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Proche et Moyen-Orient anciens

Recherches sur la topographie religieuse de la Carthage punique

Hédi Dridi
p. 14-17

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Texte intégral

  • 1 Sur le tophet, voir H. Bénichou-Safar (2004) : Le Tophet de Salammbô à Carthage. Essai de reconsti (...)

1Depuis la fin du xixe siècle et les débuts de l’exploration archéologique de Carthage, plusieurs données relatives aux lieux de culte de la cité punique ont été accumulées. Ce matériel s’est accru avec la publication des fouilles menées par les missions allemandes sur la plaine littorale (fouilles de l’Institut allemand de Rome publiées entre 1991 et 1999, et de l’université de Hambourg publiées en 2007). L’ensemble de ces données, enrichies par de nouvelles études spécifiques1 rend aujourd’hui possible une réflexion d’ensemble sur la topographie religieuse de la Carthage punique. Ces conférences ont permis de présenter divers aspects de cette recherche en cours.

I. Le paysage religieux de la Carthage punique : définitions et inventaire

  • 2 Sur la présence d’autels dans l’enceinte du tophet, voir J. Ferron (1971) : « Offrande à Carthage (...)

2La démarche soulève en premier lieu des questions d’ordre méthodologique. Il était nécessaire de s’interroger sur les critères permettant de caractériser un lieu de culte et ses composantes dans le monde punique. Le cas du tophet est à ce titre exemplaire : nous savons par les témoignages épigraphiques et archéologiques que ce lieu dédié aux inhumations de jeunes enfants, accueillait également des autels (Mzbḥ/m) et probablement des chapelles (Mqdš/m)2.

3Parallèlement à cet effort de caractérisation, il était tout aussi important de tenter de définir les éléments d’un lieu de culte punique en confrontant les données de l’épigraphie à celles de l’archéologie. Cela a permis de dégager quelques propositions qui pourraient constituer une bonne base de départ pour notre réflexion :
bt :
— ne désigne pas nécessairement ou pas seulement une structure matérielle-type.
— traduit davantage l’idée d’institution que celle de structure (exemple : un bt peut posséder des serviteurs).
’šr qdš :
— désigne un enclos sacré (y compris la cour éventuelle appelée ḥṣr).
— traduction matérielle de l’institution bt.
— correspond davantage à la traduction : « lieu de culte ».
mqdš :
— désigne une chapelle dont les dimensions peuvent varier, allant de l’édicule taillé dans un bloc monolithe à la structure avec murs porteurs et toiture.

4Parallèlement à cette réflexion sur le vocabulaire, le point crucial de cette recherche réside dans l’établissement d’un inventaire préliminaire des lieux de culte de la Carthage punique, attestés par les données épigraphiques, archéologiques et textuelles. Les données étudiées ont permis de recenser au total près de vingt-deux lieux de culte (bt/mqdš), dont certains sont attestés par différents types de sources. Les inscriptions en mentionnent seize. Les sources littéraires signalent la présence de six temples différents et certaines fouilles et trouvailles sporadiques suggèrent l’existence de six autres.

5Les conférences suivantes ont été consacrées à l’analyse critique d’un certain nombre d’identifications et de localisations de lieux de culte.

II. À la périphérie de la ville. Quelques lieux de culte périurbains

  • 3 Delattre, A.-L. (1923) : « Une cachette de figurines de Déméter et de brûle-parfums votifs à Carth (...)
  • 4 Lancel, S. (1992) : Carthage, Paris, p. 337 et fig. 185.

6Parmi les lieux de cultes périurbains examinés, le cas du temple de Déméter et Koré, évoqué par Diodore de Sicile (XIV, 63, 77) est sans doute le plus intéressant. La reprise des données de fouilles permet non seulement d’assurer son existence (déjà confirmée par une inscription mentionnant une prêtresse de Korè : CIS I 5987), mais également de proposer de le localiser : il se trouvait selon toute logique dans la zone de la favissa mise au jour par le père Delattre en 1923, sur le plateau de Bordj-Djedid3. Rappelons que c’est dans cette zone que Charles Saumagne a mis au jour un chapiteau qui pourrait avoir appartenu à un édifice d’ordre dorique4. L’étude de cette zone peut se révéler très fructueuse car outre la présence d’une nécropole datée des ive-iiie-iie s. (la fameuse nécropole « des Rabs »), elle a livré une inscription étudiée ici même, évoquant l’offrande de deux chapelles à Ashtart et à Tinnit du Liban (CIS I 3914).

III. La plaine littorale et ses lieux de culte

7Sur la plaine littorale, deux sites fouillés par deux équipes allemandes différentes ont retenu notre attention. D’une part la zone de la rue Ibn Chabâat (entre les cardines XI et XIII Est de la centuriation romaine) et d’autre part la zone située au croisement du decumanus maximus et du cardo X Est.

8Sur le premier site, les vestiges mis au jour par l’équipe de Fr. Rakob et en particulier l’impressionnante collection de sceaux d’argile (plus de 4 000 pièces) ont incité les chercheurs à évoquer l’existence d’un lieu de culte. Cette proposition ayant été contestée, certaines publications n’évoquent plus qu’un « édifice public ». Une telle désignation nous paraît insatisfaisante car il est pratiquement impossible de définir un édifice public punique. En revanche, nous savons que les lieux de culte phéniciens et puniques conservaient des archives. Il suffit de citer celles du temple de Milqart à Tyr, consultées par Hérodote (II, 44) ou le récit du Périple d’Hannon, conservé dans le temple de Kronos (= Baal Hammon ?) à Carthage. L’hypothèse du lieu de culte paraît donc fort probable. Par ailleurs, sa position topographique indique qu’il occupait une place centrale dans la trame urbaine de la ville punique qui jusqu’à la fin du iiie s., s’arrêtait aux pieds de la colline de Byrsa. Il s’agit à notre avis d’un indice à la fois de son importance et de son ancienneté.

9Contrairement au cas précédent, les arguments de l’équipe de H. G. Niemeyer en faveur d’une lecture religieuse d’un édifice remontant au viie s. et réaménagé à plusieurs occasions nous paraissent assez faibles. L’idée d’une succession d’affectations : habitat-lieu de culte-habitat nous semble difficile à admettre en l’absence d’arguments solides. Il en va de même pour l’interprétation d’une série de signes (signe de Tanit, rosette, roue) insérés dans le pavement. Il s’agit selon toute vraisemblance de signes apotropaïques, fréquents dans les habitats puniques (Kerkouane, Sélinonte).

IV. La colline de Byrsa, le temple d’Asklépios-Eshmun et la question de la divinité poliade de Carthage

  • 5 Appien VIII 130 ; Strabon, Géographie XVII, 3 ; Tite Live Hist rom. XLI, 22 ; XLII, 24.

10Enfin, il est difficile d’évoquer la topographie religieuse de la Carthage punique sans s’arrêter sur la question du temple d’Asklépios (identifié à Eshmun), situé par les sources littéraires sur la colline de Byrsa5. La discussion des différentes pièces du dossier fournit un certain nombre d’arguments en faveur de l’existence d’un édifice cultuel au sommet de la colline (multitude de membres d’architecture caractéristiques des lieux de culte malgré leur module réduit). Il faut toutefois rappeler la date vraisemblablement tardive de sa construction et du lotissement de cette colline, auparavant occupée par une nécropole, puis par des ateliers (fouilles françaises sur le flanc S-E de la colline). Ce constat nous a naturellement conduit à nous interroger sur l’emplacement du premier lieu de culte de la fondation phénicienne et sur l’identité de la divinité à laquelle il était consacré qui devait être, en toute logique, la divinité poliade. S’agit-il d’Eschmun ou bien d’Héraklès / Milqart, comme le suggèrent les récits de fondation (Justin XVIII 4, 15) ?

11Ce questionnement nous ramène sur la plaine littorale, là où les équipes allemandes ont mis au jour d’une part les vestiges du plus ancien noyau urbain (viiie-viie s.) et d’autre part les probables vestiges d’une dépendance d’un lieu de culte. Ce lieu de culte, comme nous l’avons indiqué, occupait une place centrale dans la ville et devait être important. Suffisamment important et riche pour attirer la convoitise des légions romaines qui lors de l’assaut de 146 ont été retardées par son pillage selon Appien ? En répondant par l’affirmative, on peut identifier, comme l’avait déjà fait Fr. Rakob, les vestiges de la rue Ibn Chaâbat au sanctuaire d’Apollon décrit dans Appien (Libyca 127). Reste alors à identifier le nom de la divinité punique qui se cache derrière le théonyme grec. Plusieurs éléments nous amènent à suggérer qu’il s’agit de Milqart.

12L’assimilation d’Apollon à Milqart dans les sources grecques et latines n’est pas nouvelle, elle ne repose pas uniquement sur la méconnaissance des divinités phénicienne et puniques, mais également sur des similitudes de compétences, en particulier la fonction archégétique des deux divinités. C’est sans doute ce qui a amené les Carthaginois à les associer, en offrant notamment au temple de Tyr une statue d’Apollon razziée à Gela rapportent Diodore de Sicile (XIII, 108,4) et Quinte-Curce (4,3,22).

13Finalement, sur la foi des témoignages examinés, le paysage religieux de la Carthage punique paraît à la hauteur du rang de la ville puisqu’on y rencontre un panthéon cosmopolite, composé non seulement de divinités phéniciennes et probablement autochtones, mais également grecques (Déméter et Korè) ou égyptiennes (Isis).

14On retiendra que les Carthaginois n’avaient visiblement pas d’interdit frappant l’implantation de lieux de cultes à proximité de nécropoles en fonction (sanctuaire de Déméter et Korè, chapelles d’Ashtart et de Tinnit du Liban sur le plateau de Bordj-Djedid) ou désaffectées (sanctuaire d’Asklépios / Eschmun sur la colline de Byrsa).

15On retiendra également que le fait que la colline de Byrsa n’était pas occupée à haute époque, indique que le sanctuaire d’Eshmun-Asclépios n’était probablement pas celui du dieu poliade de la Carthage des premiers temps.

16Ce premier lieu de culte devait se trouver au centre du premier noyau urbain, sur la plaine littorale. Il était probablement dédié à Mlqrt ‘l Ṣr, Milqart sur Tyr, le dieu des colons phéniciens comme le rappelait Diodore de Sicile (XX, 14), dont le culte est attesté à Tharros, à Cagliari, à Ibiza et à Malte.

  • 6 Amadasi Guzzo, M. G. et Rossignani, M. P. (2002) : « Le iscrizioni bilingui e gli agyiei di Malta  (...)

17Ce dieu archégète était certes identifié dans les inscriptions tardives à l’Héraclès grec, mais il l’était aussi à l’Apollon des colons grecs comme en témoignent les agyiei, attributs communs de ces deux divinités6.

18C’est peut-être la présence de ces monuments ainsi que la probable présence de statues d’Apollon (tout comme à Tyr) qui a amené Appien, enfin sa probable source Polybe, à affirmer qu’il s’agissait du sanctuaire d’Apollon.

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Notes

1 Sur le tophet, voir H. Bénichou-Safar (2004) : Le Tophet de Salammbô à Carthage. Essai de reconstitution, Rome-Paris; H. Hurst (1999): The sanctuary of Tanit at Carthage in the Roman period. A re-interpretation, Portsmouth.Sur la colline de Byrsa, voir L. Ladjimi Sebaï (2005) : La colline de Byrsa à l’époque romaine. Étude épigraphique et état de la question, Paris.

2 Sur la présence d’autels dans l’enceinte du tophet, voir J. Ferron (1971) : « Offrande à Carthage d’un autel à Ba‘al-Hamon », Studi Maghrebini 4, p. 1-15, pl. I-III ; E. Lipinski (1988) : « Sacrifices d’enfants à Carthage et dans le monde sémitique oriental, suivi de deux appendices : I. Stèles carthaginoises du Musée national de Cracovie, II. Stèle carthaginoise d’une collection privée », Studia Phoenicia 6, p. 162-182. Sur la présence de chapelles dans l’enceinte du tophet, voir H. Bénichou-Safar (2004), op. cit., p. 168.

3 Delattre, A.-L. (1923) : « Une cachette de figurines de Déméter et de brûle-parfums votifs à Carthage », CRAI, p. 354-366.

4 Lancel, S. (1992) : Carthage, Paris, p. 337 et fig. 185.

5 Appien VIII 130 ; Strabon, Géographie XVII, 3 ; Tite Live Hist rom. XLI, 22 ; XLII, 24.

6 Amadasi Guzzo, M. G. et Rossignani, M. P. (2002) : « Le iscrizioni bilingui e gli agyiei di Malta », dans Da Pyrgi a Mozia. Studi sull’archeologia del Mediterraneo in Memoria di Antonia Ciasca, vol. 1, Rome, p. 5-28,pl. I-III.

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Pour citer cet article

Référence papier

Hédi Dridi, « Recherches sur la topographie religieuse de la Carthage punique »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques, 143 | 2012, 14-17.

Référence électronique

Hédi Dridi, « Recherches sur la topographie religieuse de la Carthage punique »Annuaire de l'École pratique des hautes études (EPHE), Section des sciences historiques et philologiques [En ligne], 143 | 2012, mis en ligne le 03 octobre 2012, consulté le 28 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/ashp/1256 ; DOI : https://doi.org/10.4000/ashp.1256

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Auteur

Hédi Dridi

Directeur d’études invité, Ecole pratique des hautes études – Section des sciences historiques et philologiques, Université de Neuchâtel

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Droits d’auteur

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