Un bout de chemin avec Jean Ménéchal…

DOI : 10.35562/canalpsy.1032

p. 4-5

Texte

Au mois d’août 2001, le même jour, Jean Ménéchal et Fred Hoyle disparaissaient. L’un avait consacré ses recherches à explorer l’espace le plus intime en chacun de nous, ce lieu interne et mystérieux qui fournit à chacun des humains les logiques de sa rationalité, de son intelligence, de ses émotions, de ses passions, de ses paradoxes ; l’autre avait consacré sa vie à l’étude de l’espace le plus commun, partagé, ce lieu infiniment éloigné et pourtant si proche de nous qui fournit à chacun des humains une voûte étoilée, des objets célestes à observer, des nébuleuses à faire rêver.

L’un étudiait, pratiquait, exprimait ses convictions dans un discours passionné sur la psychologie et la psychanalyse, l’autre proposait sa rhétorique en astrophysique et en cosmologie en ayant inventé l’expression devenue célèbre, le “big-bang”.

J’ai connu l’un mais pas l’autre. Pourtant ces deux pensées constituent pour moi, aujourd’hui, deux repères, deux jalons qui balisent le champ de mes intérêts intellectuels : l’espace psychique, dans ce qu’il a de plus inconscient, enraciné en chacun de nous, relevant de l’infiniment intime et personnel, et d’un autre côté, l’espace de l’astrophysique, flirtant quotidiennement avec l’infiniment grand qui nous échappe tout autant que le premier. Autant de questions, parfois ironiquement métaphysiques et identiques, traversent ces deux espaces. D’où venons-nous, où allons-nous, comment tout cet arrangement savant tient-il en place et peut fonctionner, quelles sont les lois le régissant… Autant de chercheurs acharnés consacrant toute leur énergie à explorer, spéculer, réfléchir, proposer, pour chacun de ces deux lieux.

La première fois que j’ai rencontré Jean Ménéchal, c’était lors d’un jury FPP, mon dernier jury.

Je soutenais alors un travail traitant du rêve dans une perspective d’anthropologie culturelle. Impressionné par la qualité de parole et la culture de cet homme, je l’entendis me proposer à la fin de la soutenance de faire un DEA à Lyon. J’aurais préféré, pour des raisons géographiques, intégrer une université parisienne. Cette proposition me flatta et c’est ainsi que nos contacts se multiplièrent. Il fut mon tuteur de recherche (il n’avait pas encore d’habilitation à diriger des recherches) et par son intermédiaire je fis plus ample connaissance avec le monde de la recherche en psychopathologie. Décidé à ne pas laisser mes écrits antérieurs devenir « littérature grise » (couverte de la fine poussière de l’oubli au fond d’une armoire à l’université), je proposai un remaniement de mon dernier travail en FPP à plusieurs éditeurs et j’eus la surprise de voir le manuscrit accepté pour publication, après de sévères coupes franches et corrections. J’ai demandé à Jean Ménéchal de préfacer le livre, il accepta sans aucune réserve. C’était là un gage de confiance de sa part et son geste me ravit. Ce fut là notre seule collaboration écrite, ce que je regrette aujourd’hui.

La thématique du double pointait déjà dans cet écrit, le double qui, sans aucun doute, participe de mon « objet politique interne » comme l’appelait Jean Ménéchal. J’ai travaillé avec lui, sous sa direction, ma thèse traitant d’une phase précoce, pré-spéculaire chez le sujet humain, où s’enracinent et se développent corporéité et narcissisme, caractérisée par le motif du double. Confusion soi/non-soi, sujet/objet, régie par une relation bidimensionnelle d’inclusion réciproque, état d’équilibre instable qui n’attend que la maturation vers la tridimensionnalité psychique sous le coup de la prise en considération du point de vue externe, de l’autre et de sa symbolisation. La rationalité unaire cède la place au mode de la rationalité binaire, caractéristique de la pensée dialectique et de la logique de l’homme mature, comme le définit le philosophe Dany-Robert Dufour. Le double pré-spéculaire vient s’achever dans l’expérience du miroir, comme deux étapes d’un même processus à qui serait destiné, en plus de la formation de la fonction du Je développée par Jacques Lacan, celle de l’espace psychique et des processus identificatoires primaires.

Proposer ces hypothèses à Jean Ménéchal, en débattre avec lui, argumenter, me défendre, maintenir mes positions, accepter de l’entendre furent pour moi des moments privilégiés aussi délectables que frustrants. La plupart de nos rendez-vous de travail avaient lieu dans son cabinet parisien, j’arrivais avec mes notes, mes parties rédigées, les idées encore en travail, avec toujours un tas de questions à poser… J’attendais des réponses. Jean Ménéchal avait bien entendu lu et relu mon travail, souligné, biffé, annoté, critiqué (parfois vertement) mon style trop métaphorique, trop assertif, trop « ampoulé ». Puis nous posions les papiers et la discussion prenait souvent un autre ton, partageant le même plaisir intellectuel à échanger sur un pluralisme théorique, une science psychologique qui pourrait utiliser pour ses développements des résultats d’autres disciplines, dans ce que l’on pourrait appeler pompeusement une épistémologie de l’heuristique. Je lui dois ainsi la lecture des travaux de René Thom et l’utilisation, pour la démonstration d’une hypothèse d’un objet attracteur (le visage maternel dans l’interaction précoce), de deux concepts que René Thom a développé dans sa Sémiophysique, la saillance et la prégnance. Je dois avouer que, après l’exercice de l’écriture et du développement du cas clinique (qui reste à mes yeux un art majeur de la psychologie clinique), cette démonstration est celle qui m’a procuré le plus de plaisir dans ma recherche.

Mais lorsque ces discussions s’achevaient, et cela ne durait jamais assez à mes yeux, je quittais son cabinet, frustré de n’avoir pas pu aborder la moitié des questions que je m’étais préparé à travailler avec lui. Je me promettais alors de remettre cela à la fois prochaine… qui se déroulait de la même façon.

Ce rythme m’a laissé une grande liberté dans mon travail tout en me garantissant le cadre nécessaire et en m’exposant à la critique et la censure à chaque rencontre. Il faut souligner que l’enjeu de ce travail était important pour nous deux. Il a dirigé ma thèse dans la perspective de former un chercheur qui pourrait plus tard s’insérer dans la communauté universitaire (ce qui était ma principale raison de faire une thèse), et cette thèse était pour lui la première qu’il dirigeait. Son travail de directeur de recherches allait être jugé par ses pairs sur ce premier pas. Cette double (décidément on n’en sort pas) exigence a été explicite entre nous deux dès le début et a constitué la toile de fond de toutes nos rencontres.

La soutenance a été éprouvante pour l’un et pour l’autre, chacun de nous était à sa place respective pour une première fois. Je crois que ce moment lui a procuré la satisfaction d’un travail accompli…

Jean Ménéchal luttait depuis longtemps déjà contre la maladie mais jamais il n’a laissé cet aspect transparaître lors de nos échanges. Il a pris le « risque de l’étranger » en décidant de laisser cette épreuve qu’il endurait absolument étrangère aux facettes de sa vie concernant sa passion pour la recherche et les débats d’idées. Nous les autres, en interface, les étudiants, les collègues (j’enseignais déjà en FPP et au CFP) étions mis à distance de sa maladie.

Est-ce là ce que l’on appelle une force, est-ce l’effet d’un choix délibéré de continuer jusqu’au bout à lutter et penser pour se sentir vivant ? Nous avions devisé une fois sur ce qu’il appelait le « risque de l’étranger » et nous étions tombés d’accord sur ce risque qui peut-être s’offre à chacun de nous, une fois dans sa vie, de basculer de l’autre côté, du côté de la folie. Loin de l’idée actuelle de résilience, loin encore du point de vue du structuralisme de la personnalité, nous pensions alors que le risque de devenir étranger à soi-même en sombrant dans la maladie mentale était là, à la possibilité de chacun et qu’il appartient peut-être à chacun de reconnaître ce risque pour le refuser.

Saisi par la souffrance et la maladie, Jean Ménéchal a assumé une autre facette du risque de l’étranger. Il a décidé résolument de prendre le risque de s’engager dans la recherche, la création, l’écriture et enfin l’édition jusqu’au dernier moment, comme un défi à la douloureuse expérience qui touchait l’entièreté de son être.

Il a pensé, je crois, que c’était là une ultime forme de liberté.

Je garde, de ce bout de chemin fait à ses côtés, un souvenir ému, empreint de ce triste privilège d’avoir été l’unique docteur qu’il a formé. Sentiment où s’entremêlent fierté et tristesse, je conserve le souvenir de sa voix, de son regard pénétrant et de sa bienveillance.

Citer cet article

Référence papier

Olivier Moyano, « Un bout de chemin avec Jean Ménéchal… », Canal Psy, 53 | 2002, 4-5.

Référence électronique

Olivier Moyano, « Un bout de chemin avec Jean Ménéchal… », Canal Psy [En ligne], 53 | 2002, mis en ligne le 03 novembre 2020, consulté le 24 mai 2024. URL : https://publications-prairial.fr/canalpsy/index.php?id=1032

Auteur

Olivier Moyano

Docteur en psychologie

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