Les générations d’enfants placés

Telles mères, telles filles ?

DOI : 10.35562/canalpsy.2421

p. 8-9

Plan

Texte

Les intervenants dans le domaine social se trouvent souvent confrontés à des comportements ou à des troubles qui semblent se perpétuer de génération en génération, à travers les lignées familiales. Les difficultés familiales actuelles semblent faire écho à l’histoire des générations précédentes. La répétition de comportements se remarque notamment dans les cas d’inceste ou de mauvais traitement à enfant.

La maltraitance des enfants peut revêtir une forme active et visible, celle des agressions physiques infligées aux enfants : enfants battus, dénutris ou victimes d’incestes. Mais les mauvais traitements peuvent également prendre une forme « passive », marquée par les carences et les privations. Ces dernières consisteront, par exemple, à ne pas s’occuper de l’enfant, au point de ne pas lui prodiguer l’attention et l’affection dont il a besoin pour se développer convenablement du point de vue physique et psychique. Ces formes de maltraitance, moins visibles que les mauvais traitements corporels, sont tout autant préjudiciables à l’enfant et contribuent au phénomène de « dysparentalité » (R. Clément).

Placement d’enfants et dysparentalité

La plupart des enfants victimes de carences familiales graves sont pris en charge par les services sociaux de l’Aide Sociale à l’Enfance. L’aboutissement de la maltraitance, qu’elle soit d’ordre physique ou éducatif et psychologique, est bien souvent le « placement » des enfants. C’est-à-dire la prise en charge physique de ceux-ci par les services sociaux. Dans notre société, le souci de mettre à l’abri l’enfant « en danger » revient souvent à le placer dans une institution ou bien auprès d’une famille d’accueil. Ainsi, environ 200 000 enfants sont placés en France. Mais l’enfant en danger c’est aussi celui qui, après avoir été pris en charge par les services sociaux, risque de répéter, une fois devenu parent, les carences et mauvais traitements avec ses propres enfants.

Si l’on considère le phénomène de « dysparentalité » à travers le prisme de la conduite de placement des enfants, il est fréquent d’observer un taux de répétition de la conduite de placement d’une génération à l’autre de plus de 50 % par la lignée maternelle (les pères étant le plus souvent absents). Autrement dit, à l’heure actuelle, les enfants placés sont issus pour plus de la moitié d’entre eux de mères qui ont été elles-mêmes placées durant leur enfance. Ainsi, peut-on dire que les parents maltraitants d’aujourd’hui ont été la plupart du temps les enfants en souffrance d’hier.

Les différentes recherches effectuées sur ces familles montrent qu’il n’y a pas une psychopathologie-type de la maltraitance, un profil psychologique déterminé du parent maltraitant, pas plus, bien entendu, qu’un profil-type de l’enfant maltraité. Comment appréhender le phénomène de la transmission de la dysparentalité ? Les angles d’approches des familles appelées pudiquement « en difficulté » sont très divers. Il se dégage cependant deux grands courants : le modèle systémique à travers l’étude des lois familiales transgénérationnelles et le modèle psychanalytique se référant à la compulsion de répétition.

Le sentiment d’appartenance familiale

Selon Laforgue, la famille se compose des fonctions complémentaires de divers sujets au sein d’un champ inconscient.

Suivant le paradigme systémique, la représentation du système familial et le sentiment d’appartenance à une lignée reposent sur les notions de « lien de filiation » et de « loyauté » familiale qui s’ancrent dans la consanguinité ou la parentalité. Le lien de filiation, peut se définir comme ce qui unit les membres du groupe familial. Il se compose de legs, de dettes transgénérationnelles et de mythes familiaux. Le concept de « loyauté » familiale désigne une attitude positive de fidélité et de sincérité à l’égard du groupe qui repose sur le devoir. C’est en premier lieu, la « loyauté existentielle » ou « dette de vie » de l’enfant envers ses géniteurs. L’enfant éprouve un devoir éthique envers ses parents qui lui ont donné la vie. Selon Boszormenyi-Nagi, un réseau de « loyautés invisibles » sous-tend les liens transgénérationnels et constitue « une force régulatrice des systèmes humains dans une relation de réciprocité ». Dans cette perspective théorique, tout groupe humain crée un réseau de loyautés, c’est-à-dire un ensemble d’attentes collectives structurées que chaque membre doit honorer. La loyauté de base consistant à œuvrer pour la survie du groupe, pour devenir un membre loyal, l’individu doit incorporer ces attentes. Ainsi, l’enfant doit protéger sa famille.

Pour le monde extérieur, la personne loyale peut faire figure de victime. Ainsi, dans la Bible, Isaac accompagne docilement son père au sacrifice : suppliant même son père de le ligoter. De même, les enfants victimes de sévices peuvent développer une attitude de protection envers leurs parents bourreaux.

Le « patrimoine » transmis

Chaque individu est porteur d’un legs rédigé bien avant sa naissance. Il s’agit d’une tâche, d’un mandat, d’une attente, émanant des générations précédentes. Le patrimoine transmis peut impliquer qu’il crée quelque chose de mieux à partir du passé. Dans ce sens, le patrimoine transgénérationnel constitue un input positif favorisant la survie de l’espèce. Mais si, à travers les générations, des dettes et des injustices se sont accumulées, le nouveau-né peut se trouver chargé de remédier à cela. L’enfant aura pour mission de venger ou de « réparer » des événements passés. Le patrimoine légué sera le devoir de libérer la postérité des habitudes, des traditions et des délégations nuisibles des générations antérieures. Alors que d’autres formes de transmissions reposeront sur le devoir de se conformer aux comportements des générations antérieures, de perpétuer une tradition, de conserver le même métier de génération en génération.

Loyauté et placement d’enfants

Par loyauté il arrive que se répètent les erreurs du passé. C’est ainsi que l’on peut expliquer, au moins partiellement, la répétition des comportements familiaux amenant le placement de leurs enfants, chez des parents qui avaient été placés eux-mêmes durant leur enfance. Quand il y a rivalité affichée et comparaison en termes de valeurs entre la famille d’origine et les nouveaux « éducateurs », l’enfant placé peut considérer toute forme de collaboration ou d’ouverture de sa part comme une trahison envers ses propres parents. Ce qui peut l’amener à développer un comportement hostile envers son milieu d’accueil. Sa loyauté invisible envers sa famille naturelle peut se traduire, à l’âge adulte, par le refus de la maternité ou de la paternité, ou bien par l’impossibilité de prendre en charge ses enfants. Ainsi, des symptômes apparaissent parfois au moment où les « anciens » enfants placés (ou adoptés) ont des enfants à leur tour. Cela peut donner lieu à des manifestations psychopathologiques chez ces nouveaux parents ou bien, au développement d’un comportement si inadapté socialement qu’il entraîne le placement des enfants.

Répétition, conduite d’échec et culpabilité

Certaines investigations familiales transgénérationnelles relèvent que les familles ont tendance à se répéter. Les modèles relationnels des générations précédentes fournissent des modèles implicites pour le fonctionnement familial de la génération suivante. Les mêmes solutions sont adoptées d’une génération à l’autre déterminant la « transmission multigénérationnelle de patterns familiaux » (Bowen).

Mais, dans les situations de dysparentalité, les familles semblent prises dans des scénarios répétitifs et ont parfois le sentiment d’être les jouets d’une destinée perverse : elles ne pourraient faire autrement que de répéter les conduites de la génération précédente, pérennisant ainsi l’échec de la fonction parentale. Ces familles donnent l’impression « d’un destin qui les poursuit, d’une orientation démoniaque de leur existence » (Freud), faite de violences tour à tour subies et agies à la génération qui suit. C’est ainsi qu’il n’est pas rare que les services sociaux prennent en charge plusieurs générations d’une même lignée familiale. Essentiellement lignée de femmes qui deviennent tour à tour victimes et bourreaux, les hommes étant le plus souvent absents.

Selon Freud, la fonction de répétition correspond à une tentative de réduire le trauma initial. Mais la répétition est la conséquence du trauma en même temps qu’elle représente une tentative pour le réduire, toujours vaine et donc toujours répétée car vouée à l’échec. La répétition de l’échec fait fonction de prix à payer, de tribut exigé par une culpabilité sous-jacente, qui n’est jamais dépassée. La conduite de placement des enfants en tant que répétant la dysparentalité des ancêtres pourrait alors s’interpréter comme l’expression d’une compulsion de répétition qui aurait pour fonction de payer pour une culpabilité subjective et d’en diminuer par là même la charge. Les conduites répétitives d’échec seraient à la fois une manière de supporter le poids de la culpabilité et une preuve que cette dernière ne s’en contente pas puisqu’elle exige toujours de nouveaux échecs.

La répétition d’une génération à l’autre de la conduite de placement des enfants, répétition de violences familiales, de dysparentalités, pourrait se comprendre comme une tentative de maîtrise d’une situation frustrante. L’ancien enfant en souffrance devenu parent lui-même mettrait en scène de manière répétitive une situation déplaisante qu’il a vécue étant enfant, mais avec la différence qu’il est devenu lui-même l’instigateur de la situation et peut dans une certaine mesure en avoir la maîtrise. D’objet de la maltraitance il en devient sujet.

Conclusion

La transmission de la dysparentalité peut s’observer suivant deux modalités : celle des répétitions intra-familiales avec la succession des générations d’enfants maltraités, mais également celle des répétitions extra-familiales liées au phénomène global de dysparentalité et de violences familiales que toute la sophistication de notre société de l’enfant-roi ne parvient pas à résorber de génération en génération. On peut s’interroger sur le rôle de la tendance à la répétition transgénérationnelle intra et extra-familiale qui semble trouver appui sur « l’appareil culturel et social [qui] en assure la continuité de génération en génération » (Kaës).

S’il est vrai qu’il est difficile d’être un parent « suffisamment bon », quel que soit notre passé familial, il est plus ardu de développer une fonction parentale adaptée, pour ceux qui ont manqué des soins maternels et des conditions nécessaires à une identification positive à leurs ascendants. Les parents qui n’ont pas bénéficié d’une relation de confiance dans la réciprocité avec leurs propres parents (ou leurs substituts), pourront avoir du mal à répondre à la confiance de leurs enfants. Les parents « anciens enfants placés » auront d’autant plus besoin de pouvoir s’appuyer sur leur entourage relationnel pour les aider dans la construction d’une fonction parentale adaptée.

Citer cet article

Référence papier

Marie Anaut, « Les générations d’enfants placés », Canal Psy, 15 | 1994, 8-9.

Référence électronique

Marie Anaut, « Les générations d’enfants placés », Canal Psy [En ligne], 15 | 1994, mis en ligne le 07 septembre 2021, consulté le 11 juin 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=2421

Auteur

Marie Anaut

Psychologue, maître de conférences à l’Institut de Psychologie de l’Université Lumière Lyon 2

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