Le terme de dépaysement évoque souvent l’idée, à la connotation plutôt positive, d’un changement de lieu, d’un déplacement géographique. Or il est des dépaysements qui sont imposés, subtilement ou brutalement, in loco, et subis de manière douloureuse : Ilse Aichinger, née en 1921 à Vienne d’un père catholique et d’une mère juive, en a fait l’expérience dans son pays natal, l’Autriche, quand son paysage jusque-là familier – personnes, lieux, langue maternelle – a brusquement perdu sa rassurante fiabilité au printemps 1938.
Après l’Anschluss, la jeune fille de dix-sept ans tombant dorénavant en tant que demi-juive sous les lois raciales du régime national-socialiste voit du jour au lendemain sa Heimat1 devenir un pays étranger, une sorte de Un-Heimat où elle est menacée dans son existence même. L’adolescente auparavant prometteuse devient une indésirable, interdite d’études et soumise au travail obligatoire tout en servant de fragile rempart à sa mère2. Elle subira ainsi pendant sept ans un dépaysement d’une radicalité terrifiante dans l’indifférence générale de son entourage « aryen », sa famille paternelle comprise. Et elle devra aussi assister à la déportation de plusieurs membres de sa famille maternelle dont sa grand-mère3, qui seront assassinés en 1942 au camp de Maly-Trostinez près de Minsk4.
C’est donc là un dépaysement d’une violence extrême dont le souvenir sous-tendra une œuvre littéraire et poétique qu’Aichinger commencera à bâtir dès la fin de la guerre. Entre 1945 et 1948, la jeune femme, qui avait entre-temps abandonné des études de médecine, publie successivement trois textes remarquables et remarqués : le 1er septembre 1945 paraît dans le Wiener Kurier le récit « Das vierte Tor » (« La quatrième porte5 ») dans lequel figure, quelques mois seulement après la chute du Troisième Reich, et pour la première fois dans un texte littéraire de langue allemande, le terme de camp de concentration, rappelant ainsi une vérité que le pays préfère ignorer. En 1946, un court manifeste intitulé Aufruf zum Mißtrauen (Appel à la défiance6) rappelle que le futur ne saurait se construire sur l’oubli du (très récent) passé, même au regard de la nécessité d’une reconstruction démocratique du pays, et en 1948, son unique roman, Die größere Hoffnung (Un plus grand espoir7), publié chez Bermann-Fischer à Amsterdam, sera considéré comme fondateur de la nouvelle littérature autrichienne.
Aichinger met ainsi triplement en garde contre l’oubli et la tentation de renouer « sans transition » avec un passé (« an das Vergangene anknüpfen ») vaguement situé dans un empire austro-hongrois idéalisé. Elle exige un vrai recommencement, en politique comme en littérature. Au lieu d’un retour à un familier rassurant, elle appelle au dépaysement (« das Vertraute fremd machen », littéralement « rendre étranger le familier »), à une défamiliarisation8 donc qui sera le leitmotiv d’une œuvre qui traverse les décennies jusqu’à la mort de l’auteure en 2016. Dès son premier roman qui mêle de manière si déroutante éléments historiques, autobiographiques, oniriques ou encore fantastiques, Aichinger a ainsi recours à un principe littéraire fort différent de la fictionnalisation classique qu’elle juge dépassée et surtout inappropriée après 1945. Elle estime aussi ses lecteurs capables d’accepter le dépaysement qu’elle leur propose, voire impose. C’est sans doute de là que provient sa réputation d’être une auteure « difficile ».
Mais en même temps se fait remarquer dans nombre de textes et essais un désir de repaysement, terme9 que j’utilise ici pour désigner la tentative de l’auteure de se réapproprier la Heimat perdue, et qui entre en tension avec le processus de dépaysement. Une difficile équation qui touche les personnes, les lieux et la langue maternelle, et qui se complexifie au fil de l’œuvre.
Dépaysement
En ce qui concerne les personnes/les personnages, la ligne est assez claire. Certaines figures comme celle de la grand-mère apparaissent de manière récurrente et positive dans l’œuvre, en tant que personnes (textes à caractère autobiographique) comme en tant que personnages (fictions). D’autres, et avant tout le (personnage du) père10, sont écartées de toute idée de repaysement au sens d’une évocation apaisée, voire d’une réconciliation. Pour ce personnage en particulier, on peut suivre la dépersonnalisation littérale par étapes à travers quatre textes (un roman, deux récits, un poème) publiés entre 1948 et 1962. Dans les deux premiers (un récit, « Spiegelgeschichte » (« Histoire dans un miroir »), rédigé à partir de 194811, et le roman Die größere Hoffnung, paru cette même année), le personnage est soumis à un effet de polarisation : « Spiegelgeschichte », récit d’un avortement raconté à l’envers (de la mort de la jeune femme à sa naissance) finit sur un père qui se penche sur sa fille nouvelle née12. Une image qui se présente comme le souvenir fantasmé d’un père, d’un désir de tendresse, et qui est à l’opposé de celle donnée dans Die größere Hoffnung. Ici, le père apparaît sous les traits d’un officier nazi menaçant des enfants juifs – ces fameux enfants qui ont, selon la célèbre formule d’Aichinger, « les mauvais grands-parents13 » – qui avaient bravé l’interdit de s’asseoir sur un banc dans un parc de Vienne avant de reconnaître dans le groupe, non sans un sentiment de profond malaise, sa propre fille, demi-juive à l’instar d’Aichinger. En s’accrochant en pleurant au cou de son père, Ellen, double de l’auteure, semble alors vouloir faire revivre pendant quelques secondes le lien du sang qui les unit malgré tout, mais l’instant est vite passé : le père/officier retrouve sa contenance et sa conscience idéologique, et le geste de sa fille, sans doute sous-tendu par une réelle douleur, se révèle in fine stratégique : il a laissé à ses amis le temps de fuir.
Dans les deux cas, le personnage garde une dimension « réaliste » entre proximité (le bonheur d’un père lors de la naissance de son enfant) et éloignement (le rejet de sa fille demi-juive par l’officier nazi). Il en est encore de même en 1959, dans un court poème cette fois explicitement intitulé Mein Vater14 (Mon père). La situation décrite dans Die größere Hoffnung est ici inversée : le père (« il ») est assis sur le banc public d’un parc de Vienne, et c’est sa fille (« je ») qui passe son chemin après un bref échange. En cinq lignes, l’absolue impossibilité d’un retour au familier est ici signifiée. Le père est devenu un étranger définitivement sorti du champ familial, un « repaysement » n’est pas imaginable. Le dernier texte publié en 1962 le confirme : dans Mein Vater aus Stroh15 (littéralement Mon père de paille), Aichinger lui refuse même d’avoir jamais existé. Le titre, construit par analogie avec le terme allemand « der Strohmann » (l’homme de paille), annonce l’ultime interprétation/avatar du personnage qui ne relève plus d’une quelconque réalité, mais se trouve déconstruit dans une mise en scène quasi surréaliste. Ce père de paille n’est plus qu’un substitut, un imposteur, un lamentable ersatz, une irréelle poupée de paille (« Strohpuppe »). Relevant de la farce littéraire, la défamiliarisation du personnage est renforcée par une écriture défamiliarisante seule capable dorénavant de rendre compte du sentiment de perte, de dépaysement psychologique et d’arrachement à soi-même.
Dépaysement/repaysement
La tension entre dépaysement et repaysement s’applique en revanche aux lieux. Dans l’un des textes les plus emblématiques d’Aichinger, « Wo ich wohne16 », la narration progresse entre réalité et étrangeté, fidélité autobiographique et mise en abyme. Dans ce récit en deux parties et à la première personne, un « je » non identifié, que l’on peut supposer être la voix de l’auteure, constate un soir, en rentrant, que son appartement initialement situé au quatrième étage se trouve soudainement au troisième. Les voisins de palier n’ont pourtant pas changé… Dans l’appartement même, tout est à sa place, et on entend même la respiration familière de l’étudiant à qui ce « je » sous-loue une chambre. Le lendemain, force est de constater que l’incident est passé inaperçu. Personne ne s’étonne ou pose de questions. « Je » préfère se taire.
La deuxième partie commence par la phrase « Ich wohne jetzt im Keller » (« Maintenant, j’habite dans la cave », p. 95). Toujours aucune réaction des autres habitants de l’immeuble. Personne ne semble vouloir remarquer et encore moins comprendre ce changement, cette descente qui a fini par ressembler à une relégation, une exclusion. Car cette cave est dorénavant un espace sans vue qui a tout d’une cachette. Les étapes intermédiaires ne sont pas décrites, mais on comprend qu’elles ont eu lieu. On comprend aussi que l’histoire ne s’arrêtera pas là. À la fin de cette deuxième partie, le « je » se demande s’il faut se plaindre enfin, mais renonce : il aurait fallu sans doute le faire tout de suite, dès le premier incident. La dernière phrase du récit conclut comme suit : « Jetzt ist es zu spät » (« Maintenant, il est trop tard », p. 98).
Le thème central – l’irruption soudaine de l’étrange, voire d’une étrangeté incompréhensible et par conséquent inquiétante dans le quotidien – génère ici un effet déstabilisant que renforce une écriture intentionnellement sobre qui prétend ne relater que des faits. Une déstabilisation qui se communique immanquablement au lecteur désorienté qui a du mal à inscrire le récit dans un genre littéraire précis.
De nombreuses interprétations du récit ont établi un parallèle avec la solitude de l’individu dans la société moderne. Mais il est impossible de ne pas constater les renvois du texte à l’Histoire, à l’histoire personnelle d’Aichinger, à commencer par la transformation d’un individu (en allemand « jemand ») en une non-personne (« niemand ») dans le cadre d’un processus de dépaysement in loco. Le « je » du récit devenu invisible finit par comprendre que personne ne s’intéresse et ne s’intéressera à son sort. L’appartement comme la Heimat, des lieux en général connotés comme rassurants, sont devenus des territoires dangereux, une « Unheimliche Heimat17 » pour reprendre le titre du livre de W. G. Sebald paru en 1991. Sans cette fois-ci les nommer, Aichinger parle ainsi de la dépossession et de la persécution des Juifs privés de leurs biens, de leur identité, de leur citoyenneté, de leur Heimat. Considérés comme des corps étrangers et indésirables dans un pays qu’ils ont cru le leur, condamnés à se cacher en attendant un destin qu’ils ont raison de redouter, ils observent avec inquiétude l’incapacité, voire le manque de volonté à réagir ou à agir d’eux-mêmes comme de leur entourage.
Cette adéquation entre le sujet et la forme relie Aichinger à Kafka, comme n’a pas manqué de le souligner Monique Boussart18 qui constate :
Keine pathetischen Klagen, keine Schreie, wenig Adjektive und Adverbien, ein emotionsloser Diskurs […]. Hinzu kommt eine Präzision in der Schreibweise, die Affinitäten zu Kafka aufweist : Der Abnormität der Situation steht die größte Exaktheit in der Schilderung der Einzelheiten gegenüber19.
Le repaysement est-il cette fois-ci possible ? Une série de textes parus dès la deuxième moitié des années cinquante et réunis dans le petit volume Kurzschlüsse. Wien20 (Court-cuits. Vienne) semble le montrer. Le sommaire fait penser à une promenade apaisée dans un espace dont l’auteure avait été exclue pendant sept ans, à un désir de se réapproprier, de se réinscrire dans sa ville natale. Aichinger y évoque les lieux qu’elle avait eu l’habitude de fréquenter et des souvenirs de cafés, d’enfants, de chaisières dans les parcs, de gâteaux d’anniversaire au chocolat, de la foule des promeneurs dans les rues, du mendiant du Graben avec son chapeau plein de trous, des pigeons et des douces collines de la Forêt Viennoise. Mais comme souvent chez Aichinger – nous l’avons vu dans « Wo ich Wohne » – un sous-texte implicite et parfaitement « lisible » pour ceux qui connaissent quelque peu sa biographie renvoie à des souvenirs bien différents : l’herbe qui pousse entre ses pavés de la Rue des Juifs (Judengasse, p. 11), le vent qui y siffle et qui gonfle aussi les désormais inutiles rideaux du temple dans Philippshof (p. 13) rappellent ainsi la quasi-totale disparition de la population juive de Vienne. La Börsegasse (rue de la Bourse) évoque ces chemins qui menaient à des exils en général sans retour (p. 17). Du Rennweg/Landstrasse (p. 21) partaient les trains pour les camps de la Pologne – l’un de ces convois avait sans doute emporté sa grand-mère. Et la Leopoldstadt (p. 29) abritait, jusqu’au xviie siècle, le ghetto juif de Vienne21. Mentionnons aussi la Rossauerkaserne (p. 35) où se déroulaient les interrogatoires et tortures pratiqués par les nazis. Les Aichinger avaient été logés à proximité dans une chambre à partir de 1938.
La tension entre dépaysement et repaysement marquant ces récits se révèle à tout lecteur capable de déchiffrer le sous-texte. On la retrouve dans Film und Verhängnis. Blitzlichter auf ein Leben22 (Film et malheur. Brefs aspects d’une vie) où Aichinger lie de manière inattendue cinéma et éléments autobiographiques, et Journal des Verschwindens23 (Journal de la disparition) qui réunit un choix de rubriques de presse parues au début des années 200024. Aichinger y avait toutefois pris la précaution de rappeler, entre autres dans l’avant-propos de Film und Verhängnis25, que le repaysement, soumis au caractère fragmentaire et souvent insaisissable du souvenir, ne pouvait jamais se faire que de manière limitée et forcément arbitraire.
En 2014 enfin, et avec l’approbation d’Ilse Aichinger et de sa sœur Helga Michie, paraît le film de Christine Nagel Wo ich wohne. Ein Film für Ilse Aichinger26. Celui-ci est construit comme un hommage poétique alternant des images en noir et blanc tournées en Autriche et en Angleterre, enrichi de citations, interviews, commentaires de l’auteure, extraits d’une correspondance entre les sœurs jumelles etc. Visuellement et textuellement, Nagel se libère ainsi – et libère en même temps Aichinger - du simple documentaire chronologique, suivant ainsi la propre démarche littéraire et poétique de l’auteure.
Dans une interview accordée à Samuel Moser27, Aichinger avait indiqué la localisation de l’appartement qu’elle avait habité dans les années où avait été rédigé son récit. Des plans extérieurs et intérieurs de l’immeuble apparaissent ainsi dans le film de Nagel, sur fond de citations du texte du récit. À plusieurs reprises, une jeune femme brune qui n’est pas sans ressemblance avec l’auteure telle que nous la voyons dans l’un des premiers plans du film28 en sort, entre, monte les étages etc. Et nous la voyons aussi dans l’appartement – mais est-ce vraiment le même ? –, avec un jeune garçon qui fait penser à son fils Clemens.
Nagel affirme avoir voulu non pas illustrer, mais rendre vivantes les histoires d’Aichinger29, et démontrer une volonté de repaysement dépassant cette fois-ci l’évocation de l’expérience personnelle de l’auteure qui souligne d’ailleurs dans une de ses apparitions dans le film la fondamentale nécessité de l’être humain de « vivre dans la vie ».
Repaysement/redépaysement
L’ensemble de l’œuvre d’Ilse Aichinger peut être considérée sous l’angle de la reconquête de sa langue maternelle après sa perversion par les nazis, et ce dans une Autriche peu encline à réfléchir à une telle question après 1945 ; on se contentait alors d’éviter les termes les plus « gênants » de la terminologie nazie. Celle-ci avait pourtant contaminé l’ensemble de la population – y compris les opposants au régime – comme l’avait démontré le philologue Victor Klemperer des 1947 dans son livre LTI. La langue du iiie Reich30. Ce professeur d’université juif, marié à une femme « aryenne » qui l’avait protégé tout au long des années noires, avait noté dès la prise de pouvoir par Hitler les particularités de cette nouvelle langue du national-socialisme : omniprésente, ne reculant devant aucune distorsion, au fond pauvre et essentiellement propagandiste, la force de pénétration du nouvel idiome dans la population allemande s’était affirmée jour après jour. Considérant la LTI comme le résultat d’un viol de la langue allemande, Klemperer s’était tôt demandé si et comment on allait pouvoir se débarrasser d’un tel fléau31.
Aichinger aura été l’une des premières à (se) poser cette question et à la faire sienne dans ses œuvres et dans plusieurs textes non-littéraires. Ainsi en 1951, dans « Das Erzählen in dieser Zeit32 », elle écrit : « Gerade mit dem Begriff des Erzählens verbinden viele immer wieder die Vorstellung des Behagens, des sanften Feuers, das ihre Hände wärmt33. » Un constat qu’elle étaye par la métaphore du fleuve qui ne peut plus, après 1945, couler paisiblement entre les rives assurées d’un langage familier. Dorénavant les flots de ce fleuve sont devenus agités, ses eaux troubles, son lit instable. Une nouvelle forme et un nouveau langage doivent désormais découler de l’inévitable confrontation avec l’expérience de la fin que représentait le nazisme.
Ce principe est appliqué dès 1948 dans Die größere Hoffnung qu’elle organise en dix chapitres relevant du chemin de croix34.
Au moment de la parution de la première traduction du roman en 1956 (voir note 7), Marcel Brion salue dans Le Monde un livre qu’il considère, tout comme la critique allemande l’avait fait auparavant, comme l’une des œuvres les plus fortes et les plus originales qui aient été publiées au cours des années de l’après-guerre. Il y souligne ce mélange inquiétant de rêve et de réalité qui
prend tant de force et d’éclat lorsqu’il est traduit dans ce langage visionnaire, dans ce « lyrisme déchiré » seul capable de replacer sur le plan de l’expérience vécue et du cauchemar, étroitement entrelacés, les images de douleur et de mort qui se succèdent dans ce livre avec une hâte hallucinante35.
Un langage visionnaire, un « lyrisme déchiré » : ces termes forts renvoient au choix d’une écriture qui repose sur des principes auxquels Aichinger restera fidèle tout au long de son œuvre : se débarrasser du superflu (ses textes sont de plus en plus courts, fragmentés, denses), chercher le réalisme ailleurs que dans la réalité, mesurer et tenir compte de l’insuffisance du langage en tant que moyen de communication et d’expression, se méfier des mots, de tous les mots : de ceux, mauvais, bien entendu, hérités du nazisme, mais aussi de ceux qui, après 1945, se prétendaient « meilleurs36 ». Dès le début de sa longue vie d’écrivaine elle aura ainsi fait le choix d’une langue – une sorte de langue étrangère comme elle l’exprime dans « Meine Sprache und ich37 » – qui l’avait souvent rendue, selon elle, « suspecte ». Mais, selon Aichinger, la mission des auteurs et poètes consiste justement dans cette interrogation des mots, tous susceptibles de mentir. Elle formule ainsi une critique du langage qui compte parmi les plus radicales de la littérature allemande d’après-guerre.
Dans un roman de 1951, son compatriote Heimito von Doderer aura écrit : « Man müsste alle Wörter zerschlagen oder aufbrechen. Sie sind unter dem Druck der Jahrhunderte hart geworden, uns glatt und rund wie Kiesel. […] dort zeigt sein kristallinischer Bruch Rauheiten, an denen unser Denken haften kann38. » Penser-repenser les mots, les repayser après le dépaysement idéologique, tout en les re-dépaysant dans la littérature pour empêcher de couler le fleuve trop tranquille de la narration. Ce double voire triple mouvement caractérise des textes qu’Aichinger mène souvent à leurs limites.
En 1988, Aichinger s’était réinstallée à Vienne, sa ville natale, et y avait retrouvé certaines de ses habitudes dans des cafés, des cinémas. Elle y avait surtout renoué avec l’écriture après une longue période de silence – près de quatorze ans –, une sorte de repaysement par et dans la littérature39.