Revue de l'Occident Musulman et de la Méditerranée, 33, 1982-L
INTRODUCTION GENERALE
APPREHENSIONS ET COMPREHENSION DU MAGHREB PRECOLONIAL (ET COLONIAL)
par Jean-Claude VATIN *
L'écart entre un objet analysé nommé Maghreb et les moyens existants pour en déceler et éclairer toute la complexité est encore trop grand pour prétendre aux révélations. La diversité maghrébine, à travers le changement historique, reste difficilement saisissable dans l'état actuel des connaissances. Des zones, des faits échappent encore, alors que les tentatives de généralisation et de théorisation n'ont pas manqué. Le paradoxe veut qu'on en soit venu aux comparaisons à la limite de la désincarnation, à propos de l'Afrique du Nord précoloniale, alors qu'il reste de vastes secteurs insondés sinon insoupçonnés. L'historiographie coloniale • s'était plus préoccupée de fonder ses perspectives ou de justifier des politiques. Celle de la décolonisation, en prenant les contre-pieds par système, conduit le plus souvent à des renationalisations de l'histoire, ne faisant guère progresser que l'idéologie (1). Alors que le Maghreb peut être situé en deçà de la colonisation et des indépendances, peu se soucient de le connaître. L'évolution des Etats et nations retient des intérêts au détriment aussi des groupes locaux, des forces régionales, des communautés de base ou de ce que Clifford Geertz nomme "les loyautés primordiales". Et les études ponctuelles, géographiques, ethnologiques, institutionnelles, . ne composent pas un suffisant damier pour reconstruire une entité nommée Maghreb.
Nous en sommes toujours aux supputations et hypothèses, avec ceci de particulier que l'on abandonne quand même de plus en plus la divination, "la plus vieille des sciences sociales" pour citer à nouveau Geertz, pour "les bonnes questions" chères à Lévi-Strauss. Les besoins de théoriser, de remettre en cause ou en ordre des systèmes explicatifs antérieurs ont eu le principal mérite de faire sortir le chercheur des ornières de la conjecture et des rassemblements empiriques d'événements, de données. Si l'on se réfère aux seuls efforts très contemporains, la relecture des "sociétés primitives" (2), les mises à jour du marxisme, concernant les concepts de "mode de production", de "structure de parenté", par exemple (3) représentent un enrichissement considérable.
Il n'en demeure pas moins que nous sommes prisonniers de travaux antérieurs ayant privilégié le Maghreb colonial des 19ème et 20ème siècles, et laissé pour compte les siècles plus ou moins réputés "obscurs", en raison principalement de l'existence d'archives aisément consultables (4). Mais là ne s'arrête pas le poids de la tradition scientifique coloniale : l'approche et la méthode de traitement s'en sont trouvées aussi faussées. Concepts, types et modèles doivent beaucoup à la systématisation des contraires,
