Hôtel de l'Amérique.

Immanuel Wallerstein

E

spacesTemps : Quel est l'écho de l'œuvre de Fernand Braudel aux Etats-Unis ? N'est-ce pas cet écho qui amplifie son succès en France ?

Immanuel Wallerstein : L'impact de Braudel aux Etats-Unis est important, mais je pense que l'on en a une idée un peu exagérée. Il est vrai que Braudel n'était pas très connu, au delà d'un cercle très restreint, avant que ne soit traduite La Méditerranée, dans les années 70. Cet ouvrage a immédiatement j obtenu un succès très important aussi bien dans les universités que dans le public j instruit. Ce fut un best-seller, c'est à dire que son audience a largement dépassé j le cercle des historiens.

CONJONCTURE

E.T. : Cela signifie donc qu'il a touché aussi un public d'économistes, de sociologues...

I.W. : Certainement. On vient de m'envoyer un article paru dans le New York Times où le journaliste, un économiste parlant d'économie, utilise Braudel comme une référence ; c'est une marque de succès. Comment l'expliquer ? Je dirai que Braudel est venu à un bon moment. Si on avait traduit La Méditerranée \ 20 ou 30 ans plus tôt il n'aurait pas rencontré un tel succès. D'ailleurs les compte-rendus publiés par les revues scientifiques au moment de la parution de I l'édition française font apparaître une appréciation mitigée. Que s'est-il passé ? Il est arrivé dans le sillage des événements de 68 qui ont bouleversé le monde j universitaire américain, ainsi qu'en France et ailleurs, sans se proposer comme une sortie intellectuelle ou politique à la crise. Et sa position a été considérée comme un juste milieu. Parmi de nombreux chercheurs en sciences sociales, et I surtout chez les jeunes, il s'élevait un sentiment de grande lassitude vis-à-vis de la tradition modélisatrice des années 50-60, et de son positivisme exacerbé. Il y avait un désir de voir plus large et surtout d'aller puiser plus profondément dans l'histoire. Et voilà quelqu'un qui voit large, qui ne s'oppose pas aux sciences sociales, bien au contraire. Il répondait donc à une soif. D'autre part, le rejet chez les historiens, et encore une fois surtout chez les jeunes, de l'approfondissement ad absurdum de la recherche minutieuse explique l'accueil fait à cet historien modifiant les perspectives. Bien sûr il n'était pas le premier à renouveler les points de vue mais il est venu avec une petite auréole, avec un grand livre et c'était le bon moment. Et puisqu'il n'était pas directement engagé politiquement, tout cela était donc acceptable par un « grand centre » .

Braudel est venu à un bon moment, dans le sillage des événements de 68.

E.T. : C'est donc l'aspect synthétique et large de sa vision qui frappe les j imaginations à ce moment là.

I.W. : Mais c'est aussi parce qu'il se place au milieu, et c'est là la clé de Braudel. Il | récuse les deux positions extrêmes de génération théorique et de l'événementia- j lisme, en proposant une approche en termes de généralisations structurelles au j niveau de ce que j'appellerai un système historique. Ce n'est pas le terme qu'il employait, mais l'idée était présente : une structure large d'espace, longue de | durée mais non éternelle. C'était fondamental. Depuis cent ans, les sciences sociales sont le lieu d'une opposition entre idéographes et nomothètes — ce que I

Depuis cent ans, les sciences sociales sont le lieu d'une opposition entre idéographes et nomothètes.

EspacesTemps 34-35/1986, pp. 42-46.