University of Nebraska Press
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  • Amin Maalouf. Itinéraire d’un humaniste éclairé by Joseph Maalouf
Maalouf, Joseph. Amin Maalouf. Itinéraire d’un humaniste éclairé. Paris: L’Harmattan, 2014. isbn 9782343035389. 245p.

Publié chez l’Harmattan dans la collection “Pensée religieuse et philosophique arabe,” ce dernier ouvrage de Joseph Maalouf entend répondre, ainsi que l’affirme la quatrième de couverture, à des questions brûlantes telles que celles de savoir “[comment] absorber le choc de la montée du fondamentalisme religieux dans les pays occidentaux? Comment promouvoir la culture du pluralisme et de la tolérance sans tomber dans le piège de l’indifférence et du politiquement correct?” Pour ce, l’ouvrage propose d’examiner une grande partie de l’œuvre d’Amin Maalouf1 afin de montrer comment les romans aussi bien que les essais de l’écrivain véhiculent et promeuvent des idées et des idéaux conformes aux valeurs humanistes.

L’ouvrage se divise en trois grandes parties. Après une très brève introduction, la première partie s’intéresse aux protagonistes de l’œuvre romanesque d’Amin Maalouf: Léon l’Africain, Omar Khayyam, Mani, Ossyan et Botros sont ainsi examinés tour à tour afin d’identifier comment les romans construisent ces personnages de façon à ce qu’ils incarnent les valeurs humanistes auxquelles croit l’écrivain. La deuxième partie, la plus longue de l’ouvrage, se penche sur les essais d’Amin Maalouf, notamment Les Identités meurtrières et Le Dérèglement du monde en ce qu’ils reprennent en les explicitant des principes humanistes chers à l’écrivain tels que le respect de la dignité humaine et de la pluralité des appartenances identitaires—qu’elles soient d’ordre linguistique, religieux, culturel, racial ou autre. Intitulée “Pour une éthique de responsabilité envers le futur,” la troisième partie s’intéresse à la position d’Amin Maalouf vis-à-vis des problèmes complexes et dangereux qui menacent le monde aujourd’hui: montée du radicalisme religieux, cloisonnement identitaire croissant, intolérance et rejet de l’altérité, dégradation de l’environnement . . .

Amin Maalouf. Itinéraire d’un humaniste éclairé est un ouvrage qui a le mérite de paraître à un moment historique qui voit la (quasi)dissolution de nombreuses nations arabes telles qu’elles se sont construites après les indépendances. En effet, après le bref moment d’espoir qui a vu les populations du monde arabo-musulman [End Page 171] se soulever pacifiquement pour contester des régimes dictatoriaux et autocratiques, le souffle de liberté et d’espoir qui a caractérisé ces soulèvements a vite été étranglé et la lutte populaire s’est vue rapidement cooptée de sorte que nombre de pays sont désormais pris dans la tourmente d’une lutte armée assassine et interminable. La montée parallèle de groupuscules islamistes radicalisés et les conséquences qui s’en suivent laissent penser que la région est près de sombrer dans une ère de chaos et d’obscurantisme dont il lui sera difficile de se relever.

Le sombre contexte géopolitique contemporain explique donc que l’ouvrage ici considéré attache une grande importance à la question de la religion, de la tolérance et de la pluralité dans l’œuvre d’Amin Maalouf, d’autant plus que depuis les dernières années du vingtième siècle, on ne cesse de proclamer que les prochains affrontements seront déterminés par le “choc des civilisations,” entendu ici comme un choc de religions. Il n’empêche que l’ouvrage de Joseph Maalouf présente des faiblesses qui nuisent à la force du message qu’il voudrait véhiculer. Ainsi par exemple, la première partie qui propose d’analyser “l’humanisme dans les romans d’Amin Maalouf ” n’offre qu’une explication sommaire—à travers un survol historique rapide et incomplet—de ce qui est entendu par l’emploi du mot “humaniste.” De ce fait, la lecture de l’ouvrage donne l’impression que l’humanisme de Maalouf se résume à son appel à l’empathie, à sa défense de la tolérance religieuse et à sa célébration de la pluralité identitaire. Cela n’est d’ailleurs pas sans créer des répétitions puisque l’examen successif des œuvres romanesques conduit invariablement aux mêmes constats.

Par ailleurs, les longs résumés des romans—repérables grâce au recours aux italiques—contribuent à donner l’impression que cet ouvrage s’intéresse davantage à une description de l’œuvre d’Amin Maalouf qu’à son analyse. Aussi l’étude de Joseph Maalouf serait-elle intéressante pour quiconque ne connait pas l’œuvre de l’écrivain en ce qu’elle en offre une bonne introduction et un bon résumé. Le fait que l’auteur enseigne dans une discipline autre que la littérature expliquerait peutêtre aussi qu’il n’ait pris qu’une connaissance sommaire des études critiques déjà parues sur l’œuvre d’Amin Maalouf. Toujours est-il que la bibliographie présentée à la fin de l’ouvrage aurait gagné à inclure certaines références citées dans les notes de bas de pages ainsi que plusieurs études littéraires que l’auteur ne semble pas avoir consultées. De telles études lui auraient en effet évité de tomber dans des écueils causés par le recours à des généralisations problématiques ou à un emploi terminologique imprécis.

Ainsi, par exemple, le troisième chapitre de la deuxième partie commence par une assertion selon laquelle “l’Union européenne constitue l’une des destinations majeures pour ceux et celles qui rêvent de sortir de leur milieu désespéré” (123), ce qui n’est pas sans contredire les chiffres des nombreuses études sur l’immigration qui affirment que la mobilité Sud-Sud est beaucoup plus importante que celle qui s’articule autour de l’axe Sud-Nord. En fait, les chapitres qui traitent de l’immigration [End Page 172] révèlent, chez l’auteur de l’ouvrage, une connaissance superficielle sinon une méconnaissance de la complexité de cette question à travers la reprise à son compte et sans aucune distance critique du discours qui impute le label d’immigrés aux ressortissants de la première génération ainsi qu’à leurs enfants et petits-enfants. Ce discours qui occulte des problèmes majeurs en relation avec la racialisation de la pauvreté, l’islamophobie, les limites du modèle républicain de l’assimilation, l’histoire de la colonisation, la politique économique néolibérale et bien d’autres, transparaît dans l’ouvrage de Joseph Maalouf dans des affirmations qui pourraient faire sursauter le lecteur averti. On pourrait citer à cet effet une affirmation telle que: “Pour ce qui est de l’Europe, où les États se démènent pour renforcer la politique d’intégration, des débats laborieux sont engagés sur les chaînes de télévision et sur Internet, pour absorber le choc du communautarisme ethnique et religieux qui se développe dans les grandes banlieues, depuis l’arrivée massive des immigrés, notamment des musulmans” (161). Il est inutile de relever, dans le cadre de ce compterendu, les problèmes sous-jacents à une telle assertion, il demeure qu’elle n’en parvient pas moins à contredire l’esprit dans lequel veut se situer la rédaction de l’ouvrage et surtout la position très nuancée d’Amin Maalouf sur de telles questions.

De même, l’équivalence souvent notée dans l’emploi de termes comme “monde arabe,” “Orient” et “monde musulman” peut donner lieu à des incorrections du fait que le monde musulman est loin de se limiter au monde arabe et que l’Orient—bien que cette appellation soit une construction discursive—comprend des pays qui ne sont ni arabes ni musulmans. Bien plus, des déclarations telles que “c’est parce qu’il se sent étranger chez lui, écrasé par la tyrannie et les conspirations, que le musulman se réfugie dans le passé” (45), opèrent des généralisations effrayantes qui nuisent grandement au propos de l’étude. Car s’il est vrai que l’on assiste aujourd’hui, dans certaines parties du monde musulman, à une interprétation réactionnaire des textes religieux par des groupuscules extrémistes, il est tout aussi vrai que la grande partie des musulmans ne “se réfugient [nullement] dans le passé” et vivent tranquillement la modernisation dans des pays émergents ou en voie de développement. Faut-il par exemple rappeler qu’un très grand nombre de musulmans se trouvent en Indonésie, en Inde, en Malaisie, au Sénégal pour ne citer que quelquesuns de ces pays? On pourrait ajouter à cela que la radicalisation de la religion n’est pas l’apanage de l’islam et que l’on peut voir les mêmes débordements dans des interprétations réactionnaires des textes religieux chrétiens, judaïques ou hindous, et ce, même si les médias cherchent souvent à nous convaincre du contraire.

Par conséquent, et malgré ses bonnes intentions, l’ouvrage de Joseph Maalouf présente des faiblesses qui finissent par porter atteinte à l’idée maîtresse qui le sous-tend. Publié dans une collection qui “traite des problématiques religieuses et philosophiques majeures du monde arabe contemporain” l’étude aurait certainement gagné à mieux comprendre “la complexité de ces questions” ainsi que l’affirme la petite note insérée dans les pages de garde. Ces faiblesses cependant pourraient s’expliquer [End Page 173] par la hâte et l’urgence de réagir à la montée et au succès militaire de ce qui est désormais connu sous la désignation d’État islamique. Face aux images, véhiculées par les médias, de la barbarie inconcevable qui s’exerce dans certains pays arabomusulmans, face aux récits de l’horreur indicible qui s’installe dans ces contrées mais aussi face à la réaction du monde industrialisé, on pourrait justement se demander si le basculement de notre monde n’est pas irréversible et si l’humanisme dont parle Maalouf n’est pas un idéal depuis longtemps révolu.

Carla Calargé
Florida Atlantic University

Footnotes

1. L’auteur de l’ouvrage ici considéré porte le même patronyme qu’Amin Maalouf du fait qu’ils sont issus de deux branches cousines de la même famille.

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