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L'institution du compte rendu

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Fait partie d'un numéro thématique : Stratégies de reproduction-2
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L'institution du compte rendu 85

IAN WATT

L'INSTITUTION DU COMPTE RENDU

L'analyse de la rhétorique du compte rendu que propose Ian Watt touche réellement, sous les apparences du jeu, à des lois générales de l'échange scientifique. Elle apporte, en passant et sans prétention (1), une contribution importante à la sociologie de l'institution scientifique, qui constitue un des instruments les plus indispensables de la maîtrise que la profession peut et doit se donner de ses propres déterminations sociales.

L'institution, dans son arbitraire socialement reconnu, crédite l'auteur du compte rendu, pour un moment et à propos d 'un cas relativement circonscrit, d'un droit à la violence symbolique légitime qui appartient en propre aux instances bureaucratiques et qui est d'autant plus étendu, et indiscutable, qu'elle est plus capable de se doter des apparences de l'universalité —par exemple en s'entourant, à la différence des revues artistiques et de leurs critiques d'humeur,de toutes les garanties formelles d'équité, d'impartialité, de neutralité (comités, bureaux, secrétariats, etc.). Elle lui confère le pouvoir de définir souverainement une identité scientifique, de décerner un état civil professionnel. C'est pourquoi, sauf vertu spéciale, les occupants de cette position régalienne tendent à s'abandonner aux délices d'une rhétorique meurtrière qui a pour principe la recherche de la maximisation de la violence symbolique. Et tout permet de supposer que, comme le suggère Ian Watt, plus est grande la distance sociale entre le sujet et l'objet de la critique, et plus est grand aussi l'empressement à user et abuser des pouvoirs de police symbolique ainsi octroyés par l'institution.

Pierre Bourdieu,

l-Le texte est extrait d'un long article (I. Watt, Serious Reflections on The Rise of the Novel, Novel, 1, 1968, pp. 205-216) ou Ian Watt fait le bilan des recherches qu il a menées dans le prolongement de son grand livre, The Rise of the Novel (Berkeley, University of California Press, 1957).

Le compte rendu appartient à la vaste classe des relations dyadiques, mi- bienveillantes, mi-agressives qui se caractérisent, comme l'art dentaire, par une extrême asymétrie/ des rôles. L'agent actif, l'auteur de compte rendu, est paisiblement installé dans la certitude que sa proie ne peut ni s'envoler ni frapper en retour ; en dépit de cette grande liberté de manœuvre, les auteurs de comptes rendus semblent soumis à un ensemble fortement codifié de contraintes conventionnelles et institutionnelles qui ont pour but de faire le plus de mal possible, au moindre coût.

Cette fonction d'expertise est hautement valorisée, qu'elle ait pour fin simplement de maximiser la satisfaction personnelle de l'auteur de compte rendu, ou , plus fréquemment, de lui fourrur des raisons valables d'accomplir réellement son devoir professionnel le plus fondamental, soit enseigner à l'univers un peu d'une discipline qui lui fait si cruellement défaut. La première loi du compte rendu est la loi de l'Offense maximale et ses corollaires peuvent être facilement classés sous la rubrique des 3 P : Sprezzatura (Désinvolture) ; Paraphrase masquée ; Paternalisme bienveillant.

Un compte rendu n'est pas complet s'il ne relève pas au moins une erreur mais la bienséance exige que cela soit fait comme en passant — la stratégie recommandée étant de suggérer «je n'ai vraiment pas le temps de parcourir plus d'une page ou deux à la recherche de ce genre de choses». Puis viennent les citations et les erreurs de citation. N'oubliez pas qu'une liste trop longue ou trop précise nuirait à l'effet de mépris habituel mais toujours désinvolte qui est la marque de la vraie Sprezzatura. Ainsi une remarque comme «trois titres de Defoe sont re transcrits de façon incorrecte» perdrait beaucoup de sa virulence si les exemples étaient cités et tout l'effet s'écroulerait si l'auteur ajoutait «page 201, il y a un participe fantaisiste».

Voilà pour le ton. Passons au contenu. La Paraphrase masquée est le modèle standard. On peut commencer par quelque chose comme «Ce que ce pauvre Professeur W. semble avoir essayé de dire» ou «aurait fait remarquer s'il avait été doué de quelque intelligence...» ; suit le nombre requis de mots assemblés sous la forme d'un résumé reprenant la thèse de l'ouvrage en substituant, par exemple, les mots «immédiateté de la présentation» aux termes «authenticité» ou «réalisme de la présentation» qu'avait employés l'auteur.

Le Parâphraseur masqué emploie généralement le Paternalisme bienveillant comme position de repli. Il a ainsi toujours la ressource, fort utile, de rétorquer : «Mais pourquoi ce

pauvre auteur est-il si ennuyé ? Après tout, j'ai fait tout ce que j'ai pu pour concéder généreusement que son livre pourrait, à mon avis, être d'une grande utilité pour les étudiants du premier cycle et qu'il pourrait même rappeler aux spécialistes un certain nombre de choses qu'ils auraient oubliées» .

Voilà pour l'Offense maximale. La deuxième loi du compte_rendu est conçue sur le modèle des Enclosure Acts et on l'appelle généralement «le principe Un homme - Un domaine». Le rôle pastoral de l'auteur de compte rendu consiste à renvoyer les auteurs pâturer sur leur domaine, si tant est qu'ils en possèdent un. Un simple exemple : «Si M. Watt n'avait pas tenté de mélanger l'histoire littéraire et la critique, son argumentation aurait pu constituer une contribution valable... Il a malheureusement choisi une approche historico-philosophique pour laquelle il semble moins bien préparé». Ceci est la forme égalitaire de la loi : Propriété privée - Défense d'entrer ; mais même après que tous les domaines ont été également répartis, il faut encore les protéger des bêtes nuisibles ; c'est pourquoi, le rôle pastoral de l'auteur de comptes rendus le contraint parfois à afficher une pancarte destinée à protéger les promeneurs innocents. Exemple de pancarte de la forme «Attention chien méchant» : «II me semble que M. Watt devient un peu freudien à la fin». «Semble», soit dit entre parenthèses, semble bien être la principale ressource lexicale du critique, sans doute pour se protéger des poursuites légales.

Certains des autres rites institutionnalisés de la critique pourraient sembler, à première vue, mériter le statut de lois autonomes : la Loi du Regret obligatoire, la Loi de la Recherche des labels (sur ce point, voyez les dernières thèses en vogue ou cherchez dans les remerciements de l'auteur tous les signes révélateurs d'une dette envers des théories dépassées) et même la Loi de l'Index pratiquement inutilisable (facultative s'il n'y a pas d'index). Mais un examen plus approfondi révèle que toutes ces lois ne sont que les corollaires du troisième grand principe de la critique : la Loi de l'inévitable Disproportion. On peut la formuler très simplement : «S'il n'y en a pas trop, c'est qu'il y en a trop peu» (par exemple des notes, des citations, des plaisanteries, des idées, des amis, des ennemis, etc.).

Il n'y a, à proprement parler, qu'une loi pour l'agent passif, l'objet du compte rendu : laisser tomber. Malheureusement, cette loi a en commun avec d'autres formes de sagesse qu'elle est impossible à mettre en pratique. Il peut donc être utile d'endurcir le condamné pour le préparer à son supplice en lui décrivant les principales épreuves qu'il va avoir à

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