À propos des particules russes uže et

  • About the Russian particles uže and

DOI : 10.35562/elad-silda.1355

Résumés

Consacré aux particules russes uže et traduites toutes les deux par « déjà », l’article vise à montrer que leur synonymie n’est que partielle. Ces deux unités ont une étymologie commune, elles construisent en synchronie une altérité sur la valeur p qu’elles portent et mettent en place une discontinuité discursive. Mais uže et diffèrent par leur mode opératoire et par le contenu de l’altérité qu’ils construisent. Le fonctionnement respectif des deux particules obéit cependant à des principes stables et réguliers qui permettent de proposer la description de leur variation sémantique déterminée à la fois par les paramètres étymologiques, contextuels et discursifs.
Uže caractérise la relation entre la valeur p et le repère temporel t comme en adéquation avec la réalité objective. Son mode opératoire est décrit à travers deux configurations, l’altérité t/t’ (validation tardive ou anticipée de p) et l’altérité p/p’ (validation ou l’absence de validation de p au moment de référence t).
recentre la discussion sur l’adhésion du locuteur à p sélectionné et validé par lui au moment de la parole t. La variation sémantique de rend une forte dimension subjective et modale qui varie en fonction des contextes (pertinence, mise en doute, hypothèse, acceptation de p, etc.).

The article deals with Russian particles uže and , which are translated indifferently by “already”, and aims to show that their synonymy is only partial. These two units have a common etymology, they build an alterity on the value p and set up a discursive discontinuity. However, uže and už differ in their modus operandi and in the constructed alterity. But their respective functioning obeys to stable and regular principles that allow the description of the semantic variation of uže and determined by the etymological, contextual and discursive parameters.
Uže characterises the relationship between the p-value and the t-time parameter as adequate for objective reality. Its procedure is described through two configurations, the t/t-alterity (late or early validation of p) and the p/p-alterity (validation of p at reference time t).
focuses the discussion on the adherence of the speaker to p selected and validated by him at the time of speech t. The semantic variation of už makes a strong subjective and modal dimension that varies according to the contexts (relevance, doubt, hypothesis, acceptance of p, etc.).

Plan

Texte

Introduction

Classés dans les grammaires russes à la fois dans la catégorie des adverbes et des particules, uže et sont considérés comme synonymes et sont indifféremment traduits dans les dictionnaires bilingues par les équivalents de « déjà ». Les données attestées montrent cependant que leur commutation, bien que possible dans certains contextes, est contrainte dans d’autres.

Chacune des deux particules a déjà fait l’objet d’analyse (cf. Paillard 1986-87, Boguslavski 1996, Uryson 2007), mais leur étude comparative reste à faire. Les difficultés de l’analyse de uže et de sont en partie dues à leur proximité étymologique et structurelle due à la présence des mêmes éléments constitutifs u et ž(e). En synchronie, la structure complexe de uže et de n’a jamais attiré l’attention des linguistes, mais elle constitue un élément important pour la description du fonctionnement et de la variation sémantique des deux particules.

L’objectif de l’article consiste à décrire l’identité sémantique de uže et de en posant comme postulat que la variation sémantique de chaque particule obéit à des principes stables et réguliers, mais qu’elles expriment des significations différentes, parce qu’elles interviennent à des niveaux différents. L’hypothèse soutenue consiste à dire que l’emploi de uže et de signifie la sélection par le locuteur d’une valeur p à l’origine d’un « conflit » discursif, mais que ce conflit n’affecte pas les mêmes valeurs. La discontinuité discursive actualisée et ensuite résorbée par uže est d’ordre temporel et porte sur la relation entre la valeur p et le paramètre temporel t sur lequel p est indexé. En qualifiant la relation entre p et t comme conforme à la réalité objective et de ce fait indiscutable, uže signifie l’adhésion totale du locuteur à son propre propos. La discontinuité discursive actualisée et ensuite résorbée par est, en revanche, d’ordre subjectif et concerne la position du locuteur par rapport à p au moment de la parole t, hic et nunc du locuteur, son « maintenant » discursif.présente p en tant que l’altération d’une position p’ antérieure, ce qui confère à son attitude une certaine instabilité avec l’expression de diverses valeurs modales (doute, incertitude, souhait, hypothèse, hésitation, etc.) Dans les deux cas, uže et marquent la mise en place d’une altérité dans la représentation des faits.

1. Quelques observations préalables concernant l’emploi de uže et de

Par leur forme, uže et uz ne diffèrent que par l’amuïssement de la voyelle finale dans už.1 Le phénomène étant courant en russe, les deux unités sont généralement présentées comme interchangeables. Les articles des dictionnaires (cf Efremova 2000, Kuznetsov 2001) placent la distinction entre les deux unités au niveau des registres, l’emploi de uže étant associé à la langue normative, celui de au langage parlé, voire légèrement archaïque. En guise d’illustration, les dictionnaires proposent des débuts de chants traditionnels dans lesquels est combiné avec la conjonction kak signifiant « comme, comment » :

(1)

Už kak upal tuman

« Už kak le brouillard tomba… »

(2)

Už kak po mostu, po mostočkua

«  kak sur le pont, sur le petit pont… »

a. Les emplois de la locution už kak peuvent être comparés avec ceux du substantif raz « fois » dans les incipit des contes et récits : (Odin) raz šël ja po mostu « Une fois, je marchais sur le pont… ». Dans les deux cas, ces locutions posent un cadre spatio-temporel pour l’événement p.

Le remplacement de par uže dans ces contextes est cependant contraint :

(1a)

*Uže kak upal tuman

(2a)

*Uže kak po mostu, po mostočku

Les contraintes sur la commutation des deux unités peuvent être illustrées à travers la confrontation de l’exemple (3) avec sa variante manipulée (3a)2 :

(3)

– Vania priexal.
– Uže xorošo.
« – Vania est arrivé. 
– C’est déjà bien. »

Mais :

(3a)

– Vania priexal.
–* Už xorošo.

Les différences entre uže et apparaissent assez nettement dans les assertions à modalité interrogative ou négative.

Ainsi, les emplois absolus n’ont été relevés que pour uže dans les demandes de confirmation d’une information, ainsi que dans les réponses à de telles demandes :

(4)

– Vania prišël.
– Uže ?
– Uže.

« – Vania est rentré.
– Déjà ?
– Déjà. »

Mais :

(4a)

– Vania prišël.
« – *Už ?
– *. »

L’emploi de uže dans les propositions négatives avec verbe conjugué au passé qui renvoie à un événement ne peut être envisagé et le recours à eščë ne signifiant « pas encore » y est de rigueur :

(4b)

– Gde Vania ?
– Vania eščë ne prišël (prixodil).a

« – Où est Vania ?
– Vania n’est pas encore arrivé. »
a. L’emploi de uže dans (4c) serait possible, mais la proposition n’aurait pas le même sens : Vania uže ne prišël (prixodil). « – Vania n’est plus venu. (Vania ne venait plus.) »

Mais :

(4c)

*Vania uže ne prišël (prixodil).

D’ordre aspecto-temporel, l’impossibilité d’employer uže dans cette configuration relève du fait qu’un verbe conjugué au passé3 peut dénoter l’existence avérée d’un événement p. La négation ne, qui porte sur le verbe, ne pourrait dans ce cas signifier que l’annulation de l’intention p ou l’invalidation de son résultat, ce qui en (4c) n’aurait aucun sens.

La contrainte est cependant levée lorsque le prédicat de l’assertion négative est un verbe perfectif de phase (stat’ « commencer, se mettre à »), un verbe à valeur ingressive (pobežat’ « se mettre à courir ») ou inchoative (zaxotet’ « se mettre à désirer »). Ce type sémantique de verbes est associé au déclenchement d’une dynamique de la poursuite d’un processus ou d’une activité ; uže ne marque ni son interruption ni son achèvement qui sont signifiés par la négation ne dont la portée comprend la totalité du prédicat :

(5)

Emu sejčas že sdelali sok, no on uže ne stal ego pit’.
On lui prépara immédiatement un jus, mais il uže n’en voulut plus.a (W. Maslennikova, 2001)

(6)

И вот бегу я по соседнему школьному двору, [] и вижу: лежит на дороге девочка. Дальше я уже не побежал. [П. Каменченко 1997]

Et voilà que je traverse en courant le préau de l’école d’à côté, […] et tout à coup, je vois : une petite fille gît par terre. Là, je uže ne courus plus.

(7)

Menja zatjanulo v feetness, i ja uže ne zaxotela rabotat’ v ofise.
« Je me lançai dans le fitness et je uže ne voulus plus travailler dans un bureau. » (portal.b.14.ru)
a. Sauf indication, les exemples commentés ont été empruntés au Corpus national de la langue russe dont nous remercions les auteurs https://ruscorpora.ru

L’emploi de dans les mêmes configurations est courant :

(8)

Ja už ne stala ej govorit’, čto moja babuška grečku ne tol’ko myla, no i ečšë i prokalivala na skovorodke.
« Je ne voulus pas lui dire que ma grand-mère ne se contentait pas de laver les grains du sarrasin, mais les dorait en plus dans une poêle. » (K. Metelina, 1997)

(9)

…pravaja ruka issečena cirjul’nikom, no krov’ už ne pošla.
« … le bras droit fut égratigné par le barbier, mais le sang ne coula pas. » (A. Pisemskij, 1985)

(10)

Na tretij raz ja už ne zaxotel daže idti registrirovat’sja, skazal : možet, prosto tak poprobuem ?
« À la troisième fois, je ne voulus même pas y aller pour m’enregistrer, je dis : nous pourrions peut-être essayer de le faire sans l’enregistrement ? » (I. Grekova, 1960)

La suppression de uže et de dans les exemples (5) à (10), ainsi que leur commutation peuvent être envisagées, ce qui irait, à première vue, dans le sens de leur synonymie. La manipulation n’est cependant pas possible dans (11) et (12), propositions à modalité interro-négative où la négation ne se combine avec la particule interrogative li signifiant « si » :

(11)

Kozlovskij zajavil, čto i on ne vyxodil iz revizionnoj komissii. Už ne oslyšalis’ li my t togda na sobranii?
« Kozlovskij déclara que lui non plus ne s’était pas absenté de la réunion de la commission de révision. ne aurions-nous li mal entendu ce qui se disait à la réunion ? » (V. Vojnovič, 1976)

(11a)

*Uže ne oslyšalis’ li my togda na sobranii ?

(12)

Už ne povël li on parnja kuda daleko, dumal Gusakov.
« Už n’a-t-il pas emmené li le gars quelque part loin, se demandait Gusakov. » (V. Bykov, 2001)
(12a) *Uže ne povël li on parnja kuda daleko?

La contrainte sur l’emploi de uže est due ici au fait que uže et li véhiculent des significations contradictoires : uže confirme la validation de p, alors que li interrogatif met p en doute.

La question sur les significations exprimées par reste ouverte.

Ces particularités d’emploi de uže et de prennent leur source dans leur étymologie et leur structure composée des éléments u et že qui en diachronie, préparaient déjà uže et à leur « réinvestissement dans le discours » (Paillard 1994 : 633).

2. Quelques données étymologiques

L’évolution des deux particules, avec pondération sur l’un ou l’autre de leurs constituants communs, a entraîné l’autonomisation de par rapport à uže.

À l’origine, u était un adverbe de temps signifiant « maintenant, en ce moment », že fonctionnait comme une conjonction ou une particule de renforcement. La combinaison des deux unités appartenant à deux classes grammaticales différentes permettait de mettre en valeur (že) le facteur temporel (u) et signifiait « il est temps de ; tout de suite ». La signification contraire était rendue avec l’expression antonymique ne u, « pas encore ; pas maintenant », qui n’est plus employée aujourd’hui :

(13)

Počemu ne u ?

« Pourquoi pas encore ? »

(14)

Ne u priide čas moj.
« Mon heure n’est pas encore arrivée. » (V. Dahl’, 1982 : 476-477)a
a. Aujourd’hui, ne u est remplacé par eščë ne et l’exemple (13) prendrait la forme suivante : Eščë ne prišël čas moj. On remarque le changement du point d’incidence de la négation ne : anciennement antéposé au déictique, ne est actuellement antéposé au verbe qui constitue sa portée.

Initialement indépendants l’un de l’autre, le déictique u et la particule že se sont soudés déjà en vieux russe (Zaliznjak 2008 : 73, Vaillant 1964 : 377-378), mais si aujourd’hui že est toujours employé comme une particule enclitique,4 u n’est présent en synchronie qu’en tant qu’élément constitutif de quelques formes composées5.

Pour A. Vaillant (1964 : 368), že est une des plus anciennes particules du vieux slave qu’il considérait comme un calque intraduisible de la forme grecque δέ. A. A. Zaliznjak s’y est intéressé à son tour et indiquait qu’en vieux russe, že intervenait à la fois sur le plan syntaxique et sur le plan sémantique : en tant que conjonction, že exprimait une relation d’opposition ou de cause à effet ; en tant particule de renforcement, že rendait saillant le contenu qu’il portait. En se référant à l’article de R. Jakobson publié en 1935, Zaliznjak (2008 : 24, 37-38) reprend son idée qu’en vieux russe, že fonctionnait comme un enclitique à vocation phrastique et qu’il marquait la propension à se positionner dans la première séquence accentuée de la proposition, en position dite de Wackernagel. L’existence de sa variante « raccourcie » ž est mentionnée par Zaliznjak (2008 : 28-29, 73), mais ne reçoit aucun commentaire particulier de sa part.

L’évolution de avec la perte du vocalisme plein et le déplacement de l’accent sur u se poursuit sur le plan phonétique en synchronie. La prononciation de la particule dans la chaîne parlée est caractérisée par l’assourdissement de ž sonore qui ne suit pas les règles phonétiques de l’assimilation régressive : même lorsque est suivi d’un mot avec une voyelle ou une consonne sonore en position initiale, ž est toujours prononcé comme une sourde.6

3. Hypothèse proposée

En tenant compte des données étymologiques, l’hypothèse est faite qu’en synchronie, le fonctionnement et la variation sémantique de uže et de ont gardé un lien avec les significations véhiculées par leurs constituants.

Le vocalisme plein ou réduit de že détermine la place de l’accent sur le localisateur u ou le focalisateur že et se présente comme un trait formel qui atteste de la pondération sur l’un ou sur l’autre constituant et les valeurs qui leur sont associées.

L’ancien déictique u implique l’indexation de la valeur p sur un repère spatio-temporel t, temps de l’énoncé ou temps de l’énonciateur, et se présente de ce fait comme constructeur de p. La particule že(ž) met au premier plan les valeurs t ou p, mais l’effet de la mise en saillance de l’une ou de l’autre n’est pas le même, selon qu’il s’agit de uže ou de už.

La postposition de ž(e) à u dans la structure même de uže/už, ainsi que la variation du point d’incidence des particules au sein de la proposition invitent à prendre en considération les différences au niveau de la portée discursive de chaque unité mettant en jeu le paramètre temporel t ou le contenu propositionnel p7.

Dans un premier temps, nous proposons deux courts dialogues construits qui permettent de rendre les différences d’emplois et de significations véhiculées par uže et , uže inscrivant p sur le plan temporel par rapport à un repère t, mobilisant une forte dimension subjective dans la présentation de p au moment de l’énonciation t :

(15)

– Ja pojdu ! Del eščë mnogo.
– Idi-idi uže, vremja ne ždët.
« – J’y vais ! J’ai encore beaucoup à faire.
– Oui-oui, vas-y uže. Le temps n’attend pas. »

(16)

– Možno ja pojdu ? Del eščë mnogo.
– (Da) Idi už, vsegda-to u tebja dela.a
« – Est-ce que je peux partir ? Il y a encore beaucoup à faire.
– Bon, d’accord, vas-y už, mais tu as toujours beaucoup à faire. »
a. Nous tenons à signaler que se combine fréquemment avec diverses particules énonciatives dont la présence n’est pas obligatoire, mais souhaitable.

La variation sémantique de uže se décline sous deux configurations, avec la mise en place de l’altérité t/t’ ou de l’altérité p/p’.

Construite depuis la valeur p incontestablement validée dans la réalité référentielle, l’altérité t/t’ interroge sur la localisation de p sur l’axe temporel, p étant survenu plus tôt ou plus tard que cela n’a été prévu. L’accent est mis sur le circonstant, porteur du sommet intonatif :

(17)

– Vanja kupit bilety zavtra.
– On uže včera kupil.
« – Vania achètera les billets demain.
– Il les a achetés hier déjà. »a
a. Les exemples 17 et 18 sont des exemples construits.

L’altérité p/p’ est, en revanche, construite depuis l’instant t, temps de l’énoncé ou temps du locuteur, elle met en question la validation de p, le verbe étant porteur d’un sommet intonatif :

(18)

– Pozovite Vanju !
– Vanja uže uexal.
« – Faites venir Vania !
– Vania est déjà parti. »

Les paramètres prosodiques observés dans (17) et (18) sont en corrélation avec le point d’incidence de uže antéposé au circonstant (17) ou au verbe (18), termes qui constituent l’enjeu de la discussion. Le changement de son point d’incidence mènerait à la modification des caractéristiques prosodiques des propositions et de leur signification. Le contenu de la proposition avec uže (notée A) est présenté comme en adéquation avec la réalité référentielle, mais il est introduit en opposition à celui de la proposition à gauche (notée B). La stabilisation de p validé va au-delà du constat de son existence en t, uže actualise un conflit d’opinion et désamorce le conflit en signifiant l’altération de B par A, valeur indiscutablement validée et hors toute discussion.

La nature intersubjective ou subjective de la discontinuité discursive dépend du type narratif ou dialogique des contextes. Dans un récit, l’altérité oppose les attitudes indexées sur des repères temporels différents ; dans un dialogue, l’altérité est construite au moment de la parole, en l’instant t où deux positions sur p se confrontent simultanément. C’est dans ce dernier cas que la commutation de uže et devient possible.

Quant à už, l’affaiblissement de la force illocutoire de že a favorisé le recentrage sur u et le paramètre t, instant hic et nunc du locuteur où il sélectionne la valeur p. Dans une proposition avec , ce n’est pas la rupture dans le cours attendu des événements qui au centre du conflit discursif, la relation entre t et p n’y constitue pas le vrai enjeu de la discussion. souligne le balancement du locuteur au moment de la parole t entre deux valeurs concurrentes p et p’ et c’est le flottement discursif de sa position qui se trouve au centre du conflit intériorisé révélé par la présence de . La proposition A signifie la déstabilisation et l’altération de la position p’ explicitement ou implicitement présente dans B. Le locuteur sélectionne p, mais sa position reste marquée par diverses valeurs modales (doute, hésitation, hypothèse, pertinence, jugement appréciatif, entre autres) et son degré d’adhésion à la fois à p dans A et à p’ dans B est une donnée variable déterminée par les paramètres contextuels.

3.1.Uže

On distinguera deux grandes valeurs de uže selon que l’altérité porte sur le paramètre t ou sur la valeur p.

3.1.1. Altérité t/t’

Dans les contextes de récit, l’altérité t/t’ est construite depuis un événement p dont la validation est acquise, mais sa localisation sur l’axe temporel est mise en discussion. La variation sémantique de uže dans ce type de contextes consiste à signifier que p a été validé plus tôt ou plus tard8 que cela n’a été prévu.

Dans ces contextes, uže est antéposé au circonstant de temps, porteur du sommet intonatif :

(19)

Ja prodiktoval Suxovu redakcionnyj i domašnij telefony, osobenno ne obol’ščajas’ i prigotovivšis’ždat’ ne men’še nedeli. No, k moemu udivleniju, Suxov pozvonil / uže na drugoj den’, časov v desjat’ večera.a
« Je dictai à Sukhov mon numéro de téléphone à la rédaction, ainsi que mon numéro personnel sans avoir trop d’illusions et je me préparai à attendre son appel au moins pendant une semaine. Mais, à ma surprise, Sukhov m’appela dès le lendemain, vers dix heures du soir. » (Marinina, 1991)

(20)

Krome togo, pri perexode čerez orositel’nyj kanal […] upala v vodu suma s sobrannoj kollekciej, i prišlos’ ostanovit’sja na nočëvku / uže v polden’, čtoby poskoree razvernut’ i vysušit’ obrazčiki i ix jarlyčki. (Obručev, 1940)
« En plus, pendant la traversée du canal d’arrosage, […] le sac, qui contenait la collection rassemblée, tomba dans l’eau et pour étaler et faire sécher le plus rapidement possible les échantillons avec leurs étiquettes, nous fûmes obligés de nous arrêter pour la nuit dès midi. » (Obručev, 1940)
a. Par la barre oblique /, nous signalons la séparation entre le thème et le rhème de la proposition.

La mise en saillance de t est due à la présence de uže et, en cas de son retrait, sa focalisation serait effacée, la proposition deviendrait entièrement rhématique et serait perçue comme un constat d’existence de p.

La validation de p (coup de téléphone reçu ; arrêt de la caravane) a été attendue en t’ (pas avant une semaine ; à la nuit tombante), mais survient en t, plus tôt que prévu9 (le lendemain ; à midi) et constitue une surprise, bonne (19) ou mauvaise (20), pour le locuteur. Uže dans la proposition A affirme la validation de p en t et rectifie la position antérieure préconstruite dans B où la validation de p en t’ a été envisagée. Le contenu A altère celui de B par l’irruption de la réalité qui suscite l’étonnement ou la déception du locuteur.

3.1.2 Altérité p/p’

L’antéposition de uže au verbe correspond à l’introduction de la valeur p depuis un moment déterminé t et à la mise en discussion de l’existence de p :

(21)

Bulat byl emu blagodaren, xotel čto-to podarit’. U nego byla s soboj kniga […] i Bulat protjanul knigu milicioneru. « Spasibo, èto vam. Tut nemnožko est’ o Lve Tolstom. » Dobryj milicioner otvetil : « Ja Tolstogo uže čital. Ezžaj dal’še i ne narušaj. » »
« Bulat lui était reconnaissant, il voulait lui offrir quelque chose. Il avait sur lui un livre […] et il l’a tendu au policier. “Merci, voilà pour vous. On parle ici un peu de Lev Tolstoi.” Le gentil policier répondit : “Tolstoï, je l’ai déjà lu. Allez, pars et ne commets plus d’effractions.” » (B. Messerer, 2013)

(22)

– Mne sejčas, moj vysokij kollega, govorit’ vam uže nečego, – otvetil on žëstko i vežlivo.
– Vsë, čto ja mog skazat’, ja uže skazal.
« – Actuellement, mon collègue hautement estimé, je n’ai plus rien à vous dire, – rétorqua-t-il sur un ton dur et poli. – Tout ce que je pouvais vous dire, je l’ai uže dit. » (JU. Dombrovskij, 1943-1958)

Dans ces exemples, uže représente une forme d’insistance sur la validation de p à un moment antérieur à t (lecture de Tolstoï ; le fait d’avoir tout dit). Sans la particule, l’expression de l’insistance serait effacée et les propositions prendraient l’aspect de simples constats.

Uže travaille sur deux niveaux. Dans les deux exemples, il confirme la validation antérieure de p et opère sur le plan aspecto-temporel : p n’est plus à valider, puisqu’il a été validé. Par ailleurs, uže présente p comme introduit en opposition à un préconstruit ou un présupposé présent dans B et réfuté dans A : dans (21), p (ja čital Tolstogo « j’ai lu Tolstoj ») s’oppose à p’ (tu ne čital Tolstogo « tu n’as pas lu Tolstoj ») ; dans (22), p (ja vsë skazal « j’ai tout dit ») s’oppose à p’ (« tu n’as pas tout dit »). L’altérité ainsi construite dans ces contextes dialogiques est intersubjective et oppose deux postures contraires indexées sur le même repère temporel t. Uže marque l’existence d’une discontinuité discursive qu’il neutralise en insistant sur la conformité de p à la réalité que le locuteur juge incontestable. Le mode de fonctionnement de uže se décompose ainsi en deux opérations distinctes mais intrinsèquement liées, actualisation de p’ et son rejet à travers l’affirmation de p. La commutation avec reste possible dans ce genre de contexte, avec l’ajout des significations envisagées dans la section suivante.

3.2.

La vocation discursive de se vérifie alors même que la force illocutoire du composant étymologique že est amoindrie à la suite de la perte de son vocalisme et au déplacement de l’accent sur l’ancien déictique u. Le paradoxe n’est cependant qu’apparent. Le renforcement de u signifie la construction du présent discursif t du locuteur où il sélectionne la valeur p par opposition à p’ concurrent actualisé. Le recentrage sur son attitude subjective en t par rapport à p rend une discontinuité discursive entre le contenu du contexte gauche B et le contenu exprimé dans A. Construite par už, l’altérité p/p’ est comparable à celle qui est construite par uže (cf. 3.2), mais contrairement à ce qui se passe dans les propositions avec uže ou , le paramètre t renvoie toujours au maintenant discursif du locuteur et l’altérité p/p’ n’affecte pas nécessairement l’existence de p, mais revêt des valeurs modales qui correspondent à l’attitude du locuteur par rapport à p sélectionné au moment de la parole t. La sélection de p en t est marquée par différents degrés de stabilisation et la variation sémantique de dépend à la fois de la visibilité de p’ dans B, du degré de son altération dans A et de l’adhésion du locuteur à p.

Les modes de l’altération de B par la sélection de p dans A sont regroupés dans cinq grands cas :

  • Découverte de p.
  • P comme seule valeur pertinente.
  • P comme hypothèse possible.
  • P comme valeur incontestable.
  • P comme valeur concédée.

3.2.1. dans les incipit

La prise de conscience par le locuteur de l’existence de p en t se vérifie dans les incipit est placé à l’initiale absolue de la proposition (23) ou de son rhème (24). La découverte de p coïncide avec le « maintenant » du locuteur et se confond avec l’acte même de dire A :

(23)

Už nebo osen’ju dyšalo,
Už reže solnyško blistalo
Koroče stanovilsja den’
« Už le ciel respirait l’automne,
le soleil brillait plus rarement,
Plus court devenait le jour… » (Pouchkine, 1833)

(24)

Oktjabr’ / nastupil – už rošča otrjaxaet
Poslednie listy s nagix svoix vetvej
.a
« Octobre est là –  le bosquet se libère
De ses dernières feuilles qui tombent de ses branches dénudées. » (Pouchkine, 1833)
a. Nous citons un vers de Baudelaire qui résonne en écho avec ceux de Pouchkine et la traduction pourrait intégrer  : « C’était hier l’été ; voici l’automne ! » (Ch. Baudelaire, 1857, Chants d’automne) Včera ečšë carilo leto, i vot osen’ na dvore !

La lecture scandée des exemples avec les coupures prosodiques entre chaque mot rend saillants les détails de la réalité observée par le locuteur et souligne l’importance de leur rang informatif.10 La prononciation « étirée » des voyelles, l’intonation montante sur les verbes dyšalo signifiant « respirer » et nastupil, « être là », insérés pourtant en position finale,11 expriment l’étonnement quelque peu résigné du locuteur qui découvre p. Le monde tel qu’il est en t s’impose à lui comme une évidence qu’il accepte avec une certaine mélancolie.

En l’absence de contexte gauche, aucune rupture narrative ne peut être observée dans les incipit, seul le temps de parole du locuteur compte et l’introduction de p se fait de but en blanc sans aucune référence au contexte antérieur inexistant.

Avec le retrait de , l’apport informatif serait le même, mais se réduirait à la simple prédication de l’existence de p. La disparition du rythme scandé et des sommets intonatifs sur les verbes effacerait l’effet de découverte et les propositions prendraient l’aspect des constats neutres de p. Dans la même position, uže procurerait une certaine visibilité à p’ et actualiserait la valeur antérieure « p n’est pas le cas ». , en revanche, introduit la proposition p ex nihilo, sans prendre en compte le cours naturel des événements et marque l’acceptation par le locuteur du monde découvert.

3.2.2. dans les assertions à modalité négative : P comme seule valeur pertinente

(25)

I opjat’ vse troe molčali, smotreli i dumali, xotja bylo jasno, čto ničego už tut ne pridumaeš’.
« Et de nouveau, tous les trois se taisaient, regardaient devant eux et restaient plongés dans la réflexion, alors même qu’il était clair que là on ne pouvait trouver aucune solution. » (JU. Dombrovskij, 1978)

(26)

– Kto budet glavnym personažem vašego detektiva ?
– Už ne ja – èto točno
.
« – Qui sera le personnage principal de votre roman policier ?
– Už pas moi, c’est certain. » (F. Čexankov, 2002)

Le contexte gauche annonce que les protagonistes des faits cherchent une solution pour sortir d’une situation difficile (molčali, smotreli, dumali « ils se taisaient, regardaient, réfléchissaient »), l’adverbe opjat’ signifiant « de nouveau, encore » souligne le caractère récurrent de leurs tentatives. La proposition B ouvre ainsi une classe de valeurs p’ possibles, mais dans la proposition p le locuteur les rejette en bloc et sélectionne p « il n’y a rien à espérer ». Cette altération radicale de B prend toutefois une allure conjoncturelle, dans la mesure où le propos A du locuteur est indexé sur le temps de la parole t, ce qui est renforcé par le déictique tut, traduit par « là, dans cette situation-là », dont la suppression s’avère délicate :

(25a) ?? I opjat’ vse troe molčali, smotreli i dumali, xotja bylo jasno, čto ničego už ne pridumaeš’.

L’attitude de rejet de p’ dans A s’accorde avec la modalité de l’impossible rendue avec la forme négative du verbe perfectif au présent.12 Le contraste fort entre B premier et A second marque la rupture entre l’espoir impossible p’ et l’évidence p, explicitée dans la suite à droite avec bylo jasno signifiant « il était clair » et èto točno, « c’est sûr ».

Dans le contexte dialogique (26), l’interlocuteur à travers sa question ouverte B cherche à savoir qui sera le personnage principal du roman, mais ne suggère aucune hypothèse. La question B laisse libre champ au locuteur et actualise ainsi une classe de valeurs possibles, y compris l’éventualité selon laquelle l’auteur du roman pourrait en être le personnage principal. Décalée par rapport à B, A est une non-réponse qui ne renseigne pas sur l’identité du personnage. Le locuteur resserre l’ouverture des possibilités construite dans B et recentre l’enjeu de la discussion sur p comme seule valeur pertinente « dire qui ne sera pas le personnage principal du roman ». L’altération de B dans A se présente ici comme un tournant définitif dans la discussion qui met fin à toute poursuite de l’échange.

Dans les deux contextes, le remplacement de par uže serait possible, mais entraînerait un changement de perspective et placerait la représentation des faits sur le plan temporel : au moment de l’énonciation t, il est trop tard pour chercher une solution (25) et il est trop tard pour faire du locuteur le personnage principal du roman (26).

3.2.3. dans les phrases hypothétiques : P comme valeur possible

Dans les contextes de cette section, už est employé à l’initiale de la protase d’une phrase hypothétique et est antéposé à la conjonction esli « si » à laquelle il est phonétiquement soudé :

(27)

– Naprasno staraetes’, – skazal Redrik. – Vsë ravno ja otsjuda ne sjedu. On vernulsja v mašinu i vključil dvigatel’. Položiv ruki na rulevoe koleso, on mel’kom zametil, kak pobeleli kostjaški pal’cev i, uže bol’še ne sderživajas’, skazal : – No už esli pridëtsja vsë-taki sjexat’, gadjuka, togda molis’.
« – Cela ne sert à rien d’insister, – dit Rébrik. – Quoi qu’il en soit, je ne partirai pas d’ici. Il retourna dans sa voiture et alluma le moteur. Serrant le volant, il s’aperçut que les articulations de ses doigts devinrent blanches et ne se retenant déjà plus, lança : – Mais si je devais déménager, salopard, alors prie le bon Dieu. » (Strugatskie, 1972)

(28)

V Finljandii postojanno sledjat za čistotoj vozduxa i bezopasnost’ju dorožnogo dviženija, poètomu kontrol’ za sostojaniem avtomobilej osuščestvljaetsja i na granice, i na dorogax. Už esli popadëtes’ tamošnemu « gaišniku », to ne pozdorovitsja.)
« En Finlande, la propreté de l’air et la sécurité sur les routes sont surveillées en permanence, si bien que les voitures sont contrôlées aussi bien à la frontière que sur les routes. si vous vous faites arrêter par un “agent de circulation” local, ce ne sera pas une partie de plaisir. » (F. Berkitov, 2000)

La phrase hypothétique avec  p est construite depuis la valeur p’ préconstruite ou présupposée dans le contexte gauche B dont les verbes sont employés à la forme négative. Dans (27), p’ est explicite (ne sjedu « je ne déménagerai pas ») et a une visibilité forte, puisque sa validation est revendiquée par le locuteur quelles qu’en soient les circonstances (vsë ravno « quoi qu’il advienne »). Dans (28), p’ (« ne pas être arrêté par la police ») est présent dans B sur le mode de l’implicite et constitue la visée première du locuteur qui cherche à avertir les conducteurs des contrôles fréquents sur les routes. L’hypothèse A construit un nouveau scénario dans lequel la validation de p est présentée comme possible, le contenu B étant ainsi déstabilisé. Le conflit entre les positions p’ dans B premier et l’hypothèse p dans A second est matérialisé avec l’attention portée dans la protase sur les verbes conjugués au futur13 (esli pridëtsja s-jexat’ « s’il faut déménager » ; esli popadëtes’ « si vous vous faites arrêter »). Il serait effacé en l’absence de et l’hypothèse p serait donnée de manière anodine (risque général de se faire contrôler par la police routière ; visite ordinaire du propriétaire du logement) et en rupture avec les circonstances actuelles évoquées (sévérité et fréquence des contrôles routiers en Finlande ; visite du propriétaire mécontent de son locataire). Ainsi la dimension subjective et conjoncturelle du propos ne serait-elle plus exprimée. Or les circonstances évoquées (les doigts sur le volant devenus blancs de colère et de tension nerveuse), le choix du vocabulaire dans les deux exemples montrent que p le locuteur n’accepte pas l’hypothèse p ou qu’il n’y adhère pas pleinement. Le rôle de consiste ici à caractériser la posture incertaine du locuteur par rapport à p et l’hypothèse A devient un espace discursif qui lui permet de déployer une stratégie de dissuasion pour faire peur à l’interlocuteur en introduisant dans l’apodose des menaces à peine dissimulées (to molis’ « alors, fais tes prières » ; to ne pozdorovitsja « alors ce ne sera pas une partie de plaisir »). modifie ainsi la perspective discursive du propos du locuteur qui sans adhérer totalement à p fait une tentative de manipuler son interlocuteur.

3.2.4. et la stabilisation de p : P comme valeur certaine

(29)

– Davaj v miliciju pozvonim, a ?
– Tanja !
– My skažem, čto v našem podjezde založena bomba. Už togda točno priedut
.
« – Et si on appelait la police, ah ?
– Mais voyons, Tania !
– On dira qu’il y a une bombe dans l’entrée dans l’immeuble. alors ils viendront à coup sûr. » (T. Ustinova, 2003)

(30)

I kak v nëm èto sovmeščaetsja? Vsë predčuvstvovala, vsë znala zaranee moja duša, eščë v èvakuacii, kogda on Romaškinyx kotjat unës. Ja snačala ne poverila daže, čto on ix utopil. Teper’ už verju vsemu. Ved’ smog že on odnoj frazoj perečerknut’ vsju ljubov’, vse naši sčastlivye desjat’ let.
« Mais comment ces choses peuvent coexister en lui ? Tout cela, je le pressentais, je le savais par avance dans mon for intérieur, déjà pendant l’évacuation, quand il avait emporté les chatons de Romaška. Au début, je n’avais même pas cru qu’il les avait noyés. maintenant, oui, je crois à tout cela. D’autant plus qu’il a été capable de renier d’une seule phrase nos amours, toutes nos dix années de bonheur. » (L. Ulickaia, 2000)

Les deux exemples sont caractérisés par la présence simultanée de p et p’ dans le contexte gauche B. Dans (29), l’évocation de p « appeler la police » est marquée de l’indécision de Tania qui témoigne du manque de certitude quant à la réussite et à la pertinence de sa suggestion. Le recours à l’impératif à la première personne du pluriel davaj pozvonim (litt. « allons appeler »), ainsi que l’interjection dubitative a ? en position finale en attestent. Dans (30), le désarroi de la locutrice et son balancement initial entre p et p’ dans B sont explicitement exprimés dans sa question rhétorique.

Les deux contextes comportent les circonstants de temps. Dans (29), togda signifiant « alors, à ce moment-là » ne peut être supprimé que si l’est aussi :

(29a) – My skažem, čto v našem podjezde založena bomba. Točno priedut.
« – On dira qu’il y a une bombe dans l’entrée dans l’immeuble. Ils viendront à coup sûr. »

Togda cumule ici les fonctions d’une conjonction, qui construit une relation de cause à effet, et d’un adverbe de temps, qui renvoie à un repère factuel (fausse alerte à la bombe) et temporel pour un p fictif qui devient dans A une valeur sûre aux yeux de la locutrice. Son revirement discursif est souligné avec le sommet intonatif sur l’adverbe točno, signifiant « certainement, à coup sûr », dans A qui s’inscrit dans une relation de contraste avec le a ? dubitatif présent dans B.

Dans (30), dans la proposition A est postposé au circonstant teper’, traduit par « maintenant », qui s’oppose à snačala, « au début », présent dans B, mais, comme dans (29), la suppression de teper’ ne peut être pratiquée, alors que celle de reste possible. Qu’apporte à ce contexte ? La particule n’intervient pas dans l’organisation chronologique du propos, mais y introduit une dimension subjective en convoquant le contenu B où sont présents p et p’ et confirme la sélection par la locutrice de p qui considère que la validation ne peut être mise en doute.

apporte aux contextes de nouvelles significations et les enrichit du point de vue argumentatif. Dans (29), la visée première de la locutrice « téléphoner à la police » en cache une autre, « obtenir la venue de la police ». La double altérité est construite ici selon le principe du carré d’inférence : la discussion porte sur la validation de p (téléphoner/ne pas téléphoner) et sur la pertinence de p (« bonne valeur »/« mauvaise valeur »). Le scénario préconstruit dans B est rejoué dans A avec l’introduction d’un nouvel élément « fausse alerte à la bombe », argument de poids qui fait pencher la balance, toute hésitation p’ disparaissant dans le présent discursif t de la locutrice. Dans (30), l’altérité subjective oppose deux visions contradictoires de la locutrice, p « admettre la méchanceté du personnage » et p’ « ne pas l’admettre ». L’épisode avec les chatons noyés envisagé depuis le maintenant discursif de la locutrice apporte un éclairage nouveau sur les événements passés, la conduit à renoncer définitivement à p’ et à admettre p comme une valeur indiscutable. Initialement faible dans B, p’ est jugé non pertinent et est définitivement abandonné, p dans A suscitant une forte adhésion de la locutrice qui cherche à se persuader elle-même ou à persuader son interlocutrice.

3.2.5. et le balancement entre p’ et p : P comme valeur concédée

Dans les contextes envisagés dans cette section, signifie que la discontinuité entre B premier et A second est résorbée par l’acceptation concédée de p par un locuteur qui renonce à contre-cœur14 à sa visée initiale p’. Le dénouement du conflit discursif se réalise en raison des circonstances nouvelles survenues en t :

(31)

– Ja dumal, […] čto ty segodnja večerom pojdë š’ so mnoj smotret’ fejverk.

Èto na Učitel’skix dačax ? My byli odin raz s Katej i s mamoj. Tak krasivo ! No segodnja mne nel’zja. Alina odna s nami, ona budet volnovat’sja, esli ja ujdu. […] Net, už idi odin !
« – Je croyais, […] que ce soir tu irais avec moi regarder le feu d’artifice. – Dans le quartier des Datchas des enseignants ? On y est allées une fois avec maman et Katia. C’était si beau ! Mais aujourd’hui, je ne peux pas. Alina est seule à la maison, elle s’inquièterait si je n’étais pas là. […] Non, vas-y tout seul ! » (V. Oseeva, 1959)

(32)

(Détenue dans un camp, la locutrice a demandé et a obtenu son transfert dans un autre camp. Son amie Ženka soupçonne que sa démarche est suicidaire.)
– Da ty ne bojsja, Ženka, ne umru ja v ètape. Mne do tranzitki objazatel’no nado dobrat’sja. Ponjala ? I xotja mne drugoj raz – už skažu tebe kak drugu – zdorovo umeret’ xočetsja, no ja ne daju sebe voljuški v ètom dele. Vot posle tranzitki vidno budet
– Muž ? – Net.
« – Mais n’aies pas peur, Ženka, je ne mourrai pas pendant le transfert. Il faut absolument que j’arrive à la station du tri des prisonniers. Tu comprends ? Je dois avouer –  je vais te le dire comme à une amie – j’ai souvent très envie de mourir, mais je m’interdis de me laisser aller. Après le transfert, on verra bien…
– C’est ton mari que tu espères retrouver ? – Non. »  (Е. Guinzbourg, 1977)

La commutation de avec uže est ici impossible dans la mesure où le facteur temporel n’intervient pas et que seule compte la relation du locuteur par rapport à son propre propos p.

Dans (31), le contenu B annonce le renoncement de la locutrice à sa visée initiale p’ (sortie dans le parc), alors même qu’elle reconnait avoir apprécié la promenade précédente. L’abandon de p’ est formulé explicitement dans le contexte et il le serait toujours, même en l’absence de už. La particule actualise le balancement de la locutrice entre l’envie p’ et la nécessité p et présente la validation de p comme concédée. Le retournement discursif de la locutrice est dû aux circonstances explicitement données dans B. Le lien de avec le passage qui décrit les raisons qui empêchent la validation de p (Alina… budet volnovat’sja, esli ja ujdu « Alina… s’inquiétera si je m’absente. ») est fort, ce qui explique que ce segment du contexte ne peut pas être effacé sans le retrait de . La particule marque ainsi un glissement modal depuis p’ souhaité mais abandonné vers p nécessaire mais accepté à contre-cœur.

Dans (32), la proposition už p sonne comme un aveu concédé. a une double portée locale et globale. Sa portée locale comprend le contenu propositionnel p, skažu tebe kak drugu qui signifie « je vais te le dire comme à une amie », introduit en opposition à p’ implicite que l’on pourrait formuler « je ne devrais pas te dire ce que je vais te dire maintenant ». L’actualisation de p’ et le caractère concédé de p disparaîtraient après la suppression de et la proposition p annoncerait un aveu pleinement consenti de la locutrice. Or avec už, p est introduit en opposition à p’ et s’inscrit dans une altérité et pour comprendre la présence de il faut considérer cette unité comme une particule à portée énonciative. L’hésitation de la locutrice et la validation concédée de p sont déterminées par le contexte environnant, la portée globale de comprenant l’ensemble de la situation. L’aveu de la locutrice dans le contexte droit de souhaiter la mort (drugoj raz zdorovo umeret’ xočetsja « des fois, j’ai très envie de mourir ») contredit son affirmation initiale à gauche (ne umru ja v ètape « je ne mourrai pas pendant le transfert »), mais cette contradiction n’est pas l’enjeu de la discussion, comme le montre le contenu du contexte droit (posle transitki vidno budet « après le transfert, on verra bien »). Se trouvant inséré dans l’incise entre le contenu gauche et le contenu droit, déplace la discussion et indique que l’enjeu pour la locutrice en l’instant t consiste à faire ou ne pas faire une confidence terrible à son amie. Ainsi, l’hésitation de la locutrice et son balancement entre p’ premier (ne pas dire) et p second (dire) sont désamorcés, le conflit intrasubjectif est résorbé par qui confirme la validation de p, mais marque une faible adhésion de la locutrice à sa sélection. La nécessité de convoquer le contenu à gauche et le contenu à droite s’inscrit dans une logique argumentative globale visant à rassurer l’interlocutrice. construit ainsi un lien entre les composants textuels et présente la proposition p comme un aveu fait à contre-cœur : si je devais mourir, ce ne serait pas maintenant et je te le dis, alors que je ne devrais pas te le dire.

Conclusion

Uze et sont garants de la validation de la valeur p introduite dans la séquence A, mais l’inscrivent dans une relation d’altérité avec la séquence à gauche B et marquent ainsi une discontinuité discursive entre A et B. Suivant qu’il s’agit de uže ou de už, l’altérité construite n’affecte pas les mêmes valeurs et conditionne la variation sémantique de chacune des deux particules.

Uže travaille sur le plan de la validation de p et de sa localisation sur l’axe temporel et met au centre de la discussion la relation qui lie p au paramètre temporel t. Le mode opératoire de la particule est décrit à travers deux cas, l’altérité t/t’ mise en place depuis la valeur p indiscutablement validée et l’altérité p/p’ construite depuis le repère temporel déterminé t. Uže marque la distorsion entre A et B, qui concerne le déroulement des événements dans la réalité objective en rupture par rapport à celui qui a été initialement prévu, et la résorbe en stabilisant p en t.

Comme c’était le cas pour uže, l’altération de B par A porté par est résorbée par la sélection de p et le rejet des valeurs concurrentes. Mais recentre l’enjeu de la discussion sur l’attitude subjective du locuteur par rapport à p au moment de la parole t, en son maintenant discursif. La distorsion entre A et B est déterminée par l’environnement contextuel et correspond à une riche variation sémantique de už. Le degré d’adhésion du locuteur à p détermine en grande partie la variation sémantique de la particule dont les emplois sont toujours marqués par la subjectivité et souvent accompagnés de l’expression de diverses valeurs modales (nécessité, devoir, hésitation, hypothèse, entre autres) regroupés ici dans cinq grands cas :

  • Découverte de p.
  • P comme seule valeur pertinente.
  • P en tant qu’hypothèse possible.
  • P définitivement stabilisé.
  • P concédé.

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Notes

1 La réduction de la voyelle finale non accentuée est systématique en russe. Elle affecte les mots-outils, comme c’est le cas de la particule by employée sous la forme de b (y compris dans la conjonction de but čtob « pour ; afin que »), dans certaines conjonctions, comme c’est le cas de la conjonction de concession xotja « bien que » devenue xot’. L’amuïssement de la voyelle finale atone a des conséquences qui vont au-delà de la phonétique, mais ne sont pas encore systématiquement étudiées dans la littérature linguistique.

2 Les exemples 3 et 4, ainsi que leurs variantes sont des exemples construits.

3 Les verbes perfectifs en russe n’ont pas de présent, mais seulement un passé et un futur. L’emploi d’un verbe perfectif conjugué au futur dans une assertion négative est possible, mais ne peut être commenté dans le cadre de ce travail pour des contraintes de volume.

4 Sur že, cf. Paillard (1987).

5 Nous signalons que la combinaison de u et de že(ž) dans les formes composées ne+u+že+li et ne++to signifiant « est-ce possible que ; est-ce vrai ? » est également attestée dans les textes anciens. À l’instar de uže et už, ces formes sont considérées comme synonymes, neuželi et neužto diffèrent par le vocalisme de že et par la place de l’accent, mais comportent les constituants li et to. (cf. Bottineau 2020).

6 Les consonnes sonores en russe, antéposées à une consonne sourde, sont assourdies par l’effet d’assimilation. Elles restent sonores devant une voyelle ou une consonne sonore, ce qui n’est pas le cas cas de už : už on pridët [uš on pridët] « il viendra ».

7 Cf. note 4.

8 Ce dernier cas non traité dans cet article est analysé dans Boguslavski (1996).

9 L’altération de la représentation de la situation comprend également le cas de figure où la validation de p a eu lieu plus tard que prévu : Bylo uže vosem’, kogda on priexal. « Il était déjà huit heures, quand arriva. »

10 S. Kodzassov (1996 : 201) écrit : v real’noj reči bol’šuju rol’ igrajut ritoričeskie factory, okkazional’noe vključenie kotoryx v dejstvie obuslovleno pragmatikoj situacii i ne poddaëtsja kontrolju. […] Naibolee očevidnym slučaem javljaetsja poslovnoe akcentirovanie sostavljajuščej (inogda celoj frazy), čto svjazano s eë vysokim informativnym rangom v glazax govorjaščego… « … dans le discours vivant, les facteurs rhétoriques jouent un grand rôle ; leur emploi occasionnel dans l’acte de discours est déterminé par la situation pragmatique et ne peut être contrôlé. […] Le cas le plus flagrant est celui de l’accentuation de chaque mot de la composante (parfois la phrase entière), ce qui est lié à son rang informatif élevé au regard du locuteur ».

11 L’intonation de fin de phrase en russe est caractérisée par la descente du ton, entamée à partir de la dernière voyelle accentuée.

12 La force illocutoire du prédicat est doublement rendue par la forme du verbe perfectif et son emploi à la 2e personne du singulier, qui lui confèrent un caractère impersonnel et signifient que l’objectif fixé en t ne peut être atteint par personne.

13 Les phrases hypothétiques en russe n’ont pas de contraintes dans le choix des temps et l’emploi des verbes au futur y est courant.

14 L’expression du degré d’adhésion à p est corrélée au point d’incidence de en antéposition ou postposition au terme auquel il se rapporte. Par manque de place, nous analysons ici les contextes attestés avec en position initiale absolue, mais nous proposons ici un dialogue dans lequel est en position de Wackernagel :
– Odolži mne tvoju mašinu ! Mne očen’ nado !
– Ladno, beri
… Tol’ko zavtra ona mne samomu nužna.
« – Prête-moi ta voiture ! J’en ai vraiment besoin !
– Bon, d’accord, prends la … Mais demain j’en ai besoin moi aussi. »

Citer cet article

Référence électronique

Tatiana Bottineau, « À propos des particules russes uže et  », ELAD-SILDA [En ligne], 8 | 2023, mis en ligne le 27 novembre 2023, consulté le 20 mai 2024. URL : https://publications-prairial.fr/elad-silda/index.php?id=1355

Auteur

Tatiana Bottineau

CERLOM, Inalco, Labex EFL
tatiana.bottineau@inalco.fr

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