Nelly Viallaneix

A. S. /S. A. : Schopenhauer et Kierkegaard

Lorsqu'il se met à lire Schopenhauer, de mai à décembre 1854, Kierkegaard est aussitôt « intéressé ». Il est même « surpris » de découvrir un auteur qui ait « tant de points de contact » avec lui, « malgré un total désaccord. » Le « curieux rapport » qu'il découvre entre les initiales de Schopenhauer : A.S. (Arthur S.) et les siennes, ou du moins celles de ses prénoms : S.A. (Sœren-Aabye) ne serait-il pas comme la figure de cette relation paradoxale ? Le rapprochement est piquant (1). Mais jamais Kierkegaard n'est plus sérieux que lorsqu'il plaisante.

I

Cependant sa spirituelle réaction, si l'on considère la date à laquelle elle se produit (1854), pose une énigme d'ordre historique. A première vue, les « points de contact » entre A.S. et S.A. témoignent d'une filiation qui paraît, elle-même, facile à établir. Kierkegaard, qui naît en 1813, pourrait être le fils de Schopenhauer, âgé alors de vingt cinq ans. Leurs carrières se succèdent presque exactement. En 1841, au moment où S.A. soutient sa thèse de doctorat sur Le Concept d'ironie, A.S. a son œuvre derrière lui. Au Monde, dont la première édition remonte à 1 81 8, il n'ajoutera désormais que des « suppléments » ( 1 844), Parerga et Paralipomena. Mais ces dates, si elles autorisent l'hypothèse de l'influence, ne suffisent pas à la vérifier. D'autres dates, au contraire, l'infirment. Il faut se rappeler, en effet, qu'avant 1851, c'est-à-dire avant la publication des Parerga, Schopenhauer, victime de la « conspiration du silence » que les « philosophes de profession » trament contre lui, demeure inconnu du public. Il faut se rappeler aussi qu'en 1854, lorsqu'il le lit, Kierkegaard, silencieux depuis 1850, estime que son œuvre est achevée et que, par conséquent, seuls les pamphlets de L'Instant lancés contre l'Eglise établie dans les mois qui précèdent sa mort (11 novembre 1855) pourraient porter quelque trace de la lecture de Schopenhauer.

Mais alors, comment expliquer que les œuvres de A.S. et de S.A. contiennent, assez nombreux pour que S.A. s'en soit amusé, des éléments communs ? S'agirait-il d'une ressemblance de rencontre, comparable à celle que Freud dénote en s'avisant que l'analyse de la folie, développée dans le Monde, est « rigoureusement superposable à (sa) doctrine du refoulement »? Le « grand penseur » Schopenhauer