448, note T. Escach-Dubourg ; P. de Corson, «  Examens radiologiques osseux  (...)

22La loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant a cependant admis que la preuve de la minorité soit rapportée au moyen de cet examen, mais cela moyennant une série de conditions énoncées à l’article 388 du Code civil. Ces conditions portent sur la possibilité même de recourir à un examen radiologique osseux (seulement en l’absence de documents d’identité valables, lorsque l’âge allégué n’est pas vraisemblable, sur décision de l’autorité judiciaire, après recueil de l’accord de l’intéressé), la forme des conclusions de l’examen (elles doivent « préciser la marge d’erreur  ») et les conséquences que les juges peuvent en tirer (les conclusions de l’examen ne peuvent à elles seules forger la conviction des juges et doivent être corroborées par d’autres éléments de preuve). L’article précise enfin que « le doute profite à l’intéressé » ; autrement dit, si un doute subsiste sur la minorité, le juge doit considérer que celle-ci est établie. Las, en dépit de toutes ces précautions, ou à cause des faiblesses que leur multiplication révèle, l’article 388 du Code civil a été soumis à l’appréciation du Conseil constitutionnel par une question prioritaire de constitutionnalité. Dans une décision du 21 mars 2019 (Cons. const., 21 mars 2019, n° 2018-768 QPC7), le Conseil tranche en faveur de la conformité de la disposition : bien qu’il admette que les résultats de l’examen radiologique « peuvent comporter une marge d’erreur significative », le Conseil souligne les mesures édictées par le législateur pour encadrer le recours à l’examen radiologique osseux, d’où il résulte à ses yeux que celui-ci n’a pas méconnu l’exigence de protection de l’intérêt supérieur de l’enfant qui résulte des dixième et onzième alinéas du préambule de la Constitution de 1946. Une orientation similaire a été prise par la Cour de cassation, qui a retenu la conformité de la disposition aux engagements internationaux de la France dans le cadre du contrôle de conventionnalité, estimant que, « eu égard à ces garanties [issues de l’article 388 C. civ.] entourant le recours à ces examens, la cour d’appel n’a méconnu ni l’intérêt supérieur de l’enfant résultant de l’article 3, § 1, de la Convention internationale des droits de l’enfant ni l’article 3 de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales en ordonnant une telle mesure d’investigation  » (Cass. 1re civ., 12 févr. 2020, n° 18-24264 ; Cass. 1re civ., 21 nov. 2019, n° 19-15890).

  • 8 Daubert v. Merrell Dow Pharmaceuticals, 509 U. S. 579 (1993). R. Encinas de Munagorri, «  La receva (...)
  • 9 Non-respect de la condition de subsidiarité (l’absence de document d’identité valable n’était pas é (...)
  • 10 C. Marie, «  Détermination de la minorité : rappel bienvenu par la Cour de cassation des modalités (...)

23Cette orientation de la jurisprudence conduit à prêter une attention particulière au respect des conditions posées par l’article 388 du Code civil. La combinaison des éléments de preuve disponibles se révèle ici déterminante. En effet, conformément à l’article 388 du Code civil, les conclusions de l’examen radiologique osseux ne sauraient constituer le seul moyen de preuve. Dès lors, si d’autres éléments tendent à écarter la minorité (incohérences dans les documents d’état civil produits, évaluation par le service de l’aide sociale, apparence physique), les juges peuvent prendre en compte un examen radiologique osseux qui conclut à la majorité, et ce y compris si la marge d’erreur est compatible avec la minorité (« l’expertise médicale ordonnée conclut, après scanner des clavicules, à un âge moyen de 18,1 à 19 ans, avec une marge d’erreur de plus ou moins un an  » : Cass. crim, 20 sept. 2019, n° 19-15262 ; voir aussi Cass. 1re civ., 3 oct. 2018, n° 18-19442). Mais encore faut-il pour cela que les juges s’expliquent sur la marge d’erreur et sur les éléments qui viennent corroborer les résultats de l’examen radiologique osseux. En effet, les juges du fond doivent disposer d’éléments tangibles leur permettant d’apprécier la fiabilité de l’examen radiologique osseux, et cela d’autant plus que la technique elle-même est contestée. La Cour de cassation se trouve, en définitive, confrontée à une question similaire à celle que la Cour suprême des États-Unis avait tranchée dans un célèbre arrêt Daubert relatif à la recevabilité des preuves scientifiques8. Parmi les critères d’appréciation de la fiabilité scientifique des preuves proposées, la Cour suprême suggérait aux juges de considérer si la technique contestée (en l’espèce une méta-analyse statistique) présentait un taux d’erreur connu. La Cour de cassation n’a pas jugé différemment lorsqu’elle a censuré un arrêt qui, entre autres manquements aux dispositions de l’article 388 du Code civil9, « n’indique pas la marge d’erreur de l’examen, et ne précise pas les éléments qui justifiaient d’écarter le doute existant sur l’âge du demandeur  » (Cass. crim., 11 déc. 2019, n° 18-84.93810). De la même manière, lorsque l’examen radiologique osseux tend à établir la minorité et est corroboré par d’autres éléments allant dans le même sens (une carte d’identité scolaire), les juges peuvent valablement décider que la minorité est prouvée (Cass. 1re civ., 20 mars 2019, n° 18-16.261). Ce n’est, en définitive, que lorsque la confrontation des preuves disponibles laisse subsister un doute que le juge doit conclure, conformément aux dispositions de l’article 388 du Code civil (« le doute profite à l’intéressé »), que la personne concernée est mineure, et cela indépendamment de la marge d’erreur reconnue aux examens radiologiques osseux.

O. L.

III. Preuves spéciales : à la recherche de la preuve électronique

Lignes directrices sur les preuves électroniques dans les procédures civiles et administratives (janvier 2019)
Proposition de règlement relative aux injonctions européennes de production et de conservation de preuves électroniques en matière pénale (avril 2018)

  • 11 Sur le site de la Commission européenne, «  E-evidence - cross-border access to electronic evidence (...)
  • 12 https://edps.europa.eu/sites/edp/files/publication/19-11-06_opinion_on_e_evidence_proposals_fr.pdf
  • 13 Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act. À propos de ce texte, v. not. U.S. Department of Justic (...)

24Plusieurs initiatives issues des instances européennes invitent à réexaminer le concept de preuve électronique et les enjeux liés aux usages du numérique en matière probatoire. Pour cela, il nous faut remonter un peu le temps de cette chronique, et nous intéresser à deux textes issus des instances de l’Union européenne et du Conseil de l’Europe. Le premier texte a pour origine une proposition de règlement relatif aux injonctions européennes de production et de conservation de preuves électroniques en matière pénale. Cette proposition, surnommée « proposition de règlement E-Evidence »11, a été émise par la Commission européenne le 17 avril 2018 et examinée au cours des deux dernières années par les instances européennes. Le dernier avis en date sur ce texte a été rendu par le Contrôleur européen de la protection des données en novembre 201912. La proposition de règlement a vocation à s’appliquer dans le champ pénal en permettant aux autorités judiciaires nationales d’adresser des injonctions à tous les opérateurs qui stockent et gèrent des données numériques pour que ces données soient conservées, puis produites en justice. Elle constitue la réponse européenne au CLOUD Act américain13. Le second texte a été adopté par le Comité des ministres du Conseil de l’Europe le 31 janvier 2019 et s’intitule « Lignes directrices sur les preuves électroniques dans les procédures civiles et administratives ». Son objet est très différent de la proposition de règlement. Il s’agit, pour le Conseil de l’Europe, de fournir un document destiné à aider les États à adapter leur législation afin d’améliorer la réception des preuves électroniques dans l’activité des juridictions.

25Les deux textes, qui ne constituent pas (ou pas encore) des sources formelles de droit, ont pour intérêt de soulever de nombreuses questions essentielles que suscite aujourd’hui le concept de preuve électronique. Cette e-evidence  qui semble être reconnue par les instances européennes comme une entité claire et univoque – est, en réalité, composée d’une myriade de techniques probatoires qui ne présentent aucune homogénéité. Nous nous appuyons sur ces textes pour partir à la recherche de la preuve électronique, en mettant en lumière l’effet de mirage qui sous-tend sa définition et la multiplicité des régimes qui en gouvernent la collecte et la production.

A. Définir la preuve électronique : entre apparente simplicité et mirage

  • 14 Directive 1999/93/CE du Parlement européen et du Conseil, du 13 décembre 1999, sur un cadre communa (...)
  • 15 V. V. Gautrais, «  Preuve des reproductions : vues d’ailleurs ! », CDST 2014 [en ligne], n°  4,

26Lorsque la preuve électronique est apparue pour la première fois dans l’univers juridique, c’est sous la forme de l’écrit électronique qu’elle s’est présentée. En France, la valeur particulière que possède l’écrit pour établir la preuve d’un acte juridique a conduit le législateur à reconnaître rapidement la force probante de l’écrit et de la signature électronique, déjà à l’époque sous l’impulsion du droit européen14. Sous l’expression d’« équivalence fonctionnelle » l’écrit électronique a ainsi pu être assimilé à un écrit papier, en ce sens qu’il remplissait les mêmes fonctions probatoires15. Par la suite, le développement des technologies numériques a permis l’apparition de nouvelles techniques probatoires : la géolocalisation, la captation de données informatiques, la constitution de bases de données permettant de conserver des preuves et de procéder à des recherches croisées entre les fichiers de police et de justice. Progressivement, de nombreux modes de preuve traditionnels, qui résultaient de procédés analogiques, ont été obtenus par des technologies numériques. Tel est le cas de l’enregistrement des images, des conversations, des communications, qui est désormais numérisé. De même, dans les entreprises, la documentation n’est plus stockée et gérée uniquement dans un format « papier ». Elle est désormais intégrée dans un « système d’informations » entièrement constitué de données numériques, quelle qu’en soit l’expression : une écriture, un son, une image, etc. Dans les procédures qui concernent ces entreprises, l’enjeu majeur consiste aujourd’hui à accéder au système d’information, pour y prélever les preuves utiles à la solution du litige.

27Ce changement a une conséquence majeure sur la nature du matériel probatoire. La preuve ne découle plus d’un « élément de preuve », au sens matériel du terme. La preuve est devenue une « donnée », dont la nature est immatérielle et prend la forme d’une suite de 0 et de 1. Voici donc l’apparente unicité et simplicité de la preuve électronique : celle de la « donnée ». Ce terme est au cœur des définitions adoptées par les deux textes commentés. Selon les lignes directrices du Conseil de l’Europe, « On entend par « preuve électronique » toute preuve qui découle de données contenues ou produites par un dispositif dont le fonctionnement dépend d’un logiciel ou de données stockées ou transmises sur un système ou un réseau informatique ». Selon la proposition de règlement de la Commission européenne, la preuve électronique est une « preuve stockée sous forme électronique par un fournisseur de services ou en son nom au moment de la réception d’un certificat d’injonction de production ou de conservation, consistant en données stockées relatives aux abonnés, à l’accès, aux transactions et au contenu ».

28Le point commun entre ces deux définitions est bien la donnée. Dans les lignes directrices, la spécificité de cette donnée est d’être en lien avec un logiciel ou un réseau informatique, autrement dit avec un système informatique. Dans la proposition de règlement, la donnée présente la caractéristique d’être stockée sous forme électronique. Les deux définitions évoquent donc une seule et même donnée : la donnée numérique. Cette acception est problématique. D’un point de vue technique, toutes les preuves électroniques présentent la même forme. Du point de vue du droit de la preuve, les preuves électroniques présentent des formes et soulèvent des problèmes très différents, que le concept de « donnée » n’est pas en mesure de refléter. En effet, il y a peu en commun entre une donnée de géolocalisation, qui peut générer des problèmes d’atteinte à la vie privée, et une donnée de signature électronique, qui suscite des questions relatives à l’identification de la personne qui signe et au consentement qu’elle exprime par sa signature. Autrement dit, poursuivre une personne pénalement sur le fondement d’une position géographique stockée dans une base de données et chercher à identifier le contenu d’un contrat ancré dans une blockchain relèvent de deux processus probatoires très éloignés, tant en ce qui concerne l’enjeu de la preuve que les règles applicables à la procédure susceptible d’être mise en œuvre dans ces deux situations. Ces différences sont ignorées par les deux textes commentés, laissant à penser que la preuve électronique pourrait faire l’objet tant d’une définition unitaire que d’un régime juridique commun.

  • 16 Art. 1367 C. civ. combiné avec l’art. 1 du décret n° 2017-1416 du 28 septembre 2017 relatif à la si (...)
  • 17 Art. 287 CPC.

29Cette ignorance est d’autant plus problématique que les enjeux liés à l’irruption du numérique dans le domaine de la preuve ne sont pas les mêmes selon les modes de preuve utilisés. Par exemple, lorsqu’une image est retranscrite dans une vidéo, elle demeure une image, que le mode de captation et de stockage soit numérique ou analogique. Elle montre la même personne ou la même scène. Dans les deux cas elle est falsifiable, et une expertise peut aider à en vérifier l’authenticité. Autrement dit, la technique change, mais elle ne modifie pas la physionomie de la preuve et les difficultés suscitées par le mode de preuve. À l’inverse, la survenance de l’écrit électronique en matière civile a provoqué un véritable changement de paradigme. La signature électronique, qui permet d’identifier son auteur, ne présente pas les caractéristiques de la signature manuscrite. Apposée par un simple clic de souris ou par la composition d’un code secret, elle prend la forme d’une suite de chiffres aussi inintelligible pour son auteur que pour son destinataire et n’apparaît pas sous une forme graphique. Si elle possède les caractéristiques d’une signature électronique qualifiée, elle emporte une présomption de fiabilité16. La charge de la preuve de l’authenticité de la signature est alors inversée. Dès lors, la preuve de l’identité de l’auteur d’un acte prend non seulement une forme différente, mais elle suit un régime juridique inversé. Par exemple, un tiers de confiance intervient nécessairement dans le processus de la signature électronique qualifiée alors qu’il est absent pour la procédure manuscrite. Autre exemple, la signature électronique qualifiée peut être opposée à son auteur. Il appartient alors à ce dernier d’en démontrer le défaut d’authenticité. À l’inverse, la signature manuscrite peut être remise en cause par la simple procédure de dénégation d’écriture qui détruit, de jure, l’authenticité du mode de preuve17.

30Assimiler la preuve électronique à une donnée est donc un processus réducteur qui ne renseigne en rien sur la nature, sur le particularisme de chaque preuve électronique et sur les enjeux soulevés par ces techniques probatoires. Autant dire que la preuve électronique n’existe pas, et qu’elle ne devrait pas être appréhendée telle quelle. Donner une définition de la preuve électronique consiste à faire apparaître un mirage, à produire une illusion. En réalité, il existe une multitude de preuves électroniques. Certaines soulèvent des questions nouvelles, suscitant des réformes procédurales, et d’autres n’offrent qu’une version numérisée d’un procédé probatoire qui ne change pas. C’est pour cette raison que les régimes juridiques des preuves électroniques diffèrent nécessairement.

B. Réglementer la preuve électronique : l’éparpillement des régimes

  • 18 Le texte du Conseil de l’Europe utilise cette expression générique, qui montre que la dichotomie re (...)
  • 19 Toutefois, le témoignage par visioconférence y est également abordé et donne lieu à une série de re (...)
  • 20 Art. 61-1 et s. CPP et art. 77-1-1 et s. CPP. 
  • 21 V. Franssen, A. Berrendorf, M. Corhay, «  La collecte transfrontière de preuves numériques en matiè (...)
  • 22 Factures détaillées permettant de connaître les métadonnées de communication, telles que les numéro (...)

31L’analyse comparée des régimes issus des deux textes illustre l’éparpillement que nous venons d’évoquer. Par leur orientation civiliste, les directives du Conseil européen se concentrent sur les questions liées à l’authenticité de la preuve électronique, à sa valeur probante, à l’équivalence entre les preuves électroniques et les « autres types de preuves »18. Le texte ne le dit pas, mais entre les lignes on comprend que son objet porte, pour l’essentiel, sur l’écrit électronique19. La proposition de règlement européen poursuit un tout autre objectif. Il s’agit de faciliter l’accès des juridictions pénales à toutes les données stockées sous forme numérique par des fournisseurs de service. Pour ce faire, un juge situé sur le territoire de l’Union européenne doit pouvoir enjoindre à un opérateur qui traite et stocke des données numériques de conserver, puis de produire ces données afin qu’elles soient utilisées à titre de preuves dans des procédures pénales. Cette procédure est très proche de celle des réquisitions qui permettent, en France, à un OPJ, au procureur de la République ou à un juge, d’enjoindre à un tiers de communiquer des informations stockées dans des bases de données numériques20. L’objectif de cette procédure d’injonction est d’atteindre des données numériques en passant outre les procédures lourdes de la coopération judiciaire internationale et d’étendre les effets de l’injonction à un territoire le plus vaste possible, dépassant potentiellement les frontières de l’Union européenne21. Les données sur lesquelles peut porter l’injonction sont très diversifiées. Il peut s’agir de données relatives à l’identité d’un abonné, aux types de services qu’il utilise, à son accès à un service de communication en ligne, à l’emplacement de son dispositif. Il peut encore s’agir des métadonnées de communication électronique ou encore des données relatives à des contenus. La mesure est donc extrêmement étendue. Elle englobe les perquisitions informatiques, l’intrusion dans les systèmes informatiques (le piratage), la géolocalisation des terminaux, les « fadets »22, l’historique de navigation, les communications électroniques stockées, etc. En d’autres termes, la procédure d’injonction englobe tout un ensemble de modes de preuve pour leur appliquer un régime juridique uniforme que l’on pourrait désigner par l’expression de « captation de données informatiques ».

  • 23 V. le point 2 de l’exposé des motifs de la proposition de règlement, et en particulier le paragraph (...)

32Le texte pénal emporte une forme d’uniformisation procédurale, mais de nombreuses preuves électroniques ne sont pas concernées par cette procédure. Par exemple les écoutes, qui passent par l’enregistrement de communications ou de conversations, n’entrent pas dans le champ de la proposition de règlement23. L’injonction concerne uniquement les données stockées. Cette procédure ne permet pas de suivre en temps réel le flux des conversations téléphoniques ou des déplacements des suspects. Par conséquent, cette captation de données n’est pas un mode de preuve dynamique. Elle permet d’appréhender certains types de contenus numériques, mais pas toutes les preuves électroniques. L’expression e-evidence n’est pas conforme au contenu de la proposition de règlement européen, à la différence du CLOUD Act américain, qui vise précisément les données présentes dans un cloud, c’est-à-dire stockées sur des serveurs.

33De surcroît, si l’on compare les deux textes européens, on mesure à quel point ils mettent en place des régimes différents. Dans les lignes directrices du Conseil de l’Europe, ce sont les parties qui produisent des preuves électroniques en justice. Il s’agit donc pour le juge d’appréhender ces preuves en tenant compte des difficultés qui résultent de leur nature : leur authenticité, les problèmes techniques liés à leur recueil, la manière d’apprécier leur valeur probante. À l’inverse, dans la proposition de règlement, c’est le juge pénal qui prend l’initiative d’aller chercher des preuves là où elles se trouvent. Le texte réglemente donc les difficultés liées à cette recherche : d’une part, la relation entre le juge et le fournisseur de service, d’autre part, la nécessité de préserver les droits des personnes concernées par ces données, et notamment le droit au respect de la vie privée.

34En définitive, l’analyse comparée de ces deux textes de droit européen révèle la difficulté d’appréhender de façon uniforme le concept de preuve électronique et le régime applicable à ces preuves. Le surgissement de la technologie numérique et la manière avec laquelle cette technologie a envahi l’univers juridique semblent avoir enveloppé la preuve électronique dans un épais brouillard qui est imagé par ce nuage (le cloud) censé contenir toutes les données dont le juge pourrait avoir besoin dans la détermination des faits. Si la technologie numérique a considérablement modifié la science et le droit de la preuve, elle n’a pas permis de faire émerger un concept nouveau, que l’on appellerait e-evidence. En revanche, elle a ajouté de la complexité dans les procédures probatoires. Elle a parfois conduit à réviser les règles existantes et d’autres fois à créer de nouveaux régimes probatoires. Cette évolution n’est pas achevée. Les preuves électroniques, dans leur diversité, ont encore beaucoup à apporter au processus d’établissement des faits en justice sans qu’il soit nécessaire d’user de la bannière e-evidence pour les désigner et les réglementer.

E. V.

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Notes

1 V. sur ce point : E. Dreyer, «  Contrôle de cassation et légalité pénale  », Dr. pén. 2019, étude 20.

2 JCP G 2019, 571, note L. Desessard ; AJ pénal 2019, n°  6, p. 328, note J.-P. Céré ; Gaz. Pal. 2019, n°  15, p. 22, note R. Josseaume ; Dr.pén., 2019, n°  6, p. 48, note J.-H. Robert.

3 Cass. crim., 5 nov. 2013, n°  13-81.447 ; Dr. pén. 2014, n°  3, p. 30, note J.-H. Robert.

4 D’un point de vue purement théorique, la question se pose également en sens inverse : comment admettre qu’une personne ne soit pas condamnée alors que la valeur mesurée par l’éthylomètre pourrait franchir le seuil une fois corrigée à la hausse ?

5 Sur les tensions entre recherche de la vérité et acceptabilité de la décision de justice dans le droit de la preuve, v. X. Lagarde, «  Vérité et légitimité dans le droit de la preuve  », Droits 1996, n°  23, p. 31-39 ; C. Nesson, «  The Evidence or the Event ? On Judicial Proof and the Acceptability of Verdicts  », Harv. L. Rev. 1985, vol. 98, p. 1357.

6 F. Gorphe, La critique du témoignage, Dalloz, 1924.

7 AJDA 2019, n°  25, p. 1448, note T. Escach-Dubourg ; P. de Corson, «  Examens radiologiques osseux : quand le Conseil constitutionnel fait rimer absence de fiabilité avec conformité. À propos de la décision du Conseil constitutionnel du 21 mars 2019 (n°  2018-768 QPC)  », La Revue des droits de l’homme 2019 [en ligne] ; Rev. crit. DIP 2019, n°  4, p. 972, note F. Jault-Seseke.

8 Daubert v. Merrell Dow Pharmaceuticals, 509 U. S. 579 (1993). R. Encinas de Munagorri, «  La recevabilité d’une expertise scientifique aux États-Unis  », RIDC 1999, n°  3, p. 621-632 ; O. Leclerc, Le juge et l’expert. Contribution à l’étude des rapports entre le droit et la science, LGDJ, 2005, p. 373.

9 Non-respect de la condition de subsidiarité (l’absence de document d’identité valable n’était pas établie), non-démonstration de ce que la personne concernée avait consenti à l’examen.

10 C. Marie, «  Détermination de la minorité : rappel bienvenu par la Cour de cassation des modalités de recours aux examens osseux et de la portée de leurs conclusions  », Lex Base 30 janv. 2020, n°  811 ; Procédures 2020, n°  2, comm. 45, obs. A.-S. Chavent-Leclère ; Dr. famille 2019, n°  2, p. 34, note Ph. Bonfils ; Gaz. Pal. 2019, n°  18, p. 60, note F. Fourment.

11 Sur le site de la Commission européenne, «  E-evidence - cross-border access to electronic evidence  », https://ec.europa.eu/info/policies/justice-and-fundamental-rights/criminal-justice/e-evidence-cross-border-access-electronic-evidence_en V. égal. S. Peyrou, Le projet de règlement «  E-evidence  » (preuves électroniques) présenté par la Commission européenne : un «  Cloud Act  » européen,

12 https://edps.europa.eu/sites/edp/files/publication/19-11-06_opinion_on_e_evidence_proposals_fr.pdf

13 Clarifying Lawful Overseas Use of Data Act. À propos de ce texte, v. not. U.S. Department of Justice, Promoting Public Safety, Privacy, and the Rule of Law Around the World, White Paper, avr. 2019,

14 Directive 1999/93/CE du Parlement européen et du Conseil, du 13 décembre 1999, sur un cadre communautaire pour les signatures électroniques.

15 V. V. Gautrais, «  Preuve des reproductions : vues d’ailleurs ! », CDST 2014 [en ligne], n°  4,

16 Art. 1367 C. civ. combiné avec l’art. 1 du décret n° 2017-1416 du 28 septembre 2017 relatif à la signature électronique.

17 Art. 287 CPC.

18 Le texte du Conseil de l’Europe utilise cette expression générique, qui montre que la dichotomie recherchée est loin de s’imposer avec évidence.

19 Toutefois, le témoignage par visioconférence y est également abordé et donne lieu à une série de recommandations spécifiques, liées à la sécurité et à l’intégrité de la liaison vidéo ou aux critères qui devraient être pris en compte pour justifier le recours à cette technologie. Mais ces règles spécifiques à la preuve orale laissent place dans le texte du Conseil de l’Europe à un régime générique, adapté à la preuve écrite.

20 Art. 61-1 et s. CPP et art. 77-1-1 et s. CPP. 

21 V. Franssen, A. Berrendorf, M. Corhay, «  La collecte transfrontière de preuves numériques en matière pénale. Enjeux et perspectives européennes  », e-Revue internationale de droit pénal 2019,

22 Factures détaillées permettant de connaître les métadonnées de communication, telles que les numéros entrant et sortant, les heures des communications, etc.

23 V. le point 2 de l’exposé des motifs de la proposition de règlement, et en particulier le paragraphe consacré à la proportionnalité.

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Pour citer cet article

Référence papier

Géraldine Vial, Olivier Leclerc et Étienne Vergès, « Preuves scientifiques et technologiques »Cahiers Droit, Sciences & Technologies, 11 | 2020, 209-226.

Référence électronique

Géraldine Vial, Olivier Leclerc et Étienne Vergès, « Preuves scientifiques et technologiques »Cahiers Droit, Sciences & Technologies [En ligne], 11 | 2020, mis en ligne le 31 octobre 2020, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/cdst/2963 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cdst.2963

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Auteurs

Géraldine Vial

Maître de conférences à l’Université Grenoble Alpes

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Olivier Leclerc

Directeur de recherche au CNRS, CERCRID (UMR 5137), Université Jean Monnet, Université de Lyon

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Étienne Vergès

Professeur à l’Université Grenoble Alpes

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