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Référentiel islamique

La chaîne des sœurs

Sororité vertueuse et apprentissage performatif au sein du Club des jeunes filles de la Grande mosquée de Genève
The Chain of Sisters. Virtuous Sorority and Performative Learning in the Young Women’s Club of the Grand Mosque of Geneva
La cadena de las hermanas del Club de las jóvenes de la Gran Mezquita de Ginebra
Eva Marzi
p. 233-254

Résumés

La chaîne des sœurs. Sororité vertueuse et apprentissage performatif au sein du Club des jeunes filles de la Grande mosquée de Genève Dès les années 1960, et de manière accentuée depuis 1990, les musulmans de Suisse tendent à s’organiser au sein du paysage associatif local. Leurs pratiques mettent en lumière la manière dont les normes et prescriptions religieuses transmises dans le cadre d’écoles et d’associations féminines musulmanes actives dans le canton de Genève conduisent les actrices à émerger sur la scène publique, et à inventer des trajectoires alternatives de modernité et d’engagement citoyen. Orientant leurs actions tantôt vers une transformation de soi, tantôt vers une transformation du monde, les actrices allient le genre et le religieux au sein d’un système d’intervention et de subjectivation spécifique. En cultivant un lien de « sororité vertueuse » au sein de leur groupe et en adoptant les principes de la pédagogie Montessori, ces jeunes femmes créent une discordance avec, d’une part, les valeurs séculières libérales et avec, d’autre part, la normativité musulmane.

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Texte intégral

  • 1 Ces salles, reconverties le samedi en classes d’étude sont habituellement employées par les femmes, (...)
  • 2 Tous les prénoms présentés dans le texte sont fictifs.

1À la fin du mois de mai 2013, par une douce après-midi touchant à sa fin, le bus de la ligne Crêts de Champel-Petit-Saconnex traîne lourdement sa vieille carcasse métallique sur la route escarpée qui relie la commune du Petit-Saconnex au reste du canton de Genève. Parmi les passagers se trouvent des jeunes filles, parfois voilées et souvent en petits groupes, qui constellent le bus de leur présence discrète ; mais les sièges les plus occupés sont ceux des résidents du quartier, de retour chez eux après une journée de flânerie ordinaire passée en famille, les paquets de course encombrants du samedi plein les bras. « Prochain arrêt, Colladon ! ». Les hauteurs atteintes, des silhouettes encore insoupçonnées se détachent et se déversent dans la rue, abandonnant le bus vidé de moitié. Hommes, femmes, enfants, jeunes et moins jeunes se pressent sur le petit trottoir vers un « je ne sais où » encore indiscernable. Au détour d’un carrefour, l’objectif de cette marche collective en bordure d’habitations banales se révèle progressivement au regard : la Grande mosquée du Petit-Saconnex, que l’on devine avec ses belles pierres blanches et son minaret à peine perceptible depuis la rue en contrebas. L’étroitesse du trottoir et l’accès par la partie latérale ne permettant pas une vue globale ce n’est qu’une fois arrivé devant la mosquée que le visiteur prend la mesure de l’ampleur de l’édifice à huit faces, synthèse des cultures orientales et occidentales, qui se fond remarquablement bien dans le paysage. Des jeunes filles s’attardent devant la porte d’entrée, tandis que des femmes voilées défilent au volant de leurs voitures pour déposer leurs enfants à l’école de la mosquée. À l’intérieur, une foule importante de jeunes filles d’âges différents se bouscule, chahute, s’amuse et rit aux éclats. Déchaussées, les plus jeunes courent et glissent sur les dalles, s’agrippent aux robes des plus âgées tout en conversant entre elles. Quelques hommes entrent rapidement par une petite porte située à droite du bâtiment, mais ce sont les filles qui dominent dans cet espace : du grand hall sous la coupole de verre aux salles d’étude ; dans le patio, et au deuxième étage, sur les escaliers et même aux toilettes, elles vagabondent avec un plaisir visible dans les recoins de cette bâtisse qui, le samedi, semble leur appartenir. Les jeunes filles arrivées non voilées et en jeans enfilent des djellabas rapportées du « bled ». Dans une des classes1 donnant sur le hall, affalées sur les chaises ou assises sur les tables, quelques-unes grignotent des chips et avalent des jus de fruit, d’autres courent dans tous les sens. Soudain, elles sont interpellées par une voix féminine tranchante de sévérité dans ce vacarme : « Les filles, vous devez enlever vos chaussures pour marcher dans la mosquée !! Et on ne mange pas dans la salle ». Une jeune monitrice, prénommée Noura2, s’avance vers moi avec un sourire radieux pour me prévenir : « Tu verras, cette classe est vraiment indisciplinée. On a eu beaucoup de peine avec les filles depuis le début de l’année ». De cette jeune et éloquente universitaire en droit, ancienne participante du Club passée monitrice depuis plusieurs années, émane une autorité qui tient beaucoup à son regard à la fois grave et passionné. Elle m’annonce que le thème du cours sera « le temps » dans sa conception islamique.

2Ce travail naît d’une curiosité particulière envers une énigme apparue lors de mes premières rencontres hebdomadaires avec les jeunes filles de la Grande mosquée de Genève : à quelques minutes à peine du centre-ville de Genève, existent des formes de vie qui semblent en partie s’éloigner du « sécularisme progressiste » (Mahmood, 2009 : 8), tout en ne s’épuisant pas dans le moule de l’islam wahhabite imposé par l’Arabie Saoudite, principal financeur de la mosquée. C’est la manière complexe avec laquelle les filles donnent un sens à leur vie, et comment ce sens peut naître au sein d’un cadre d’apprentissage à la fois chaleureux et ordonné qui m’intéresse. Les chercheurs et chercheuses qui se penchent sur la question des femmes au sein des traditions religieuses cherchent en général à comprendre comment les femmes résistent, détournent, se réapproprient ou habitent les normes religieuses et culturelles patriarcales. Je propose d’examiner la question de la transmission religieuse, ni à partir d’une analyse des mouvements féminins dissidents pris entre désir de soumission et de résistance, ni exclusivement à travers le prisme d’une quête rigoureuse de piété et de discipline morale basée sur une tradition (Schielke, 2010). Les pratiques religieuses des actrices ne sont en effet pas considérées comme opposées à la modernité séculière-libérale (Mahmood, 2009), mais comme des assemblages inédits permettant la transmission d’un savoir religieux basé sur l’expérience par et pour les descendantes de migrant-e-s.

  • 3 Le Club des femmes, qui évolue parallèlement au Club des jeunes filles Dar Essalam au sein de la mo (...)

3J’ai réalisé une enquête ethnographique auprès d’un mouvement urbain féminin organisé sous la forme d’un Club, qui fait plus largement partie du mouvement du Renouveau islamique en Europe. Dans ce Club exclusivement féminin baptisé « Dar Essalam », j’ai observé pendant une année (2012-2013) des femmes appartenant à des milieux socio-économiques divers souvent élevés, ainsi que des plus jeunes femmes collégiennes et universitaires enseigner les écritures et les pratiques sociales islamiques. Dans le contexte genevois, l’essor des mouvements de femmes représente un tournant dans l’histoire du champ organisationnel musulman : a contrario d’autres régions suisses où les femmes sont minoritaires au sein de l’islam organisé, depuis une dizaine d’années à Genève, un grand nombre de femmes tiennent des réunions publiques dans les mosquées3 et proposent des cours de doctrine islamique au sein des Clubs, mais également au sein d’associations récentes, à l’extérieur des mosquées. Les femmes de ces structures plus ou moins formelles appartiennent à un réseau d’interconnaissance transcendant leurs propres associations et quartiers. Elles se sont souvent rencontrées à la mosquée de Genève et partagent des sensibilités religieuses et des principes en termes d’éducation. Elles constituent aujourd’hui le noyau dur et la « base militante » de l’islam organisé à Genève. L’engagement et les activités de ces femmes sont reconnus de manière positive par les principaux responsables associatifs et religieux de la ville.

  • 4 Je pense ici à la Grande mosquée de Genève ou la Fondation culturelle islamique (FCI) ainsi que le (...)
  • 5 Nous entendons par « sororité » le « lien existant entre les femmes considéré comme spécifique par (...)
  • 6 L’éthique, selon Michel Foucault, se présente « non comme une idée, ou comme un ensemble de normes (...)
  • 7 « Faire communauté » désigne le processus selon lequel les groupes se considèrent et se construisen (...)

4À partir de mon enquête sur le Club Dar Essalam de la Grande mosquée de Genève, je montrerai comment les femmes (scolarisées en Suisse, et souvent descendantes de migrant-e-s) transforment la pédagogie islamique4. Comment devient-on musulmane dans une société où la religion est devenue une « affaire privée ou à option » (Hervieu-Léger in Hanafi, 2010 : 3) ? Nous verrons que la réforme pédagogique proposée par le Club, moins axée sur la transmission verticale d’une morale que sur la formation d’une « sororité5 » vertueuse, vise à créer un sentiment fort d’appartenance et de solidarité communautaire basée sur l’apprentissage et le divertissement entre « sœurs » et à une incorporation de normes religieuses mises en scène et performées théâtralement et impliquant les cinq sens. Je montrerai de quelle manière les jeunes femmes du Club enseignent à leurs élèves les « types d’attitudes corporelles nécessaires à la formation d’une subjectivité vertueuse » féminine (Mahmood, 2009 : 12) à partir d’une pédagogie inspirée de l’école Montessori. Ce faisant, à leur façon, elles réarticulent les rapports entre modernité et tradition au sein de l’islam. Cette pédagogie innovante et hybride, axée sur l’expérience et l’autonomie de l’acteur, insiste moins sur l’apprentissage des textes sacrés que sur la création d’une sororité vertueuse et, dans son contenu aussi bien que dans ses effets, dépasse donc le cadre strict de la tradition religieuse. L’engagement religieux des jeunes femmes, en tant que projet éthique6 et disciplinaire, mais également en tant que « communitas »7 (Esposito, 2006), s’inscrit donc directement – et de manière ambivalente – au sein de l’idéologie séculière-libérale. Nous interrogerons ainsi la manière dont la transmission d’une subjectivité vertueuse et d’une discipline morale s’articule, de manière ambiguë et sous tension, avec une pédagogie promouvant l’autonomie et l’indépendance (Schielke, 2010), et cela dans l’objectif de créer et de consolider une chaîne de « marrainage » et de solidarité forte entre sœurs (Le Quentrec, 2013). À travers le jeu, la danse, le théâtre ou le dialogue libre (aussi bien pendant les cours d’apprentissage cognitif que de manière informelle), le Club vise à produire des formes de solidarités féminines particulières et à renforcer, par cette cohésion, la réflexivité, l’ouverture, la complexité identitaire ainsi que la discipline morale et l’engagement (religieux mais également humanitaire, civique, social, etc.) des jeunes filles. À ce titre, la culture de l’émotion ou de la « sensorialité », qui s’exprime non plus seulement par le développement de sensibilités pieuses, mais également dans l’attachement communautaire, joue un rôle important au sein de cette structure horizontale participative, et qui participe efficacement à la formation processuelle d’une génération de musulmanes – souvent descendantes de primo-migrantes – conscientes et soudées.

5En conclusion, l’idée sera de replacer cette transmission au sein d’un contexte général de « retour du religieux » (Hervieu-Léger, 1999 : 41) ces dernières décennies, concomitant à une politisation du religieux en lien avec l’irruption des récentes « affaires du voile » en Europe (Hanifi, 2000). La sororité vertueuse créée au sein du Club joue en effet un rôle capital de soutien et de « légitimation de l’engagement » (Le Quentrec, 2013 : 62) dans un contexte marqué par une visibilité disruptive de l’islam dans l’espace public (Göle, 2013) affectant les actrices dans la mise en pratique quotidienne des normes éthiques.

Contexte

  • 8 Je me concentrerai, dans cet article, sur le cas du canton de Genève tout en établissant des liens (...)
  • 9 Nommé directeur de la mosquée par la Ligue islamique mondiale en 2007, le Saoudien Fathy Neamat-All (...)
  • 10 Ce réseau regroupe différentes associations autonomes (associations de jeunes musulmans, associatio (...)
  • 11 Ce fractionnement « en de petites entités » (Monnot 2013 : 14) suit un mouvement de fédération comm (...)

6Les musulman-e-s en Suisse produisent un paysage associatif diversifié, basé tantôt sur l’origine nationale, tantôt sur la seule appartenance à l’islam. À Genève8, ce champ associatif est actif depuis les années 1960 avec la formation d’une « première génération » d’associations musulmanes (Bennani-Chraïbi, Nadjar, Mesgarzadeh, 2011 : 3). La mosquée du Petit-Saconnex ou Fondation culturelle islamique (FCI), inaugurée en 1978 par le roi d’Arabie Saoudite Khaled Bin Abdulaziz et le président de la confédération au pouvoir à l’époque, est le second établissement musulman construit à Genève après le Centre islamique (CIG) fondé en 1961 par Saïd Ramadan dans la lignée des Frères musulmans. A contrario du CIG, la rupture de la Fondation avec le bailleur de fonds saoudien ne sera jamais réalisée, conduisant à une série de crises internes, largement relayées par la presse, de 2007 à aujourd’hui. Les événements survenus en 2007 entourant la Fondation culturelle islamique engendrent en effet une forme de « reconfiguration » du champ associatif musulman genevois. Les licenciements successifs de responsables, d’imams et d’employés internes à la Fondation pour motifs économiques (comme l’ancien imam et porte-parole de la Fondation, Hafid Ouardidi, connu à Genève pour ses nombreuses interventions médiatiques et pour son caractère progressiste) suite au changement de direction, les débats et polémiques que ces licenciements ont provoqué dans la presse, ainsi que les actions entamées sur le plan juridique, laissent entrevoir une « mainmise » de l’Arabie Saoudite sur la Fondation ; parfois dénoncée par de nombreux acteurs associatifs locaux9. Dans ce contexte de crise, se crée un réseau10 d’associations nouvelles et indépendantes, gérées souvent par des femmes et par des jeunes, qui tout en marquant sa différence avec la Fondation culturelle islamique doit faire face à la construction de l’islam comme problème public dans les discours des autorités politiques relayées par les médias (2011)11. Différentes lignes de fracture, marquées par une série d’événements à la fois sociétaux et politiques nationaux et internationaux (11 septembre, votation pour la naturalisation facilitée en 2004 en Suisse, votation contre l’érection de minarets en 2009, etc.) et institutionnels locaux (le changement de direction de la Grande Mosquée), vont (dé)faire la communauté et la réorganiser autour d’une ligne plus doctrinale et « pédagogique », articulant un islam « fondamentaliste » wahhabite importé, et un islam « progressiste », émanant d’acteurs locaux ancrés dans les réalités et méthodes occidentales. Le Club Dar Essalam constitue un des principaux protagonistes de cette réforme pédagogique et institutionnelle.

Le Club des filles Dar Essalam

  • 12 Cette date coïncide notamment avec le processus de regroupement familial et d’installation des ress (...)
  • 13 Les femmes présentent également des profils diversifiés : elles sont enseignantes, traductrices, in (...)
  • 14 La Grande mosquée est la plus grande mosquée de Suisse et l'une des quatre mosquées suisses à possé (...)
  • 15 L’imam Cheikh Youssef Ibram, par exemple, dont les prêches du vendredi soir à destination des jeune (...)

7Si les lieux de cultes et centres islamiques sont présents et actifs à Genève depuis 1960, ce n’est que dans les années 199012 que des associations et des organisations islamiques se développent, et qu’apparaissent des groupements féminins. Ces cercles féminins (parfois mixtes) créés dans la décennie 1990-2000, s’organisent généralement autour de la transmission religieuse et de la langue arabe, mais s’engagent également pour la promotion de la citoyenneté et la médiation socioculturelle, mêlant des activités d’enseignement, d’aide juridique, de promotion citoyenne, de développement personnel, d’aide humanitaire, ou encore d’animation sociale par le sport et l’art, ainsi que diverses activités récréatives (fêtes, etc.) censées ressouder la communauté. Ces activités vont donc au-delà de la question purement religieuse ou genrée13. Contrairement à la plupart des régions de suisses (Monnot, 2013), les musulmans de Genève disposent d’un lieu de prière important : la Grande mosquée dont la large capacité d’accueil14, ainsi que la belle et spacieuse architecture sont un motif de fierté pour la communauté. La FCI fonctionne sur le mode « paroissial » permettant aux différents groupes ou Clubs de bénéficier gratuitement de ses infrastructures (Monnot : 2013). Le changement de direction et les multiples conflits au sein de la Fondation ont poussé les personnes à s’organiser hors du champ institutionnel et à ne plus fréquenter les prêches (les personnes questionnées avouent en effet ne plus connaître véritablement les imams, ni même se rendre à la grande mosquée pour la prière du vendredi). Pour autant, certains collectifs fondés au sein de la mosquée par d’anciennes élèves et enseignantes, avec le soutien des membres de l’ancienne direction, des employés et des imams travaillant directement avec et pour les jeunes15, ont bien résisté aux événements de 2007 (voir note 9).

  • 16 Le club des filles Dar essalam, en dépit de l’espace où il s’est constitué et où il évolue, semble (...)
  • 17 Il est important de noter qu’un Club constitué de jeunes hommes adultes et adolescents évolue paral (...)

8Le Club des filles Dar Essalam (de l’arabe « maison de la paix » ou « havre de paix ») regroupe 200 jeunes filles (enfants, adolescentes et jeunes femmes) chaque samedi après-midi à la Mosquée16. Il est fondé en 1992 par une poignée de jeunes universitaires, ayant fréquenté les cours d’arabe et de religion de la Fondation où elles ont pu créer des liens d’amitié forts, qui décident ensemble d’imaginer une structure permettant de poursuivre et d’approfondir la formation en sciences islamiques après l’adolescence. Dans un contexte où la visibilité croissante de l’islam dans l’espace public est perçue comme un problème, les principales organisations et fédérations musulmanes ont tendance à projeter une image idéaliste de la communauté des croyants en excluant publiquement les différences internes (de genre et d’appartenance ethnique) afin de promouvoir la cohésion et d’obtenir une certaine reconnaissance publique. Cette exigence de solidarité est partagée par les femmes musulmanes engagées au sein des organisations, qui ne développent pas de revendications explicitement féministes, mais cherchent plutôt à affirmer leur appartenance au « tous ensemble » communautaire et leur respect de l’autorité religieuse traditionnelle masculine. Toutefois, la création informelle (au sein des mosquées) de formes de sociabilités basées sur une expérience existentielle spécifique (au croisement du genre et du religieux), encourage la féminisation de la prise d’initiative ainsi que l’organisation d’une structure de transmission de cette expérience solidaire17. Petit à petit, l’initiative de départ d’une poignée de jeunes femmes se mue donc en une large structure parallèle et complémentaire à l’école de la mosquée, capable d’accueillir quelque 200 jeunes filles, adolescentes et enfants à chaque rentrée scolaire.

  • 18 La base de l’enseignement ne se situe dans aucune écoles juridiques en particulier, mais s’en inspi (...)
  • 19 Au même titre que le FCI, le Club réunit des musulman-e-s d’origines très différentes (indien-ne-s, (...)

9Le Club se rassemble ainsi autour des « sœurs » les plus instruites en matière religieuse, dont Lina et Youmna, qui renseignent les monitrices en cas de besoin, leur offrent chaque semaine un cours de perfectionnement aux sciences islamiques (le vendredi soir), et supervisent avec d’autres responsables les activités du Club. Cet espace religieux féminin propose un large spectre d’activités, allant des concours de mémorisation du Coran et des cours de religion aux journées sportives, séances de cuisine, jeux en plein air, etc. Les thématiques traitées durant les cours de religion sont diverses et touchent à l’histoire et la vie du prophète, au savoir coranique, aux bonnes œuvres, aux génies, à la fin du monde, au respect des parents, mais également à des problématiques féminines concernant le maquillage, la mode, la tenue musulmane, la pudeur, les relations filles/garçons, etc.18 Une grande partie des cours de printemps est dévolue à la préparation du spectacle de fin d’année, mêlant des activités de danse, de chant et des représentations théâtrales que les filles doivent créer et répéter durant le semestre. Rejoignant les dynamiques spécifiques de la FCI dont il émane, le Club des jeunes filles transcende la question « ethnique » ou culturelle en promouvant une organisation basée sur le religieux comme principe d’appartenance et du « faire communauté »19. Mais au-delà de l’apprentissage d’une piété islamique au quotidien, ancrée culturellement dans la réalité locale suisse et européenne c’est le développement d’un « entre soi » permettant de préserver un sens de la dignité qui motive les actrices du groupe.

Sororité et apparition dans l’espace public

  • 20 Si certaines d’entre elles ont également enseigné dans le secteur privé, il faut souligner que cett (...)
  • 21 En Suisse, la gestion du rapport entre l’Église et l’État est laissée à la juridiction des Cantons. (...)
  • 22 Dont l’association Nouvel Horizon.

10Le type d’islamité revendiqué par le Club établit une distanciation entre l’identité religieuse des parents et celle des enfants. Ainsi, Youmna et Lina, cofondatrices et animatrices au Club depuis ses débuts, sont elles-mêmes descendantes de migrant-e-s syriens et marocains, ou immigrées en Suisse depuis la prime enfance. Diplômées de sciences de l’éducation de l’Université de Genève, leurs trajectoires professionnelles sont rapidement marquées par l’impossibilité de concilier pratique religieuse (notamment le port du voile) et exercice du métier d’enseignante dans les institutions scolaires publiques du canton20, ceci malgré leurs nombreux efforts d’insertion. Genève, avec Neuchâtel, fait en effet parti des rares cantons en Suisse où la religion est clairement séparée de l’État21. Certaines fondatrices décident alors d’ôter le voile pour poursuivre leur profession, tandis que d’autres s’engagent à plein temps dans l’associatif musulman, au Club ainsi que dans d’autres structures qu’elles contribuent à créer au fil des années22. L’idée qui guide leur travail militant est de permettre à ces jeunes femmes et mères de famille de dépasser les tensions liées à la répartition entre-temps de travail, temps associatif et temps familial.

Le Club, c’est un soutien pour les filles, pour les aider à s’épanouir en tant que musulmanes dans cette société. Parfois, quand on est jeune, on se sent démunie vis-à-vis de certains regards, ou commentaires… On veut se tenir à l’écoute des jeunes filles pour qu’elles nous confient leurs problèmes, pour leur redonner confiance en elles et en leurs valeurs, afin qu’elles n’aient pas honte de qui elles sont (Lina, automne 2012).

  • 23 De nombreuses jeunes filles du Club sont engagées en tant que citoyennes au sein de diverses autres (...)
  • 24 La question de l’autorité spirituelle féminine souvent réalisée de manière effective au sein du Clu (...)

11Le développement du Club encourage l’émergence de relations homosociales de solidarité entre femmes dans un contexte de stigmatisation de la différence religieuse musulmane. Le discours de la fondatrice est en effet marqué par l’expérience de la difficulté à exprimer publiquement le particularisme musulman, celui-ci étant inévitablement perçu comme « disruptif » (Piettre, 2006) dans l’espace public. Ce phénomène de rejet est susceptible d’engendrer l’exclusion et la solitude. Si le Club n’aborde pas directement la question du droit des femmes musulmanes, sa priorité est de lutter contre l’assignation à la différence qui produit l’exclusion, non par des moyens juridiques ou militants, mais par un travail de réaffirmation des liens intra-communautaires et identitaires visant à redonner confiance en soi aux jeunes femmes selon le principe que « l’union fait la force ». La féminisation du groupe et l’instauration de liens de solidarité entre les anciennes et les nouvelles permettent de renforcer le sentiment de légitimité et de promouvoir le « self empowerment », au-delà de l’espace clos de la mosquée. La promotion de ces valeurs permet également à des jeunes femmes hautement qualifiées mais discriminées professionnellement en raison de leur appartenance religieuse, ainsi qu’à des jeunes filles, de s’affirmer dans leurs convictions à l’école, entre amis, au travail, de développer des initiatives personnelles23 et de se faire une place au sein des collectivités religieuses locales24.

J’ai un peu peur de ne pas réussir à trouver un travail après l’« Uni. » dans l’éducation, mais bon, je n’y pense pas trop […] C’est vrai que parfois les gens nous font des remarques, sur le voile par exemple. Mais je crois que le Club m’a beaucoup aidé à ne pas me soucier de ces choses-là, maintenant je m’en fiche (Yasmine, monitrice, novembre 2013).

12Le développement d’une sororité vertueuse parmi les jeunes filles joue ainsi un rôle fort de soutien à l’affirmation et à la légitimation de l’engagement religieux dans les différentes sphères de la vie.

Faire communauté entre sœurs à l’aune d’une pédagogie libérale

  • 25 Le terme « dinosaure » est employé par les monitrices pour désigner les anciennes (souvent fondatri (...)

13L’aspect innovant du programme d’apprentissage est son mode d’organisation ainsi que le rapport à l’autorité promu au sein du Club. Reformulant la nécessité « d’authenticité » dans la transmission, exigeant en général que les « agents de la transmission soient fraîchement débarqués du pays d’origine » (Arkönül in Monnot, 2013), le Club se donne comme principe de promouvoir une transmission horizontale formulée entre pairs, donc par les jeunes et pour les jeunes. Le club regroupe ainsi plusieurs étapes d’engagement : la participation en tant qu’élève est suivie, pour les plus motivées et « expertes en piété », d’un engagement à titre de monitrice qui s’opère généralement à l’âge de la maturité lors de l’entrée au collège (lycée) vers 16-17 ans. Le matériel à disposition des monitrices est succinct et peu scolaire : pas de manuels, mais des guidelines et plans de cours établis par le comité des monitrices en début et à la mi-année, et organisés autour de valeurs fondamentales et thématiques centrales à l’islam pouvant évoluer d’une année à l’autre. Au-delà de ce programme principal supervisé par les « dinosaures »25, une large marge de manœuvre est laissée aux monitrices pour animer les séances et créer une ambiance conviviale par le biais de séries d’activités imaginées semaine après semaine.

  • 26 Outre le Club des filles, de nombreuses associations qui lui sont idéologiquement reliées, telles q (...)

14Afin de se distancier du supposé « extrémisme » reproché à la nouvelle direction de la mosquée et des méthodes d’enseignement « traditionnelles » du CIG, l’approche pédagogique du Club repose sur des méthodes éducatives adaptées aux réalités vécues par les musulmans en Europe26, axées sur l’apprentissage via l’image (la visualisation des termes arabes, par exemple), l’oralité (discussion, langage informel, etc.), l’art ou le jeu (dessins, bricolages intelligents pour les enfants, camps et activités sportives, chant, théâtre, etc.) et sur l’interactivité et la communication entre « professeur » et « étudiant », ou « animateur » et « participant ».

Khadija : « Le jour de la résurrection, personne ne va bouger de son siège tant qu’il n’aura pas répondu à quelques questions. Est-ce que vous savez quelles sont ces questions ? »
Élèves : « Qu’as-tu fait pendant ton temps libre ? » […]
Khadija : « Oui […] Je vous pose la question inverse : comment on perd notre temps ? »
Élèves : « En faisant rien ahah ! »
Khadija : « En faisant rien ça veut dire quoi ? Vous allez pas passer votre vie à rien faire ? »
Élèves : « Ben oui !/ En regardant la télé !/ En dormant ! » (rires)
Khadija : « Chut ! Alors je vous demande, est-ce que la télé est inutile ? »
Élèves : « Top chef, on peut regarder ?? Ahahah! / Et les séries télé ? »
Khadija : « Plus qu’inutile, la télé, ça vous pénalise »
Élèves : « Pourquoi ??! »
Khadija : « Le risque, quand on commence à regarder une série, c’est qu’on enchaîne sur une, et sur une autre, un épisode et un autre épisode, et du coup on passe toute notre journée à faire que ça. […] Un conseil, fixez-vous toujours des objectifs. Organisez-vous, organisez votre temps. Déjà ça vous en fera perdre le moins possible. Imaginons que vous avez des devoirs ou bien, que vous voulez regarder une série, alors dites-vous : ok, de telle heure à telle heure, mon but c’est de finir mes devoirs, de telle heure à telle heure, je fais une activité, je regarde une série. Mais pas : j’arrive à la maison, je commence un bout de devoir, ha non ! Je vais faire un goûter, je commence une série, après je reviens aux devoirs… Là vous n’êtes pas constructives, vous n’êtes rien du tout. »
« Et si je mange en regardant la télé, c’est halal ? ! » […]
(Mai 2013)

  • 27 Cette souplesse, dans les horaires mais également dans la mise en pratique d’une éthique, rejoint (...)

15L’autorité des animatrices est quotidiennement remise en question par les jeunes qui sont considérées comme des « cas difficiles » par les animatrices et pour qui « l’exaltation de la force de caractère face aux tentations du monde, l’abnégation et le sacrifice individuel » ne font pas partie de leur univers (Martuccelli, 2006 : 45). Dans son message, Khadija fait preuve d’une certaine souplesse vis-à-vis de l’utilisation des médias et des réseaux sociaux et cherche à concilier les appartenances multiples (scolaires, familiales, culturelles, sociales, etc.) qui traversent les modes de vie de jeunes. Consciente que vivre en accord parfait avec les vertus prônées par le prophète serait à la fois difficile, mais également « peu souhaitable », elle propose une voie médiane afin d’éviter « les extrêmes qui ne sont jamais bons » (propos de Noura, hiver 2013). Comme le dit Khadija, le souhait d’Allah est bien que les filles consacrent du temps pour l’étude et pour leur réussite personnelle. Le travail de conciliation entre différents désirs rejoint les principes pédagogiques eux-mêmes : l’engagement vertueux est pensé comme un effort de souplesse et la conciliation (entre activité scolaire, développement personnel, vie amoureuse, loisirs, etc.), non comme une discipline rigoureuse nécessitant le perfectionnement éthique27. Après le cours sur le temps, ce sont les mêmes jeunes filles qui s’affrontent lors d’un tournoi de basket, s’envoient des blagues entre elles, chahutent, jurent, etc. L’importance accordée à la trajectoire et au développement personnel n’est pas synonyme de désengagement religieux et associatif, mais coexiste plutôt avec lui de manière ambigüe. Les monitrices laissent en effet entrevoir un fort degré d’entraînement et de « sophistication » « pour se familiariser avec une tradition interprétative islamique de la discipline morale » (Mahmood, 2009 : 187). Afin d’assurer l’engagement et la fidélité au groupe, l’innovation et la force pédagogique du Club consistent à laisser de côté les projets éducatifs « consensuels et forts » (2006 : 59) en faisant la promotion d’une cohésion dans le groupe intégrant la complexité existentielle de chacune.

Ben moi j’arrive pas à être trop sérieuse, à faire la prof un peu rigide. J’aime trop rigoler avec elles ! (Aïcha, novembre 2013).

  • 28 Le sentiment « faire communauté » dans le partage de valeurs est en partie lié à la proximité des (...)

16L’idée d’un enseignement mutuel qui caractérise la pédagogie Montessori se traduit au sein du Club par l’importance accordée aux relations en général. Ces relations reflètent par ailleurs l’ambiance amicale que les jeunes cultivent dans le cadre scolaire. De manière réaliste et pragmatique, le Club reprend à son compte la crise de légitimité des fondements moraux et le déclin de la subordination individuelle à un ordre du monde immuable qui caractérisent les relations contemporaines entre les générations, et qui imprègnent également les formations en sciences de l’éducation, les pratiques enseignantes et les institutions scolaires au sein desquelles ont évolué les actrices. Les leçons thématiques proposées aux élèves (ici, le temps) ne se focalisent plus sur la transmission de prescriptions et de valeurs sanctionnées par une tradition surplombante, mais cherchent plutôt à brouiller les pistes entre émetteur et destinataire du message, dans l’idée d’un dialogue entre pairs qui contribue à construire un sens et des principes partagés et émanant des participantes. L’idée de laisser les liens se tisser entre les filles, « d’aider à faire ensemble » (en laissant les filles penser par elles-mêmes, questionner, induire, discuter, etc.) tout en étant « guidées », est au centre de cette nouvelle pédagogie. À partir de l’idée que « les jeunes transmettent aux jeunes », l’objectif du Club est de transférer la mission éducative au groupe lui-même, pour créer une sorte de « communauté de valeurs et de pratiques »28 (Verpraet, 2009 : 156) se partageant les tâches de la classe, les responsabilités, les savoirs. La promotion d’une éthique incarnée dans le mode d’enseignement même de la monitrice, se fait en corrélation avec les différentes logiques de situations et d’intérêts (rendre efficace pragmatiquement la transmission, créer une solidarité intergénérationnelle dans la foi au sein d’un contexte général de « crise » de l’autorité) en lien avec les modes de vie européens des descendantes de migrant-e-s.

Les amies qu’on se fait dans la foi, c’est plus que des amies, c’est la fraternité. Si vous leur faites du mal, vous en faites à Dieu. C’est une relation triangulaire (Noura, juin 2013).

  • 29 Les jeunes femmes préfèrent en effet partager les expériences importantes de leurs vie avec leurs (...)

17La force du Club est de parvenir à créer entre les membres du Club des formes de collaborations et d’engagements volontaires et personnelles, ancrées dans un sentiment spirituel de sororité (Le Quentrec, 2010 : 139). Cette sororité « vertueuse » qui se dégage des propos de Noura contribue à créer une relation de confiance unique, renforcée par des activités encourageant l’écoute, l’échange et le questionnement (les monitrices n’hésitent pas à parler de sujets personnels avec les plus jeunes, notamment lors des camps). La bienveillance qui se manifeste dans l’encouragement (aux études, par exemple) et l’affection contribuent à cultiver les relations entre « sœurs ». Cette solidarité permet « d’affronter les défis » (2013 : 64) qui se présentent aux jeunes filles, notamment ceux en lien avec l’exercice et le perfectionnement de qualités vertueuses29, ainsi que ceux issus de la visibilité disruptive de l’éthique musulmane dans l’espace public. Cette solidarité entre femmes participe donc directement à leur réalisation et à leur « empowerment » individuel en tant que musulmanes, dans la vie, comme dans la foi.

18Si le sentiment d’être musulmane se réalise à travers la participation routinière au collectif et grâce à ce mode d’organisation permettant de « faire communauté », il le devient également lors de certains événements marquants organisés par le Club.

Un apprentissage performatif

  • 30 La bonne manière d’accomplir les obligations religieuses (prière, etc.) est enseignée aux classes (...)

19Si les « égards interactifs » peuvent l’emporter sur « les considérations morales » (Martuccelli, 2006 : 56) au sein du Club, l’abandon partiel de principes hiérarchiques est également rattaché à l’exigence éthique qui y est promue. Les interactions entre la monitrice et les jeunes élèves de la « classe difficile » montrent que ce n’est pas uniquement du côté des principes moraux, mais bien de l’éthique que les monitrices puisent leurs ressources relationnelles et cognitives. Les jeunes monitrices entendent enseigner aux participantes, dès leur plus jeune âge30, les vertus, pratiques religieuses et les dispositions éthiques qui ont disparu de la vie quotidienne contemporaine. Comme le mentionne Lina, les filles « font ce qu’elles veulent avec ce qu’on leur donne ». Le primat de l’individu, accepté et mis en valeur par les actrices, rejoint l’importance accordée par le Club au primat « comportemental » et interactif, sans que la règle de comportement ne soit forcément énoncée de manière trop explicite, ni véritablement exigée. En effet, si la transmission peut fonctionner de manière cognitive dans le cadre des cours de religion et de récitation de Coran, elle se produit également de manière performative lors de pièces et de sketches, ou au moyen du chant et de la danse. Ces techniques permettent aux filles de s’exercer aux pratiques et aux comportements ascétiques, tout en développant une « culture commune ». Le camp organisé par le Club dans un chalet ou une maison louée en montagne pour une semaine permet aux filles – en général, des adolescentes – de se retrouver « entre elles » et d’organiser la journée en fonction de l’entraînement moral visé autour d’une intense proximité avec Allah.

20Alors que la journée est réservée à l’étude, à la prière, et aux jeux, c’est lors des soirées passées en commun que se mettent en place des modes de « performances éthiques ». Impliquant peu de décors et d’accessoires, ces petites pièces simples mettent en scène différentes situations quotidiennes vécues présentant des dilemmes moraux. Les pièces mettent généralement en scène des héros aux comportements agressifs, irrespectueux, ou simplement « jeunes » qui se trouvent soudainement confrontés à une épreuve particulière (mort d’un proche ou dispute familiale). Ces piécettes soulèvent des enjeux sociaux concernant les jeunes, comme le conflit avec les parents, la consommation d’alcool et la violence, ou encore des enjeux environnementaux comme le recyclage des déchets et le respect de la nature. À partir du processus d’identification des jeunes filles au héro, les monitrices engagent une réflexion collective sur le juste comportement et valorisent le choix d’une réponse appropriée aux expériences quotidiennes de la vie. Ces moments de mise en pratique sont déterminants pour l’acquisition de réflexes moraux. Ils constituent un pilier pédagogique du Club permettant la transmission de valeurs à la fois auprès du performeur qui vient incarner une morale particulière, et auprès du public qui, selon les compétences de l’acteur, peut se trouver émotionnellement impliqué :

Je jouais une jeune fille qui venait de perdre sa grand-mère, alors je me suis mise par terre pour prier et pendant ce moment intense de recueillement où je pensais à Dieu et à ma grand-mère, je me suis mise à pleurer, les larmes ont coulé sur mes joues… (Noura, mai 2013).

21Comment faire ressentir à des jeunes filles les sentiments d’humilité, de soumission, de compassion et de tendresse envers les proches et surtout envers Allah ? Le fait que la jeune monitrice se mette véritablement à pleurer durant la scène témoigne de la puissance imaginative et corporelle de l’exercice et d’un entraînement assidu pour ranimer des sentiments vifs. Cet exercice vise à chercher en soi-même les intentions adéquates afin de faire naître les sentiments qui correspondent à une situation particulière. Il consiste à initier les jeunes filles à une expérience morale afin que celle-ci ne soit plus « jouée » mais vécue de manière réelle. Des émotions se manifestant par les pleurs indiquent que la personne est véritablement proche de Dieu, et suscitent en retour fascination et respect de la part des sœurs qui regardent, qui les considèrent comme des marques de dévotion capables de réveiller, par « contagion », les sensibilités de chacune. Le jeu théâtral fait ici également ressortir la conscience du groupe (Le Quentrec, 2013) : en ébauchant une représentation de l’identité commune (les « jeunes musulmanes » qui ne jurent pas, ne boivent pas, respectent leurs parents, etc.), les actrices développent des liens inclusifs à travers la mise en scène performative d’une proximité affective. À ce titre, les exercices théâtraux sont directement l’expression de la sororité vertueuse en ce qu’ils contribuent de manière efficace à valider la raison et le partage des affects au sein du groupe.

Les filles ont déjà des cours de religion classiques à la mosquée. Nous on veut leur proposer quelque chose de différent, qui puisse les intéresser plus, pour qu’elles s’en rappellent et qu’elles aient envie de venir (Farah, octobre 2013).

22Comme le dit très bien Farah, ce qui se joue dans les exercices est la création d’un plaisir partagé lors de moments conviviaux et religieux, mais moins stricts, « rasoirs » et sérieux que les cours de la mosquée. Nous voyons en effet que ces techniques théâtrales rejoignent les principes de la pédagogie promue par le Club : d’un point de vue formel, l’idée ou le principe moral niché au cœur des thématiques guidant l’improvisation circule sans règle stricte et à participation égale des participantes, en valorisant l’expérience, à travers un ensemble d’activités pratiques et d’expression de soi, de sa sensibilité et de sa foi.

  • 31 Nous empruntons la notion de « performatif » au philosophe du langage Austin tel qu’il est reprit (...)

23Toutefois, comme le note Charles Hirschkind au sujet des auditeurs des sermons sur cassettes, les formes de comportements et de concentration requis associés à la performance théâtrale sur des sujets éthiques ne sont pas « transférées » de manière directe en une série de « règles et de comportements éthiques actifs dans la vie réelle » (2002 : 552). Noura et les autres monitrices incarnent dans ce sens des cas exemplaires : formées depuis leur plus tendre enfance aux activités proposées par le Club, elles ont pu développer chaque semaine une série de compétences et d’outils (comme la mémorisation et la récitation du Coran qui fait l’objet d’un concours chaque année, l’apprentissage de la danse, du chant et du théâtre, etc.) centraux à l’apprentissage éthique. Ainsi, si les filles peuvent tourner en dérision certains discours ou traditions et en dépit des divergences de chacune dans la compréhension de ces processus, le travail d’incorporation des dispositions éthiques (à travers les narrations théâtrales, chantées et dansées), situe l’engagement à un « mimétique » et « performatif »31, permettant de créer une unité de mouvements (faciaux, de postures) et d’émotions (peur, tranquillité, bien-être, devoir, etc.).

24Par ailleurs, cette pédagogie encourage les jeunes à apprendre par elles-mêmes (dans l’action) et à être créatives (dans les domaines artistiques, sportifs, intellectuels, etc.). Elle vise donc le développement de facultés humaines et sociales. Au-delà de l’aspect pieux des exercices théâtraux, les thématiques qu’ils soulèvent concernent aussi des choix et des problématiques existentielles (comme la gestion du deuil, la délinquance, la protection de la nature, le rapport à la famille, etc.) susceptibles de toucher les jeunes. La socialisation cognitive et performative promue par le Club se situe ainsi au-delà d’un objectif unique de piété, de morale et de discipline : Elle vise surtout à faciliter l’attachement affectif des actrices entre elles et à inciter un travail subjectif sur elles-mêmes au cours du passage à l’âge adulte.

Des engagements « éthico-politiques » ?

25Nous avons abordé la manière dont des formes de solidarité fondées sur le partage d’une croyance, d’une identité et d’une éthique religieuse, et des sensibilités pieuses se développent en partie grâce à l’élimination du rôle du leader au sein du Club. Nous avons également vu comment les capacités éthiques ne sont pas développées de manière autoritaire et moralisante, mais par le truchement de discussions libres et d’activités de divertissements (théâtre, jeu, chant, etc.) valorisant l’agency des actrices. La mise en scène de ces dispositions éthiques au cours de performances (spectacles de théâtre et de danse) rend possible leur incorporation graduelle tout en renforçant le sentiment de « faire communauté » (Salzbrunn, 2009) sur une base religieuse. L’idée qui guide la pédagogie « sensorielle » Montessori fait de la pratique et des rituels religieux, non la simple expression d’une « perspective déiste » au sein de laquelle les rituels ne joueraient aucun rôle concret, mais une véritable « aide à l’apprentissage et au développement des subjectivités musulmanes » (Mahmood, 2009 : 209).

  • 32 La critique de l’individualisme occidental, par exemple, au profit d’une solidarité communautaire (...)

26Les exercices artistiques et cognitifs encouragés au sein du Club ne peuvent être compris en dehors de la modernité politique et sociale contemporaine. En effet, le registre du développement sensoriel et autonome est caractéristique de la pédagogie Montessori, d’inspiration historique italienne, française et anglaise, telle qu’elle est enseignée aujourd’hui dans les académies des sciences de l’éducation un peu partout en Europe. Toutefois, les actrices détournent les codes pédagogiques transmis à l’école pour les transposer dans un autre cadre (Zegnani, 2013), qui se définit parfois en creux (voir en critique) à la modernité séculière-libérale32. La supervision intergénérationnelle, la pédagogie fondée sur le dialogue, et la prise de distance (relative) avec les autorités religieuses (historiques, locales et étrangères), le développement d’une sensibilité éthique par le biais d’activités liées à la « performance » et au « jeu », témoignent d’une reformulation des modes de transmission traditionnels. En somme, ce sont les pédagogies libérales (Montessori, le développement personnel, etc.) qui, servent à transmettre le savoir religieux, et qui incarnent des assemblages caractéristiques de la modernité. Ces assemblages donnent une vision plus riche des engagements religieux contemporains, non réductible à une unique tradition. Les jeunes musulmanes doivent en effet apprendre à gérer et à négocier les dimensions plurielles et variées de la socialisation et des voies morales, ainsi que les subjectivités complexes et parfois contradictoires qui naissent de ces tensions et ambivalences.

  • 33 Voir Danièle Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti, Paris, Flammarion, 1999.
  • 34 Le même phénomène s’est opéré, depuis les années 1970, au sein des institutions religieuses chréti (...)

27Par ailleurs, le divertissement comme mode d’apprentissage, notamment par le truchement de performances à forte teneur émotionnelle, indique une transformation majeure de la transmission religieuse en situation de modernité, comme cela a déjà été soulevé par de nombreux chercheurs depuis une quinzaine d’années33. Au Club, les affects représentent à la fois des stratégies motivationnelles et relationnelles (solidarité entre sœurs), mais sont également constitutifs de l’activité pieuse et ont, de fait, une valeur pédagogique forte. Cette approche répond à une critique générale de l’efficacité des organisations religieuses verticales souvent coupées de la réalité vécue des croyants34, ainsi qu’à une demande d’encouragement de l’agency des jeunes générations en situation de transmission religieuse et culturelle encore incertaine et non pérenne. Le fait que l’islam, comme les autres traditions religieuses, soit traversé par l’ébranlement actuel des croyances religieuses et traditionnelles, nécessite l’adoption d’une pédagogie valorisant les valeurs modernes d’autonomie et d’individualité, en contraste avec les modes d’enseignements plus traditionnels et extra-européens de l’islam. Ce faisant, le Club donne jour à une hétérogénéité de pratiques, de discours, de sensibilités et de liens sociaux (Hirschkind, 2002 : 557) émergents, en train de se faire qui restent relativement fragiles dans un contexte d’organisation accrue des populations musulmanes en Suisse depuis deux décennies. L’incorporation des valeurs démocratiques de liberté et de partage au sein du Club provoque une incertitude identitaire parmi les jeunes dont l’adhésion n’est plus garantie ou obligée mais suit plutôt le parcours de modes identitaires plus informels caractéristiques de la postmodernité, tout en transformant en profondeur et de manière inattendue les trajectoires de vie (surtout pour les monitrices).

28Le souci « démocratique » au sein du Club rejoint explique la manière plutôt discrète et peu visible dont il s’organise. En effet, le militantisme s’exprime davantage dans les dimensions socioéducatives et pragmatiques de l’engagement associatif (comme l’indique le répertoire de dénominations usitées – « monitrices » – qui caractérise le milieu de l’animation socioculturelle) et repose sur une stratégie de discrétion et d’invisibilisation volontaire, même pour la « minorité » de musulmans pratiquants « dans la minorité » à savoir les femmes. La discrétion est ce qui a permis au groupe, jusqu’à aujourd’hui, de protéger ses propres activités en se désintéressant, en tant que sous-structure informelle à la FCI, de toute connivence directe avec les pouvoirs publics.

29Toutefois, cette prise de position devient de moins en moins tenable à mesure que le Club prend ses distances avec la FCI (qui pousse les responsables à l’indépendance organisationnelle, mais également à la prise de parole), et en raison des événements de ces dix dernières années. Les musulman-e-s, qui préféraient se tourner vers des stratégies de discrétion ou « d’apolitisation » de leurs activités associatives, subissent aujourd’hui une injonction forte et symbolique à laquelle ils ne peuvent plus échapper du fait du développement d’un discours critique à l’égard des normes et pratiques islamiques portant atteinte à leur qualité de vie. L’engagement de Lina et Youmna dans l’Union des musulmans genevois (UOMG) en parallèle de leurs activités au sein du Club, ainsi que leurs tentatives récentes de collaborations en matière d’enseignement de l’arabe avec le département de l’instruction publique (via l’association Nouvel Horizon), par exemple, témoignent de ce changement récent. En effet, la question de la transmission du savoir religieux dans le contexte politique de l’après 11 septembre (marqué par l’interdiction des minarets en 2009, et de la Burka dans le canton du Tessin en 2013) est devenue un enjeu politique majeur. Les responsables et les monitrices du Club se retrouvent ainsi tiraillées entre le souci de prendre la parole publiquement en réponse aux attentes des politiques et des médias, et leurs modes d’action et d’organisation horizontaux qui permettent peu, à l’heure actuelle, de faire ressortir le type d’autorité et de compétences nécessaires à la déconstruction souhaitée de la figure de la « femme musulmane soumise » qu’elles accusent vigoureusement.

30Au-delà de la prise de parole et du dialogue direct avec les autorités locales, l’entrée continue de jeunes femmes musulmanes dans l’espace public vient créer une discordance au niveau des valeurs séculières de la sphère publique européenne (Göle, 2013). Si la politisation des signes islamiques affecte profondément les actrices du Club dans la pratique quotidienne des normes éthiques, le type de sororité vertueuse promue au sein du Club joue un rôle capital de soutien émotionnel et existentiel et favorise l’épanouissement des jeunes musulmanes en devenir. Au niveau symbolique, par la création de liens de confiance, l’encouragement dans la foi, la promotion de l’estime de soi et la prise de responsabilité, le Club visibilise l’appartenance à une communauté de croyance et participe ainsi à la redéfinition des frontières du privé et du public au sein de l’espace démocratique. L’activité privée de transmission de savoirs et de promotion d’une sororité vertueuse transforme la mosquée en espace public subversif (2013) dont l’influence s’étend au-delà de ses murs. Cet espace transforme les actrices en sujet collectif, alors même qu’aucun discours militant ni qu’aucune revendication claire et précise n’ait été énoncée par les membres. Les défis liés à l’impact des subjectivités pieuses dans l’espace public européen ne peuvent donc aujourd’hui plus être détachés des réformes pédagogiques liées à la transmission culturelle et religieuse au sein des espaces associatifs minoritaires.

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Bibliographie

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Zegnani Sami, 2013, Dans le monde des cités. De la galère à la mosquée, Presses universitaires de Rennes.

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Notes

1 Ces salles, reconverties le samedi en classes d’étude sont habituellement employées par les femmes, parmi les plus âgées ou ayant des difficultés à atteindre l’espace de prière pour femmes au deuxième étage, qui peuvent ainsi suivre directement le prêche de l’imam transmit sur l’écran.

2 Tous les prénoms présentés dans le texte sont fictifs.

3 Le Club des femmes, qui évolue parallèlement au Club des jeunes filles Dar Essalam au sein de la mosquée de Genève, en est un exemple. Il organise chaque semaine des conférences publiques sur des thèmes divers (religieux, sociaux, familiaux, médicaux, etc.). La fédération des associations musulmanes genevoise, l’UOMG, fut également créée et portée à sa base par l’initiative du « collectif » des femmes musulmanes genevoises, comprenant en son sein plusieurs converties féministes résidant dans différents cantons suisses.

4 Je pense ici à la Grande mosquée de Genève ou la Fondation culturelle islamique (FCI) ainsi que le Centre islamique de Genève (CIG) tenu par Hani Ramadan.

5 Nous entendons par « sororité » le « lien existant entre les femmes considéré comme spécifique par rapport à la fraternité » (Le Quentrec, 2013 : 62). Bien que la notion ait été passablement critiquée au sein des nouveau courants féministes (postcoloniaux, black féminism, etc.), cette notion, fragmentée en un sujet particulier d’expérience (les jeunes musulmanes vertueuses) et non universel (« les femmes ») nous semble un outil pertinent pour analyser les liens affectifs et de solidarité, à la croisée du genre et du religieux, qui se jouent au sein du Club.

6 L’éthique, selon Michel Foucault, se présente « non comme une idée, ou comme un ensemble de normes régulatrices, mais comme un ensemble d’activités pratiques qui sont inhérentes à un certain mode de vie » (Mahmood, 2009 : 50).

7 « Faire communauté » désigne le processus selon lequel les groupes se considèrent et se construisent mutuellement (Salzbrunn, 2010 : 3). Il renvoie aux démarches empiriques d’appartenance et d’identification des individus aux groupes.

8 Je me concentrerai, dans cet article, sur le cas du canton de Genève tout en établissant des liens avec des dynamiques plus larges. Ce choix se justifie par le fait que les cantons jouent en Suisse un rôle déterminant dans l’établissement de la relation entre l’État et la religion, et constituent donc une échelle d’analyse pertinente et incontournable à la compréhension de l’activité et de l’ancrage des groupes féminins.

9 Nommé directeur de la mosquée par la Ligue islamique mondiale en 2007, le Saoudien Fathy Neamat-Allah licencie dès son arrivée quatre responsables de la mosquée en utilisant l’argument selon lequel la « situation de la Fondation culturelle islamique de Genève » en charge de la gestion de la mosquée serait catastrophique. Le licenciement pour « motifs économiques » est toutefois contesté par les principaux intéressés. Pour plus d’informations, voir InfoSuisse http://www.swissinfo.ch/fre/societe/Des_vagues_a_la_Mosquee_de_Geneve.html?cid=6041156, http://www.rts.ch/info/suisse/1137447-mosquee-de-geneve-la-resistance-s-organise.html, http://www.hebdo.ch/rififi_a_la_mosquee_de_geneve_39214_.html, consultés le 16 avril 2012.

10 Ce réseau regroupe différentes associations autonomes (associations de jeunes musulmans, associations culturelles musulmanes dans les quartiers, etc.) et clubs (club des jeunes, clubs des filles et club des femmes) qui évoluent au sein des mosquées, et sont généralement féminins ou mixtes et trangénérationnels. Ces associations, comme Nouvel Horizon (fondée par d’anciennes enseignantes de la mosquée et fondatrices du club des filles Dar Essalam), la fondation de l’Entre-Connaissance (dirigée par Hafid Ouardidi).

11 Ce fractionnement « en de petites entités » (Monnot 2013 : 14) suit un mouvement de fédération comme l’Union des organisations musulmanes de Genève (UOMG). L’association Nouvel Horizon, fondée par les responsables et fondatrices du Club des filles Dar Essalam, organisant des cours d’arabe, de religion et de Coran pour des enfants en bas âge (notamment préscolaire), est membre de l’UOMG.

12 Cette date coïncide notamment avec le processus de regroupement familial et d’installation des ressortissants musulmans en Suisse.

13 Les femmes présentent également des profils diversifiés : elles sont enseignantes, traductrices, infirmières, femmes au foyer, spécialistes en théologie islamique, etc.

14 La Grande mosquée est la plus grande mosquée de Suisse et l'une des quatre mosquées suisses à posséder un minaret, haut de 22 mètres, qui est le seul de Suisse romande. Voir http://www.lematin.ch/actu/suisse/minaret-geneve-176541/, consulté le 20 septembre 2013.

15 L’imam Cheikh Youssef Ibram, par exemple, dont les prêches du vendredi soir à destination des jeunes hommes et femmes étaient très appréciés et fréquentés, ne travaille aujourd’hui plus à la Fondation. Les prêches « progressistes » de cet imam formé en Arabie Saoudite mais connaissant très bien la réalité Suisse (il y habite depuis les années 1980 et parle parfaitement le français et l’allemand), ayant travaillé à la mosquée de Genève comme premier imam, mais également à la mosquée de Zurich de nombreuses années, ont véritablement marqué une génération de jeunes, notamment les jeunes femmes et jeunes hommes animant aujourd’hui les différents clubs de la mosquée et associations de jeunes musulmans.

16 Le club des filles Dar essalam, en dépit de l’espace où il s’est constitué et où il évolue, semble avoir acquis une indépendance matérielle et idéologique vis-à-vis de la Fondation, tout en continuant de s’organiser en son sein.

17 Il est important de noter qu’un Club constitué de jeunes hommes adultes et adolescents évolue parallèlement au Club des filles. Ce Club, plus faible dans sa structure, a été dissout en conséquence des événements de 2009 et se reconstitue actuellement. Les filles et garçons des deux Clubs se connaissent bien, et sont engagés dans des initiatives associatives communes. Certains appartiennent par ailleurs aux mêmes réseaux amicaux de « jeunes musulmans » de Genève. Le Club des filles, s’il se constitue en espace autogéré séparé, ne vise donc nullement à s’isoler et à mettre en cause la mixité des organisations musulmanes ainsi que les intérêts communautaires plus larges. Au contraire, il représente une rupture importante vis-à-vis de la perception des générations précédentes en matière de rapports de genre (tabous et interdits) et d’acceptation de la mixité. Pour Yannick Le Quentrec (2013), mixité et espaces séparés ne s’opposent pas : ils peuvent même se renforcer et se servir mutuellement. La non mixité n’est pas ici synonyme de séparation totale ou d’une quelconque subordination (versus résistance) féminine envers une supposée hégémonie masculine. Elle permet avant tout aux jeunes femmes de se « constituer en sujets collectifs » pour que, dans un second temps ou de manière concomitante, « la mixité soit émancipatrice » (2013 : 65).

18 La base de l’enseignement ne se situe dans aucune écoles juridiques en particulier, mais s’en inspire tour à tour selon le questionnement tout en s’identifiant davantage aux tendances « modérées ».

19 Au même titre que le FCI, le Club réunit des musulman-e-s d’origines très différentes (indien-ne-s, malaysien-ne-s, pakistanais-e-s, tunisien-ne-s algérien-n-es, marocain-e-s, syrien-n-es, palestinien-ne-s, etc., ainsi que des suisses ou français-es converti-e-s, etc.), tout en étant constitué en majorité par les descendants de migrants ressortissants des pays du Machrek et du Maghreb. Il est important de noter que cette dynamique est tout à fait exceptionnelle dans le contexte Suisse, où les organisations musulmanes tendent à se rassembler en fonction de critères ethniques, nationaux ou linguistiques.

20 Si certaines d’entre elles ont également enseigné dans le secteur privé, il faut souligner que cette expérience constitue souvent en Suisse un déclassement professionnel pour les diplômé-e-s des universités et les spécialistes en pédagogie. Le statut et salaire, ainsi que la reconnaissance sociale est en général beaucoup plus précaire dans l’enseignement privé en Suisse, ne motivant généralement pas les diplômé-é-s à y exercer.

21 En Suisse, la gestion du rapport entre l’Église et l’État est laissée à la juridiction des Cantons. La majorité des Cantons ont ainsi une gestion autonome de ce rapport.

22 Dont l’association Nouvel Horizon.

23 De nombreuses jeunes filles du Club sont engagées en tant que citoyennes au sein de diverses autres organisations (humanitaires, sociales, religieuses, etc.) qu’elles ont parfois elles-mêmes créées, et poursuivent chacune des carrières universitaires. Elles souhaitent également décider elles-mêmes du meilleur mariage qui leur permettra de concilier vie professionnelle et rôle de mère et d’épouse.

24 La question de l’autorité spirituelle féminine souvent réalisée de manière effective au sein du Club, sans être revendiquée directement, en est un exemple.

25 Le terme « dinosaure » est employé par les monitrices pour désigner les anciennes (souvent fondatrices) du Club qui s’occupent généralement de superviser l’ensemble des activités et de former les monitrices, mais qui s’impliquent peu sur place dans la tenue des séances et la réalisation des programmes.

26 Outre le Club des filles, de nombreuses associations qui lui sont idéologiquement reliées, telles que Nouvel Horizon, se dotent par exemple de manuels scolaires diffusés en France pour l’apprentissage de l’arabe, ainsi que de techniques d’enseignement plus participatives qui contrastent avec les techniques d’apprentissage de l’arabe et de la religion dans les pays dits musulmans.

27 Cette souplesse, dans les horaires mais également dans la mise en pratique d’une éthique, rejoint les modes d’appropriation féminins du religieux par le développement personnel observés par Amélie Le Renard en Arabie Saoudite (2009), ainsi que les modes d’organisation préférentiels des groupes féminins et féministes contemporains.

28 Le sentiment « faire communauté » dans le partage de valeurs est en partie lié à la proximité des trajectoires et des expériences.

29 Les jeunes femmes préfèrent en effet partager les expériences importantes de leurs vie avec leurs amies musulmanes, plus susceptibles de rencontrer les même problèmes, espoirs et frustrations dans la conciliation de leur souhaits et désirs (d’amour et de sexualité, de voyages et de sorties, etc.) avec le respect des normes et valeurs religieuses.

30 La bonne manière d’accomplir les obligations religieuses (prière, etc.) est enseignée aux classes regroupant les plus jeunes filles et les enfants, tandis que l’enseignement pour les adolescents se concentre davantage sur la transmission des vertus et des dispositions pieuses.

31 Nous empruntons la notion de « performatif » au philosophe du langage Austin tel qu’il est reprit et repensé par la théoricienne féministe Queer Judith Butler. Un acte est performatif lorsqu’il produit immédiatement les effets qu’il énonce, ce qui permet à Judith Butler (1999) d’avancer l’idée qu’aucune identité « essentielle » ne préexiste à l’acte qui vient l’exprimer.

32 La critique de l’individualisme occidental, par exemple, au profit d’une solidarité communautaire religieuse, est souvent soulevée par le groupe. Notons que les principes de l’école Montessori n’étant enseignés dans les facultés des sciences de l’éducation genevoises que de façon marginale et peu appliqués au niveau du système scolaire institutionnel, j’avancerais que la pédagogie du Club n’est pas seulement innovante au sein des communautés musulmanes, mais qu’elle l’est également pour la société dans son ensemble.

33 Voir Danièle Hervieu-Léger, Le pèlerin et le converti, Paris, Flammarion, 1999.

34 Le même phénomène s’est opéré, depuis les années 1970, au sein des institutions religieuses chrétiennes en Suisse, ainsi qu’un peu partout en Europe, laissant apparaître toute une série de figures sociales (comme celle de l’animateur au sein des paroisses) ou de modes de rassemblement plus contingents et innovants (tels que l’événement de la jeunesse Taizé, etc.).

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Pour citer cet article

Référence papier

Eva Marzi, « La chaîne des sœurs », Archives de sciences sociales des religions, 179 | 2017, 233-254.

Référence électronique

Eva Marzi, « La chaîne des sœurs », Archives de sciences sociales des religions [En ligne], 179 | Juillet-septembre 2017, mis en ligne le 01 septembre 2019, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/assr/29663 ; DOI : https://doi.org/10.4000/assr.29663

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Auteur

Eva Marzi

Institut des Sciences Sociales des Religions – eva.marzi@unil.ch

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Droits d’auteur

Le texte seul est utilisable sous licence © Archives de sciences sociales des religions. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.

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