L’auteure tient à remercier de tout son cœur Claude-Olivier Doron et James H. Mills pour les discussions qui ont beaucoup enrichi cet article.
- 1 * Tepsis/EHESS/CMH-CRBC.
- 2 Comme le Comité central permanent de l’opium et l’Organe de contrôle chargés de vérifier et de cont (...)
- 3 À cette époque, tous les pays engagés par ces conventions sont des pays consommateurs et si certain (...)
1Loin d’être une interdiction absolue, la prohibition des drogues se caractérise d’abord par un travail de délimitation du champ légitime à l’intérieur duquel les drogues doivent circuler : le champ médico-scientifique. La délimitation et le renforcement de ce champ a une histoire, marquée par deux évolutions à partir des années 1920-1930. La première se joue au niveau international au sein des organismes internationaux travaillant dans la Société des Nations (SDN)1 ou en partenariat avec elle2 : elle porte sur la restriction de l’accès aux drogues. Elle aboutit, après maintes résistances [McAllister, 2000], à la limitation de la production, de la commercialisation et de la consommation des stupéfiants aux seuls fins médico-scientifiques. Une substance ne peut circuler que si elle est produite, commercialisée ou consommée dans un cadre médico-scientifique, par des pays ayant signé des conventions internationales et autorisés à réaliser au moins l’une de ces activités3. Les pays signataires doivent en outre s’engager à contrôler leur importation et leur exportation, en les soumettant à des certificats encadrés par le Comité central permanent de l’opium (CCPO) et aux limites des quantités importables et exportables fixées par l’Organe de contrôle (OC). Sur le plan national en revanche, même si ces dispositifs exercent un pouvoir de régulation indirect de la consommation interne des établissements pharmaceutiques et des professionnels de santé (à travers ces restrictions par le « système de certificats » et les quotas), leur action sur le champ médico-scientifique ne peut s’exercer que sous forme de recommandations. C’est pour cette raison que la mise en place du système international de contrôle des stupéfiants doit s’appuyer sur un deuxième processus : l’implantation et la stabilisation du champ médico-scientifique au niveau national, à partir de la transformation et du renforcement des systèmes locaux de régulations qui préexistent aux recommandations internationales et obéissent à d’autres logiques.
- 4 Commission nationale de contrôle des stupéfiants. Sur sa création, cf. Carvalho [2013].
- 5 Nous nous inspirons ici de la notion de « champ », telle qu’elle a été définie par Bourdieu, pour é (...)
- 6 Cet article s’appuie sur une série de sources récoltées dans les fonds brésiliens des Archives hist (...)
2Dans cet article, nous reviendrons sur les conditions de mise en place de ce champ médico-scientifique en matière de contrôle de stupéfiants au Brésil, à travers le travail de la Comissão Nacional de Fiscalização de Entorpecentes (CNFE)4, une commission active de 1936 à 1976, rattachée jusqu’en 1971 au ministère des Affaires étrangères (MAE) puis au ministère de la Santé (MS). Le choix de se focaliser sur cette commission pour comprendre comment se construit ce champ et, plus profondément, ce qui est en jeu dans ce qu’on appelle la « prohibition des drogues », se justifie dans la mesure où elle émerge lors des débats internationaux autour de la restriction de l’accès aux stupéfiants, son rattachement au MAE témoigne ainsi de ce lien étroit avec la « diplomatie des drogues » au long de la période. Mais, d’autre part, dans la mesure où elle est chargée d’organiser et de contrôler, au niveau national, le champ médico-scientifique, en rapport avec les organismes publics de santé, elle présente une bizarrerie institutionnelle qui mérite d’être notée : il s’agit d’une agence, dépendant du ministère des Affaires étrangères mais compétente pour encadrer les professions de santé. La CNFE permet ainsi de comprendre comment se constitue effectivement localement ce champ médico-scientifique dont les organisations internationales ne fournissent qu’une définition formelle mais qui est, de fait, la condition pratique de la mise en place des politiques de contrôle des stupéfiants. Cet article s’interrogera donc sur la manière dont ce champ5 se trouve défini concrètement et à partir de quelles opérations de délimitation, d’exclusion et de régulation il se stabilise. Nous procéderons en trois moments6. Le premier questionnera certaines contraintes auxquelles le Brésil, en tant que pays consommateur intégré dans le système international, se trouve soumis, notamment à travers un impératif de transparence et l’obligation d’établir un contrôle du champ médico-scientifique. Ensuite, nous analyserons plus précisément le processus de constitution de ce champ et la manière dont il suppose la démarcation de frontières entre acteurs et usages légitimes et illégitimes. Enfin, nous nous focaliserons sur l’exercice des professions légitimes pour montrer comment l’évolution du contrôle de ces professions contribue à la prolifération de normes et donc de fraudes, commises par ces professionnels et, en parallèle, la constitution d’un cadre dans lequel ces fraudes, interprétées comme des fautes professionnelles, se détachent peu à peu de la justice commune pour être jugées par les pairs dans des conseils professionnels de médecins et de pharmaciens.
- 7 Ces substances manufacturées peuvent être consommées tant sous la forme de « préparations » élaboré (...)
3La littérature secondaire portant sur les politiques internationales de régulation des stupéfiants entre 1930 et 1950 [Dudouet, 2009 ; McAllister, 2000] et les archives de la SDN font apparaître deux phénomènes importants. Au niveau économique, la résolution du problème des drogues est envisagée à partir d’une action sur l’offre qui suppose une stricte régulation de la chaîne allant de la production à la consommation. Celle-ci repose sur une répartition des rôles à l’échelle internationale qui entretient une asymétrie des positions dans laquelle tout pays fabricant chargé de produire des dérivés (morphine, cocaïne, etc.) à partir de matières premières agricoles (opium et coca principalement) trouvera, d’un côté, des pays producteurs contraints de lui réserver leur production agricole et, de l’autre, des pays consommateurs obligés en gros de n’acheter ces substances manufacturées7 qu’à leurs industries autorisées. Ce qu’on appelle « prohibitionnisme » en matière de drogues est donc d’abord une organisation particulière des échanges qui vise à assurer à des pays fabricants des sources d’approvisionnement et des débouchés. Ces échanges doivent en outre être encadrés et tracés par un système contractuel qui suppose que toute substance ne peut rentrer ou sortir d’un territoire que si elle fait l’objet d’un certificat d’importation émis par le pays demandeur et d’un certificat d’exportation émis par le pays fournisseur. Dans cette distribution économique des drogues, ce sont les pays fabricants qui tirent le plus grand profit de ce marché international dans la mesure où ce sont eux, à travers les industries pharmaceutiques, qui extraient la plus-value des substances [Dudouet, 2009].
4Cette répartition est assurée par un système de conventions qui émerge avec la convention de La Haye en 1912, mais se renforce avec la convention de Genève de 1925, qui crée le CCPO et la convention de 1931, laquelle crée l’OC (mis en place en 1933). Ces deux comités d’experts « indépendants » contrôlent les quantités des drogues et les acteurs engagés dans cette circulation ; le CCPO instaure un contrôle dans les flux à travers un système d’autorisations et d’éventuelles sanctions, tandis que l’OC régule via les statistiques la quantité de drogues autorisées à circuler par an. C’est là un deuxième phénomène important : pour la première fois, les drogues font l’objet d’une régulation internationale qui élargit le système d’accords bilatéraux ou multilatéraux antérieurs en les structurant autour d’un système conventionnel et statistique qui engage un grand nombre de pays et est centralisé en articulation avec la SDN. Aucune relation commerciale d’importation ou d’exportation en matière de stupéfiants ne peut – théoriquement – échapper au regard de ces organismes internationaux qui surveillent la nature de la circulation, afin de s’assurer qu’elle respecte les finalités légitimes ; centralisent et comptabilisent les échanges dans des formulaires et envoient des rapports faisant le point sur la consommation ou la production (agricole ou manufacturière) de tous les pays impliqués (CCPO) ; établissent enfin des quotas annuels pour chaque pays (OC). L’obligation conventionnelle – qui assure juridiquement ces échanges dans la mesure où elle interdit des échanges avec des pays non-signataires et prévoit des embargos pour tout pays qui ne respecte ni les quantités ni les acteurs autorisés – déborde largement les enjeux économiques et implique aussi des enjeux (géo)politiques, diplomatiques, moraux, sanitaires et scientifiques.
- 8 C’est-à-dire qu’il est importateur tant des préparations (cocaïne, morphine, extrait de cannabis) q (...)
- 9 Ces deux dispositifs de contrôle des stupéfiants sont des organes techniques indépendants de la SDN (...)
5Dans ce système, le Brésil occupe un statut de pays consommateur8, ce qui implique une place spécifique, tout d’abord en ce qui concerne les exigences de contrôle et de transparence. Un tel système impose en effet deux exigences, l’une provenant du CCPO et l’autre de l’OC9. Le Brésil obéit à ces exigences à travers la CNFE qui doit transmettre régulièrement au CCPO un ensemble de données permettant d’avoir une vision claire du système de régulation brésilien des stupéfiants et de son évolution. Ainsi doit-elle l’informer sur :
- 10 AHI-RJ, SDN-O.C.23(2), Genève, 13 février 1923, p. 1-5.
« 1. […] les nouvelles lois, règlements, ordonnances sur le trafic […] ; 2. la réglementation des importations et exportations […] ; 3. la réglementation intérieure […] et, spécialement, le degré de consommation habituelle des stupéfiants, les difficultés de l’application des lois […], et tous les renseignements […] sur le trafic illicite des stupéfiants [s]es origines, les voies et moyens employés ; […] et sur les poursuites engagées et les condamnations prononcées ; […] 12. […] [les stupéfiants particuliers] sous forme de tableaux statistiques […] 10. »
6Ces demandes de renseignements n’ont pas qu’un but informatif, visant à récolter des données internes aux différents pays mais ont également une valeur performative, en incitant à la mise en place des dispositifs nécessaires à la régulation et au contrôle ; d’autant plus que tout manque à ces exigences suscite une demande d’explication de la part du CCPO et de possibles sanctions.
- 11 AHI-RJ, L.S.L, renseignements statistiques prévus par la convention de l’opium de Genève de 1925 et (...)
- 12 Fonds Cujas, Cote SDN XI-1, opium et autres drogues nuisibles.
- 13 Convention de 1931, chapitre II, art. 2.
7À ces informations qualitatives s’ajoutent des renseignements quantitatifs qui reposent sur un dispositif statistique complexe issu des données tirées de multiples formulaires que le Brésil, à travers la CNFE, doit transmettre au CCPO et dont voici quelques exemples : « statistiques annuelles […] des importations et exportations […] ; de la consommation […] ; de l’opium préparé ; des stocks ; des confiscations11 ». Une fois ces formulaires remplis et transmis au CCPO pour contrôle des stocks des États, le CCPO élabore et renvoie à chaque pays ces données sous la forme de « rapports annuels des gouvernements sur le trafic de l’opium et autres drogues nuisibles pendant l’année » et de « statistiques relatives à l’année fournies au comité central de l’opium aux termes des conventions de 1925 et 1931 ». Parallèlement, les gouvernements doivent adresser à l’OC leurs estimations nationales des besoins en drogues nuisibles pour l’année suivante. Ces estimations font l’objet des tableaux statistiques qui sont ensuite ré-adressés à chaque pays sous la forme d’une « évaluation des besoins du monde en drogues nuisibles12 ». De cette manière, chaque pays peut contrôler aussi le bon respect des règles par les autres pays partenaires. Ainsi, chaque pays doit révéler l’évolution de ses stocks nationaux et il reçoit en retour un panorama mondial de la production, de la distribution et de la consommation des drogues et du rôle de chaque pays dans ce panorama. Le fait de collecter des données statistiques chaque année sur son stock de drogues et, a fortiori, de les adresser à une instance internationale chargée de les centraliser et de les diffuser, n’avait évidemment rien d’une évidence pour de très nombreux pays dans les années 1920-1930 : cela supposait l’existence d’un système efficace de centralisation des données à l’échelle nationale et, en outre, d’accepter de révéler à des instances étrangères un ensemble d’informations d’intérêt national, ce qui soulevait de nombreuses difficultés pratiques et résistances. Le Brésil, par exemple, est systématiquement rappelé à l’ordre pour le non-envoi de formulaires complets et la CNFE est initialement créée pour répondre à ces exigences et rendre ces échanges réguliers. Mais, il faut aussi noter que si un pays n’envoie pas ses évaluations à la date prévue, elles sont établies d’office par l’OC13 à partir de quelques critères dont celui de la proportion de la population. Il était donc parfois plus avantageux pour le Brésil de ne pas envoyer ses évaluations et de les voir calculées d’office à partir de la proportion populationnelle que de les élaborer à partir d’un dispositif national de comptabilisation toujours parcellaire et d’implantation difficile.
- 14 En témoigne le fait que le Brésil ne promulgue qu’en 1938 la convention de 1931 qu’il a ratifiée en (...)
8La non-assiduité des envois ou des écarts anormaux dans les données vont être de plus en plus moralisés, faisant l’objet de rappels à l’ordre. Les pays rapportant mal leurs données (de sorte qu’il y ait des écarts entre la quantité importée déclarée par le pays consommateur et la quantité exportée déclarée par le pays fabricant) doivent se justifier du surplus accumulé sous peine d’être soupçonnés de surconsommation ou de détournement [Broglia, 2017]. Or l’efficacité de la récolte des données et l’assiduité dans l’envoi dépendent d’une autodiscipline, elle-même supposant une organisation du champ administratif et professionnel au niveau national. La mise en place de ces régulations est lente et imparfaite14 : elle suppose un contrôle du champ médico-scientifique déjà opérant alors même qu’à l’époque, au Brésil, ce champ est en train de se structurer au milieu d’un ensemble d’enjeux politiques liés au coup d’État qui inaugure l’ère Vargas (1930-1945) et au renforcement de l’État fédéral. Les outils normatifs de contrôle portés par l’exigence de transparence des organismes internationaux, vont être mobilisés stratégiquement au niveau national par un ensemble d’acteurs qui cherchent à renforcer le rôle de l’État, dans un contexte de centralisation et d’extension du pouvoir fédéral [Fonseca, 2007] : ils offrent une occasion extraordinaire de connaître et d’agir sur des pratiques qui, jusqu’alors, lui échappaient du fait de la décentralisation du pays. Intégration à l’intérieur du système international de contrôle des stupéfiants, renforcement du pouvoir de l’État fédéral et structuration du champ médico-professionnel vont de pair dans les années 1930. C’est dans cette perspective qu’il faut resituer le rôle joué par la CNFE pour organiser un champ médico-scientifique au niveau national en accord avec les critères internationaux.
9Il faut ici relever un paradoxe : la restriction de la circulation des drogues aux seules fins médico-scientifiques étant au cœur des exigences internationales, on s’attendrait à ce que les conventions proposent une définition précise de ce champ et de sa composition. Or il n’est à aucun moment défini précisément. On sait que la convergence même des acteurs internationaux sur le principe de restriction des drogues aux seuls fins médico-scientifiques était loin d’être acquise et a fait l’objet de débats [McAllister, 2000]. Mais il n’empêche qu’une fois ce principe déterminé, le caractère flou de la définition du champ médico-scientifique a de quoi surprendre. La convention internationale de l’opium de 1912 prévoyait déjà dans son chapitre III une délimitation latente de ce qu’elle appelle les « usages médicaux et légitimes », comme étant le fait de médecins et pharmaciens dûment autorisés. Dans les conventions qui suivent, ce champ est spécifié en tant que « médico-scientifique » mais nulle définition de sa composition n’est donnée. On sait que les opérations de délimitation de ce champ légitime reposent sur des autorisations et des permis ; que des prescriptions et ordonnances sont prévues pour les médecins et que les pharmaciens et les établissements pharmaceutiques peuvent se livrer à leur commerce et délivrer des drogues. Mais on ne sait pas quel est le degré d’autonomie des chirurgiens-dentistes, des vétérinaires ou des infirmiers par exemple, pour délivrer ou user de ces drogues, ou quels groupes professionnels ont accès aux drogues et quelles relations hiérarchiques doivent exister entre eux. Cela s’explique sans doute par la marge qui est laissée aux différentes configurations professionnelles nationales pour s’y ajuster. Les États signataires disposent donc d’un certain degré d’autonomie pour réorganiser ce champ ou pour l’instituer selon les règles prédéfinies par les instances internationales. Se pose donc la question de la manière dont, dans une configuration nationale comme celle du Brésil, vont être fixés les rapports entre acteurs légitimes (comme les médecins et les pharmaciens), négociés les statuts d’autres professionnels relégués dans une zone floue, et comment vont se structurer le système de délivrance des autorisations et les diverses normes instituant ce champ.
10Ce flou – et la marge de manœuvre laissée aux États – est d’autant plus frappant si on le compare à la manière dont sont traitées les substances à l’échelle internationale : chaque substance y est décortiquée chimiquement jusqu’à ses composants et hiérarchisée à l’intérieur de tableaux. À ce niveau, la marge des États est extrêmement faible. Il faut d’ailleurs noter que ces classifications des substances induisent des délimitations et des distinctions au sein même du champ médico-scientifique. Ainsi, dans la convention pour limiter la fabrication et réglementer la distribution des stupéfiants de 1931, les substances sont classées en différents groupes qui impliquent des niveaux différenciés de contrôle pour leur accès et, par conséquent, différencient les modes de contrôle exercés au niveau national sur les professionnels de santé. L’accès à chaque substance, en fonction du groupe qu’elle intègre, exigera plus ou moins de formulaires à remplir, plus ou moins de justifications pour leur consommation. Ce qui prime donc est moins le statut du professionnel de santé que le statut de chaque substance : le fait d’être un professionnel de santé ne suffit pas pour avoir un accès plein et libre à toutes les substances. Ces considérations sont importantes au niveau national, en effet, il ne suffira pas de réguler les conditions d’accès au champ médico-scientifique et d’opérer un partage entre acteurs légitimes ou illégitimes ; il faudra, à chaque instant, vérifier la légitimité et la conformité des usages par les professionnels eux-mêmes, qui devront attester – par des registres, des ordonnances, des certificats – de leurs bonnes pratiques et du respect des procédures.
- 15 « À chacun son dû ».
- 16 Décret 14.354, 15 septembre 1920.
- 17 Décret 4294, 6 juillet 1921.
11En tant que pays consommateur, le Brésil est contraint à mettre en place un système à la fois de contrôle de la distribution des stupéfiants, pour éviter tout détournement, et de surveillance de la consommation, pour prévenir tout abus. Avant les années 1930, le pays disposait déjà d’un dispositif de contrôle des établissements et des professionnels de santé, établi en 192016 et 192117 par deux décrets-lois, l’un portant sur la réforme du Département national de santé publique et l’autre spécifiquement sur les stupéfiants, dont le contrôle était assuré par la Direction de la défense sanitaire internationale et de la capitale de la République (DDSIC). Les années 1930 sont marquées par des réformes institutionnelles importantes dans le domaine de la santé publique qui aboutissent à une nouvelle structuration du champ mais cette rupture institutionnelle n’empêche pas une forte stabilité au niveau des personnes chargées de la direction des institutions. Le meilleur exemple en est fourni par le médecin militaire, capitaine de frégate, Roberval Cordeiro de Farias, qui sera président de la CNFE de 1936 à 1954 et qui cumule en outre la direction de l’Inspection de contrôle de l’exercice de la médecine (Ifem), qui devient en 1934 l’Inspection de contrôle de l’exercice professionnel (Ifep) puis, à partir de 1941, le Service national de contrôle de la médecine (SNFM). Dans la période qui précède la création de la CNFE, de 1934 à 1935, le contrôle et la répression des professionnels de la santé étaient assurés par l’Ifep (rattachée à la DDSIC) et par la section de toxiques et mystifications du premier commissariat auxiliaire de la police civile du district fédéral, dirigée par le commissaire Demócrito de Almeida, qui devient membre de la CNFE lors de sa création. Ce commissariat était chargé de poursuivre aussi bien la cartomancie, les mystifications et la magie que l’exercice illégal de la médecine. Les directeurs de ces deux institutions intègrent la CNFE qui s’affirme donc comme une instance centralisatrice des activités administratives et répressives liées aux stupéfiants entre 1936 et 1976.
12Ce rapide panorama du contexte historique et des agents impliqués dans ces activités est important pour deux raisons. Tout d’abord, parce qu’il montre que la CNFE systématise des dispositifs qui existent déjà avant sa création et qu’elle émerge dans un espace dans lequel d’autres institutions fonctionnent depuis au moins une décennie à partir de leurs logiques propres [Da Silva, 2015]. Ensuite, parce que pour comprendre la constitution d’un espace légitime médico-scientifique dans lequel les drogues vont pouvoir circuler, et qui est renforcée par la CNFE, il faut prendre en considération les articulations de ces institutions. Ce sont en effet ces institutions qui vont incarner concrètement le champ médico-scientifique formellement défini au niveau international. Deux décrets signés le même jour, le 11 janvier 193218, par le président Getúlio Vargas et le ministre de l’Éducation et de la Santé publique Francisco Campos affirment simultanément l’adhésion du Brésil au système international et la définition du champ médico-scientifique légitime en y incluant, au-delà de la médecine et de la pharmacie, l’odontologie, la médecine vétérinaire, les sages-femmes et les infirmières. Dans la mesure où l’on régule « l’emploi et le commerce » des stupéfiants importés dans le pays, se renforce parallèlement le contrôle sur les agents qui seront les gardiens de ce commerce. Ces décrets visent en effet à mieux définir les limites des professions de santé et les conditions de leur accès, lequel permet aussi un accès régulé aux stupéfiants.
13Pour accéder à l’exercice de chacune de ces professions, il faut obtenir un diplôme émis par un établissement reconnu et enregistré auprès du Département national de Santé publique (DNSP) au niveau fédéral et de la division sanitaire de l’État compétent ; faire enregistrer ses titres et diplômes dans les livres du DNSP ; déclarer l’adresse de son établissement ou cabinet ; déclarer et payer des taxes pour l’obtention d’un diplôme ainsi que sur les importations ou ventes des stupéfiants, etc.19 Autrement dit, pour qu’une activité soit reconnue en tant que profession de santé, elle a besoin d’être enseignée dans un établissement reconnu par l’État, institutionnalisée et contrôlée ; elle doit en outre se soumettre à un ensemble de prélèvements. En ce qui concerne plus spécifiquement l’accès au marché légal des stupéfiants, la loi élaborée par la CNFE en 1938 met en place un système de certificats et d’autorisations d’importation, d’exportation et de réexportation pour les établissements de santé, dont les dispositions varient selon les statuts, dans la mesure où ces établissements sont eux-mêmes classés entre drogueries, laboratoires, pharmacies et établissements de transformation. Chaque établissement autorisé doit en outre s’acquitter d’une taxe particulière et déposer dans une banque d’État une caution correspondant à un montant correspondant au budget annuel de la CNFE (30 :000$000), pour répondre aux éventuels amendes et coûts procéduraux liés à son activité. L’accès au marché ou au métier suppose un investissement direct dans l’État que ce soit par les capitaux économiques ou bureaucratiques [Bourdieu, 2012].
14En parallèle à l’établissement de ce rapport formel des professionnels à l’État pour accéder au métier à travers les autorisations, les recrutements et les régulations, le champ médico-scientifique se constitue à travers un travail de démarcation et de renforcement de ses frontières internes, ce qui suppose un jeu de négociation et de délimitation des pratiques entre les différents segments qui composent le champ. Si l’État reconnaît la médecine ou la pharmacie comme deux entités professionnelles distinctes l’une de l’autre, lesquelles disposent de formations, d’académies, de journaux et de diplômes particuliers, dans la pratique, les frontières entre les différentes professions font l’objet d’une négociation continue et il n’est pas toujours évident de déterminer où s’arrête la légitimité de chacune. Ce point est particulièrement marqué en ce qui concerne les compétences de prescription et de conseil en matière de stupéfiants, autour desquelles médecins et pharmaciens tendent à s’affronter. La non-évidence de ces démarcations se retrouve encore en 1969 dans les plaintes de certains pharmaciens :
- 20 A Gazeta da Pharmacia, « “Atualização terapêutica” para as farmácias? », Ed. 00451, 1969, p. 19.
« La pharmacie, surtout dans la campagne, est rappelée à l’ordre […] quand le pharmacien n’est pas au courant de l’évolution thérapeutique, quand il ne connaît pas les nouveaux médicaments […] ; et rappelée à l’ordre quand il les connaît et les conseille, car on dit alors qu’il est en train de faire de l’exercice illégal de la médecine20. »
15On reproche aux pharmaciens tantôt leur manque d’expertise en matière de médicaments, ce qui les rapproche dangereusement d’un ensemble de vendeurs « profanes » ou de charlatans, et tantôt d’usurper le rôle du médecin en matière de prescription et de conseil. Les drogues et le degré d’autonomie par rapport à leur mise en circulation, constituent de fait une frontière importante qui fonde la séparation et la hiérarchisation entre professions. La CNFE joue un rôle essentiel, avec l’Ifep puis le SNFM, pour délimiter cette frontière non seulement en interdisant formellement aux pharmaciens la prescription et aux médecins la vente des stupéfiants ; mais surtout en s’assurant au quotidien, par une série d’obligations et de contrôle, du respect de cette frontière. Tel est l’un des sens fondamentaux de la notion de fiscalização des stupéfiants : à la fois s’assurer au quotidien d’une répartition adéquate des rôles entre les différentes professions pour la mise en circulation des stupéfiants et prélever sur chacune d’elles les taxes correspondant à son activité.
- 21 Sur l’institutionnalisation de la pharmacie au Brésil et la lutte contre la charlatanerie, cf. Vell (...)
- 22 C’est le cas, en particulier, des deux principaux présidents de la CNFE, Roberval Cordeiro de Faria (...)
16Cette délimitation interne des frontières professionnelles, constitutive du système de contrôle des stupéfiants, implique d’autre part la disqualification des activités professionnelles irrégulières ou d’une série d’autres activités qui supposent l’usage de stupéfiants mais ne sont pas considérées comme relevant du champ médico-scientifique. La mise en place d’un monopole légitime du champ médico-scientifique sur les stupéfiants suppose un combat sur deux fronts : une lutte contre les guérisseurs et diverses pratiques « traditionnelles » disqualifiées par les acteurs du champ, fortement imprégnés de la doctrine positiviste, comme des pratiques arriérées faisant obstacle à la civilisation ; et un jeu de disqualification interne au champ médico-scientifique à partir d’une lutte contre la charlatanerie21. La CNFE présente pour caractéristique d’être dirigée par des médecins hygiénistes22 qui cumulent une expertise scientifique et une autorité administrative, elle est à la fois une instance chargée de réguler les stupéfiants et les professionnels de santé et de produire une expertise scientifique sur les drogues, au niveau national et international, en particulier sur le cannabis. Elle centralise les données scientifiques sur ce thème, est à l’origine de nombreuses études et publications au niveau national et ses experts interviennent tant dans les débats nationaux qu’auprès des organes techniques de contrôle de l’ONU dans les années 1950-1960 [CNFE, 1958]. Autorité administrative et expertise scientifique marchent ici de pair et se renforcent l’une l’autre [De L’Estoile, Neibur et Sigaud, 2002] en procédant par ailleurs par construction d’un savoir légitime sur les effets du cannabis et par disqualification d’autres savoirs ou pratiques jugées illégitimes.
17Une série d’expéditions et d’études menées par les membres de la CNFE [1958], visent ainsi l’éradication de la pratique des guérisseurs et d’autres savoirs et pratiques jugés incompatibles avec le progrès scientifique. Si ce phénomène est particulièrement marqué dans les années 1940-1950, il remonte à une période antérieure : les fonctions mêmes du premier commissariat auxiliaire en témoignent puisqu’il est à la fois chargé de réprimer les pratiques de sorcellerie, la magie noire ou la cartomancie et l’exercice illégal de la médecine. Des figures comme celles des guérisseurs ou des pais de santo, liés aux cultes afro-descendants, sont particulièrement visées. Ainsi, en 1935, le Jornal do Brasil annonce le lancement d’une campagne contre les guérisseurs en ces termes :
- 23 Jornal do Brasil, « Na polícia e nas ruas: Campanha contra os curandeiros », Ed. 00019, 1935, p. 12
« […] Dans toutes les grandes capitales et tous les lieux civilisés [les guérisseurs] sont poursuivis impitoyablement car ils représentent un danger pour la population, notamment la plus pauvre, qui se laisse facilement impressionner par leurs sorts. À Rio de Janeiro, ils agissent avec une liberté absolue. Alléguant l’exercice des cultes religieux, ils exercent la médecine avec un cynisme révoltant. […] La liberté de culte telle que la protège la constitution fédérale ne signifie pas la liberté d’exercer une fausse médecine. […] Si on entendait par liberté de culte ce que ces guérisseurs revendiquent, jamais on ne pourrait réprimer l’exercice illégal de la médecine. Car tout guérisseur dirait qu’il ne fait pas de la médecine mais invoque simplement Ogun23… »
18Ce combat contre les guérisseurs s’accompagne d’un combat contre les usages des stupéfiants impliqués dans nombre de leurs pratiques. C’est en particulier le cas du cannabis, présenté régulièrement à la fois comme inefficace selon les critères thérapeutiques de la médecine « positive », étroitement lié aux cultes et aux réunions des descendants d’esclaves, et susceptible de produire la folie, le crime ou le désordre social [CNFE, 1958]. Rattacher l’usage du cannabis aux pratiques culturelles des afro-descendants [Adiala, 1986 ; Macrae et Alves, 2016 ; Saad, 2013 ; Souza, 2013], ce qui est aussi une manière de le rattacher à une origine africaine, éloignée de la civilisation, est commun chez ces médecins positivistes. Ainsi, selon Oscar Barbosa, « il est presque sûr que le vice est arrivé dans notre territoire à l’occasion du trafic africain […] et aussi à cause des cérémonies fétichistes à travers lesquelles ils rendent culte au fumo de Angola, autre dénomination de la diamba » [Barbosa, 1958]. L’association entre cannabis et candomblé est, elle aussi, omniprésente : comme le note Heitor Perez, « la maconha […] en tant que participant de l’orthodoxie de leurs rites, rentre souvent, comme l’alcool, dans le rituel des cangerês et candomblés : ce fait a été observé même dans la très civilisée Rio de Janeiro » [Perez, 1958]. Les objets ou substances confisqués par le premier commissariat auxiliaire, exposés dans le Musée de la magie noire de la police civile de Rio de Janeiro, témoignent eux aussi des liens qui sont établis entre les différents ustensiles permettant la consommation de la drogue et la culture matérielle des descendants d’esclaves. Le cannabis apparaît donc d’abord comme une substance liée à l’esclavage, aboli récemment en 1888, et dont l’usage doit être éradiqué pour au moins deux raisons : son histoire et sa culture ne sont pas brésiliennes et, une fois aboli l’esclavage, le culte au cannabis doit être éradiqué pour que, dans un projet de construction nationale, les anciens esclaves ne transmettent pas leurs pratiques dites « arriérées » une fois intégrés à la nation brésilienne. C’est là un autre risque effectivement pointé, celui de la diffusion de ces pratiques au-delà du milieu afro-descendant, dans le milieu de la prostitution et par extension dans l’élite « décadente » des capitales. Comme le notent deux psychiatres, Pedro Pernambuco Filho (membre influent de la CNFE depuis 1936) et Adauto Botelho : « on sait que dans la capitale d’un grand État, les prostituées ont déjà commencé leur culte à la diamba qu’Iglésias appelle la plante de la folie » [Botelho et Pernambuco, 1958]. Contre ces usages profanes divers, le milieu médical élabore une grille toute différente du cannabis qui, d’une part, l’associe aux pratiques irrationnelles et arriérées de certains groupes, mais de l’autre, accumule les « preuves » scientifiques de son association à la folie et à la criminalité.
19L’éradication des usages extérieurs au champ médico-scientifique, où les drogues pourraient avoir des finalités religieuses, de guérison ou récréatives, se double d’une lutte interne au champ contre les imposteurs ou les charlatans qui auraient usurpé le statut de praticiens légitimes. Ce point est particulièrement marqué dans le cas de la pharmacie, discipline jeune dont les frontières ne sont pas aussi nettement délimitées que la médecine. Comme le dénonce le pharmacien Jurandir Ferreira, dans un article sur la charlatanerie dans la Gazeta da Pharmacia en 1937, « le bon pharmacien n’est pas, dans le jugement des masses, celui qui connaît son activité naturelle et la pratique de manière supérieure, mais celui qui sait le mieux se déguiser en médecin ». Il revendique, quant à lui, d’éradiquer la charlatanerie de la pharmacie à travers le renforcement de la profession par des frontières établies par la sélection et le diplôme, comme c’est le cas des professions médicales. Les pharmaciens doivent être libérés d’un « rôle subalterne de simples mélangeurs de drogues » pour anoblir leur profession, en marquant leurs compétences propres en termes de posologie, de dosage et de manipulation des substances. Mais pour cela, il faut un contrôle rigoureux interne à la profession, car :
- 24 A Gazeta da pharmacia, « Charlatanaria », Ed. 00066, 1937, p. 1 et 4.
« La profession pharmaceutique est de toutes la plus parasitée et sujette à la pire des expropriations. Des vendeurs, des couturiers, des bouchers, des cartomanciens, des sorciers, des droguistes, des explorateurs d’hier sont aujourd’hui pharmaciens. Ils se sont établis. Ils nous appellent “collègues” […] Parmi nous, comme dans un campement, la distribution du travail se fait au hasard des opportunités et les fonctions s’improvisent, en dehors de tout sens de sélection. C’est pour cette raison que les charlatans trouvent ici leur “habitat” confortable, et se reproduisent avec facilité […]. Mais, on espère que Jehova descendra un jour dans cette Chanaan sombre et confuse et rendra à chacun son dû24. »
20Entre les années 1930 et les années 1960, les cibles premières du contrôle des stupéfiants étaient les médecins et les pharmaciens, c’est-à-dire tous ceux qui, dans l’exercice de leur métier, avaient accès au marché légal des drogues et pouvaient soit faciliter la toxicomanie dans la population en prescrivant des doses non adéquates soit détourner les stupéfiants et constituer ainsi un marché illicite. La lutte contre la toxicomanie et le trafic reposait donc d’abord sur le contrôle des professionnels de santé. Pendant les conférences préparatoires pour la convention de 1931, une note du secrétaire général de la SDN évoque ainsi la frontière étroite qui distingue le trafic licite du trafic illicite :
- 25 SDN, trafic de l’opium et autres drogues nuisibles, C.587.M.228.1930.XI, Genève, 1931.
« Le trafic licite et le trafic illicite peuvent être considérés comme deux courants, dont l’un circule à ciel ouvert, à la surface, et dont l’autre est souterrain ; tous deux sont étroitement liés l’un à l’autre, et ils suivent tous deux une direction générale sensiblement la même. Le courant licite s’écoule par une voie régulière : sa source est connue dans la plupart des cas, elle provient directement (ou indirectement par les importations licites) de la fabrication licite, et le mouvement des drogues qui suivent ce courant est relevé sous forme de statistiques, aussi longtemps que les drogues ne passent pas du courant licite dans le courant illicite. Le courant illicite est alimenté surtout par les quantités détournées de l’autre courant25. »
21Le trafic illicite est ainsi souvent lié à un dysfonctionnement du contrôle du trafic licite. Au Brésil, il faudra attendre presque trente ans pour que la définition du trafic illicite se détache complètement de la référence au trafic licite. Cela est lié à un triple processus. Le premier au niveau international avec les transformations institutionnelles des dispositifs de contrôle des stupéfiants dans les années 1960 qui réoriente l’action internationale, une fois établi le monopole du commerce légitime des stupéfiants sur la problématique du trafic illicite [Dudouet, 2017]. Le deuxième au niveau interrégional avec la déclaration de la « guerre aux drogues » par Nixon en 1970. Enfin, le troisième, au niveau national, avec la période dictatoriale (1964-1985) qui réorganise les institutions répressives et leurs priorités tout en situant le combat contre le trafic des drogues au cœur de leur intervention. Là où il existait une certaine continuité entre le trafiquant et le professionnel de santé se forge une figure du trafiquant comme ennemi intérieur à la nation ou agent subversif. Même s’il existe une répression forte, notamment du cannabis, à partir des années 1940, par la police avec le soutien de la CNFE et des commissions de contrôle des stupéfiants des États (Cefe), le système se structure au départ et presque tout au long de l’histoire de la CNFE en se focalisant d’abord sur les professionnels de santé.
- 26 Décret 891, 25 novembre 1938, art. 33, §2 et §3.
- 27 Décret 20.931, 11 janvier 1932, art. 20.
22Afin de lutter contre les mauvaises pratiques des professionnels qui pourraient conduire à détourner les stupéfiants de leur fonction légitime ou à induire une surconsommation, l’État dispose de deux types de réponses : l’une d’ordre pénal et l’autre d’ordre administratif. Au niveau pénal, notamment avec la loi de 1938, les professionnels rentrent dans le régime de droit commun mais avec un statut spécifique qui implique une aggravation de la peine et la suspension de leur droit à l’exercice : « […] l’infracteur étant pharmacien – peines : 2 à 5 ans d’incarcération, amende […] en plus de la suspension de l’exercice de la profession de 3 à 7 ans ; […] l’infracteur étant médecin, chirurgien-dentiste ou vétérinaire – peine de 3 à 10 ans d’incarcération, amende […] en plus de la suspension de l’exercice professionnel de 4 à 10 ans »26. Les réponses juridiques en cas de délits pratiqués par des professionnels ne relèvent pas simplement de la suspension ou suppression de leur droit d’exercice, dans certains cas, elles viennent réduire l’autonomie du professionnel en le soumettant à une tutelle ou à l’assistance d’une autorité de santé ou de ses pairs. Par exemple, on interdit à un professionnel toxicomane de prescrire des stupéfiants pour une durée qui peut varier d’un à cinq ans et on l’oblige à se soumettre à des examens médico-légaux. Le médecin, chirurgien-dentiste ou vétérinaire qui, « sans justification convaincante, prescrit de façon continue des stupéfiants sera déclaré suspect par l’Inspection de fiscalisation de l’exercice de la médecine […] et s’il y a vérification des irrégularités, ils seront assistés par l’autorité sanitaire, leurs prescriptions étant assujetties à la validation de ces autorités27 ».
- 28 Ministério das Relações Exteriores, Instruções gerais sôbre o uso e o comércio de entorpecentes, CN (...)
23Cet arsenal de mesures se double d’un appareil de contrôle et de normes administratives, sous la forme de règlements ou d’instructions qui visent à encadrer les conduites des professionnels dans l’exercice de leur métier et à s’assurer qu’ils ne dévient pas des pratiques autorisées en matière de stupéfiants. À travers les Instructions générales sur l’usage et le commerce des stupéfiants, publiées en 1939 et en vigueur au moins jusqu’en 196028, toutes les pratiques professionnelles, de la prescription médicale jusqu’à la vente des stupéfiants, sont saisies dans un processus de sérialisation qui démultiplie presque à l’infini le nombre de visas dont les substances ont besoin pour circuler. Il s’agit là d’un contrôle qui va bien au-delà du remplissage de formulaires, de la comptabilisation statistique ou de la détermination de la posologie : il a pour effet de soumettre, au quotidien, l’ensemble des demandes d’accès aux stupéfiants à une obligation de transparence. Le SNFM et la CNFE exigent cette transparence en particulier à travers l’imposition de « livres de contrôle », édités et visés par ces institutions, qui obligent pharmacies et hôpitaux à indiquer les évolutions de leurs stocks et de leurs flux. Cette exigence de transparence implique que les professionnels incorporent une certaine discipline afin que l’ensemble de ces prescriptions soit rempli dans le « bloc officiel », sans ratures et avec une écriture lisible, afin d’améliorer la traçabilité et d’empêcher les fraudes et pour que le remplissage détaillé du livre de contrôle des prescriptions et des stocks soit fait régulièrement, en détaillant le parcours exact des substances. Ce livre permet d’inventorier et de contrôler les autorisations fournies aux propriétaires, aux professionnels de santé des autres États du Brésil, de retracer le parcours des diverses substances et de connaître leurs formules. Il homogénéise les pratiques sur l’ensemble du territoire. Il permet en outre, par la surprise d’un potentiel contrôle présentiel, une surveillance des pratiques à distance. Ce dispositif prolonge le contrôle du public sur le privé : l’État, à partir des institutions de contrôle des stupéfiants, peut connaître le stock de chaque établissement, ce qui permet le contrôle de l’État dans une sphère jusqu’alors relativement secrète, qui est celles des officines privées, de leurs formules, de leurs stocks et de leurs clients.
- 29 AHI-RJ, Correspondência CNFE-MRE, 1939.
24Ces obligations permettent de repérer des fraudes lorsqu’on constate une différence entre ce qui est déclaré sur les livres de comptes et ce qu’un contrôle direct d’un établissement révèle. Ces erreurs, plutôt que d’être traitées comme des fautes professionnelles, sont immédiatement codées comme des délits. En 1939, par exemple, Roberval Cordeiro de Farias communique à la SDN à travers la CNFE l’information suivante : « le 30/05/1939, a été arrêté en flagrant délit dans le premier commissariat auxiliaire de cette capitale, le propriétaire de la pharmacie “Rex” […] car on a retrouvé dans le stock des stupéfiants du même établissement une différence en excès, en complet désaccord avec les entrées dans le livre de contrôle »29. Il est hélas difficile, du fait du caractère parcellaire des sources, de savoir comment sont ensuite traités juridiquement les délits ainsi repérés. Mais il est intéressant de noter que, progressivement, à partir des années 1940, une forme de gestion corporatiste de ces situations se met en place avec la création des conseils de la médecine et de la pharmacie. Ces instances surgissent d’une demande faite par les professionnels pour renforcer le contrôle interne à leur profession et permettre en même temps que les fautes professionnelles relèvent d’une juridiction propre. Dans les années 1930, une série de protestations apparaissent dans la presse qui déplorent, d’une part, que les activités de police se concentrent plus sur la répression des pharmaciens et des médecins que des contrebandiers, et de l’autre, qui soutiennent qu’il faut confier le contrôle de ces professionnels à leurs pairs. La Gazeta da Pharmacia dénonce ainsi, en 1934 :
- 30 A Gazeta da Pharmacia, “O commercio de toxicos e a policia”, Ed. 00022, 1934, p. 1.
« Ces exemples calamiteux de policiers [entrant] dans les pharmacies sous le prétexte de réprimer le commerce des stupéfiants […] [et] l’imbécillité ou la mauvaise foi avec lesquelles on s’efforce de prohiber l’usage de produits médicamenteux dans les prescriptions médicales dès lors qu’ils contiennent des substances stupéfiantes. La police […] a cessé de contrôler les navires qui transportent en contrebande la cocaïne, l’héroïne, etc. [en] ignor[ant] les vrais criminels. Pour “faire du zèle”, elle envahit les pharmacies et souille les visages respectables de cette classe laborieuse et honnête. […] Il faut corriger le mal définitivement en nommant une commission de techniciens chargée de revoir les règlements en vigueur, principalement celui du département national de santé publique, et dans laquelle le syndicat des propriétaires des pharmacies, drogueries et laboratoires soit dûment représenté30. »
25Les professionnels renvoient ici dos à dos les deux types d’encadrement de leurs pratiques qui leur semblent inadaptés et extérieurs à leur profession (l’administratif et le pénal), en revendiquant une certaine autonomie qui viendrait d’un auto-contrôle de la profession. C’est aussi une manière pour eux de se protéger de la menace que représente une répression pénale sur leurs pratiques.
26Le fait est que la démultiplication des procédures et des contrôles liés à l’aménagement d’un espace régulé au sein duquel les drogues peuvent légalement circuler expose les professionnels chargés de cette circulation à un ensemble d’« illégalismes » [Foucault, 1975] ou d’infractions au statut flou. Ces illégalismes peuvent être de plusieurs types. Certains peuvent être liés aux réglementations en vigueur mais difficilement codables sous la forme de l’infraction car ils sont très spécifiques et parfois même le fruit de la série des obligations administratives, ils se situent dans les marges ou les lacunes des règles et sont plutôt saisis sous la forme de l’erreur ou de la faute. D’autres peuvent relever plus nettement d’une infraction mais, du fait de la spécificité du statut de la personne qui les commet (un professionnel), ils sont gérés de manière différente du droit commun. On peut en effet repérer divers comportements qui sont liés au fait que les professionnels du champ médico-scientifique, en raison de leur monopole de l’accès aux drogues, disposent de certains privilèges qui peuvent faire l’objet de transactions et de fraudes : achats d’autorisations, détournement de substances, vente de diplômes, trafic de prescriptions, usage personnel et prescriptions avec un dosage abusif des stupéfiants, etc. En 1930, divers scandales surgissent dans la presse, se faisant l’écho de ce type de comportements, dont l’un concerne par exemple :
- 31 Diario Carioca, « Os semeadores de entorpecentes a viciados », Ed. 00539, 1930, p. 12.
« Leonidas Garcia, technicien de pharmacie et employé de M. Toro aussi capturé. […] En 1929, à la frontière avec le Paraguay il rencontre J. Dominguez qui lui propose la vente d’un kilo de cocaïne, 300 grammes de morphine, 200 grammes d’opium et des boîtes de Sedol, le tout pour un montant de 12:000$000. […]. Les autorités ont retrouvé une facture qui attestait la délivrance d’opium, cocaïne, morphine faite par Toro et Garcia. En haut de la facture était tamponné : Leonidas Garcia, médecin. […]31. »
- 32 Diario Cariocaca, « O Dr Oliveira Bastos novamente em scena », Ed. 00586, 1930, p. 4.
- 33 A noite (RJ), « O vicio maldito », Ed. 07585, 1933, p. 3.
27Ou alors « Contre Oliveira Bastos, on a mené une enquête où il s’est avéré qu’il était pharmacien et non pas médecin […]. Dans sa pharmacie où il exerçait la profession de médecin, il fournissait de la cocaïne et des stupéfiants à des dépendants32. » En 1932, on dénonce le trafic de cocaïne dans la pharmacie Coelho à Rio, fait par le praticien et propriétaire de la pharmacie où les « malheureux vaincus acquéraient, en dépit des prix exorbitants, la cocaïne et tous les stupéfiants avec lesquels ils s’enivraient »33.
- 34 Décret 7.955, 13 septembre 1945.
- 35 Loi 3.820, 11 novembre 1960. S’y ajouteront ceux de l’odontologie (loi 4324, 14 avril 1964) et de l (...)
28À cette série d’illégalismes commis par des professionnels répondent les revendications qui prônent un contrôle de la profession par ses pairs, lesquelles trouvent satisfaction avec la création du conseil fédéral de la médecine (1945)34 et de celui de la pharmacie (1960)35. Toutes les infractions commises par les professionnels relèvent dès lors de leur compétence :
- 36 Par exemple le décret 7.955, 13 septembre 1945, art. 6.
« Le pouvoir disciplinaire et l’application des pénalités relève de la compétence du Conseil régional auquel le professionnel est rattaché au moment de son infraction, les peines disciplinaires sont les suivantes : avertissement confidentiel, censure confidentielle, censure publique publiée, suspension de l’exercice professionnel jusqu’à trente jours et cassation de l’exercice professionnel36. »
29Ces peines sont graduelles et, dans les cas où il n’y a pas concurrence d’une enquête judiciaire, ces infractions échappent au droit commun et sont gérées par la corporation elle-même. Cela peut générer des conflits avec la justice commune, en particulier quand les professionnels se trouvent insérés dans un schéma de trafic complexe. C’est le cas des trafiquants de psychotropes arrêtés par la police de São Paulo en 1966 :
- 37 A Gazeta da pharmacia, « Traficante e prático de farmácia », Ed. 00406, 1966, p. 14.
« Une bande de trafiquants de psychotropes qui agissaient auprès de la jeunesse des écoles et des collèges […]. Parmi les personnes impliquées, se trouv[ai]ent le praticien de pharmacie Dario L. Barbosa qui, en compagnie du sergent de l’aéronautique Nelson B. da Silva, chef de la pharmacie de la base aérienne de São Paulo, étaient les figures principales de la bande. La pharmacie de la base faisait d’importantes commandes qui étaient détournées et vendues par Dario aux intermédiaires. Ont été saisies […] 35 boîtes de Pervitine contenant chacune cinq ampoules. Ces individus qui compromettent […] la renommée de la pharmacie, doivent subir les sanctions de leurs respectifs conseils avec la cassation de leurs inscriptions, mais leurs noms doivent être retenus, pour que demain, un propriétaire de pharmacie n’ait pas comme employé, sans le savoir, l’une de ces “vipères”37. »
30La difficulté dans la presse professionnelle est de distinguer fermement le bon grain de l’ivraie, les « vrais » professionnels, dotés d’une éthique irréprochable, et les brebis galeuses, criminels qui déshonorent la profession. Mais, si on laisse de côté ces quelques cas isolés et érigés en exemples scandaleux, on constate qu’entre les années 1950 et 1960 s’instaure progressivement une gestion différentielle des illégalismes en matière de stupéfiants, distinguant professionnels et droits communs : les professionnels, cibles importantes du contrôle et de la répression dans les années 1930-1940, se trouvent intégrés dans un jeu de juridictions parallèles qui relèvent de leur propre profession ; les criminels de droit commun vont quant à eux devenir les cibles principales de la répression policière, en particulier à partir du moment où, sous la dictature militaire, dans les années 1960, la figure du trafiquant de drogues va se confondre avec celle de l’ennemi intérieur menaçant de subvertir la nation. Ces mêmes années 1960 voient d’ailleurs la CNFE – organe pivot dans un régime qui mettait l’accent sur le contrôle de l’offre et de la demande légales de stupéfiants comme moyen de lutter contre la toxicomanie – perdre singulièrement de son importance dans un régime beaucoup plus tourné vers la lutte contre le crime organisé et une approche criminologique visant à agir sur l’ensemble du milieu social, en particulier la jeunesse, pour éradiquer les drogues.