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Image de l’auteur et création d’un ethos fictif à l’Âge classique

The image of the author and the creation of a fictional ethos in the Classical Age
Jan Herman

Résumés

L’interaction entre narratologie et analyse discursive est indispensable dans la mesure où, dans la perspective historique développée dans cet article, le sujet parlant ne trouve pas les discours tout fait. L’étude discursive de l’image qu’un sujet parlant donne de lui-même, comme malgré lui, en choisissant tel ou tel discours, demande à être complémenté d’une démarche inverse qui étudie comment, à l’âge classique, un sujet parlant, avant de se produire sur la scène publique, est appelé à créer une image acceptable de lui-même, à travers des stratégies discursives qui manipulent des formules textuelles qu’il a à sa disposition.  S’il est vrai d’une part, comme l’affirme une prémisse fondamentale de l’analyse discursive, que toute prise de parole est automatiquement entachée d’une image du sujet parlant, il est vrai aussi, d’autre part, que ce sujet parlant est forcé, dans des contextes historiques précis, de « manipuler » activement ce discours en fonction d’une image qu’il a besoin de donner de lui-même au public. Cela est particulièrement vrai pour le discours autobiographique. L’émergence du moi semble, à l’âge classique, inséparable d’un emploi particulier de la fiction. Le « moi » est admis à la scène publique à condition de se présenter comme une fiction. La fictionnalisation du moi est un protocole imposé par la doxa classique à tout sujet parlant qui n’a pas d’autorité suffisante pour se passer de quelques préliminaires.

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Texte intégral

1. Ethos et auteur : définitions

  • 1  Voir Amossy (1999 : 9) : « Toute prise de parole implique la construction d’une image de soi. A ce (...)

1Quand il s’agit de discuter de l’image de l’auteur et de l’ethos de l’écrivain, l’analyse discursive et la narratologie ont-elles quelque chose à se dire ? Quand, en outre, l’approche narratologique veut contribuer à une contextualisation historique de la question, les positions et concepts méthodologiques ne paraissent-ils pas trop éloignés les uns des autres pour risquer un croisement d’expertise? La narratologie a beaucoup lutté avec la notion d’auteur qu’elle a d’abord voulu exclure de son champ au profit de celle de narrateur. Elle a cependant été amenée à admettre que dans le récit produit par un narrateur peut transparaître l’image d’un auteur « impliqué ». En revanche, la narratologie ne connaît pas la notion d’ethos. Pour l’analyse discursive, l’ethos est l’image que le sujet parlant donne de lui-même, et parfois malgré lui, par le simple fait qu’il prend la parole. Cette image existe dans le « dire » même et dépend de lui. Elle est réglée, notamment, par le genre de discours choisi par le sujet parlant : roman, pièce de théâtre, épître dédicatoire, …. et par la manière dont il en manie les codes1.

  • 2  Voir pour une étude approfondie de la problématique de la doxa :  Amossy 2002, et Cauquelin 1999, (...)

2Or, si le concept d’ethos paraît intéressant pour l’approche narratologique des textes, c’est moins en tant qu’image inscrite dans le discours même et dans les choix qu’on y opère, qu’en tant qu’image déterminée par le contexte institutionnel et historique dans lequel toute prise de parole, en particulier durant l’Ancien Régime, émerge. L’image du sujet parlant qu’on essaiera de saisir ici n’est pas celle que celui-ci donne involontairement de lui-même, mais celle qu’il crée, par stratégie. Cette stratégie est discursive et dans ce sens-là elle relève de l’analyse du discours. La prise de parole n’apparaît pas comme une évidence, durant l’Ancien Régime, où elle est soumise à un assentiment préalable, non seulement des autorités étatiques ou religieuses, mais aussi de la doxa, qu’on peut définir comme « l’opinion publique »2. En d’autres termes, prendre la parole, en particulier, sous forme écrite, est un geste qui a besoin d’être justifié et cette légitimation est une question pragmatique : le sujet parlant est appelé à donner, activement, stratégiquement, de lui-même une image qui légitime son apparition sur la scène publique. C’est dans ce sens, institutionnellement déterminé donc, que la notion d’ethos apparaît comme capitale pour une approche des phénomènes littéraires qui se veut à la fois narratologique et historique.

  • 3  P. ex. Voltaire : ses « Mémoires », impubliables à cause de la révélation de détails intimes sur s (...)

3Il s’agira ici d’interroger les conditions d’apparition d’une parole, qui non seulement est assumée par un sujet parlant, mais où ce sujet parlant parle en outre de lui-même : le discours autobiographique. Nous soutiendrons que, malgré l’existence de modèles discursifs disponibles en apparence dans le champ littéraire, comme les Confessions de saint Augustin et les Essais de Montaigne, l’autobiographe de l’âge classique ne dispose pas d’un discours tout fait, codifié. Le discours autobiographique est à inventer, le « genre » autobiographique n’existe pas comme discours répondant à des règles ou codes précis, doté d’une « Poétique ». Ce qui existe, ce sont des « discours » à teneur autobiographique, qui empruntent leur structure à l’épistolaire ou aux « mémoires » qui, étymologiquement et souvent pratiquement, constituent des textes incomplets, provisoires, non destinés à la publication, des minutes qui pourront servir de matériau de base à un texte à venir : la biographie de l’auteur, qui sera faite par un autre. C’est de cette façon que les premiers éditeurs posthumes de Voltaire ont perçu le texte autobiographique qu’il avait laissé à sa mort. Impubliable en tant que tel, les éditeurs de Kehl ont appelé « Mémoires » ce manuscrit que Voltaire n’avait pas songé à publier, titre sous lequel ce texte a été souvent réédité3. Il faut rappeler aussi la solennelle et pompeuse proclamation par J.-J. Rousseau de ce que Philippe Lejeune a appelé en 1975 le « pacte autobiographique » (Lejeune 1975) qui pour Rousseau apparaît comme une entreprise inédite et  exclusive : « Je forme une entreprise qui n’eut jamais d’exemple et dont l’exécution n’aura point d’imitateur. Je veux montrer à mes semblables un homme dans toute la vérité de la nature ; et cet homme ce sera moi » (Rousseau 1968 : 1 : 43).

  • 4  Voir à ce sujet la remarquable étude d’Alain Viala « L’éloquence galante, une problématique » (Amo (...)

4Dans ce texte que Rousseau brandit devant l’Eternel, une voix parlera de quelqu’un. Cette voix ce sera la sienne, et la personne dont il sera question ce sera encore lui, Jean-Jacques. Et qui plus est, il assumera cette voix comme une voix authentique, comme une voix qui résonne dans la réalité du lecteur ou, provisoirement, de l’auditeur. Trois « je » qui font corps et qui se résument en un seul, lui-même, Jean-Jacques Rousseau. « Pacte » autobiographique qui implique l’identité de ces trois « je ». A la fin de ces Confessions, qui ne constituent en rien la fin de l’aventure autobiographique de Rousseau, il semble toutefois que Rousseau ait transgressé un « tabou ». Il a parlé de ses chagrins, de ses pensées les plus intimes, de ses fantasmes les plus secrets, de sa sexualité. Il a parlé comme quelqu’un qui, précisément va « à confesse ». Rousseau a fait de ses « Confessions » des lectures publiques qui ont semblé gêner son auditoire. Il fait part à son lecteur de sa déception dans la dernière phrase des Confessions : « J’achevai ainsi ma lecture et tout le monde se tut. Mme d’Egmont fut la seule qui me parut émue ; elle tressaillit visiblement, mais elle se remit bien vite et garda le silence. Tel fut le fruit que je tirai de cette lecture et de ma déclaration » (Rousseau  1968 : 2 : 431). Cette fin des Confessions nous informe sur un code sous-jacent à la discursivité classique, auquel Rousseau essaie en vain de se soustraire par son entreprise « qui n’eut jamais d’exemple » : on ne parle pas de soi en public. La parole personnelle, intime, doit se confiner dans la sphère privée. Le moi ne peut s’exprimer librement que dans le confessionnal, ou dans une correspondance privée. En intitulant de façon extrêmement provocatrice « Confessions » un texte où il rend le public dépositaire de son intimité, Rousseau enfreint un « tabou » : il échange le confessionnal, qui est le lieu privé par excellence, pour un confessionnal public. Dans cette perspective bien particulière et typiquement rousseauiste, les Confessions de saint Augustin apparaissent moins comme un modèle d’écriture autobiographique que comme un rempart : c’est à l’abri de ce titre consacré par la tradition que Rousseau se permet d’évoquer des intimités qui auraient fait horreur à son illustre « modèle ». Aussi la lecture des Confessions, même dans un cercle relativement restreint qui bascule entre le privé et le public, provoque-t-elle un malaise. L’existence d’un « tabou »,  au rebours du « pacte », constituera le point de départ de notre raisonnement. « Tabou » de parler de soi en public et « gêne » de prendre la parole en public sans invitation préalable tout court. Le « code de l’honnête homme » n’a pas fondamentalement changé au 18e siècle. Il interdit au moi l’accès à l’agora4.

5L’interaction entre narratologie et analyse discursive est indispensable dans la mesure où, dans la perspective historique qui est ici la nôtre, le sujet parlant ne trouve pas les discours tout fait. L’étude discursive de l’image qu’un sujet parlant donne de lui-même, comme malgré lui, en choisissant tel ou tel discours, demande à être complété d’une démarche inverse qui étudie comment un sujet parlant, avant de se produire sur la scène publique, est appelé à créer une image acceptable de lui-même, à travers des stratégies discursives qui manipulent des formules textuelles qu’il a à sa disposition : la lettre, les « mémoires », etc. S’il est vrai d’une part, comme l’affirme une prémisse fondamentale de l’analyse discursive, que toute prise de parole est automatiquement entachée d’une image du sujet parlant, il est vrai aussi, d’autre part, que ce sujet parlant est forcé, dans des contextes historiques précis, de « manipuler » activement ce discours en fonction d’une image qu’il a besoin de donner de lui-même au public.

6La notion d’éthos sera donc prise ici dans le sens d’une image du sujet parlant, non pas telle qu’elle apparaît ipso facto dans le discours du fait même qu’il parle, mais en tant qu’image construite, sous la contrainte de pressions institutionnelles réglées dans une large mesure par la doxa. Cette définition nous semble pertinente dans la mesure où elle prend en considération les conditions historiques et contextuelles de l’émergence de discours, tel que l’autobiographie moderne.

  • 5 Terme emprunté à D. Maingueneau : « Enonciation par essence menacée, l’œuvre littéraire lie en effe (...)

7Il faut aussi définir la notion d’auteur. Si on qualifie d’auteur celui qui assume l’œuvre en se l’attribuant nominatim, il apparaîtra qu’au dix-huitième siècle, cette assomption est réglée par un protocole. La notion d’auteur sera appréhendée, primo, comme une entité dynamique dont le statut dépend de la place qu’elle occupe sur une échelle qui va de la scène privée à ce que Habermas  (1993) a appelé « l’espace public ». Secundo, comme le déclare Alain Viala, l’auteur n’est pas une nécessité poétique à l’Âge classique. L’unité de l’homme et de l’œuvre n’est pas établie. Elle est subordonnée à une unité plus forte, celle entre l’œuvre et le public 1990 : 186). Tertio, l’unité entre l’auteur et le lecteur propre à l’âge classique est réglée par la doxa. C’est le public et la doxa qui autorisent l’auteur à se nommer, à se montrer sur la scène publique. Mais avant que l’auteur ne se montre, il devra montrer l’œuvre et ne se montrer que quand le public aura agréé celle-ci et autorisé l’auteur à paraître. Quarto. En attendant, l’auteur a besoin de recourir à des scénographies5 où il fait marcher l’œuvre avant son auteur. Ces scènes fictionnelles d’émergence du « moi » cumulent plusieurs fonctions, comme on le verra. Mais de toute manière, l’apparition du « moi » comme « auteur » sur la scène publique dépendra de la création d’un ethos, dans la fiction, qui soit susceptible d’amener le public à agréer le texte et à autoriser l’auteur à paraître et à assumer son œuvre.

2. L’ethos comme stratégie discursive : L’image fictionnelle du sujet parlant

8Ces prémisses une fois établies, nous soutenons, comme hypothèse de départ, qu’avant que Rousseau ne forme « une entreprise qui n’eut jamais d’exemple » - le pacte autobiographique donc – la fiction offrait au « moi » une scène d’émergence permettant de contourner le « tabou ». Le « moi » est admis à la scène publique à condition de se présenter comme une fiction. Autrement dit : la fictionnalisation du moi est un protocole imposé par la doxa classique à tout sujet parlant qui n’a pas d’autorité suffisante pour se passer de quelques préliminaires.

9La floraison particulièrement intense du roman à la première personne à l’époque qui précède immédiatement la fondation du « pacte » par Rousseau, n’est pas un hasard. Elle témoigne de la difficulté de parler de soi et de la déconnection du moi réel d’un « je » fictionnel. En même temps, la fiction narrative à la première personne renferme une stratégie évasive et protocolaire qui permet au « moi » réel, l’auteur, de conjurer le « tabou » de se produire sur la scène publique sans y avoir été invité. Le roman-mémoires est un objet d’étude de premier ordre, pour la narratologie et l’analyse discursive, dans la mesure où il reflète, dans la fiction, le problème qui nous occupe tout en offrant une solution à ce problème. Mais pour que cette stratégie de légitimation soit efficace, deux conditions doivent être remplies : il faut que le « je » qui parle dans la fiction soit déconnecté du sujet parlant réel ; il faut en outre que la fiction se fasse reconnaître comme telle. Le lieu privilégié d’une telle transaction est la préface.

10Dans un climat où les interdits implicites, qui agissent de manière diffuse dans le champ culturel classique, poussent l’auteur à ne se montrer qu’après que le public l’a autorisé à paraître, la préface est un espace pragmatique où l’auteur, en s’effaçant, s’interdit la posture en tête de l’œuvre, se ménageant dans le désaveu une marge de négociation avec le public, qui le reconnaîtra ou ne le reconnaîtra pas, qui lui attribuera l’œuvre ou l’attribuera à un autre. En attendant, l’auteur se protège par l’anonymat, doublé d’une fiction préfacielle où il dénie la paternité de l’œuvre en se donnant pour l’éditeur d’un texte dont il n’assume pas la responsabilité. Bien entendu, certains auteurs se montrent sans protocole mais, très souvent, s’ils ne sont pas cautionnés par le statut d’autorité reconnue, ils prennent le soin de s’abriter derrière une « autorité » reconnue, à la faveur d’une épître dédicatoire.

11C’est dans l’œuvre de Rousseau que s’articulent le plus visiblement les deux postures extrêmes qu’un auteur peut adopter au sein de la discursivité classique: posture assomptive dans la préface éthique revendiquée par Rousseau: « Je me nomme à la tête de ce recueil, non pour me l’attribuer, mais pour en répondre… » (Nouvelle Héloïse 1967 : 3) ; posture dénégative dans la préface pragmatique que Rousseau récuse en rejetant, dans les Confessions mais surtout dans L’Emile, toute forme de négociation au sujet de son identité: « On me reprochait d’avoir mis mon nom à l’Emile, comme si je ne l’avais pas mis à tous mes autres écrits » (1968 : 345). Rousseau est quelqu’un qui signe, qui ne se soucie pas de créer de lui-même une image qui rende légitime l’apparition sur la scène publique d’un homme « de peu d’importance ».

12La  préface éthique répond à une rhétorique de l’origine et de l’unicité, qui antépose l’auteur à l’œuvre, assumée par lui. La préface pragmatique, quant à elle, postpose l’auteur à l’œuvre en dénouant leur relation. A l’unité de l’auteur et de l’œuvre signée sous forme de pacte dans la préface assomptive fait pendant l’alliance de l’œuvre et du lecteur dans la préface dénégative. Dans la première, l’œuvre est reconnue par son auteur; dans l’autre, elle est censée être ‘reconnue’ par le public. Le pivot entre ces deux relations est l’ ‘œuvre’, objet d’une négociation. Sans préface, un ouvrage demeure un livre candidat, comme le dit fort à propos Marivaux: « Un livre imprimé, relié sans préface, est-il un livre? Non, sans doute, il ne mérite pas encore ce nom, livre sans brevet […] ouvrage candidat, aspirant à le devenir, et qui n’est digne de porter véritablement ce nom, que revêtu de cette dernière formalité » (1972 : 313).

13La préface est une formalité. Mais qu’est-ce qu’une formalité ? Au-delà de la futilité et de l’inutilité que le terme connote, toute formalité avait à son origine une injonction, mais dont la logique est souvent devenue opaque. Se serrer la main est une formalité, un protocole. Mais qui se souvient de l’origine et de la logique intrinsèque de ce geste, qui remonte à une époque où on était tenu à montrer qu’on ne cachait pas de couteau dans ses manches et qu’on venait sans mauvaises intentions ? Le propre d’un protocole, devenu formalité, est qu’il est un réflexe partagé ressenti comme nécessaire par une communauté sans que celle-ci sache clairement pourquoi. Dans la discursivité classique, la préface est un protocole, à la fois inutile et indispensable.

14La préface dénégative est celle qui doit nous intéresser ici. Elle nous permet d’étudier comment la fiction a pu fournir une réponse au « tabou » de parler de soi en public et à la « gêne » qu’implique la prise de parole. La préface dénégative développe un récit fictionnel, qui se fait bien reconnaître comme tel. Elle implique une déconnection de l’auteur et de son discours, qui est explicitement posé comme « autonome », indépendant, coupé de son producteur réel. En revanche, s’y développe un processus autogénétique qui ramène le texte à un manuscrit trouvé, par exemple, ou à un texte traduit d’une autre langue. L’étude de la critique contemporaine montre que le public n’était pas dupe de ce dispositif et qu’il ne prenait pas le texte qu’il lisait pour le soi-disant manuscrit qu’on lui présentait pour un texte authentique ou pour un original venu on ne sait d’où. Comme nous l’avons montré ailleurs (Herman 2008), le public était bien capable de reconnaître la supercherie, de reconnaître le « cliché ». Que dit-on exactement quand on parle d’un cliché ou d’un stéréotype, ou d’un topos ? Le topos, quand il est reconnu comme tel, reprogramme la lecture du texte et un dispositif qui semble affirmer « Ceci n’est pas un roman mais un manuscrit authentique » s’inverse en son contraire et signifie « Ceci est un roman parce que manuscrit trouvé ». C’est donc dans sa propre négation que la fiction préfacielle se signale. Ce signal de fictionnalité est indispensable à l’efficacité de la stratégie discursive, et à la création d’un éthos fictionnel, dont la préface est l’opérateur.

3. Le récit préfaciel : accréditation, autonomisation, légitimation

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15Le protocole préfaciel se déroule selon un schéma bien stéréotypé, où on peut sans trop de  difficultés reconnaître trois étapes. Il  se définit d’abord par une tentative d’accréditer le texte, de construire sa crédibilité. La rhétorique de l’accréditation textuelle se déroule selon un schéma très reconnaissable et séculaire. La modalité la plus ancienne est celle du manuscrit trouvé dans un tombeau6. La rhétorique de l’accréditation est indirectement liée à la question de l’auctorialité, dans le sens d’une autorité qui confère au texte une origine qui l’accrédite : le texte est rapproché d’une source qui l’autorise, qui lui confère le prestige dont il a besoin pour s’accréditer. Le dispositif d’accréditation, séculaire, rapproche le texte d’un corps qui l’accrédite. Ce dispositif est topique et on pourrait en citer de nombreux exemples dans le courant des siècles. Mais ce qu’il est important de voir pour notre propos, c’est que le topos du manuscrit trouvé dans un tombeau définit le problème fondamental de l’écriture, décrit par Platon dans Phèdre : l’écriture implique une rupture dans le logos, séparation du discours et de celui qui le profère, éloignement du texte d’un corps qui s’en portait garant. Ou en termes rhétoriques : il n’y a pas d’actio de l’écriture. Le dispositif du manuscrit trouvé dans le tombeau répare cette rupture en rapprochant le discours d’un corps qui l’autorise. Il y a accréditation7. A ce stade de notre réflexion, nous pouvons observer comment se reflète dans la fiction, par mise en abyme, la coupure entre l’auteur et le texte en quête d’autorité. Rien ne garantit que les manuscrits soient composés par le roi, le prophète ou le saint8, sur le corps de qui ils ont été trouvés, mais c’est lui qui les autorise et les accrédite par le prestige attaché à sa royauté ou sa sainteté.  Le récit préfaciel reflète, dans la fiction, le problème de l’auctorialité. On verra dans la suite comment il y formule en même temps une réponse.

16On retrouve des récits de ce type en tête des romans du 18e siècle, comme chacun le sait. Il est indéniable qu’en réponse à la rupture platonicienne qui caractérise l’écriture, des dispositifs d’accréditation ont été mis en place depuis les temps les plus reculés. Mais est-ce que cette accréditation fonctionne encore de la même façon à l’époque prémoderne ? On a tout lieu de croire qu’au fil des temps, l’accréditation est non seulement devenue une topique reconnaissable (ce qui est un pléonasme), mais que les dispositifs préfaciels la déconstruisent à cœur joie. La déconstruction commence très tôt, chez Rabelais. Le manuscrit trouvé dans le tombeau de Gargantua contenant sa généalogie est rongé par les cafards et en partie illisible. Les caractères sont indéchiffrables, et quant au corps qui est censé accréditer le texte, il  est décomposé et on n’en a jamais pu retrouver les pieds tellement il était grand.

  • 9  On trouvera le texte complet de ce récit préfaciel dans Herman 1998.

17Le dispositif de l’accréditation, ce « mirage des sources » (Dragonetti 1987), est déconstruit. Dans certains récits préfaciels du XVIIIe siècle, le corps est parti, les cercueils s’emboîtent dans d’autres cercueils plus richement ornés, qui s’emboitent encore… à l’infini. Chez Dubocage de Bléville (La princesse Coque d’œuf et le prince bonbon, 1745), le dernier cercueil ne contient plus de corps, mais un manuscrit certes précieux mais indéchiffrable, jusqu’au moment où un savant que le hasard amène arrive à le déchiffrer et édite le texte, lui donnant une existence publique. Le topos du manuscrit trouvé dans le tombeau n’est plus au service d’une rhétorique de l’accréditation, mais d’une valorisation de l’objet-texte : le texte qu’on lira n’est qu’un conte, une « bagatelle », mais finement ciselée. La rhétorique d’accréditation est contredite par une manœuvre inverse qui la sape9. A l’accréditation commencent à se substituer des processus d’autonomisation de l’objet-texte et de sa légitimation. Cette dernière concerne, on s’en souvient, la façon dont le texte construit son apparition sur la scène publique.

  • 10  Le texte complet de ce récit préfaciel peut être lu dans Angelet & Herman  2003.

18Il est temps de développer un exemple sans doute. Il s’agit d’un roman anglais donné en 1746 par Simon Berrington qui s’intitule Histoire de Gaudence de Lucque10. Ce roman est précédé d’un récit préfaciel, qui raconte, en plusieurs étapes, comment une histoire est devenue manuscrit, comment ce manuscrit a ensuite transité, de la prison où il a été composé, à son arrivée en Angleterre, où une traduction en anglais l’a fait entrer dans le domaine public. Et en tête de la traduction française du roman, en 1753, ce récit est encore continué pour expliquer comme le texte anglais a finalement pu aboutir à la version française. C’est la version de 1753, française donc, que nous lisons.

19Le texte n’est pas signé. L’auteur Berrington s’absente de la page de titre pour n’y laisser qu’une traînée d’étoiles. La préface est dénégative et explique, dans une fiction qui se fait reconnaître comme telle,  le devenir-livre d’un manuscrit. Là où une préface assomptive aurait pu consigner l’unité de l’auteur et de l’œuvre, la préface dénégative que voici dénoue cette unité, d’abord au niveau de la production réelle du texte, et ensuite dans la fiction même, par mise en abyme. Dans la fiction, un manuscrit  est progressivement livré au public, et tout est mis en œuvre pour que ce public agrée l’œuvre. Cette fiction préfacielle va de pair avec la multiplication des instances narratologiques responsables du devenir-livre, qui sont d’une part des instances accréditantes, mais en même temps des actants de la promotion du texte.

20Gaudence de Lucque est un médecin vivant à Bologne. Son défaut est d’être bavard. Il raconte autour de lui qu’il a fait un long voyage en Afrique où il aurait découvert une culture, vieille de trois mille ans, encore inconnue du monde civilisé. Le récit même raconte les aventures de Gaudence dans ce pays. C’est évidemment une utopie du type dont Swift avait donné un modèle avec Gulliver. Un récit donc de la plus haute invraisemblance, que le préfacier essaiera d’accréditer. Le bruit que fait Gaudence met l’Inquisition sur ses traces. Il est mis en prison, et les inquisiteurs l’obligent à rédiger son histoire, « par des moyens que ce tribunal sait employer ». Sous la torture donc. L’origine du texte est le lieu privé par excellence, la prison, qui est une espèce de tombeau. La prise de parole est d’emblée incriminée et l’écriture s’entoure d’un processus d’accréditation paradoxal : à la lecture du manuscrit de Gaudence de Lucque, les inquisiteurs sont persuadés que l’histoire est vraie, tellement le style est naïf et simple. La naïveté accrédite le texte. Mais comment croire, d’autre part, à un récit extorqué avec les moyens de l’inquisition… ? Le processus d’accréditation est d’emblée invalidé et compromis. Il  tourne à vide et cède la place à un autre processus qui explique précisément la sortie du manuscrit de la prison. Ce récit très invraisemblable, que les inquisiteurs croient vrai mais qui véhicule une « vérité Gestapo », va en effet transiter de la scène privée la plus emblématique, la prison, au domaine public. Il sort de prison à un moment où la mort du pape cause un relâchement de la vigilance des geôliers. Le manuscrit est envoyé, enveloppée dans une lettre, par un secrétaire de l’Inquisition à un ami qu’il a à Venise. Et dès ce moment, le manuscrit va se soustraire à la dialectique du vrai et du faux, du bon ou du mauvais, pour devenir une « curiosité ». L’ami vénitien est un savant, « l’ornement de son église, de son état et de son pays ». Il est en outre bibliothécaire à Saint-Marc, haut lieu culturel bien évidemment, où il donne au manuscrit une place de choix dans un cabinet de curiosités, qui mérite l’admiration de tout le monde. Ce manuscrit est montré par le bibliothécaire de Saint-Marc à un voyageur anglais de ses amis, qui est frappé par la « nouveauté » de la chose. Il en demande une copie qu’il traduit fidèlement.

21Il est très évident que le mécanisme d’accréditation n’était pas fait pour être pris au sérieux. Le dispositif d’accréditation est non seulement subtilement déconstruit, comme on l’a dit, il se charge en même temps d’une nouvelle valence, qui est d’ordre poétique. En effet, il ne s’agit plus, semble-t-il, de faire croire à la vérité du texte, mais à le mettre en valeur et de le promouvoir à un niveau littéraire : le style est naturel et simple, « il n’a besoin  d’aucun secours étranger pour plaire, [il] n’a qu’à se montrer à nos yeux tels qu’il est ». Et qui plus est, il est porteur d’une vérité : « la vérité, même sans ornements, a droit sur l’esprit et sur le cœur des hommes, que ne peut balancer la fiction la plus ingénieuse ». En d’autres termes - et ces termes ne sont plus d’ordre rhétorique (faire croire, persuader…) mais poétique – entre un texte sous-jacent  et un texte qu’on lit en clair s’esquisse une trajectoire le long de laquelle un processus de promotion a lieu. Le texte sous-jacent est un nouveau modèle poétique à promouvoir, à faire accepter. Dans le texte que nous lisons, qui est un texte corrigé, amélioré, se profile le modèle idéal d’une autre poétique. La rhétorique de l’accréditation s’est transformée en une campagne de promotion poétique où il s’agit de substituer, si l’on veut, le sermo à l’oratio, de substituer donc le discours quotidien et naturel (sans ornement et sans la disposition que demande un discours organisé) au discours littéraire, qui répond aux exigences de la poétique régnante, celle du classicisme. De plus, ce texte est une « nouveauté », il est « curieux », il est « singulier », terme extrêmement fréquent dans ce type de fictions préfacielles. Et s’il y a une chose à laquelle le classicisme ne s’est pas intéressé, c’est bien le « singulier ».

22Lu dans cette nouvelle lumière, non plus rhétorique mais poétique, le dispositif préfaciel apparaît comme très riche. La ville de Venise est un véritable pivot dans les fictions préfacielles de ce genre. Comme le déclare notre auteur, « on respire à Venise un air plus libre que dans le reste de l’Italie […] l’état n’y admet aucun tribunal indépendant du sien ». Le manuscrit change donc d’espace, pour aboutir dans un lieu où les gens « comme ils sont tous commerçants, sont obligés d’avoir des égards pour toutes sortes de personnes, de quelque religion qu’elles soient et surtout pour les étrangers ». Un lieu accueillant donc, où règne l’esprit bourgeois, qui préfigure, en abyme, l’accueil favorable que se prépare le texte réel par le public contemporain, lecteur de romans.

23Le récit continue. Quand le voyageur anglais regagne son pays par la France, il doit passer par la douane française, débarquant à Marseille. La douane française visite ses bagages et confisque une partie de son manuscrit. Là aussi on a affaire à un topos dont la fonction narrative est  évidemment de rendre possible une suite. C’est d’ailleurs ce qui arrivera, car le traducteur français du texte expliquera l’existence de son texte par la retrouvaille des feuilles confisquées par la douane française. Mais la valence de la douane et de la ville de Marseille s’inscrit aussi dans la logique poétique déclenchée plus haut : la nouvelle poétique véhiculée par le manuscrit est encore suspecte en France et il n’est pas si facile de la faire entrer.

24La rhétorique d’accréditation, dans son dysfonctionnement même, se charge d’une valence poétique et est commuée en un dispositif d’autonomisation. Le lieu d’émergence textuelle est la prison. L’acte d’écriture est un crime. Crime d’autosuffisance que revendique l’auteur et qu’il rendra excusable. Dans cette autonomisation qui se sert de l’ancienne rhétorique des sources en la pervertissant, tout se passe comme si le texte refusait de s’accréditer, comme s’il refusait d’être ramené à un corps qui l’autorise. Tout se passe comme si le texte voulait neutraliser la question du vrai et du faux, pour instaurer dans la fictionnalité même un régime d’autogenèse et d’autoréférentialité, et de se promouvoir comme un objet de valeur non plus en tant que véhicule de la vérité, mais comme discours à valeur littéraire. Surgissant du néant, le tombeau vide par exemple, il est progressivement coupé d’un auteur qui se trouverait à son origine. Il est un manuscrit trouvé dans un tombeau d’où le corps accréditant a disparu. Ou, comme dans l’exemple de Gaudence de Lucque, le texte est produit par un auteur prisonnier, soupçonné de lèse-autorité, suspect de manipuler l’opinion publique, mais il sort de prison et est singulièrement promu comme un objet de valeur. Le texte arrivé sur la scène publique n’est plus celui que Gaudence a écrit dans sa prison. Ce manuscrit premier, on ne le lira pas. Le long de cette trajectoire s’effectue parallèlement à ce processus d’autonomisation du texte, un processus de promotion, de légitimation, qui nous ramènera à la question de l’auteur sur laquelle débouche cette analyse. La trajectoire de la prison à la ville de Londres, prépare, par mise en abyme et dans la fiction, l’entrée sur la scène publique du texte réel. Le récit préfaciel reflète, dans la fiction, la problématique de l’auteur à la recherche d’une image et qui au niveau de la production réelle du texte est forcé d’adopter la posture de l’anonyme. En même temps le récit préfaciel construit cette image, en abyme, comme un ethos fictionnel.

25Un lieu commun de la critique moderne est que le roman au 18e siècle investit l’espace bourgeois, on l’a dit. Mais avec cet espace bourgeois surgit aussi la question du « moi » et de la parole intime.

4. Anonymat et ethos fictionnel

26A l’époque classique, il n’est pas de bon ton de trop parler de soi sur la scène publique, on l’a dit. Le lieu de la parole personnelle est la correspondance privée, et idéalement, comme l’a affirmé Michel de Certeau (1982), le confessionnal. Et pourtant, le modèle romanesque qui nous a occupés est celui de la parole personnelle, du moi, de ses égarements du cœur, du corps et de l’esprit. Comment rimer le tabou autobiographique et l’existence très massive d’un roman à la première personne à la même époque, où l’on n’est pas entièrement sorti de l’ère classique ? C’est que, selon l’hypothèse proposée ici, le « moi » a besoin de la fiction pour apparaître sur la scène publique de façon légitime. La trajectoire entre deux textes que visualisent les préfaces de romans est aussi la trajectoire de l’émergence du moi, de la parole intime, qui ne peut accéder au domaine public qu’en se chargeant non pas de vecteurs qui le rendent authentique mais, au contraire, de valences qui le présentent comme une fiction, mais une fiction qui dit aussi, obliquement, ce que le texte est : un objet littéraire.

27La fiction préfacielle est aussi, et en particulier au dix-huitième siècle, une fiction légitimante. Son analyse systématique, dont nous n’avons pu montrer qu’un spécimen parmi beaucoup d’autres, révèle que la préface dénégative est un lieu où se prépare, dans la fiction, une scène de légitimation, d’une part, du texte à la première personne qui apparaît comme un objet culturel sans légitimité préalable, et d’autre part du moi parlant de lui-même qui, dépourvu d’autorité dans le champ culturel de l’époque, a lui aussi besoin de se forger des assises pour pouvoir se dire de façon légitime. Dans l’un et dans l’autre cas, c’est la fiction qui offre, au texte et au moi, une scène légitimante.

28La problématique de l’ethos et de l’image de l’auteur telle qu’elle est envisagée ici implique donc la distinction de deux niveaux d’analyse : la production effective du texte et sa production fictive. Dans la préface dénégative, la production effective est subordonnée à la production fictive, qui est mise à l’avant-plan. Une image fictionnelle prend la place de l’image réelle de l’auteur.

29Auteur réel et producteur fictionnel du texte se construisent l’un et l’autre une image, un ethos. L’auteur réel le fait à travers un certain nombre de choix : il décide de s’effacer, de disparaître de la page de titre ou tout au plus d’y être nommé comme l’éditeur d’un manuscrit. Il se fictionnalise, se créant dans la fiction une image susceptible de faire accepter par le public le texte derrière lequel il se cache. Une fois ce texte accepté par le public, l’auteur pourra se montrer. Le lecteur le nommera, le sommera de paraître et il pourra répondre, ou non, à cette sommation. L’anonymat de l’auteur, qui se crée une nouvelle existence dans la fiction du manuscrit restitué, trahit une étrange, complexe et fascinante interaction du pragmatique et de l’éthique. En effet, quand, par manque d’autorité sociale ou par savoir-vivre face à la doxa,  l’auteur ne peut pas assumer ouvertement son œuvre dans une préface assomptive, il est forcé de transiger et de recourir à une pragmatique discursive, où il se compose un ethos, dans la fiction même. Le public comprendra que l’auteur de l’œuvre c’est lui, mais au moins aura-t-il eu la modestie et le savoir-vivre de faire comme s’il ne l’était pas. Celui qui, à sa place, fictivement, assume le texte se crée un ethos de façon très subtile : il se donne pour un maladroit, qui n’est pas un écrivain professionnel, qui reproduit tant bien que mal un manuscrit. L’ethos du producteur fictif se construit à travers une captatio benevolentiae ou à travers une captatio propter infimitatem, qui s’accompagne d’une progressive et subtile valorisation du manuscrit comme objet culturel.

30L’image de l’auteur qui est obligé par le contexte culturel de se créer un ethos dans la fiction s’applique à tout  individu écrivant qui n’a pas l’autorité de prendre la parole en public sans y avoir été invité. A « l’écrivain » qui n’est pas « autorisé » par l’Etat ou par l’Eglise, la doxa (qui est une véritable « institution » de l’Ancien Régime) impose du savoir-vivre et en particulier la modestie de s’abriter derrière son œuvre, aussi longtemps que le public ne l’autorise pas à paraître. Et cette autorisation dépendra d’un protocole, transparent mais indispensable, à travers lequel est mis en évidence un ethos fictionnel. Cette pragmatique semble tout particulièrement s’appliquer  à celui qui, en parlant en public, souhaite parler de lui-même. Le discours autobiographique n’est pas constitué comme tel au dix-huitième siècle. Rousseau, en fondant le pacte autobiographique, marque une monumentale exception, qui a fait date, et qui a expulsé du champ de la réflexion sur l’émergence des discours modernes l’idée capitale de « tabou », lisible dans les stratégies mêmes que le champ discursif, romanesque en particulier, met en place pour le conjurer. Le roman-mémoires est un véritable atelier du « genre » autobiographique qu’on saisit ici à sa naissance.

31Si donc la narratologie et l’analyse discursive se rejoignent sur le terrain historique, il semble que c’est au prix d’une inversion de prémisses : la prise en considération de contraintes institutionnelles et/ou sociales oblige le narratologue à supposer que le sujet parlant, tout en imprégnant le discours d’une image de soi, est aussi une instance qui manipule ce discours en fonction de la création d’un ethos efficace.

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Bibliographie

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Amossy, Ruth. 2002. « Introduction to the study of Doxa », Poetics Today 23: 3, 369-394

Angelet, Christian & Jan Herman (éds). 2003. Recueil de préfaces de romans du XVIIIe siècle, Saint-Etienne : P. U. & Leuven : P. U.)

Cauquelin, Anne. 1999. L’Art du lieu commun. Du bon usage de la doxa (Paris : Seuil)

Certeau, Michel de. 1982.» L’institution du dire », La fable mystique (Paris : Gallimard)

Dragonetti, Roger. 1987. Le mirage des sources (Paris : Seuil)

Habermas, Jürgen. 1993. L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, trad. Marc B. de Launay (Paris : Payot)

Herman, Jan, Mladen Kozul & Nathalie Kremer. 2008. Le roman véritable. Stratégies préfacielles au XVIIIe siècle (Oxford : Voltaire Foundation = SVEC 2008-8)

Herman, Jan (dir.). 1998. Incognito et roman. Préfaces d’auteurs anonymes et marginaux, New Orleans : U. P. of the South)

Lejeune, Philippe. 1975. Le pacte autobiographique (Paris : Seuil)

Marivaux, Pierre Carlet de. 1972. Œuvres de jeunesse, éd. F. Deloffre (Paris : Gallimard)

Maingueneau, Dominique. 1993.  Le contexte de l’œuvre littéraire (Paris : Dunod)

Rousseau, Jean-Jacques. 1967. La nouvelle Héloïse,  éd. Michel Launay (Paris : GF)

Rousseau, Jean-Jacques. 1968. Les confessions, éd. Michel Launay (Paris : GF)

Viala, Alain. 1990. « Figures de l’écrivain », Atlas Universalis des littératures (Paris : Ed. Encyclopedia Universalis)

Voltaire. 1998. Mémoires pour servir à la vie de M. de Voltaire écrits par lui-même, éd. Jacqueline Hellegouarc’h (Paris : Livre de Poche)

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Notes

1  Voir Amossy (1999 : 9) : « Toute prise de parole implique la construction d’une image de soi. A cet effet, il n’est pas nécessaire que le locuteur trace son portrait, détaille ses qualités ni même qu’il parle explicitement de lui. Son style, ses compétences langagières et encyclopédiques, ses croyances implicites suffisent à donner une représentation de soi ».

2  Voir pour une étude approfondie de la problématique de la doxa :  Amossy 2002, et Cauquelin 1999, à qui nous empruntons la formule suivante : « La doxa : une autre pensée, non pas le double honteux de la raison mais une manière différente de raison, un processus singulier par lequel une errance trouvait son lieu dans le mouvement, processus qui transportait des images et des mots colonisés par les canaux de l’information, et par lequel, aussi, s’éprouvaient des comportements non planifiés ».

3  P. ex. Voltaire : ses « Mémoires », impubliables à cause de la révélation de détails intimes sur sa propre personne et sur celle de plusieurs princes ou puissants personnages (Frédéric II de Prusse surtout), furent épargnés à l’issue d’un processus étrange. Dans un premier temps, des éléments substantiels en furent interpolés dans le Commentaire historique publié dans le tome 48 (1784) de l’édition de Kehl. A cette occasion, les parties interpolées furent réécrites à la troisième personne pour mieux se fondre dans la narration d’accueil ; Il faut noter aussi que, dans un deuxième temps, le texte intégral des « Mémoires » fut publié, in extremis, dans le dernier tome (Tome 70, 1790), alors que la Révolution française commencée avait fondamentalement transformé le paysage discursif et sans doute aussi le « tabou autobiographique ». Les Mémoires figurent donc édités sous deux formes dans l’édition de Kehl : au tome 48, de façon fragmentée, recontextualisée et « transvocalisée » de JE en JE /IL; au tome 70, dans son intégralité, mais comme un discours en quelque sorte cité et non plus autonome, en annexe à la Vie de Voltaire par Condorcet qui clôture l’édition de Kehl (Voltaire 1998).

4  Voir à ce sujet la remarquable étude d’Alain Viala « L’éloquence galante, une problématique » (Amossy  1999 :179-198).

5 Terme emprunté à D. Maingueneau : « Enonciation par essence menacée, l’œuvre littéraire lie en effet ce qu’elle dit à la mise en place de conditions de légitimation de son propre dire » (1993 : 122).

6  On en trouve un exemple très ancien chez Pline l’ancien qui se fonde sur une source plus ancienne qui est Cassius Hemina. En 181 avant J.-C., l’écrivain Cornelius Terentius aurait découvert, en travaillant son champ à la charrue sur le mont Ianicule à Rome, le cercueil du roi Numa Pompilius. Dans ce cercueil se trouvaient également ses livres écrits sur papyrus. Comment ces papyrus avaient-ils pu être conservés pendant les quelque 535 ans qui séparent le règne de Numa de la trouvaille? L’explication donnée par Cassius Hemina est que les manuscrits avaient été placés dans une pierre rectangulaire, enveloppée dans des bandes trempées dans de la cire. Les rouleaux mêmes auraient été imbibés d’huile de cèdre. Les livres retrouvés dans cet état auraient contenu des écrits de philosophie pythagoricienne. Cassius Hemina termine son récit, repris par Plinius, en disant que le préfet Q. Petillius avait ordonné de brûler ces écrits, respectant en cela une décision du sénat. Cette histoire réapparaît chez Varro, Livius et Plutarque, avec des variantes plus ou moins importantes.

7  Les Ephémérides de la guerre de Troie, un faux notoire datant du deuxième siècle de notre ère, s’accrédite par le récit de la trouvaille du manuscrit dans un tombeau à Crète qui serait celui de Dyctis, témoin oculaire de la guerre de Troie et donc source de la guerre plus fiable qu’Homère.

8  La Vie de Saint Alexis, récit hagiographique du XIe siècle, se ramène à un manuscrit trouvé sur le corps mort du saint.

9  On trouvera le texte complet de ce récit préfaciel dans Herman 1998.

10  Le texte complet de ce récit préfaciel peut être lu dans Angelet & Herman  2003.

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Pour citer cet article

Référence électronique

Jan Herman, « Image de l’auteur et création d’un ethos fictif à l’Âge classique »Argumentation et Analyse du Discours [En ligne], 3 | 2009, mis en ligne le 15 octobre 2009, consulté le 29 mars 2024. URL : http://journals.openedition.org/aad/672 ; DOI : https://doi.org/10.4000/aad.672

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Auteur

Jan Herman

KU Leuven, Centre de Recherche sur le roman du XVIIIe siècle

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Droits d’auteur

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