TOUTE CHAIR N'EST PAS VIANDE
NOELIE VIALLES
DANS notre culture comme dans beaucoup d'autres, le régime carné pose directement la question de la mort des animaux dont on se nourrit, et d'autant plus brutalement qu'on ne consomme pas des animaux morts, mais des animaux tués de main d'homme à cette fin expresse *. C'est pour cette raison que, régulièrement, il fait l'objet de débats qui mettent en cause sa légitimité : a-t-on le droit de tuer des animaux pour se nourrir ? Ne faut-il pas se faire végétarien pour s'abstenir d'entretenir sa propre vie par la mort d'autres vivants ? Ces scrupules ont pour eux le prestige du souci éthique et de la compassion ; face à quoi le carnivore est suspect d'égoïsme cynique et de mœurs sanguinaires, accusé de spécisme, cette injuste arrogance des humains à l'égard des autres vivants, ou encore de nécrophagie, cette répugnante inhumanité.
Ces adversaires ont cependant quelques idées en commun. En particulier, ils sont d'accord pour distinguer les animaux des végétaux : le carnivore en considérant qu'il n'est de nourriture vraiment reconstituante que d'origine animale, le végétarien en ne tenant pas pour mortifères la récolte des végétaux et la
mation des graines de céréales, ces germes de vie. Où l'on voit que la définition de l'animal est étroitement liée à une représentation de la vie et, plus évidemment encore, de la mort ; et que le réfèrent implicite de cette représentation est l'homme lui-même. Ce qui revient à dire que ni les animaux ni la mort ne sont des faits bruts, des données objectives irrécusables, mais qu'ils sont toujours construits, et plus sûrement en actes qu'en spéculations abstraites.
L'ethnologue se donnant l'humanité réelle pour objet d'étude, il ne vient à s'intéresser aux animaux et à leur mort que pour autant que les hommes s'y intéressent [Digard 1990 : 12] ; son attention se porte donc sur les relations effectives que des hommes, datés et localisés, entretiennent avec des animaux - réels ou imaginés, mais toujours représentés. Cela suppose que non seulement ces animaux, mais aussi leur mort soient présents et reconnus dans le champ des activités humaines : les Fables de La Fontaine contribuent sans doute autant que les invasions saisonnières des fourmis à nous rappeler l'existence de ces insectes ; mais celles qui périssent sous nos pas sont simplement ignorées, comme le sont d'ailleurs des animaux et des morts de plus de conséquence, si, pour une quelconque raison, ils sont absents de notre horizon individuel ou collectif.
1. En ce qui concerne les animaux consommés vivants, par exemple les huîtres, on se contentera ici de rappeler que, s'ils ne sont pas tués avant la consommation, ils sont tués par elle, et qu 'ils ne sont pas ordinairement tenus pour de «vrais» animaux; sur cette notion d'« animaux vrais», voir F. Poplin [1989], D'autre part, lorsque la consommation d'animaux morts est admise, ils peuvent encore être considérés comme tués, mais par Dieu même : cf. A. Reyniers [1988].
Études rurales, janvier-décembre 1998, 147-148 : 139-149
