Les visées inclusives de l’école mises à mal par la crise Covid ?

Le point de vue des parents d’élèves identifiés comme ayant des « besoins éducatifs particuliers » en Suisse romande

DOI : 10.35562/diversite.1973

Abstracts

Sous l’impulsion d’organismes internationaux, les systèmes éducatifs se transforment pour intégrer dans les classes ordinaires les élèves identifiés comme ayant des « besoins éducatifs particuliers ». Comment ces « visées inclusives » se sont-elles traduites durant la période de fermeture des établissements scolaires, au printemps 2020 ? C’est à cette question que la présente contribution tente de répondre, en s’intéressant à l’expérience des familles dont l’enfant était en situation de handicap ou identifié comme ayant un besoin éducatif particulier, sur la base des résultats d’une enquête réalisée auprès de parents d’élèves de l’école primaire de deux cantons de Suisse romande, Vaud et Fribourg. Elle met en évidence que les mesures d’aides supplémentaires habituellement attribuées à cette catégorie d’élèves (enseignement spécialisé, soutien pédagogique, mesures thérapeutiques, etc.) ont été le plus souvent totalement supprimées pendant la période de fermeture des écoles, plaçant les parents en première ligne dans l’accompagnement de leur enfant, en dépit de difficultés parfois importantes, et révélant par là même certaines contradictions des normes scolaires contemporaines.

Driven by international bodies, education systems are transforming to integrate students identified as having 'special educational needs' into mainstream classrooms. How were these 'inclusive aims' translated during the school closure period in the spring of 2020? This paper attempts to answer this question by looking at the experience of families whose child was disabled or identified as having special educational needs, based on the results of a survey of parents of primary school pupils in two French-speaking Swiss cantons, Vaud and Fribourg. It shows that the additional support measures usually allocated to this category of pupils (special education, pedagogical support, therapeutic measures, etc.) were most often completely withdrawn during the period when schools were closed, placing parents in the front line of support for their child, despite sometimes significant difficulties, and thereby revealing some of the contradictions of contemporary school standards.

Outline

Text

Au printemps 2020, la pandémie de coronavirus a amené les établissements scolaires suisses à fermer leurs portes, à l’instar de ce qui se passait dans les pays voisins. Pour l’école obligatoire, la fermeture s’est étendue du 16 mars au 11 mai 20201 et un enseignement à distance a été mis en place. Cette période exceptionnelle a bouleversé l’organisation familiale et fait émerger des tensions, parfois importantes, lorsque l’enfant était en difficultés scolaires, en particulier en raison d’un handicap, venant mettre à mal les « visées inclusives » aujourd’hui affichées par l’école. La Suisse, en effet, n’échappe pas au mouvement, impulsé par les organismes internationaux, en particulier l’UNESCO et la conférence internationale de Salamanque de 1994, d’« inclusion scolaire » qui tend à transformer la prise en charge des élèves que l’on nomme aujourd’hui « à besoins éducatifs particuliers ». En s’appuyant sur les principes de justice, de participation sociale, d’équité et de prise en compte de la diversité (Prud’homme et al., 2011), le concept d’inclusion propose de renverser le paradigme de l’intégration scolaire en vigueur depuis les années 1970 : ce n’est plus aux élèves de s’intégrer à l’école ordinaire et de porter la responsabilité de cette intégration, mais à l’école de se transformer pour accueillir tous les élèves et répondre aux besoins spécifiques de chacun (Potvin, 2014). En Suisse romande, cette tendance se traduit effectivement par la fermeture des classes dites « spéciales » et un nombre plus important d’élèves identifiés comme ayant des besoins éducatifs particuliers dans les classes dites « ordinaires ». Comment ces « visées inclusives » se sont-elles traduites durant la période de fermeture des établissements scolaires ? C’est à cette question que la présente contribution tente de répondre, en s’intéressant à l’expérience des familles dont l’enfant était en situation de handicap ou identifié comme ayant un besoin éducatif particulier, sur la base des résultats d’une enquête réalisée auprès de parents d’élèves de l’école primaire de deux cantons de Suisse romande, Vaud et Fribourg.

Présentation de l’enquête DISPAR2

Les prescriptions officielles en matière d’enseignement à distance

Bien qu’en Suisse chaque canton dispose d’une souveraineté sur les questions scolaires, la décision de fermer les écoles a été prise au niveau national, la situation étant qualifiée d’« extraordinaire » au sens de la loi sur les épidémies. L’instauration de l’enseignement à distance est néanmoins demeurée sous la responsabilité des cantons. Les dispositifs mis en place ont été marqués par certaines similitudes, renforcées par des mesures de coordination intercantonales, par exemple sur le temps de travail scolaire conseillé par jour. Les autorités vaudoises et fribourgeoises avaient le souci que la période de fermeture des écoles ne creuse pas les inégalités scolaires : les enseignants étaient à cet égard appelés à maintenir le contact avec leurs élèves et leurs familles, tandis que le travail scolaire demandé devait se limiter à la révision de contenus déjà abordés. De plus, durant l’ensemble de la période, le travail des élèves ne devait pas faire l’objet d’une évaluation certificative. Enfin, les autorités scolaires cantonales ont formellement souligné qu’il n’était pas attendu des parents qu’ils remplacent les enseignants auprès de leur enfant et qu’il leur incombait avant tout de soigner le lien affectif avec leurs enfants. Cependant, un rôle d’accompagnement implicitement attendu des parents émergeait en creux des discours officiels, invitant les parents à encadrer le travail scolaire à distance de leurs enfants de manière « souple », en favorisant leur « autonomie ».

Méthodologie de l’enquête

Dans le cadre d’un dispositif de recherche mixte, les données d’enquête correspondent d’une part aux réponses de 1 280 parents d’élèves du primaire (âgés de 4 à 12 ans), des cantons de Vaud et Fribourg3, récoltées par l’intermédiaire d’un questionnaire en ligne diffusé à travers les réseaux sociaux et les structures associatives au printemps 2020. Son objectif était de comprendre comment les parents s’étaient organisés concrètement pour gérer le travail scolaire de leur enfant4, quels étaient les défis qu’ils avaient rencontrés, de quelles ressources et de quel lien avec l’école ils avaient disposé. Si l’échantillon des parents ayant répondu au questionnaire n’est pas représentatif de la population des parents d’élèves dans les cantons de Vaud et Fribourg5, sa taille et le fait qu’il comprenne une diversité de catégories de parents nous a permis de tout de même analyser statistiquement les liens entre le vécu des parents et leurs diverses caractéristiques. D’autre part, en complément au premier volet de l’enquête, trois entretiens collectifs ont été menés au printemps 2021, avec des sous-groupes de parents construits sur la base de leurs réponses au questionnaire.

Situations dans lesquelles l’enfant bénéficiait d’une mesure d’aide

19 % des répondants nous ont indiqué que leur enfant disposait habituellement d’une mesure d’aide dans le cadre de sa scolarité, en lien avec des besoins éducatifs particuliers. Ce taux de 19 % peut sembler relativement élevé si on le compare à la proportion d’élèves de l’école ordinaire relevant de la pédagogie spécialisée. On peut supposer que la possibilité laissée aux parents de s’exprimer sur l’enfant de leur choix a participé à ce qu’ils évoquent davantage les situations dans lesquelles des besoins éducatifs particuliers étaient identifiés. Cela tient aussi au fait que nous avons adopté une appréhension large de la notion de besoins éducatifs particuliers, incluant l’ensemble des situations où l’enfant disposait d’une mesure d’aide dans le cadre de sa scolarité, y compris d’aide dite ordinaire. Si l’on se centre sur les mesures de pédagogie spécialisée renforcée, les chiffres se rapprochent alors des 4,5 % identifiés au niveau suisse (Office fédéral de la statistique, 2019).

Les mesures d’aide les plus fréquemment évoquées étaient des mesures pédago-thérapeutiques comme l’orthophonie, la psychomotricité et l’ergothérapie (43 %). Puis venaient les mesures n’impliquant pas d’enseignement spécialisé, comme les mesures d’appui et d’aide à l’intégration directe6 (19 %). Étaient ensuite mentionnées les mesures d’enseignement spécialisé dans la classe ordinaire (16 %), impliquant directement un enseignant spécialisé (aide ordinaire ou renforcée). L’attribution de moyens auxiliaires était également indiquée : octroi d’un ordinateur en classe, de temps supplémentaire pour les examens, allègement des tâches, aménagements divers (12 %). Enfin, d’autres mesures étaient citées : mesures de suivi psychologique ou pédopsychiatrique de l’enfant, scolarisation en classe ou établissement spécialisé, cours de langues pour élèves allophones (10 %). Lorsque la raison à l’octroi de la mesure était précisée, la présence chez l’enfant d’un trouble spécifique des apprentissages (47 %) était la raison la plus fréquemment annoncée, à côté d’autres catégories : trouble du déficit de l’attention avec ou sans hyperactivité (24 %), haut potentiel intellectuel (11 %), allophonie (7 %), trouble du spectre de l’autisme (6 %) et finalement handicap sensoriel (5 %).

Résultats

Des parents en première ligne

Au-delà de la situation particulière des parents d’élèves désignés comme ayant des besoins éducatifs particuliers, les parents interrogés indiquent de façon générale avoir eu le sentiment d’être placés en première ligne dans l’accompagnement du travail scolaire de leur enfant. 97 % mentionnent avoir aidé eux-mêmes leur enfant lorsqu’il en avait besoin, 17 % seulement évoquent l’enseignant comme une source d’aide. Dans plus d’un tiers des cas, les parents indiquent qu’il s’agissait d’un accompagnement fréquent, systématique, qu’ils vivaient comme lourd. Il faut dire qu’une partie importante des parents évoque avoir rencontré des difficultés d’ordre pédagogique, à savoir comment expliquer une notion, comment amener l’enfant à faire ce qui lui était demandé, entraînant dans nombre de cas des tensions avec l’enfant. 62 % des parents font ainsi part de tensions régulières, voire fréquentes, autour du travail scolaire, en particulier pour « motiver » l’enfant dans son travail : l’inciter à se mettre au travail, faire en sorte qu’il persévère dans son activité, le détourner des distractions une fois le travail entamé. Nos résultats montrent surtout une disparité des situations : les élèves en difficultés scolaires ont globalement vu leurs difficultés s’accroître durant la période d’enseignement à distance, tandis que la situation était plus favorable aux élèves qui avaient, au départ, de l’aisance scolaire. En effet, les parents dont l’enfant était en difficultés scolaires ont, sans surprise, perçu chez lui un besoin accru d’être aidé dans son travail scolaire. Ce sont ces mêmes parents qui nous ont le plus souvent annoncé se sentir peu capables de répondre au besoin d’aide de leur enfant. Partant, davantage de difficultés d’ordre pédagogique et de tensions avec l’enfant dans l’accompagnement de son travail scolaire ont été mentionnées par cette catégorie de parents.

Il faut enfin noter que ces inégalités selon la facilité scolaire de l’enfant ne sont pas indépendantes des inégalités socio-économiques. Notre enquête révèle en effet une corrélation marquée entre la facilité scolaire perçue de l’enfant et le capital culturel et socio-économique parental7 (ρ=.25 ; p<.001). De plus, les parents les plus formés et appartenant aux catégories socioprofessionnelles supérieures se sont davantage sentis capables d’aider l’enfant dans son travail scolaire (ρ=.21 ; p<.001), en cohérence avec ce que montrent les travaux sur l’aide parentale dans les devoirs à domicile (Glasman, 2004 ; Rayou, 2010).

Quand l’enfant bénéficiait d’une mesure d’aide

Quelle a été la situation des parents des enfants identifiés comme ayant des besoins éducatifs particuliers ? Chez cette catégorie de parents, on retrouve des difficultés analogues à celles vécues par les autres parents, mais systématiquement perçues de manière accrue. Comme l’indique le tableau 1 ci-après, les différences les plus fortes touchent aux difficultés dans la mise au travail de l’enfant et dans le maintien de sa concentration, vécues de manière clairement plus marquée par les parents dont l’enfant disposait habituellement d’une mesure d’aide.

Tableau 1 : Perception des dimensions de l’encadrement du travail scolaire de l’enfant par le parent (de 1 = pas du tout problématique à 7 = très problématique)

Item Parents dont l’enfant dispose habituellement de mesure d’aide Parents dont l’enfant ne dispose pas de mesure d’aide Différence de moyennes significative selon le t-testa
Moyenne Écart-type Moyenne Écart-type
Faire comprendre à l’enfant le sens de travailler pour l’école 3.32 2.11 2.89 1.95 (t=2.89 ; p<.01)
Faire en sorte que l’enfant se mette au travail 4.05 2.12 3.38 1.96 (t=4.66 ; p<.001)
Faire en sorte que l’enfant reste concentré sur son travail 4.81 1.88 3.94 1.86 (t=6.51 ; p<.001)
Détourner l’enfant des distractions (jeux, écrans, etc.) 3.86 2.13 3.48 1.87 (t=2.53; p<.05)
a. Le score t indique la valeur du test de Student, ou t-test. Ce test statistique permet de mesurer les différences de moyennes entre deux groupes. Plus la valeur du t est élevée, plus la différence entre les groupes est importante. C’est toutefois la probabilité associée à ce score, la valeur p, qui permet de juger si la différence observée est statistiquement significative. Usuellement, on considère qu’une valeur p inférieure ou égale à .05 (5 % de chances d’obtenir au hasard une valeur – dans ce cas une différence – aussi marquée que celle observée) correspond à un résultat statistiquement significatif.

De plus, ces parents ont exprimé le sentiment d’avoir été moins capables de fournir à leur enfant l’aide dont il avait besoin, et d’avoir moins su comment s’y prendre pour que ce dernier comprenne et fasse ce qui lui était demandé. D’une manière générale, sur une échelle allant de 0 (jamais de tensions) à 7 (un travail scolaire systématiquement source de tensions), ils indiquent plus fréquemment que les autres parents des tensions avec leur enfant autour du travail scolaire (M=4.10 contre M=3.22, t=-7.38; p<.001). Il faut souligner que ces tensions étaient plus fortes lorsque les mesures étaient totalement suspendues et que le fait de les maintenir, y compris partiellement, a contribué à alléger ces tensions. Or, aux dires des parents, lorsque l’enfant disposait habituellement d’une mesure d’aide, cette dernière a été le plus souvent interrompue durant la période du semi-confinement (62 % des situations). Les mesures ont été partiellement maintenues dans 23 % des cas, et entièrement maintenues, dans un format adapté, à distance, dans 15 % des situations seulement. On pourrait imaginer que ce sont les mesures les plus légères qui ont été suspendues, comme celles touchant aux aménagements en classe ou aux mesures d’appui ne recourant pas à un personnel spécialisé. Ce n’est pas le cas : si l’on ne prend que les mesures d’enseignement spécialisé, les chiffres ne changent que peu9. Il faut ainsi comprendre que les mesures habituellement attribuées aux élèves qui ont des handicaps importants, impliquant du personnel spécialisé ou des soutiens d’ordre pédago-thérapeutique, ont dans la majorité des cas été totalement suspendues. On constate d’ailleurs que, quand les mesures d’aide avaient été totalement suspendues, les parents ont eu davantage tendance à se dire débordés pendant cette période et à considérer de manière critique le fait d’avoir à « faire l’école à la maison ». On peut émettre l’hypothèse qu’aux yeux de ces parents, les besoins particuliers de leur enfant rendaient d’autant plus nécessaire le maintien d’une prise en charge institutionnelle et professionnelle de sa scolarité, pendant cette période.

Ce que la crise Covid révèle de l’école « à visée inclusive »

On peut comprendre les difficultés de l’institution scolaire à instaurer dans l’urgence et de manière inédite un enseignement à distance pour l’ensemble de ses élèves. Il ne nous est pas possible, à partir des données de notre enquête auprès des parents, d’identifier les raisons qui, du côté de l’école, ont abouti à ce que les mesures d’aide à ses élèves les plus fragiles se soient ainsi trouvées le plus souvent interrompues, dans les situations rapportées du moins. Cependant, ce résultat nous amène à nous interroger. Alors que les écoles vaudoise et fribourgeoise réaffirment leurs visées inclusives et se réorganisent pour que soient accueillis, au sein du système ordinaire, un nombre croissant d’élèves dits « à besoins éducatifs particuliers », la fréquente suppression des mesures d’aide durant la période de fermeture des écoles nous laisse penser que l’inclusion scolaire est encore bien fragile et que les besoins éducatifs particuliers des élèves peuvent rapidement disparaître du radar des priorités de l’école lors d’une période de crise comme celle que nous venons de traverser. Comment comprendre que l’inclusion ait été de la sorte une « oubliée de la crise » (Conus, Durler, 2021) ?

L’autonomie, condition de l’inclusion

Une première piste d’interprétation réside dans la persistance d’un idéal d’autonomie concernant les élèves, leurs apprentissages et leurs comportements. L’autonomie se présente comme une valeur phare des normes éducatives contemporaines : « Tout se passe comme si l’idée d’autonomie était désormais si prégnante et si structurante que toute l’éducation peut, par un moyen ou un autre, s’y rattacher » (Glasman, 2016, p. 9). Il est donc attendu de l’élève qu’il soit autonome, c’est-à-dire capable de travailler seul, se motiver pour se mettre au travail, parvenir à rester concentré sur son travail, s’y engager en y prenant un certain plaisir, etc. Dans bien des cas, l’autonomie, dans l’esprit des enseignants, est vue comme une caractéristique « naturelle », propre à l’élève, qu’il aurait à mobiliser par un effort de volonté. Cette conception contribue à écarter la question des pratiques pédagogiques qui permettraient de construire chez les élèves des compétences leur donnant la possibilité de travailler, y compris de manière autonome. Certains parents en sont d’ailleurs conscients, comme en témoignent les propos tenus par un père participant à l’enquête :

Des fois, j’ai l’impression que l’école aujourd’hui […] veut donner l’image d’une école moins stricte, […] voilà, comme vous dites c’est « révision libre », c’est « autonomie », comme ça l’enfant apprend à être autonome plutôt qu’apprendre à travailler. (Père, agent de méthodes, extrait du focus groupe réalisé le 19 avril 2021)

Cette période de fermeture des écoles n’a pas fait exception : lorsqu’il y avait des difficultés, les problèmes ont été souvent interprétés par les enseignants sous l’angle du « manque d’autonomie » des élèves, comme l’a montré une enquête menée auprès des enseignants du canton de Vaud durant la période de confinement (EPFL, 2020).

Lorsqu’elle s’applique à des élèves en situation de handicap ou à besoins éducatifs particuliers, cette norme d’autonomie, conçue comme qualité personnelle et naturelle, a des conséquences paradoxales. D’une part, plusieurs travaux montrent que, dans les contextes scolaires qui tendent vers davantage d’inclusion scolaire, l’autonomie est utilisée comme critère d’évaluation des élèves, conditionnant leur orientation vers des dispositifs séparés ou leur maintien dans les classes ordinaires (Bovey, 2022 ; Dupont, 2021 ; Merl, 2021). Ainsi, le « manque d’autonomie » participe à justifier le placement d’un élève en établissement spécialisé, tandis que les élèves qui sont intégrés dans les classes dites « ordinaires » doivent leur présence à une autonomie jugée suffisante. Par extension, on peut faire l’hypothèse que, durant la période de fermeture des établissements scolaires, les élèves en situation de handicap ou à besoins éducatifs particuliers intégrés dans des classes ordinaires ont été considérés comme suffisamment autonomes pour faire face au travail demandé à domicile, rendant alors « acceptable » la suppression des mesures d’aide. De surcroît, il n’a pas été rare de lire dans les médias que la période d’enseignement à distance allait apporter, entre autres bénéfices, « une plus grande autonomie » pour les élèves, comme si celle-ci pouvait surgir ipso facto d’un éloignement du cadre scolaire ou encore qu’il suffisait aux parents de « privilégier » l’autonomie de leur enfant dans l’accompagnement de son travail scolaire, comme s’il s’agissait d’une option parmi d’autres.

Pour la situation des parents d’enfants en situation de handicap ou à besoins éducatifs particuliers, on peut supposer qu’une attente supplémentaire était à l’œuvre : ceux-ci avaient nécessairement à être présents auprès de leur enfant pour lui offrir un accompagnement individuel dans son travail, cette catégorie de parent ayant de manière générale à se plier à une forme de « servitude parentale » (Ebersold, 2005), s’imposant à eux en contrepartie de l’acceptation de leur enfant à l’école ordinaire. Lors d’un entretien collectif, une mère nous fait part de son accompagnement intensif de son fils dans son travail scolaire :

C’est un enfant qui a commencé à parler vers les 7 ans, donc sa scolarisation a été très difficile. C’est la raison pour laquelle j’ai décidé de rester à la maison. Je suis habituée d’être avec lui, de travailler avec lui. […] Presque chaque matin, je prépare son devoir pour l’après-midi. Donc ça veut dire que la liste de vocabulaire, je la fais dans des feuilles de couleur, des lettres de couleur, plus grandes. Je fais le matériel, pour qu’il puisse mémoriser et apprendre, pour que ce soit plus aéré. Il ne peut pas travailler sur les feuilles qui sont saturées, donc je le fais, je fais ça, chaque matin. (Mère, sans activité professionnelle, extrait du focus groupe réalisé le 23 avril 2021)

On peut ainsi estimer que la période de fermeture des écoles a mis largement en lumière une doxa d’autonomie, avant tout conçue comme une qualité personnelle et naturelle de l’élève et émergeant au sein de contextes propices à son « apparition », occultant le rôle de l’école pour la faire émerger et la soutenir, et rendant de la sorte imaginable une suppression des interventions scolaires, même à distance, auprès des enfants identifiés comme ayant des besoins éducatifs particuliers.

Une tendance à l’externalisation du travail pédagogique

Associée à cette première piste d’interprétation, on peut évoquer la tendance, observable également hors temps de crise, à faire porter à l’élève et à ses parents une part plus importante de la responsabilité du travail pédagogique (Durler, 2015  ; Durler, 2019). De manière générale, la propension à déplacer une partie du travail vers le « client » (consommateur, usager, bénéficiaire, patient, etc.) est une évolution transversale de l’organisation du travail (Dujarier, 2008 ; Tiffon, 2013), largement apparue dans le monde marchand et pourtant peu commentée dans le monde de l’éducation (Losego, Durler, 2019). Dans les écoles, cette tendance se reflète dans la manière dont le travail est organisé en classe et dans les supports pédagogiques, comme l’utilisation généralisée des fiches et des plans de travail, par exemple (Bonnéry, 2015). Ces supports sont une matérialisation de l’autonomie demandée aux élèves qui doivent non seulement travailler seuls, mais aussi organiser leur travail dans le temps, le planifier et le gérer.

La tendance à l’externalisation se traduit également par le travail réalisé par les enseignants pour orienter les pratiques des parents, afin d’en faire des « auxiliaires pédagogiques » (Thin, 2009). Toutes sortes de consignes leur sont données concernant le suivi des tâches scolaires, les devoirs à la maison, l’apprentissage de la lecture, par exemple. Des instructions précises sont dispensées sur les types d’exercices à réaliser, la régularité, la manière dont les devoirs doivent être surveillés. On peut comprendre la logique de ces demandes : faire en sorte que tous les parents adoptent les pratiques de soutien au travail scolaire, courantes dans les classes moyennes et supérieures, dont on sait qu’elles ont un effet positif sur la réussite scolaire (Garcia, 2018). Cependant, on peut bien sûr douter des chances que ces demandes soient suivies d’effet, surtout lorsque les ressources familiales, financières et culturelles sont limitées (Conus, 2017).

C’est « en creux », à travers les formes d’agacement exprimées par les enseignants, les plaintes contre les parents qui ne s’investissent pas dans la scolarité de leurs enfants, qui « baissent les bras », etc., que l’on comprend, d’une part, que le partenariat entre l’école et les parents est fondamentalement asymétrique, mais aussi, d’autre part, que la participation des parents est considérée comme normale, voire indispensable à la scolarité de l’enfant. À l’occasion d’un de nos entretiens de groupe, une participante exprime d’ailleurs clairement ce sentiment de disponibilité attendue de sa part au moment de la fermeture des établissements scolaires :

Moi, j’ai vraiment l’impression que les maîtresses, elles s’imaginaient quand même, même si elles disaient qu’elles savaient qu’on n’était pas très disponibles, elles s’imaginaient quand même qu’on était là, et puis qu’on pouvait s’occuper, qu’on était beaucoup plus disponibles que ce qu’on était. (Mère, chargée de projet, extrait du focus groupe réalisé le 19 avril 2021)

Les enseignants expriment ainsi une conception selon laquelle l’école ne peut être son propre recours en cas de difficultés des élèves. Cette externalisation assumée d’une partie du travail pédagogique produit des inégalités entre les familles qui sont différemment équipées pour entrer dans cette collaboration (Delay, 2013 ; Périer, 2019) et assumer ce travail, mais a également des répercussions sur le travail des enseignants, puisqu’elle implique une forme de travail d’éducation, plus ou moins informelle, des parents par les enseignants (Conus, Nunez Moscoso, 2015 ; Durler, 2015 ; Van Zanten, 2012).

Pour conclure, la période de confinement, avec la fermeture des écoles et le transfert de l’ensemble du travail scolaire vers les familles, nous a donné une illustration de la force des tendances décrites plus haut : l’« évidence incontestable » (Bonnéry, Douat, 2020) de la continuité pédagogique peut aussi être interprétée en fonction de l’externalisation « normale » d’une partie du travail scolaire et des attentes d’autonomie adressées à l’élève, même en dehors d’une période de crise. De la même manière, il est considéré comme « normal » que les parents des enfants dits à besoins éducatifs particuliers s’investissent à la hauteur des difficultés de leur enfant et assument un encadrement pédagogique du travail scolaire, même si celui-ci est rendu complexe, voire très difficile, en raison d’un handicap. Les parents sont incités à s’accommoder de cette situation et à ne pas faire de la suppression des mesures d’aide un « motif de scandale », et à accepter au contraire les formes de servitudes qui s’imposent plus généralement aux parents d’enfants en situation de handicap.

En d’autres termes, ces tendances, renvoyant à des normes fortement ancrées, ont rendu possible et concevable une situation, somme toute assez paradoxale, d’une école qui affirme poursuivre des visées inclusives, tout en s’accommodant de la suspension totale ou partielle des mesures d’aides aux élèves en difficultés (du fait d’un handicap ou d’autres raisons) à un moment où elles auraient été d’autant plus nécessaires. On peut supposer que ce paradoxe est une illustration de certains impensés de l’inclusion des élèves à besoins éducatifs particuliers dans le système ordinaire.

Bibliography

BONNÉRY, Stéphane (dir.) (2015). Supports pédagogiques et inégalités scolaires. Paris : La Dispute.

BONNÉRY, Stéphane, DOUAT, Étienne (dir.) (2020). L’éducation aux temps du coronavirus. Paris : La Dispute.

BOVEY, Laurent (2022). Aux marges de l’école inclusive. Une étude ethnographique du métier d’enseignant spécialisé et des carrières d’élèves assigné·es dans les dispositifs de l’enseignement spécialisé vaudois. Université de Genève, Genève.

CONUS, Xavier (2017). Parents et enseignants en contexte de diversité culturelle : quelle négociation des rôles ? Inégalités et tensions de rôles autour de la « normalisation » des pratiques parentales. Université de Fribourg, Fribourg.

CONUS, Xavier, DURLER, Héloïse (2021). « L’inclusion, oubliée de la crise  ? Les élèves à besoins éducatifs particuliers prétérités par une “école à la maison”  ». Revue suisse de pédagogie spécialisée, no 1, p. 19-25.

CONUS, Xavier, NUNEZ MOSCOSO, Javier (2015). « Quand la culture scolaire tend à structurer la négociation des rôles d’enseignant et de parent d’élève ». La recherche en éducation, no 14, p. 8-22.

DELAY, Christophe (2013). « L’impératif scolaire du partenariat et son appropriation partielle au sein de familles populaires. Un exemple genevois ». Éducation et sociétés, no 32, p. 139-153.

DUJARIER, Marie-Anne (2008). Le travail du consommateur. De McDo à eBay : comment nous coproduisons ce que nous achetons. Paris : La Découverte.

DUPONT, Hugo (2021). Déségrégation et accompagnement total. Sur la progressive fermeture des établissements spécialisés pour enfants handicapés. Fontaine : Presses universitaires de Grenoble.

DURLER, Héloïse (2015). L’autonomie obligatoire. Sociologie du gouvernement de soi à l’école. Rennes : Presses universitaires de Rennes.

DURLER Héloïse (2019). « Orienter les pratiques parentales. Une externalisation du travail enseignant ». Dans Durler, Héloïse, Losego, Philippe (dir.). Travailler dans une école. Sociologie du travail dans les établissements scolaires en Suisse romande. Neuchâtel : Alphil, p. 123-145.

EBERSOLD, Serge (2005). Le temps des servitudes. La famille à l’épreuve du handicap. Rennes : Presses universitaires de Rennes.

EPFL (École polytechnique fédérale de Lausanne), LEARN (Center for Learning Sciences) . À votre écoute. L’expérience des enseignants vaudois de l’enseignement à distance COVID-19. Lausanne, 2020.

GARCIA, Sandrine (2018). Le goût de l’effort. La construction familiale des dispositions scolaires. Paris : Presses universitaires de France.

GLASMAN, Dominique (2004). Le travail des élèves pour l’école en dehors de l’école. Rapport établi à la demande du Haut conseil de l’évaluation de l’école. https://www.vie-publique.fr/rapport/27560-le-travail-des-eleves-pour-lecole-en-dehors-de-lecole

GLASMAN, Dominique (2016). « Préface ». Dans Foray, Philippe. Devenir autonome. Apprendre à se diriger soi-même. Paris : ESF, p. 9-10.

LOSEGO, Philippe, DURLER, Héloïse (2019). « Introduction. Pour une sociologie du travail pédagogique ». Dans Durler, Héloïse, Losego, Philippe (dir.). Travailler dans une école. Sociologie du travail dans les établissements scolaires en Suisse romande. Neuchâtel : Alphil, p. 7-33.

MERL, Thorsten (2021). « In/Sufficiently Able. How Teachers Differentiate Between Pupils in Inclusive Classrooms ». Ethnography and Education, vol. 16, no 2, p. 198-209.

Office fédéral de la statistique (2019). Statistique de la pédagogie spécialisée. Année scolaire 2017/2018. Neuchâtel : OFS.

Office fédéral de la statistique (2020). Les scénarios de l’évolution de la population de la Suisse et des cantons, de 2020 à 2050. Neuchâtel : OFS.

PÉRIER, Pierre (2019). Des parents invisibles. L’école face à la précarité familiale. Paris : Presses universitaires de France.

POTVIN, Maryse (2014). « Diversité ethnique et éducation inclusive. Fondements et perspectives ». Éducation et sociétés, no 33, p. 185-202.

PRUD’HOMME, Luc, VIENNEAU, Raymond, RAMEL, Serge, ROUSSEAU, Nadia (2011). « La légitimité de la diversité en éducation. Réflexion sur l’inclusion ». Éducation et francophonie, vol. 39, no 2, p. 6-22.

RAYOU, Patrick (dir.) (2010). Faire ses devoirs. Enjeux cognitifs et sociaux d’une pratique ordinaire. Rennes : Presses universitaires de Rennes.

THIN, Daniel (2009). « Un travail parental sous tension. Les pratiques des familles populaires à l’épreuve des logiques scolaires ». Informations sociales, no 154, p. 70-76.

TIFFON, Guillaume (2013). La mise au travail des clients. Paris : Economica.

VAN ZANTEN, Agnès (2012). L’école de la périphérie. Scolarité et ségrégation en banlieue. Paris : Presses universitaires de France.

Notes

1 En Suisse, l’école obligatoire comprend 8 années de primaire et 3 années de secondaire et concerne les enfants âgés de 4 à 15 ans. Return to text

2 Enquête DISPAR : « L’enseignement à distance mis en place lors de l’épidémie du coronavirus : vécu de parents d’élèves du primaire vaudois et fribourgeois ». Return to text

3 Ce choix a été fait en raison de nos institutions d’appartenance, la HEP Vaud et l’université de Fribourg étant situées dans ces cantons, et parce qu’ils offraient des contextes comparables. Il faut savoir qu’en Suisse, chacun des 26 cantons possède son propre système éducatif. Return to text

4 Il était demandé aux parents ayant plusieurs enfants scolarisés en primaire de répondre en se concentrant sur la situation d’un de leurs enfants, celui dont ils avaient « le plus envie de nous partager la situation vécue autour du travail scolaire à faire à la maison en cette période de fermeture des écoles ». Return to text

5 On observe une nette surreprésentation des mères (93 % des répondants), ainsi que des parents avec un niveau élevé de formation – 55 % de diplômés du supérieur, contre 44 % dans la population suisse (Office fédéral de la statistique, 2020) – et appartenant à des catégories socioprofessionnelles élevées. Return to text

6 Le statut des personnels assurant ce type de prestations est proche de celui des « accompagnants des élèves en situation de handicap », en France. Return to text

7 Cette variable agrège, de manière pondérée, les niveaux de formation et les catégories socioprofessionnelles des parents. La pondération a tenu compte des contextes monoparentaux. Return to text

9 Ces mesures se sont vu totalement suspendues dans 54 % des situations, partiellement maintenues dans 27 % et entièrement maintenues dans 19 % des cas seulement. Return to text

References

Electronic reference

Héloïse Durler and Xavier Conus, « Les visées inclusives de l’école mises à mal par la crise Covid ? », Diversité [Online], 200 | 2022, Online since 03 octobre 2022, connection on 01 mai 2024. URL : https://publications-prairial.fr/diversite/index.php?id=1973

Authors

Héloïse Durler

Haute école pédagogique du canton de Vaud (Suisse).

Author resources in other databases

  • IDREF
  • ISNI
  • BNF

Xavier Conus

Université de Fribourg (Suisse).

Author resources in other databases

  • IDREF
  • ORCID

Copyright

CC BY-SA