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  • Garder la langue
  • Michèle Gendreau-Massaloux (bio)

La vertu des écrans me permet de me projeter en pensée vers tous les amis et collègues qui m’ont si bien accueillie à Johns Hopkins1, et vers les étudiants, qui ne sont sans doute pas les mêmes que ceux auxquels, il y a quelques années, je me suis adressée et qui m’ont laissé un souvenir très gratifiant: j’ai trouvé ces «anciens» accueillants, curieux d’esprit – un véritable rêve d’étudiant idéal qui entretient, avec ses professeurs, ce que j’appellerai l’esprit de Johns Hopkins.

Vous me proposez de vous parler de langues, et même de «malangue», la langue française, car, Jacques Derrida l’a écrit, quand bien même on en connaît plusieurs, on en n’a jamais qu’une – et encore, c’est une façon de dire, car on ne l’a pas: on n’en est pas propriétaire.

Mais si je parle de garder la langue, le français, qui n’est pas que la mienne, c’est parce que le sujet de cette conférence est collectif, non individuel: chaque État développe, parfois sans le dire ni même le savoir, un ensemble de politiques linguistiques, liées à l’apprentissage, à l’usage, au rayonnement, à la diffusion de la langue nationale et des autres langues. Rares sont les pays dans lesquels n’est parlée qu’une seule langue: la réalité du monde, la constitution des nations à partir d’ensembles linguistiques le plus souvent hétérogènes, les migrations, [End Page 697] les échanges, tout cela fait que le cas général est la coexistence de plusieurs langues, au sein d’une même zone géographique, même si la langue nationale est unique.

Quand on cherche à définir les éléments constitutifs d’une politique de la langue, lorsqu’on veut savoir ce qu’il faut mettre en œuvre pour la garder, pour mieux la connaître, pour la sauvegarder, l’illustrer et la développer, à quoi faut-il s’attacher? D’abord, à ne pas méconnaître qu’elle en côtoie d’autres et que sur une même terre il y en a donc presque toujours plusieurs. La multiplicité des langues dessine une géographie culturelle du monde, dont on parle peu, qui s’avère pourtant être un facteur de guerre et de paix: on ne peut, par exemple, analyser les événements qui ensanglantent l’Ukraine et mettent en cause la Russie, sans en même temps poser la question des droits, y compris linguistiques, de la minorité russophone d’Ukraine et de son histoire subie.

1. Une politique de la langue

Partout, une langue tire sa force non seulement de son nombre de locuteurs, mais aussi de son histoire et de son développement ou son amoindrissement dans le temps. Même lorsque n’existe aucun texte, aucune loi ni décret pour en régir l’usage, elle est liée à l’attitude, parfois non dite – ni même pensée–, des gouvernants à son égard. Chacun de ces traits est lié à des comportements humains dont j’aimerais, pour vous parler du français, donner une image plus générale.

Une langue s’exporte avec les guerres, hier surtout religieuses et coloniales, aujourd’hui surtout économiques. Elle accroit sa puissance lorsqu’un État en fait une langue officielle et hiérarchise les autres langues parlées dans le pays en les enseignant moins ou pas du tout, en les bannissant des administrations et des entreprises. La France a ainsi, pendant longtemps, volontairement tenu à l’écart les langues de ses régions pour mieux créer son unité en tant que nation. Elle a aussi imposé le français à ses colonies d’Afrique, alors que chez eux les petits Africains parlaient des langues très diverses. Aujourd’hui, ce que j’appellerai la pression des grandes langues mondiales vient plutôt de la réussite économique des États qui les pratiquent. Les États-Unis d’Amérique, réputés créer plus d’emplois que l’Europe, attirent nombre...

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