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Penser en exil. Intellectuels et mobilité

Langue, mémoire et identité : esthétique de l’exil chez Adélaïde Blasquez et Jorge Semprun

Sophie Milquet
p. 173-188

Résumés

Cet article se propose de confronter deux manières de vivre l’exil linguistique en littérature, à travers l’analyse des romans L’algarabie (1981) de Jorge Semprún et Le bel exil d’Adélaïde Blasquez (1999). Les deux auteurs sont issus de l’exil républicain espagnol, expérience qu’ils reprennent dans leur œuvre romanesque. Il s’attarde sur les principaux vecteurs de l’altérité linguistique, à savoir la conscience linguistique, les interférences et l’usage de l’espagnol dans un texte en français. Ceci mènera à l’analyse des problématiques identitaires et mémorielles, particulièrement intéressantes dans l’expérience de l’exil entendue comme déchirement de soi.

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Texte intégral

1En juillet 1936, l’insurrection nationaliste plonge l’Espagne dans trois années de guerre civile suivie d’une dictature de plus de 30 ans. On sait quelle fracture a signifié ce conflit, tant pour les histoires individuelles que pour l’histoire du pays. Cette fracture a été accentuée encore davantage par l’exil massif parmi les familles pro-républicaines, un grand nombre de ces familles ayant passé la frontière dans l’espoir de trouver en France une terre d’accueil.

2Toute une génération d’écrivains est issue de cet exil républicain. En fait de terre d’accueil, la France a souvent trahi les espérances (hostilité, camps d’internement, etc.), mais nombre d’auteurs ont adopté le français – ou est-ce le français qui les a adoptés ? – comme langue d’écriture. C’est le cas d’écrivains tels que Michel del Castillo, Rodrigo de Zayas, Carlos Semprún-Maura, José Luis de Villalonga, Agustín Gómez-Arcos, Jacques Folch-Ribas, Jorge Semprún et Adélaïde Blasquez. Pour eux, propulsés au rang des auteurs bilingues en la compagnie de Samuel Beckett ou Joseph Conrad, l’exil se double alors en quelque sorte d’un « exil linguistique ».

  • 1 . Dans la suite de cet article, les numéros de pages entre parenthèses feront référence à l’édition (...)
  • 2 . Les numéros de pages entre parenthèses feront référence à l’édition suivante : Adélaïde Blasquez, (...)

3Cette communication se propose de confronter deux manières de vivre l’altérité linguistique au sein du fait littéraire, à travers l’analyse des romans L’algarabie (1981) de Jorge Semprún1 (né en 1923) et Le bel exil (1999) d’Adélaïde Blasquez (née en 1931)2. Ceci mènera à l’analyse des problématiques identitaires et mémorielles développées dans les deux romans. Les deux auteurs sont issus de la même génération sacrifiée d’enfants ou d’adolescents lors de la Guerre civile espagnole. Tous deux ont suivi le chemin de l’exil, de l’Espagne à la France, une expérience qu’ils mettent au centre des romans que nous allons évoquer.

4L’algarabie raconte les événements de la dernière journée d’un exilé espagnol, Rafael Artigas. On est en 1975 et Franco va bientôt mourir. À Paris, sur la rive gauche, s’est installé au lendemain de mai 1968 un gouvernement révolutionnaire baptisé la « Commune de Paris ». Le moteur de cette « commune » est un groupe d’exilés espagnols de la Guerre civile. Rafael Artigas, atteint par la nostalgie du pays natal, se rend auprès de l’administration pour tenter d’obtenir des papiers d’identité afin de rentrer en Espagne, mais il va mourir le jour-même.

5Adélaïde Blasquez va, quant à elle, jusqu’à inscrire l’exil dans le titre du roman, car au sein de sa famille éclatée l’exil est paradoxalement le seul fil rouge. On en hérite véritablement de génération en génération, et il acquiert des dimensions diverses. José Martín Blázquez, le père, est officier de l’Armée républicaine. Quelques mois après le soulèvement franquiste, alors que la petite Adélaïde est âgée de cinq ans, il envoie sa femme et ses enfants en Allemagne, pays d’origine de son épouse, pensant qu’ils y seront à l’abri. C’est sans compter la montée du nazisme, de très mauvais augure pour la famille d’ascendance juive du côté maternel et républicaine espagnole du côté paternel. Ils doivent fuir en Belgique, puis en France. Le père les suit dans l’exil, s’établissant un temps en France occupée, puis s’exilant à Buenos Aires jusqu’en 1964, date à laquelle les militaires « infidèles » ont été pardonnés par Franco. Il rentre alors en Espagne, mais décède dans les mois suivant son retour : « Ainsi font les saumons qui […] remontent les fleuves jusqu’aux lieux de leur naissance quand ils sentent la fin venir. Et il en mourra. Dix ans trop tôt » (p. 12). La mère, née de l’union d’un juif hongrois et d’une Allemande, avait en outre fait très jeune le choix volontaire du départ vers l’Espagne. À partir de là, « ballotée par l’Histoire » (p. 139), sa vie ne sera plus qu’exils. Notons également qu’Adélaïde semble transmettre le « gène du déracinement » à sa fille, puisque celle-ci décide à son tour de s’expatrier en Israël.

6Pour les deux auteurs, ces histoires d’exil s’inscrivent, cela va sans dire, dans une certaine tension vers le genre autobiographique. Celle-ci s’exerce chez Adélaïde Blasquez en ce que les événements décrits lui sont réellement arrivés. C’est l’histoire de ses exils qu’elle fait, bien que les commentaires s’égarent souvent dans le fantasme. La narratrice dialogue par exemple avec des absents ou des morts. Chaque chapitre est centré sur une figure importante de la vie d’Adélaïde : le père (P), la mère (M), la fille (E) et l’amie (L’entre-deux), établissent sur l’ensemble un dialogue imaginaire avec la fille, à qui la mémoire familiale est léguée.

7Chez Jorge Semprún, en revanche, l’univers semble a priori tout à fait fictionnel, la réalité parisienne des années 1970 se trouvant déformée. On peut néanmoins voir des similitudes frappantes entre la personnalité de l’auteur et celle du personnage principal. Jorge Semprún et son personnage Rafael Artigas sont des écrivains exilés à Paris, mais n’ont jamais pris la nationalité française. Ils ont tous deux été internés à Buchenwald. Le véritable nom du personnage principal reste inconnu du lecteur, mais son prénom commencerait par la lettre « J », peut-être « Jorge ». Par ailleurs, on sait qu’ « Artigas » était l’un des pseudonymes de Semprún quand il œuvrait pour le Parti Communiste Espagnol dans la clandestinité. Et en une remarquable mise en abyme, Artigas commence lui aussi à écrire un roman intitulé « L’algarabie »…

(Méta)linguistique de l’exil

8Dans ces deux romans, l’exil n’est pourtant pas seulement éloignement géographique ou culturel, il est surtout épreuve de l’entre-deux linguistique. On pourrait isoler trois vecteurs principaux de cette altérité linguistique. Le premier réside dans la récurrence des réflexions métalinguistiques qui viennent sans cesse creuser le cours des récits et témoigne de cette façon du déchirement vécu et de la relative extériorité des narrateurs.

9S’arrêter sur des tournures permet en effet de faire ressortir des éléments révélateurs sur les sociétés en présence. Pour la narratrice du Bel exil, cela peut être l’occasion de réaffirmer son identité espagnole :

— Il y a une expression très jolie en français pour dire qu’on essaie de se rappeler quelque chose.
— Fouiller dans ses souvenirs ?
— Perdu.
— Se rafraîchir la mémoire ?
— Gagné. Dans votre langue, la mémoire est au mieux un objet brûlant qu’on ne manipule qu’avec certaines précautions…
— Et au pire ?
— Une cave. Une cave glacée où on descend à contrecœur et qu’on fouille par nécessité, des fois qu’on y retrouverait la chose perdue. En espagnol…
— En espagnol « on fait de la mémoire » ?
— Affirmatif. Se hace memoria. […]
En Espagne, on n’a pas pour habitude de fouiller dans ses souvenirs, il ne viendrait à l’idée de personne de mettre son passé au frais. (p. 318)

10Cette réaffirmation identitaire passe par la critique de la langue et de la culture françaises qui semblent dès lors faire office de repoussoirs :

Prends l’expression « cucul gnangnan », qui est tout de même à rejeter pour cause d’affectation ou de simplesse d’esprit. En allemand, ça donne kitsch, en espagnol, ça donne cursi, et en français, ça donne quoi ? Rien du tout à part une entourloupe. Le Kitsch des Allemands c’est le kitsch et tout est dit, chacun peut reconnaître là une de ces exceptions culturelles qui vous posent une nation. Le cursi,la cursilería espagnols sont des mots que l’on peut trouver inattendus ou même chargés de mystère, et pourtant ils ne trompent l’attente d’aucun natif, il suffit de se les mettre en bouche pour comprendre que si mystère il y a, il ne faut le chercher que dans leur pouvoir déflagrateur. Alors, comment se fait-il donc que pas un de nos parleurs officiels, pas une de nos vigies du juste parler n’ait trouvé moyen de mettre un nom bien à nous sur la chose ? Et que le simple utilisateur de cette langue implacable, de cette langue si intolérante aux trous noirs de la pensée qui est la nôtre, en soit réduit à bêtifier ou à se contenter d’un mot d’importation pour lui donner un semblant d’existence ? Du moment qu’on éprouve le besoin de la nommer, et quand ce ne serait qu’un seul d’entre nous, c’est qu’elle sévit ici comme ailleurs, c’est que nous ne pouvons plus faire semblant de la voir sans la voir, vrai ou faux ? (p. 12-14).

  • 3 . Maria del Carmen Molina Romero, « écrivains afrancesados au xxe siècle », dans Axel Gasquet et Mo (...)

11Tout se passe comme si la position périphérique comme locutrice de la narratrice – et à plus forte raison, d’Adelaïde Blasquez comme écrivain – ne faisait qu’affûter son regard. Maria del Carmen Molina Romero voit d’ailleurs chez elle, comme chez Jorge Semprún, une « sensibilité linguistique toute spéciale qui rend plus aiguë sa conscience langagière », les apparentant à des « philologues et parfois des philosophes des langues »3.

12Comme Adélaïde Blasquez, Jorge Semprún établit des parallèles entre l’usage de certaines structures linguistiques et une vision particulière du monde. Le narrateur assimile par exemple le fait de ne pas prononcer le « e » muet à l’ « esprit tordu » des Français (p. 26). Cependant, ses remarques métalinguistiques témoignent davantage d’une attention ludique à la forme que d’un parti pris identitaire, sans que cela ôte quoi que ce soit à la pertinence des réflexions. Le narrateur ne cesse de réfléchir à l’écriture du récit en train de se faire tout en exhibant ses coutures :

13Ce qui avait provoqué les questions de Fabienne à l’arrivée de Carlos, c’était un passage sur lequel elle était tombée (c’est fou ce qu’on « tombe » dans la langue française même la plus châtiée, me permets-je de noter, moi, transcripteur d’origine métèque, […] on tombe beaucoup, en vérité, dans la langue française : on tombe sur quelqu’un dans la rue, ce qui ne veut pas dire, quoi qu’en pensent les élèves de première année, surtout les jeunes Scandinaves, je le dis par expérience, de l’Alliance française, qu’on se couche ou se renverse tout de go sur le quidam ou la quidamesse en question ; on tombe sur un passage dans un livre feuilleté, cas de figure qui s’applique entièrement à notre, ou plutôt à leur Fabienne – je ne prendrai pas, en effet, à mon compte d’auteur tous les caprices de celle-ci – ce qui ne signifie pas qu’on trébuche sur ledit passage comme on bute sur une racine dans les sentiers d’une forêt, ce qui, d’une certaine façon, est regrettable : ce serait charmant, en effet, qu’un livre soit parcouru d’allées forestières ; on tombe malade, et par extension, […] on tombe également amoureux, comme si l’amour n’était qu’une maladie, affirmation courante et souvent mise en chanson […]on tombe, enfin, de toutes les façons, y compris en loques, en déliquescence ou en pourriture, ce qui nous rappelle l’enjeu obscur mais réel de toutes ces façons de tomber […] – mais j’en reviens à Fabienne qui était, elle, tombée sur un passage, sans se faire trop de mal, d’ailleurs) en feuilletant rue des Bourdonnais la traduction anglaise d’un ancien roman d’Artigas. (p. 226-228).

14Chez Adélaïde Blasquez comme chez Jorge Semprún, l’aspect linguistique de l’exil est ainsi fortement thématisé par cette profonde et constante attention aux langues en présence. Cela ouvre cependant très vite à une véritable linguistique de l’exil.

Le métèque et la rastaquouère

  • 4 . María Angélica Semilla Durán, « La división de las aguas : dialéctica del bilingüísmo en L’algara (...)
  • 5 . Ibid., p. 247.

15Les interférences constituent un autre vecteur. Les nombreux hispanismes sont une manière détournée d’insérer la langue étrangère dans le français. María Angélica Semilla Durán parle à ce sujet d’« hybridité » : « en lugar de marcar las fronteras entre los dos idiomas, las borran y establecen una circulación semántica, figurativa y hasta morfológica entre ambos »4. L’espagnol serait un « curso subterráneo » qui « lucha por ascender a la superficie (el francés) »5.

16Adélaïde Blasquez laisse ainsi apparaître des calques de l’espagnol, par exemple l’omission du sujet ou la généralisation de la conjonction espagnole « que », par exemple dans « Apparemment que » (p. 153). La déformation d’expressions vieillies en français, usitées en espagnol, telles que « incontinent » dans le sens adverbial de « sur-le-champ » (p. 94, p. 155) ou « mirer » pour « regarder » (p. 241), vient en outre renforcer cette impression d’étrangeté. Ce non-rejet des hispanismes est évidemment conscient, et même revendiqué. La narratrice se nomme elle-même « rastaquouère » (p. 81) ou « allogène » (p. 79, p. 82). Adélaïde Blasquez en fournit la raison dans un entretien : 

  • 6 . Patrice Martin et Christophe Drevet, La Langue française vue d’ailleurs ;cité par Maria del Carme (...)

Il y a énormément de gallicismes en espagnol, pourquoi ne pas introduire des hispanismes en français ? Par exemple, on dit bénévole en français, mais on ne dit pas malévole. Alors moi, j’emploierais malévole. […] j’essaie de casser le français pour lui donner ma liberté à moi6.

  • 7 . Maria del Carmen Molina Romero, « Écrivains entre deux langues… », art. cit., p. 560.

17Jorge Semprún a même choisi de mettre un hispanisme – c’est-à-dire ce qui est communément considéré comme une erreur – en tête de son roman. En effet, le mot « algarabie » n’existe pas en français, le mot espagnol étant « algarabia ». Sous le couvert du français, c’est donc bien l’espagnol qui impose sa voix. Ce titre polysémique (selon le dictionnaire de la Real Academia : langue arabe ; langue ou écriture inintelligible ; ensemble confus de cris de différentes personnes qui parlent en même temps ; manière de parler maladroitement et en prononçant mal les mots ; affaire embrouillée, enchevêtrement) annonce une situation de communication difficile due à une langue étrange ou étrangère, un « récit polyglotte et polyphonique »7.

18Il se trouve en outre que L’algarabie est le titre du roman qu’Artigas projette d’écrire (c’est l’un des arguments pour voir en lui l’un des doubles de l’auteur). Le narrateur avoue que « le mot n’existe pas, qu’il n’est que la francisation purement formelle, phonétique et fantaisiste, d’un mot espagnol » (p. 405). Cette « algarabie » est caractéristique du langage des personnages du roman, pour l’essentiel des Espagnols immigrés dans la Commune.

[…] les Espagnols, quand ils parlent en français, truffent cette langue de modismes (tiens, le Narrateur aussi : « modismes » étant justement un hispanisme pour dire « tournures »), de tournures, donc, provenant de leur parler maternel, de mots à peine francisés, de locutions toutes faites et littéralement traduites (comme lorsqu’il disent qu’Untel « s’est fait du cœur avec ses tripes », pour dire qu’il a pris son courage à deux mains ; d’une fille qu’elle a « de l’ange » ou du « fantôme » pour dire qu’elle a du charme). D’ailleurs, quand ils parlent leur langue maternelle, il se produit un phénomène inverse et symétrique : les Espagnols de la Z.U.P. ne parlent plus aucune langue correctement. Ils parlent, très précisément, un sabir : mot, ce dernier, d’origine espagnole, comme chacun sait, et qui situe parfaitement les sources déracinées de leur savoir langagier. (p. 57)

19Mais le narrateur n’échappe pas non plus à l’emprise de « l’algarabie », se désignant comme un « métèque » (p. 226) :

Sans doute connaissait-elle ce récit ad nauseam […] peut-être vaudrait-il mieux dire qu’elle connaissait « à satiété », « par cœur », ce récit de voyage aux USA, « qu’il lui sortait par les trous du nez », « qu’elle en avait jusqu’à la coronille » - ah non ! ça, c’est un barbarisme hispanisant ! (p. 106).

  • 8 . Id.

20Il ne cesse de souligner ses propres formes échappant à la norme. C’est sans doute là que l’altérité linguistique se fait le plus sentir, la langue des auteurs bilingues étant perpétuellement « en surveillance d’elle-même »8. Il semble être mal à l’aise, s’excuse, mais ne cherche pas à remplacer les formes « fautives ». Car le calque d’un mot espagnol permet aussi de combler les lacunes du français. Ainsi, pour exprimer l’expérience des camps nazis, pour traduire l’Erlebnis allemand, Artigas passe par le mot espagnol « vivencia » :

Cette mort d’il y a trente ans. Plus le temps passe et moins nous serons nombreux à partager cette certitude sereine et visqueuse d’inexplicable survie. D’indécente survie. Jusqu’au jour où cette patrie de rêve sera totalement privée de rêveurs. Où il n’en restera plus que des traces écrites. Des écritures plus ou moins malhabiles sujettes à toutes les lectures et interprétations possibles. Mais plus aucune Erlebnis. Aucune vivance de cette mort-là. (p. 143).

21Notons encore que la créativité linguistique dans les deux romans est encore accrue par l’invention de nombreux néologismes (par exemple, « sénuiter » chez Blasquez et « musiquer » chez Semprún) et jeux de mots.

Écrire l’espagnol dans le texte

22La trace la plus forte et la plus franche de l’altérité linguistique réside dans l’usage de l’espagnol au cœur de la narration. C’est le troisième vecteur qui peut être distingué. Loin d’être le fruit du hasard, l’apparition de l’espagnol est toujours porteuse de sens. Chez ces auteurs exilés à un âge précoce, l’espagnol apparaît tout naturellement comme la langue de l’enfance, apte à reconstruire le monde perdu. Dans L’algarabie, sa sonorité appelle la nostalgie de l’exilé qui aspire à rentrer en Espagne :

Cette brûlure, cette brûlante déchirure, ce déchirement tenait surtout à la sensation qui l’avait envahi, d’un seul coup, […] en entendant les paroles algarabiques de cette romance enfantine et mauresque : sensation du temps perdu, à jamais évanoui, absolument irrécupérable, qui l’avait fait brusquement prendre conscience de son âge, de la vieillesse approchante, comme si les premières phrases mélodiques de la cantilène, construites par assonance autour d’une succession de ‘m’, on l’aura remarqué : « yo me era mora Moraima – morilla », n’étaient là que pour suggérer analogique — et phonétiquement le son mouillé de « mourir », la glaciale humidité de la mort. (p. 158)

23Outre la retranscription de phrases entendues dans l’enfance (des slogans révolutionnaires aux prières catholiques chez Adélaïde Blasquez), l’espagnol est également associé à la révolte violente (c’est la langue de la mafia de la ZUP, soulevée contre l’ordre établi chez Jorge Semprún) et à la grossièreté. Les jurons et insultes, en effet, chez les deux auteurs, sont toujours exprimés en espagnol, consacrant par conséquent l’image stéréotypique d’une Espagne noire et passionnelle.

24L’espagnol est cependant aussi la langue par excellence de la poésie, comme en témoignent les nombreuses références à Garcia Lorca chez Adélaïde Blasquez, et elle est la seule qui convienne pour les « écritures intimes » (p. 33) dans L’algarabie.

25Avec une telle présence de l’espagnol, la question de la réception se pose évidemment très vite à l’intérieur des romans. Semprún fournit la plupart du temps une traduction pour aider les lecteurs unilingues, et dans le même mouvement, souligne son geste :

Sept ans auparavant, [Paula] avait mis ses mains sur ses épaules à lui, sur cette plage déserte de l’île des Pins où fleurissaient des plantes grasses. « Lástima », avait-elle dit, « que tan sólo me gusten las mujeres ! ». [Artigas] avait ri, lui caressant les hanches. « A mí también », répondit-il, « eso al menos tenemos en común ! ». (p. 182)

26Mais le Narrateur s’avise brusquement du fait que tous les lecteurs de ce récit n’ont peut-être pas vécu dans la Z.U.P. maintenant disparue, qu’ils ne connaissent donc pas la langue du Manchot de Lépante : il traduit donc illico les phrases précédentes au bénéfice de la compréhension la plus large possible, et même si cela nuit au vérisme qui constitue l’un des enjeux de cette entreprise d’écriture.

Paula avait donc dit, sept ans auparavant : « Dommage que je n’aime que les femmes ! », à quoi Artigas avait répondu : « Mais moi aussi : nous avons au moins ça en commun ! » La jeune femme avait alors éclaté de rire. (p. 182)

27Il ne s’agit donc jamais d’une simple juxtaposition des termes espagnols et français. Le narrateur ne cesse de jouer avec sa traduction, la noyant parfois dans le récit, comme pour tenir le lecteur unilingue en haleine :

Il pensa tout ça à la fois en dégainant le smith and wesson, en le pointant. Solo ante el peligro, pensa-t-il. Il rit tout seul, d’un éclair muet que nul n’entendrait plus désormais, qui ne marquerait plus rien de son ironie grinçante. Il rit tout seul, dans un éclair silencieux, en se disant le titre espagnol de ce western, un classique du genre, où un homme seul affronte tous les dangers. (p. 432)

28De la même manière, quand il y a traduction dans Le bel exil (moins souvent que dans L’algarabie), la narratrice peut très bien user d’un « artifice de traduction » en insérant celle-ci dans la trame narrative. Elle adresse ici sa plainte au poète Garcia Lorca en citant son poème « Llanto por Ignacio Sánchez Mejías » : « El niño trajo la blanca sábana, ah, Federico, mais quel enfant, dis, quel enfant apporta le drap blanc ? » (p. 49).

29La traduction reste néanmoins problématique dans le déroulement du récit. Le narrateur de L’algarabie est ici pris entre le besoin de traduire pour le lecteur et la discussion des personnages, qui semble se situer dans un monde complètement indépendant du sien :

— C’est vrai, tu ne goûtes pas les hommes ? demande Artigas.
Ou plutôt, car il a parlé en castillan, ¿No te gustan los hombres ? On aura pardonné la littéralité hâtive de cette traduction, due au fait que l’on ne veut pas perdre un mot de la conversation entre nos deux personnages.
[Paula] hoche la tête.
— C’est vrai, je n’ai pas de goût pour les hommes, dit-elle. (p. 263)

30La difficulté de la traduction est à d’autres endroits des romans portée à l’extrême, et les narrateurs ou les personnages buttent sur des expressions, avant d’en constater l’intraductibilité. La traduction devient dès lors objet du discours, notamment dans L’algarabie :

Il faut bien préciser que de cette transcription approximative, qu’Artigas improvisa verbalement pour la jeune Allemande deux ou trois jours plus tard, seuls les deux derniers vers lui posèrent quelque problème. En apparence, c’était les plus simples, les plus faciles : entraremos a saco/por el ojo del ano, pouvant en effet se traduire littéralement par « nous mettrons à sac / l’œil du cul » […]. Mais, outre que le rythme et le phrasé des vers devenait en français d’une platitude navrante, dans cette transposition littérale, celle-ci semblait à Artigas laisser échapper des nuances sémantiques assez primordiales. Entrar a saco, en effet, signifiait, plus clairement que son équivalent français, le mouvement désordonné, cruel sans doute, mais non dépourvu d’une certaine joie sauvage et débordante, qu’entraîne le pillage d’une ville […]. (p. 35)

31Il est symptomatique que cet exemple concerne la poésie. Dans Le bel exil également, les mots du poète se trouvent taxés d’intraductibilité :

Et où, dans quelle autre langue de la terre faudrait-il puiser pour faire chanter ce « hélas » du cantor flamenco, spontanément réinventé, par quoi s’amorçait et se clôturait chacune de vos phrases, convenait-il de le gommer, ce Ay !, étiré aux limites du possible qu’il faut arracher à ses risques et périls du plus profond des eaux profondes pour le laisser fuser d’un seul jet sous peine de l’abolir en un hiatus final ? (p. 60)

32Le roman regorge ainsi de « Ay, vida mía ! »,« Ay, hija mía ! » ou « Ay, corazón, por Dios ! » qui viennent rompre le rythme du français, sans jamais être traduits. De même, la narratrice exprime ses difficultés à rendre en français les inflexions des femmes espagnoles en deuil ou les « imparfaits du subjonctif si mal reçus dans mon pays d’accueil, si naturellement respirés dans le parler populaire de ce pays-ci » (p. 60).

33L’adage « traduttore traditore » semble sous-tendre tout le roman. Par exemple, après avoir parlé longuement de la propriétaire d’une pension, qu’elle juge « très espagnole », elle en vient à douter d’avoir bien fait : « Mais moi qui buvais vos paroles, j’en suis à me reprocher de les avoir trahies. Car vous y êtes bel et bien venue, aux mots intraduisibles qui me martyrisaient toute, malgré mes efforts pour les repousser […] » (p. 59).

34On pourrait également voir dans le style assez soutenu des auteurs une caractéristique supplémentaire de cette « linguistique de l’exil », en une sorte de compensation au sentiment d’infériorité linguistique. La narratrice de Le bel exil décrit le comportement d’allophones (elle-même et son père) qui s’appliquent à écrire un français châtié : « La lettre est écrite d’une traite et dans un français appliqué, foisonnant de ces locutions supposées typiques dont raffolent les étrangers, qui, par crainte de manier mal une langue qu’ils aiment d’amour, espèrent ainsi se dédouaner des torts qu’ils pourraient lui faire » (p. 19).

  • 9 . Jorge Semprún, Adieu vive clarté, Paris, Gallimard, 1998.

35Jorge Semprún, dans Adieu vive clarté 9, relate une anecdote qui va dans le même sens : une boulangère, entendant son accent espagnol alors qu’il vient d’arriver en France, invective les étrangers en général et les « rouges » en particulier. Il se promet ce jour-là d’apprendre le français aussi bien que sa langue maternelle.

L’entre-deux soi : mémoire et identité

36Le fait que dans les deux romans, certaines phrases prennent des allures proustiennes, très longues, voire labyrinthiques, avec de nombreuses incises, attire l’attention. Voici un exemple des « phrases méandres » d’Adélaïde Blasquez :

Je réfléchirai plus tard aux modalités de l’opération, mais en ce 14 avril 1944, j’en fais le serment, je n’aurai plus d’autre but ni d’espérance que de m’introduire dans le palais du Pardo, à Madrid, un poignard dissimulé dans l’échancrure de mon corsage, et sinon dans sa baignoire, du moins dans le bureau calfeutré d’où sortent sans sa contre-signature quoiqu’avec son aval, je le tiens de mon frère, Alejo, les arrêts de mort signés par ses comparses, de cette même main qui, dans la cuisine d’un appartement sis au 62 de la rue du Cherche-Midi, à Paris, caresse les cheveux de José Martín Blázquez sanglotant, de plonger la lame de mon poignard dans le cœur du Generalísimo Franco. Noir et blanc. (p. 98)

37Dans les deux romans, du reste, il est plusieurs fois fait mention de Proust, non seulement pour ses caractéristiques formelles, mais aussi pour ses thématiques. Dans L’algarabie par exemple, Artigas rejette l’influence de « l’écrivain de la mémoire » que les critiques littéraires voient dans son œuvre. Il entreprend pourtant un récit d’enfance logorrhéique commençant par « Je me suis longtemps couché de bonne heure, mais je ne m’endormais jamais tout de suite » (p. 48), et faisant la part belle aux mots espagnols déclencheurs de souvenirs. On touche là à une thématique incontournable autant que complexe dans l’écriture de l’exil.

  • 10 . Pour approfondir la question de la mémoire dans l’œuvre semprunienne, consulter María Angélica Se (...)

38Dans L’algarabie, la mémoire d’Artigas se fait migrante, et envahit celle d’un autre personnage, Carlos-Maria Bustamante. Celui-ci se souvient de pans entiers de l’existence d’Artigas sans l’avoir connu auparavant. Il peut même réciter des vers entiers d’un de ses poèmes jamais publié. L’explication viendra plus loin : Artigas est sur le point de mourir et ses souvenirs prennent place dans la mémoire de Carlos né en septembre 1936, le jour où Artigas a débarqué en France. Ce sera d’ailleurs lui qui, avec Anna-Lyse, finira d’écrire « L’algarabie », roman ébauché par Artigas. En outre, lorsqu’Artigas tente de prouver son identité grâce à des papiers de rapatriement des camps de la mort, la responsable de l’administration objecte que le document ne porte pas de photographie. Elle va alors chercher un autre dossier d’un rescapé des camps, qui lui possède bien une photo. Dans ce dossier, elle tombe sur une lettre, adressée à Artigas, qui ne lui est jamais parvenue. Cette lettre est signée par un Hongrois qui lui dit être un de ses compagnons de voyage jusqu’à Buchenwald. Or, les dates ne correspondent pas. Artigas comprend alors que cet homme a fantasmé leur rencontre à partir d’un de ses romans. La mémoire apparaît donc dans le roman comme un objet instable, qui flirte avec l’imaginaire10.

39Dans Le bel exil, la narratrice, meurtrie par la fracture de l’exil, cherche à jeter des ponts entre l’avant et l’après à l’aide d’un récit mémoriel adressé à sa fille. Le roman même sert donc l’exacerbation de la mémoire familiale. Mais cette mémoire est tellement difficile à assumer et à restituer qu’Adélaïde finit par aller (ou s’imagine aller) dans un pavillon psychiatrique. Incapable de faire la médiation entre les deux langues et les deux cultures, de trouver un équilibre, de vivre sereinement sa double appartenance, Adélaïde serait devenue « schizophrène ».

  • 11 . Paul-Augustin Deproost, Laurence Van Ypersele et Myriam Watthee-Delmotte, Mémoire et identité. Pa (...)
  • 12 . Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Seuil, t. 3, 1985.

40La mémoire intervient en effet inévitablement dans la construction de soi. « Le présent est un palimpseste » et « les individus comme les collectivités se constituent par une mémoire qui est une construction élaborée au fil du temps »11. Il s’agit là de la « mise en récit » ricardienne12. Il n’est donc pas étonnant qu’une mémoire biaisée induise une identité pathologique (la schizophrénie d’Adélaïde), ou à tout le moins, difficile. À ce titre, il est significatif que dans L’algarabie, Artigas mène une quête cocasse pour prouver son identité à l’administration : « Il faut que je prouve que je suis bien moi-même » (p. 21). Carlos, sous le joug de la mémoire du personnage principal, est à son tour menacé d’une défaillance de son identité : « Une fois encore, il est égaré dans une mémoire qui ne lui appartient pas, à laquelle, plutôt, il appartient. Sa propre identité s’évapore comme de l’eau entre ses doigts » (p. 98).

41Le jeu autour des noms propres est l’un des indices les plus clairs de cette instabilité identitaire développée par ces auteurs de l’exil. Dans les deux cas en effet, l’acte de nomination ne va pas de soi.

42Dans Le bel exil, un jeu de dédoublement se fait entre Adélaïde et Adelaida, à travers lequel est remise en question toute la transmission mémorielle. L’auteure signe d’ailleurs du nom d’Adélaïde Blasquez alors que son vrai nom est Adelaida Martín Fischer. Ce faisant, elle choisit le second nom du père, espagnol, et efface toute trace de ses origines allemandes. Elle francise également Blázquez en Blasquez. Dans le roman, la narratrice insiste sur les changements phonétiques qu’une langue autre fait subir au nom : « C’est que Enrique Milerre, Heinrich Muller ou Henry Milère, selon, possède toutes les générosités » (p. 34). C’est aussi le cas pour Alejo, le frère d’Adélaïde, affublé en Belgique du sobriquet d’« Allégros Blatekeis ».

43Dans L’algarabie, le nom d’Artigas n’est qu’un pseudonyme. Il recherche lui-même des preuves de son nom véritable, qui restera jusqu’au bout inconnu du lecteur. L’identité est également le thème du roman dans le roman, écrit par Artigas :

— Un passeport, dit Artigas, des papiers. Il faut que ça soit en rapport avec l’identité !
Boris hoche la tête.
— D’accord, dit-il. L’identité, ce n’est pas mauvais. Ca fait un peu mode, toutefois, mais tant pis (p. 407).

44À plus d’un endroit dans le roman de Semprún, on trouve en outre une mise en parallèle des mots « je » et « jeu », concernant tant Artigas que le narrateur :

[…] Artigas […] avait fini par s’abandonner à ce jeu, ou ce Je, du magnétophone… (p. 36)

Mais je ne vais pas raconter ici, ce n’est pas le moment – tiens ! voici le Narrateur pris au piège du Moi, au jeu du Je, au leurre sécurisant de l’auto-affirmation, de l’Ego égotisant ; pourtant, le Narrateur avait le projet bien établi de rester sournoisement en arrière et dans l’ombre, essayant de tirer benoîtement les ficelles du récit, et ce Je intempestif, spontané, brouille les cartes […]. (p. 50)

45Mais les problèmes identitaires dépassent le seul cadre individuel, et concernent également l’appartenance culturelle, voire nationale. De la même manière qu’Adélaïde exacerbe la mémoire familiale, on peut voir dans son rapport à l’Espagne une sorte de surinvestissement identitaire. Elle dit en effet son hispanité sur le mode de la stéréotypie (à travers la mise en avant de « traits de caractère » comme la tristesse festive, la fierté ou la fascination morbide). L’auteure s’en explique dans un entretien avec Karl Kohut :

  • 13 . Karl Kohut, Escribir en París : Entrevistas con Fernando Arrabal, Adelaïde Blasquez, José Corrale (...)

En ce qui me concerne, l’absence du père ou la « fixation au père » qui en a résulté, ont produit une identification forcenée aux valeurs que je prêtais à l’Espagne ; imaginant que mon père était l’Espagne, j’ai voulu être l’Espagne à moi toute seule, j’ai voulu incarner à moi toute seule les valeurs que je prêtais à tort ou à raison à l’Espagne : l’honneur et l’ascèse ou […] « l’hispanité de Sénèque, le sénèquisme de Manolete, la tauromachie de la vertu, le quichottisme du Cid, la confrontation incessante de la mort », etc. Je me considère tout à fait comme Espagnole, je me considère même de plus en plus comme Espagnole parce que, au bout du compte, ces valeurs un peu absurdes sont toujours les miennes13.

  • 14 . Maria del Carmen Molina Romero, « Identité et altérité dans la langue de l’autre », Thélème, 18, (...)

46Cela conduit cependant à l’échec : l’identification n’est pas aussi nette qu’elle le dit. En effet, Maria del Carmen Molina Romero14 signale de manière assez percutante que la narratrice hésite souvent au moment d’utiliser un possessif, renvoyant sans cesse l’Espagne, son peuple, sa langue et sa culture de la première à la deuxième personne, marquant subtilement le rapport d’amour-haine et d’inclusion-exclusion qu’elle entretient avec la culture d’origine. Aussi la narratrice dit-elle au sujet du français : « cette langue si intolérante aux trous noirs de la pensée qui est la nôtre » (p. 13) ; mais elle passe plus loin à la deuxième personne : « Dans votre langue, la mémoire est au mieux un objet brûlant qu’on ne manipule qu’avec certaines précautions… » (p. 318).

47La fille, première destinataire du roman, semble avoir hérité du malaise identitaire de la mère. En effet, elle refuse d’être l’héritière de cette mémoire familiale, à laquelle elle substitue l’exaltation communautaire avec son exil en Israël : « Il lui fallait une mémoire, un légendaire, un territoire à soi. Le judaïsme faisait l’affaire » (p. 252).

48Chez Jorge Semprún au contraire, le refuge face au malaise identitaire imposé par l’exil n’est pas à chercher dans la collectivité. Le narrateur (et l’auteur) rejettent en effet toute identité nationale. Alors que les exilés de la Z.U.P tentent de reconstruire l’identité nationale hors du pays, le narrateur critique fortement cette tendance :

Il n’y a pas d’Espagne qui nous unisse et qui nous rassemble, qui nous rassure d’être espagnols : il n’y a que des Espagnes qui nous divisent et nous jettent les uns contre les autres… […] l’Espagne […] ne peut être la seconde patrie de personne, pas même des Espagnols. (p. 298-299)

49Par ailleurs, Artigas – comme Semprún – ne s’est jamais fait naturaliser. Quand la responsable administrative le lui reproche, Artigas lui répond :

« Vous êtes sans doute de ceux qui croient que la France est la deuxième patrie de tout le monde ? », question à laquelle il ne lui avait pas donné le temps de répondre, enchaînant aussitôt sur un discours ironique et virulent, […] où il avait été question, en tout cas, de son refus de se laisser empailler – allusion qu’elle n’avait comprise que plus tard, en pensant au second sens du verbe naturaliser –, du fait aussi que la condition idéale de l’écrivain était d’être apatride, de ne connaître, du moins, pour seule patrie que celle du langage […]. (p. 295)

50La condition de l’exilé est donc invivable : il ne veut pas de la France pour patrie et l’Espagne n’est la patrie de personne. Il va sans dire que cette situation inconfortable entre deux langues et deux cultures est aggravée par les circonstances tragiques du déracinement. Artigas remarque à ce sujet : « Mais c’est qu’on change tout le temps de nom quand on est Espagnol, exilé politique et communiste » (p. 339). Ni Français, ni pleinement Espagnols, les écrivains et narrateurs bilingues sont un peu « autres » partout où ils se trouvent.

L’écriture comme troisième voie

51Alors que cela apparaît à première vue comme un handicap, les deux auteurs ont fait de l’instabilité, tant linguistique que mémorielle et identitaire, leur credo littéraire. Adélaïde Blasquez dit d’ailleurs dans un entretien : « […] je ne crois pas que l’on puisse faire de bonne littérature sans prendre de hauts risques. La création est liberté et on ne s’ouvre à la liberté que lorsqu’on n’a rien à perdre […] » (p. 113).

52Si l’exil lui semble finalement positif, voire esthétique – l’exil est qualifié de « beau » dans le titre du roman –, c’est non seulement parce qu’il initie une mémoire propice à l’écriture, mais aussi parce qu’il revêt une dimension linguistique. Le choix du français, par le risque et le défi qu’il constitue, devient un véritable moteur. La narratrice juge à la fin du roman qu’ « avoir perdu tout à la fois le métier, la technique, l’orthographe, l’usage des mots et de la grammaire. […] c’est ce que l’on peut souhaiter de mieux au littérateur en panne d’innocence » (p. 230-231).

53Quant à Jorge Semprún, il fait le choix du français (pour l’essentiel de son œuvre) notamment par méfiance envers la langue espagnole :

  • 15 . Karl Kohut, Escribir en París…, op. cit., p. 172.

[…] parce qu’elle a une tendance presque spontanée […] à la solennité et à se prendre pour la langue de Dieu. Le castillan se parle très facilement comme un sermon ou comme un discours divin, c’est une langue très monolithique, très tranchante et très sûre d’elle-même et donc très facilement écrasant tout autour d’elle. Il y a une rhétorique castillane qui vient presque spontanément quand on commence à écrire en castillan […]15.

54Il explique également que cette rhétorique a été exacerbée par la dictature franquiste, et que le français préfère une certaine sécheresse et concision.

55Cependant, le choix du français, qui peut obéir à des motivations très diverses, n’est chez aucun des deux auteurs total et inconditionnel, l’écriture étant fortement teintée d’espagnol. Tout se passe donc comme si l’exil avait besoin d’une langue propre pour s’exprimer, car il faut dire l’ailleurs et l’ici, mais surtout la profondeur de la déchirure.

  • 16 . Ibid.,p. 160.

56Et en définitive, « la condition idéale de l’écrivain », comme le dit Rafael Artigas, n’est-elle pas « d’être apatride, de ne connaître, du moins, pour seule patrie que celle du langage » ? L’auteur ajoute même : « Mais le langage n’est pas forcément le langage dans son expression castillane ou française, c’est le langage comme moyen d’expression qui est ma patrie à moi. Avant même de l’être en français, ou en espagnol, il y a ça qui est la patrie. »16.

57La création littéraire devient donc la seule réponse valable aux hésitations mémorielles et identitaires et le seul lieu possible de l’exil, s’épanouissant entre français et espagnol, identification et rejet, passé et présent, réel et fiction.

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Notes

1 . Dans la suite de cet article, les numéros de pages entre parenthèses feront référence à l’édition suivante : Jorge Semprún, L’algarabie, Paris, Fayard, 1981.

2 . Les numéros de pages entre parenthèses feront référence à l’édition suivante : Adélaïde Blasquez, Le bel exil, Paris, Grasset, 1999.

3 . Maria del Carmen Molina Romero, « écrivains afrancesados au xxe siècle », dans Axel Gasquet et Modesta Suárez (dir.), écrivains multilingues et écritures métisses : L’hospitalité des langues, Clermont-Ferrand, Presses universitaires Blaise Pascal, 2007, p. 241.

4 . María Angélica Semilla Durán, « La división de las aguas : dialéctica del bilingüísmo en L’algarabie de Jorge Semprún », dans Axel Gasquet et Modesta Suárez (dir.), Ecrivains multilingues…, op. cit., p. 246.

5 . Ibid., p. 247.

6 . Patrice Martin et Christophe Drevet, La Langue française vue d’ailleurs ;cité par Maria del Carmen Molina Romero, « Écrivains entre deux langues : un regard sur la langue de l’autre », dans Manuel Bruña Cuevas, María de Gracia Caballos Bejano, Inmaculada Illanes Ortega et al., La culture de l´autre : espagnol en France, français en Espagne, Actes du colloque tenu à Séville du 29/11 au 02/12, Séville, AFPUE-SHF, 2006, p. 560.

7 . Maria del Carmen Molina Romero, « Écrivains entre deux langues… », art. cit., p. 560.

8 . Id.

9 . Jorge Semprún, Adieu vive clarté, Paris, Gallimard, 1998.

10 . Pour approfondir la question de la mémoire dans l’œuvre semprunienne, consulter María Angélica Semilla Durán, Le masque et le masqué : Jorge Semprun et les abîmes de la mémoire, Toulouse, Presses universitaires du Mirail, 2005.

11 . Paul-Augustin Deproost, Laurence Van Ypersele et Myriam Watthee-Delmotte, Mémoire et identité. Parcours dans l’imaginaire occidental, Louvain-la-Neuve, Presses universitaires de Louvain, 2008, p. 165.

12 . Paul Ricœur, Temps et récit, Paris, Seuil, t. 3, 1985.

13 . Karl Kohut, Escribir en París : Entrevistas con Fernando Arrabal, Adelaïde Blasquez, José Corrales Egea, Julio Cortázar, Agustín Gómez Arcos, Juan Goytisolo, Augusto Roa Bastos, Severo Sarduy, Jorge Semprún, Francfort, Verlag Klaus Dieter Vervuert, 1983, p. 109.

14 . Maria del Carmen Molina Romero, « Identité et altérité dans la langue de l’autre », Thélème, 18, 2003, p. 78.

15 . Karl Kohut, Escribir en París…, op. cit., p. 172.

16 . Ibid.,p. 160.

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Pour citer cet article

Référence papier

Sophie Milquet, « Langue, mémoire et identité : esthétique de l’exil chez Adélaïde Blasquez et Jorge Semprun »Cahiers de la Méditerranée, 82 | 2011, 173-188.

Référence électronique

Sophie Milquet, « Langue, mémoire et identité : esthétique de l’exil chez Adélaïde Blasquez et Jorge Semprun »Cahiers de la Méditerranée [En ligne], 82 | 2011, mis en ligne le 15 décembre 2011, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/cdlm/5733 ; DOI : https://doi.org/10.4000/cdlm.5733

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Auteur

Sophie Milquet

Doctorante. Elle prépare une thèse de doctorat à l’Université libre de Bruxelles en co-tutelle avec l’Université de Rennes 2 sur les femmes et l’événement guerrier dans les romans sur la guerre civile espagnole (corpus espagnol et francophone). Elle est rattachée au Centre d’Herméneutique littéraire (Centre Hermogène, ULB). Sa communication s’inscrit dans la continuité d’un travail universitaire précédent, réalisé dans le cadre d’un Master en FLE.

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